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Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Janvier

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 247-256).
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Janvier 1771

1771.

4 Janvier. — Les promoteurs du projet de dresser une statue à M. de Voltaire sont fort embarrassés sur le lieu où elle sera érigée. La nouvelle flétrissure que vient d’essuyer ce demi-dieu littéraire par l’arrêt du Parlement qui brûle plusieurs de ses ouvrages[1], les fait renoncer absolument à la prétention de la placer en lieu public. Le clergé avait déjà fait ses plaintes sur un pareil scandale, et est trop favorablement accueilli en cour aujourd’hui pour se flatter de l’emporter sur lui. On croit qu’on achètera quelque terrain ou jardin, qu’on décorera, dont grand on fera une espèce de Muséum, où l’on mettra ce grand homme ; peut-être érigera-t-on successivement d’autres statues qui orneront ce sanctuaire des Muses.


5. — Le sieur Turpin, continuateur des Vies des Hommes illustres[2], vient d’être nommé, par le roi, historiographe de la marine. C’est M. le duc de Praslin qui, convaincu du mérite de cet auteur, a fait créer en sa faveur une pareille place. Il ne lui manque plus que la matière. Depuis long-temps nos héros en cette partie sont extrêmement rares, et la dernière guerre[3] surtout n’offre que beaucoup de désastres, et plus encore de fautes énormes à décrire. Il est à souhaiter que cette nouvelle fasse fermenter l’amour et la gloire dans les ports, et donne le désir aux officiers de la marine de fournir matière à l’historien. On peut juger des talens de celui-ci par sa sublime épître dédicatoire au prince de Condé, en tête de la Vie de Louis II de Bourbon, dit le grand Condé.

7. — Dans la querelle qui s’est élevée, il y a plus d’un an, sur les avantages ou les désavantages de la Compagnie des Indes, on a déjà cité[4] l’auteur du Siècle de Louis XIV comme un écrivain politique dont le suffrage devait être de quelque poids dans la balance. Voici comme il s’est exprimé plus positivement sur cet objet dans une lettre à M. Dupont, auteur des Éphémérides du Citoyen, datée de Ferney le 16 juillet 1770 :

« À l’égard de la Compagnie des Indes, je doute fort que ce commerce puisse jamais être florissant entre les mains des particuliers ; j’ai bien peur qu’il n’essuie autant d’avanies que de pertes, et que la Compagnie Anglaise ne regarde nos négocians comme de petits interlopes qui viennent se glisser entre ses jambes. »

Il finit par prier M. l’abbé Roubaud de faire ses tendres complimens à M. l’abbé Morellet.

9. — Ne pouvant se venger autrement de M. le chancelier, on assure qu’un membre du Parlement a fait contre le chef de la magistrature l’épigramme suivante, qui fait allusion à ce qui vient de se passer et à l’honneur du cordon bleu qu’a obtenu depuis peu le chef de la magistrature :


Ce noir visir, despote en France,
Qui pour régner met tout en feu,
Méritait un cordon, je pense,
Mais ce n’est pas le cordon bleu.

10. — On a publié ce matin un Arrêt du Conseil, daté du 2 de ce mois, qui supprime la Réponse des États de Bretagne au Mémoire du duc d’Aiguillon, comme contenant des principes attentatoires à l’autorité du roi, et répétant des faits calomnieux et injurieux pour une personne honorée de la confiance de Sa Majesté, et dont elle a dans tous les temps approuvé l’administration.

12. — Les Comédiens Français ont donné aujourd’hui, pour la première fois, et vraisemblablement pour la dernière, une pièce nouvelle en cinq actes et en prose, qui a pour titre : le Fabricant de Londres[5]. Ce drame ne pêche pas seulement par la trivialité du dialogue, mais encore par le tissu du roman, dont la contexture est aussi mal ourdie que platement imaginée. Le public lui a fait justice. L’auteur est celui de l’Honnête criminel Les Comédiens, pour cette fois, se disculpent de s’être prêtés à la jouer, par des considérations particulières pour des personnes auxquelles ils sont obligés de déférer.

13. — Quelques jours avant la disgrâce de M. le duc de Choiseul[6], on avait gravé son portrait, au bas duquel on lit :


Dans ses traités et dans sa vie,
Règnent la droiture et l’honneur.
L’Europe connut son génie,
Et les infortunés son cœur.

Depuis son exil on y a substitué ceux-ci, qui font pas moins d’honneur :


Comme tout autre, dans sa place,
Il dut avoir des ennemis :
Comme nul autre, en sa disgrâce,
Il s’acquit de nouveaux amis.

17. — Un caustique a répandu le Pater suivant, dédié au roi :


« Notre père, qui êtes à Versailles, votre nom soit glorifié : votre règne est ébranlé : votre volonté n’est pas plus exécutée sur la terre que dans le ciel : rendez-nous notre pain quotidien, que vous nous avez ôté[7] : pardonnez à vos Parlemens, qui ont soutenu vos intérêts, comme vous pardonnez à vos ministres qui les ont vendus : ne succombez plus aux tentations de la Du Barry, mais délivrez-nous du diable de Chancelier. »

18. — Les écrivains qui, depuis plusieurs années, se sont proposé pour tâche d’ébranler et de détruire la religion par tous les moyens possibles, viennent de reproduire au jour : Israël vengé, ou Exposition naturelle des prophéties hébraïques que les chrétiens appliquent à Jésus, leur prétendu Messie. C’est l’ouvrage d’un certain Isaac Orobio, juif espagnol, qui avait écrit dans sa langue naturelle. Il a été traduit en français par un autre juif, appelé Henriquès.

20. — M. Séguier, premier avocat-général, en apportant au Parlement les dernières lettres de jussion[8], prononça le discours suivant :

« C’est à regret que nous nous trouvons dans l’obligation d’apporter de troisièmes lettres-patentes du roi, en forme de jussion. Si la rigueur de notre ministère impose, en ce moment, silence à notre sensibilité, nous n’en faisons pas moins les vœux les plus ardens pour que la cour puisse trouver, dans les ressources inépuisables de sa sagesse, les moyens les plus efficaces pour détourner l’orage dont nous sommes menacés. Nous osons espérer qu’elle nous rendra justice, et sera convaincue que c’est avec la plus grande douleur que nous avons pris par écrit les conclusions que nous laissons à la cour. »

On cite ce discours comme remarquable par les tours oratoires que prend le magistrat pour ne pas se compromettre dans la position critique où il se trouve, soit vis à-vis de la Cour, soit vis-à-vis de la Compagnie.

21. — On assure que M. le chancelier, sentant la nécessité d’avoir dans son parti des plumes éloquentes, s’en est attaché plusieurs, et qu’il fait même solliciter de loin M. de Voltaire[9], dont il flatte la vanité.

22. — Épigramme de M. Piron contre la traduction de Suétone, par M. de La Harpe.


Dans l’absence de mon valet
Un colporteur borgne et bancroche
Entra jusqu’en mon cabinet,
Avec force ennui dans sa poche :
« Les douze Césars pour six francs,
Me dit-il ; exquis, je vous jure.
L’auteur, qui connaît ses talens,
L’a dit lui-même en son Mercure.
C’est Suétone tout craché,
Et traduit… traduit ! Dieu sait comme !
Ce sont tous les monstres de Rome
Qu’on se procure à bon marché !
De ce recueil pesez chaque homme :
Des empereurs se vendent bien ;
Caligula seul vaut la somme,
Et vous aurez Néron pour rien.
— Que cent fois Belzébuth t’emporte,
Lui dis-je, bouillant de fureur !
Fuis, avec ton auguste escorte ! »
Et puis de mettre avec humeur,
Ainsi que leur introducteur,
Les douze Césars à la porte.

23. — Les ouvrages périodiques retentissent depuis long-temps de la querelle qu’un nommé Patte, architecte du duc des Deux-Ponts, a intentée au sieur Souflot ; il prétend prouver à ce dernier, par A et par B, que dôme de la nouvelle église de Sainte-Geneviève ne peut pas s’élever. En général, on a trouvé mauvais qu’un artiste sans mission, sans caractère, critiquât avec autant d’acharnement et de présomption le chef-d’œuvre d’un homme connu, et qui a déjà fait ses preuves dans le genre en question. Cependant les objections de l’adversaire ont paru assez fortes pour partager les architectes, et attirer l’attention des savans en cette matière. Les plus connaisseurs n’ayant rien décidé de positif sur la querelle, l’Académie d’Architecture a évoqué à elle la contestation.

L’espèce de guerre ainsi intentée par le sieur Patte au sieur Souflot a attiré beaucoup d’ennemis au premier. L’humeur et la mauvaise foi s’en sont mêlées ; enfin, la calomnie a été mise en œuvre, et l’on a fait courir depuis quelques jours le bruit que, dans le désespoir de se voir abandonné de tout le monde, il s’était donné plusieurs Coups de couteau, et jeté ensuite par la fenêtre. Cette atrocité a été tellement accréditée, qu’elle s’est répandue et soutenue depuis ce temps. Le sieur Patte est obligé de se montrer en public, et d’aller aux lieux les plus fréquentés pour démentir une si fausse nouvelle, et constater son existence aux yeux des gens trop crédules.


24. — On a admiré aujourd’hui, au Palais, le discours de M. le chancelier, à l’installation du Conseil, pour tenir lieu du Parlement[10]. Malgré la position critique où il se trouvait, il s’est remis de la frayeur qu’il avait d’abord ressentie en arrivant, et a parlé avec beaucoup de présence d’esprit, de fermeté et d’éloquence. C’est un nommé Le Brun, ci-devant Jésuite, son secrétaire intime auquel on attribue cette harangue.

25. — Il court un vaudeville en cinquante couplets contre cinquante demoiselles de l’Opéra : il en est peu qui n’y soient très-maltraitées ; aussi le théâtre lyrique est-il dans une grande fermentation pour découvrir l’auteur de ces calomnies et le faire punir sévèrement. Il a jugé à propos de distinguer mademoiselle Rosalie, et a fait en particulier pour elle un Cantique servant de suite au premier[11], qui ne chante rien moins que ses louanges, et qui part à coup sûr d’un ennemi très-ulcéré. Ces nouveautés intriguent beaucoup les amateurs, et font une grande sensation parmi eux.

27. — Malgré la réclamation presque universelle de la France mourant de faim, demandant du pain, et maudissant l’exportation, malgré l’examen de la question faite par plusieurs Compagnies souveraines dont quelques-unes même, après avoir adopté le nouveau système, s’en sont désistées ensuite en rendant des arrêts prohibitifs, les économistes persistent dans leur raisonnement, et répliquent à tout ce qu’on a dit et fait par une réponse spécieuse d’abord, mais qui peut se réduire à rien. Le sieur Dupont, le rédacteur des Éphémérides et le secretaire de la secte, prétend dans des Observations sur les effets de la liberté du commerce des grains et sur ceux des prohibitions, que les réglemens pareils à ceux qu’on sollicite aujourd’hui ont produit beaucoup de disettes, et en cent vingt-trois ans ont occasioné soixante-cinq années de cherté plus grande que celle dont on se plaint à présent. Mais ont-elles été longues ? N’avaient-elles pas été précédées de fléaux qui les avaient déterminées ? c’est qu’il faudrait éclaircir, et ce que l’auteur n’a eu garde de faire.

Le même auteur a discuté les Lettres sur la Théorie des lois civiles[12], livre qu’il affecte d’annoncer avoir été vendu publiquement pendant un mois chez Desaint, libraire au aux Palais-Royal, et en plusieurs autres endroits. Il déclare qu’il veut répondre aux raisonnemens, et non injures du sieur Linguet ; mais le lecteur trouve qu’il réplique fort mal aux raisonnemens et très-bien aux injures, si c’est bien y répondre que d’invectiver avec plus d’adresse et un sang-froid plus apparent. On voit avec peine l’homme sous le manteau philosophique, et le public juge le sieur Dupont très-quitte envers son adversaire sur cet objet.

28. — Le sieur Champfort, auteur de quelques ouvrages, et surtout d’une comédie intitulée la Jeune Indienne[13], joignait à ses talens littéraires une jolie figure et de la jeunesse ; il cheminait même vers la fortune, et devait passer avec le baron de Breteuil dans une cour étrangère. Tant de prospérités l’ont amolli : il s’est livré avec trop d’ardeur au plaisir, et il se trouve aujourd’hui atteint d’une maladie de peau effroyable, qui paraît tenir de la lèpre. Ce jeune homme, dont la philosophie n’a pas encore beaucoup corroboré le cœur, se désole de son état et tombe dans le désespoir. Il est entre les mains du sieur Bouvart.

29. — Épitaphe de Moncrif par le sieur de La Place.


Réalisant les mœurs de l’âge d’or,
Ami sûr, auteur agréable,
Ci-gît qui, vieux comme Nestor,
Fut moins bavard, et plus aimable.


31. — On a parlé[14] du spectacle donné par les officiers sur le théâtre d’Audinot. M. le duc de Choiseul encore ministre de la guerre, avait trouvé cette représentation fort indécente, et indigne de l’état de ces militaires ; en conséquence, il avait donné des ordres pour qu’ils fussent mis au Fort-l’Évêque ; mais cette punition n’a pas eu lieu, par égard, à ce qu’on dit, pour M. duc de Chartres, qui avait assisté à ce spectacle.

  1. V. 6 septembre 1770. — R.
  2. V. 9 avril 1767. — R.
  3. La guerre de Sept-Ans. — R.
  4. V. 9 janvier 1770. — R.
  5. Par Fenouillot de Falbaire. Elle a été traduite en allemand par Wieland, et en italien, par Elisabeth Caminer-Turra. Ces traductions furent représentées avec succès à Vienne et à Vicence. — R.
  6. Le 24 décembre 1770 il avait été exilé à sa terre de Chanteloup. — R.
  7. Les querelles entre les parlemens et la cour avaient pour origine la publication d’un Édit de 1764, permettant la libre exportation des blés. — R.
  8. Le Parlement de Paris ayant arrêté de suspendre son service ordinaire, le roi lui enjoignit, par lettres de jussion, de reprendre ses fonctions : elles restèrent sans effet. — R.
  9. V. 9 avril 1771. R.
  10. Tous les membres du Parlement ayant persisté dans leur refus de reprendre leurs fonctions ordinaires, furent exilés, et leurs offices déclarés vacans et confisqués. Un ordre du roi enjoignit aux membres de son Conseil d’État de se rendre au Palais pour remplacer, par interim, le Parlement. — R.
  11. V. 26 décembre 1770. — R.
  12. V. 10 août 1770. — R.
  13. V. 30 avril 1764. — R.
  14. V. 21 décembre 1770. — R.