Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 09

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Ernest Bourdin (Tome Ip. 518-598).


Chapitre 9.


Bataille de Rivoli. — Depuis l’offensive de Provera, le 1er janvier 1797, jusqu’à la reddition de Mantoue, le 1er février suivant, espace d’un mois.


Venise faisait de nouvelles levées d’Esclavons, il arrivait tous les jours de nouveaux bataillons dans les lagunes ; les partis étaient en présence dans toutes les villes du pays Vénitien. Les citadelles de Vérone et de Brescia étaient dans les mains des troupes françaises. Des troubles survenus à Bergame firent sentir la nécessité d’occuper la citadelle ; le général Baraguey-d’Hilliers en prit possession.

Les négociations avec Rome continuaient ; mais elles ne marchaient pas : l’expérience avait prouvé qu’on ne pouvait rien obtenir de cette cour que par les menaces et la présence de la force.

Le général en chef annonça à Milan son départ pour Rome ; il fit partir le général Lahosse avec quatre mille Italiens pour Bologne, y dirigea une colonne de trois mille Français, et fit prévenir le grand-duc de Toscane que ses troupes traverseraient ses États pour se rendre à Perrugia ; il partit effectivement lui-même, et se rendit à Bologne. Manfredini vint l’y trouver, pour ménager les intérêts de son maître, et s’en retourna convaincu que le général français marchait sur Rome. Pour cette fois, cette cour ne fut point dupe de toutes ces apparences ; elle resta immobile. Elle était au fait des plans adoptés à Vienne, et en espérait le succès. Cependant, lorsqu’elle apprit que le général français était à Bologne, le secrétaire d’État fut étonné ; mais le ministre d’Autriche soutint son courage, en lui faisant comprendre que rien n’était plus heureux pour leurs vues que d’attirer le général français dans le fond de l’Italie, et que, fallût-il quitter Rome, ce serait encore un bonheur, puisque la défaite des Français sur l’Adige en serait d’autant plus assurée.

II. Situation de l’armée autrichienne. — Alvinzi recevait tous les jours des renforts considérables. Le Padouan, le Trévisan et tout le Bassanais étaient couverts de troupes autrichiennes. Il s’était écoulé deux mois depuis la bataille d’Arcole ; l’Autriche les avait mis à profit pour faire arriver dans le Frioul les divisions tirées des rives du Rhin, où les armées françaises étaient inactives et en plein quartier d’hiver. Un mouvement avait été imprimé à toute la monarchie autrichienne. On leva dans le Tyrol plusieurs bataillons d’excellents tireurs : il fut aisé de leur persuader qu’il fallait défendre leur territoire et aider à reconquérir l’Italie, si essentielle à la prospérité du Tyrol. Les succès de l’Autriche, dans la campagne, dernière en Allemagne, et ses humiliations en Italie, avaient remué l’esprit public. Les grandes villes offraient des bataillons de volontaires : Vienne en fournit quatre : on leva ainsi un renfort de dix à douze mille volontaires. Les bataillons de Vienne reçurent de l’impératrice des drapeaux brodés de ses propres mains. Ils les perdirent, mais les défendirent avec honneur. L’armée d’Autriche se composait de huit divisions de forces inégales, de plusieurs brigades, de cavalerie incorporées avec ces divisions, et de deux divisions de cavalerie. On évaluait cette armée à plus de quatre-vingt mille combattants.

III. Situation de l’armée française. — L’armée française avait été renforcée, depuis Arcole, de deux régiments d’infanterie tirés des côtes de la Provence, la 57e en faisait partie, et d’un régiment de cavalerie. Cela faisait environ cinq à six mille hommes, et compensait les pertes d’Arcole et du blocus de Mantoue. Joubert, avec une forte division, occupait Montebaldo, Rivoli et Busselengo. Rey, avec une division moins forte, était en réserve à Dezenzano. Masséna était à Vérone, avec une avant-garde à Saint-Michel ; Augereau à Legnano, avec une avant-garde à Bevilaqua. Serrurier bloquait Mantoue. La Corona était couverte de retranchements. Les châteaux de Vérone et de Legnano étaient en bon état, ainsi que Peschiera et Pizzighitone. On occupait les citadelles de Brescia, Bergame, le fort de Fuente, la citadelle de Ferrare et le fort Urbin. Des forces navales sur le lac de Guarda nous assuraient la possession de ce lac. Des barques armées, placées sur le lac Majeur et le lac de Côme, y exerçaient une sévère police.

IV. Plan d’opération adopté par la cour de Vienne. — Wurmser avait débouché sur trois colonnes : sa droite par la chaussée de Chiusa, au-delà du lac de Guarda ; son centre par Montebaldo, entre le lac de Guarda et l’Adige ; sa gauche par la rive gauche de l’Adige. Quelques mois après, Alvinzi avait attaqué sur deux colonnes ; l’une opérant dans le Tyrol, l’autre sur la Piave, la Brenta et l’Adige. Mais la bataille de Lonato, celles de Castiglione, d’Arcole, avaient fait échouer ces deux plans de campagne. La cour de Vienne adopta cette fois un nouveau plan, qui se liait avec les opérations de Rome. Il fut arrêté que l’armée autrichienne ferait deux grandes attaques : la première par le Montebaldo, comme avait fait Wurmser ; la seconde sur l’Adige, par les plaines du Padouan ; que les deux corps qui exécuteraient ces deux attaques n’auraient rien de commun entre eux ; qu’ils marcheraient indépendamment l’un de l’autre ; de sorte que si l’un réussissait, le premier but serait rempli et Mantoue débloqué. Le corps principal devait déboucher par le Tyrol ; et, s’il battait l’armée française, il arriverait sous les murs de Mantoue, y ferait sa jonction avec le deuxième corps qui agissait sur l’Adige. Si au contraire la principale attaque échouait, et que le second corps réussît, le siège de Mantoue serait également levé, et la place réapprovisionnée. Alors ce corps d’armée se jetterait dans le Séraglio, et établirait ses communications avec Rome. Le maréchal Wurmser prendrait le commandement de l’armée qui était dans la Romagne. La grande quantité de généraux, d’officiers et de cavalerie démontée qui se trouvait dans Mantoue, servirait à discipliner l’armée du pape, et ferait une diversion qui obligerait le général français à avoir aussi deux corps d’armée, l’un sur la rive gauche, l’autre sur la rive droite du Pô.

Un agent secret envoyé de Vienne, fort intelligent, fut arrêté par une sentinelle, comme il franchissait le dernier poste de l’armée française devant Mantoue. On lui fit rendre sa dépêche qu’il avait avalée, renfermée dans une petite boule de cire à cacheter. Cette dépêche était une petite lettre écrite en caractères très fins, signée de l’empereur François. Il annonçait à Wurmser qu’il allait être incessamment dégagé. Dans tous les cas, il lui ordonnait de ne pas se rendre prisonnier, d’évacuer la place, de passer le Pô, ce qu’il pouvait faire puisqu’il était maître du Séraglio, de se rendre dans les États du pape, où il prendrait le commandement de son armée. L’Empereur d’Autriche supposait, comme on le voit, que Wurmser était maître du Séraglio ; il était mal informé.

V. Combat de Saint-Michel. — En exécution du plan adopté par la cour de Vienne, Provera eut le commandement du corps d’armée qui devait agir sur l’Adige pour passer cette rivière et se porter sur Mantoue. Les bataillons volontaires de Vienne faisaient partie du corps d’armée, qui était composé de trois divisions formant vingt-cinq mille hommes. Aux premiers jours de janvier, Provera porta son quartier-général à Padoue. Le 12, il se dirigea, avec deux divisions, sur Montagna, où était l’avant-garde d’Augereau, commandée par le brave général Duphot. Au même moment, la troisième division autrichienne, qui avait pris position sur les hauteurs de Caldiero, marcha sur Saint-Michel pour y attaquer l’avant-garde de Masséna, dont le quartier-général était à Vérone ; c’était une fausse attaque. Le général Duphot, attaqué à la pointe du jour par l’avant-garde de Provera, composée des volontaires de Vienne, la contint facilement et la repoussa. Mais vers midi, toute l’armée autrichienne s’étant déployée, Duphot fit retraite et repassa l’Adige à Legnano. La division qui forma la droite de Provera, et qui attaqua Saint-Michel, était la plus faible. Le général Masséna marcha de Vérone au secours de son avant-garde. La division autrichienne fut rompue, dispersée et poursuivie l’épée dans les reins jusqu’au-delà de l’Alpon.

Ce fut dans ce moment que le général français arriva en poste de Bologne. Il avait été instruit, par ses agents de Venise, du mouvement de l’armée autrichienne sur Padoue. Il avait fait camper les troupes italiennes sur la frontière de la Transpadane pour s’opposer au pape, dirigé les deux mille Français de Bologne sur Ferrare, où ils avaient passé le Pô à Ponte-di-Lagoscuro, et rejoint l’armée sur l’Adige. De sa personne, il passa le Pô à Borgoforte, se rendit au quartier-général de Roverbella, et arriva à Vérone au plus fort du feu du combat de Saint-Michel. Il ordonna sur-le-champ à Masséna de reployer dans la nuit toutes ses troupes sur Vérone.

L’ennemi paraissait être en opération, et il fallait tenir toutes les troupes disponibles pour pouvoir se porter où serait la véritable attaque. Dans la nuit, on reçut des nouvelles du quartier-général de Legnano, qui disaient que toute l’armée autrichienne était en mouvement sur le bas Adige ; que le grand état-major de l’ennemi y était, ainsi que deux équipages de pont. Le rapport du général Duphot, officier de confiance, ne laissait aucun doute sur les nombreuses forces déployées devant lui : il les portait à vingt mille hommes, et supposait que c’était la première ligne de l’ennemi. On fut confirmé dans l’opinion que l’ennemi opérait sur le bas Adige, par la nouvelle de ce qui s’était passé à la Corona. Joubert manda que, pendant toute la journée du 12, il avait été attaqué par l’ennemi, qu’il l’avait contenu, et que la division autrichienne avait été repoussée dans toutes ses tentatives.

VI. Le général Alvinzi occupe la Corona et jette un pont sur l’Adige. — Le général français ordonna à la division Masséna de repasser l’Adige et de se réunir sur la rive droite. Il attendit ainsi toute la journée du 13 ce qui se serait passé ce même jour à Legnano, sur l’Adige et la Corona. Les troupes furent prévenues d’être prêtes à faire une marche de nuit, et d’être sous les armes à dix heures du soir. La division qui était à Dezenzano se porta le 11 à Castel-Novo, et attendit là de nouveaux ordres.

Il pleuvait à grands flots. Les troupes étaient sous les armes ; mais le général en chef ignorait encore de quel côté il les dirigerait. À dix heures du soir, les rapports du Montebaldo et du bas Adige arrivèrent. Joubert mandait que le 13, à neuf heures du matin, l’ennemi avait déployé de grandes forces, qu’il s’était battu toute la journée ; que sa position étant très resserrée, il avait eu le bonheur de se maintenir ; mais qu’à deux heures après midi, s’étant aperçu qu’il était débordé par la gauche par la marche d’une division autrichienne qui longeait le lac de Guarda et menaçait de se placer entre Peschiera et lui, et par sa droite par une autre division ennemie qui avait longé la rive gauche de l’Adige, jeté un pont à une lieue au-dessus de Rivoli, passé ce fleuve, et filait par la rive droite, longeant le pied du Montemagone, pour enlever le plateau de Rivoli, il avait jugé indispensable d’envoyer une brigade pour s’assurer le plateau de Rivoli, la clef de toute la position, et que sur les quatre heures il avait jugé lui-même nécessaire d’abandonner la Corona, afin d’arriver de jour sur le plateau de Rivoli, qu’il serait obligé d’évacuer le lendemain avant neuf heures. Sur le bas Adige, l’ennemi avait bordé la rive gauche. Nous étions sur la rive droite. Le projet de l’ennemi se trouva dès lors démasqué. Il fut évident qu’il opérait avec deux grandes armées sur le Montebaldo et sur le bas Adige. La division Augereau parut suffisante pour disputer et défendre le passage de la rivière. Sur le Montebaldo, il n’y avait pas un moment à perdre, puisque l’ennemi allait faire sa jonction avec son artillerie et sa cavalerie, en s’emparant du plateau de Rivoli ; et que si on pouvait l’attaquer avant qu’il ne se fût emparé de ce point important, il serait obligé de combattre sans son artillerie et sans sa cavalerie. Il ne fut plus douteux que la principale attaque de l’ennemi ne fût par le Montebaldo. Toutes les troupes furent donc dirigées sur le plateau de Rivoli. Le général en chef s’y rendit lui-même à deux heures du matin.

VII. Bataille de Rivoli. — Le temps s’était éclairci, il faisait un clair de lune superbe. Napoléon monta sur différentes hauteurs et observa les diverses lignes des feux ennemis. Elles remplissaient le pays entre l’Adige et le lac de Guarda ; l’atmosphère en était embrasée. On distingua fort bien cinq corps qui paraissaient formés par cinq divisions qui avaient déjà commencé leur mouvement la veille. Les feux des bivouacs annonçaient quarante ou cinquante mille hommes. Les Français devaient être à six heures du matin à Rivoli, avec vingt-deux mille hommes : c’était encore une très grande disproportion ; mais nous avions sur l’ennemi l’avantage d’avoir soixante pièces de canon et plusieurs milliers de chevaux. Il fut évident, par la position des cinq bivouacs ennemis, qu’ils voulaient nous attaquer vers neuf ou dix heures du matin. La colonne de droite, qui était fort éloignée, avait pour but de venir cerner le plateau de Rivoli par derrière : elle ne pouvait être arrivée avant dix heures ; la première division du centre devait avoir la destination d’attaquer notre position de gauche. La seconde, qui était sur la crête supérieure de Montebaldo, près Saint-Marco, avait pour but de s’emparer de la chapelle de Saint-Marco, de descendre par le plateau de Rivoli, et d’ouvrir le chemin à la colonne de gauche, qui avait longé le pied du Montebaldo, et se trouvait bivouaquée au bord du plateau le long de l’Adige, au fond de la vallée. Le cinquième bivouac paraissait une division de réserve : il était en arrière.

Sur ces données, Napoléon établit son plan. Il ordonna à Joubert, qui avait évacué la chapelle Saint-Marco, et qui n’occupait plus le plateau de Rivoli que par une arrière-garde, de reprendre de suite l’offensive ; de se réemparer de la chapelle, et, à l’aube du jour, de pousser la deuxième division du centre de l’ennemi, qui était sur la crête supérieure, aussi loin que possible. Cent Croates, instruits par un prisonnier de l’évacuation de Saint-Marco, venaient d’en prendre possession, lorsque Joubert remonta sur cette chapelle à quatre heures du matin, et reprit sa position en avant.

La fusillade s’engagea avec un régiment de Croates. Au jour, Joubert attaqua la division qui était devant lui, et la poussa de hauteurs en hauteurs sur la crête supérieure de Montebaldo, qui domine la vallée de l’Adige. La première division autrichienne du centre pressa alors sa marche, et un peu avant neuf heures elle arriva sur les hauteurs de gauche du plateau de Rivoli. Elle n’avait point d’artillerie. La 14e et la 85e, qui garnissaient ce plateau, avaient chacune une batterie. La 14e, qui occupait la droite, repoussa les attaques de l’ennemi ; la 85e fut débordée et rompue. Mais le général français courut à la division Masséna, qui, ayant marché toute la nuit, prenait un peu de repos, la mena à l’ennemi ; et, en moins d’une demi-heure, la première division autrichienne du centre fut battue et mise en déroute ; il était dix heures et demi. La division autrichienne de la gauche, composée de trois mille hommes d’infanterie, de cinq à six mille hommes de cavalerie, de toute l’ambulance et le gros bagage de l’armée, qui était au fond de la vallée, entendant la fusillade près du plateau, et s’étant aperçue que Joubert, qui était à une lieue en avant, n’avait plus personne à la chapelle Saint-Marco, fit monter quelques bataillons de troupes légères pour l’occuper et prendre Joubert à dos. Lorsque ses bataillons furent à demi-hauteur, l’ennemi se hasarda à faire déboucher douze pièces de canon, deux à trois bataillons d’infanterie et mille chevaux. Cette opération était difficile ; c’était une véritable escalade. Joubert, s’en étant aperçu, envoya au pas de course trois bataillons qui arrivèrent à la chapelle avant l’ennemi, et le précipitèrent au fond de la vallée. Une batterie de quinze pièces, placée au plateau de Rivoli, mitrailla la partie de la colonne de gauche qui commençait à déboucher. Le colonel Leclerc chargea par peloton avec trois cents chevaux. Le chef d’escadron Lasalle était à la tête du premier peloton, et, par son intrépidité, décida du succès. L’ennemi fut culbuté dans le ravin ; on prit tout ce qui avait débouché, infanterie, cavalerie, artillerie.

À onze heures, la colonne de droite de l’armée autrichienne arriva à la position qui lui était indiquée. Elle y trouva notre division de réserve de Dezenzano. Elle plaça une brigade pour la tenir en échec. L’autre brigade, forte de quatre mille hommes, se plaça sur la hauteur, à cheval sur le chemin de Vérone au plateau de Rivoli. Elle n’avait point d’artillerie ; elle croyait avoir tourné l’armée française, mais il était trop tard. À peine arrivée sur la hauteur, elle put voir la déroute de trois divisions autrichiennes du centre et de la gauche. On dirigea contre elle douze à quinze pièces de la réserve. Après une vive canonnade, elle fut attaquée, cernée et entièrement prise. La deuxième brigade, qui était plus en arrière, en position contre la réserve de Dezenzano, se mit en retraite. Elle fut vivement poursuivie ; une grande partie fut tuée ou prise. Il était une heure après midi ; l’ennemi était partout en retraite et vivement poursuivi.

Joubert avança avec tant de rapidité qu’un moment nous crûmes toute l’armée d’Alvinzi prise. Joubert arrivait à l’escalier, seule retraite de l’ennemi ; mais Alvinzi, sentant le danger où il était, marcha avec ses troupes de réserve, contint Joubert, et même lui fit perdre un peu de terrain. La bataille était gagnée. Nous avions du canon, des drapeaux et un grand nombre de prisonniers. Deux de nos détachements qui venaient rejoindre l’armée donnèrent dans la division qui nous avait coupé le chemin de Vérone. Le bruit se répandit aussitôt sur les derrières que l’armée française était cernée et perdue.

Dans cette journée, le général en chef fut plusieurs fois entouré par l’ennemi. Il eut plusieurs chevaux tués ou blessés. Chabot occupait Vérone avec une poignée de monde ; mais la division de Caldiero avait été si bien battue le 12 à Saint-Michel, qu’elle n’avait pu rien entreprendre. Elle se contenta de garder sa position.

VIII. Passage de l’Adige par Provera. Il marche sur Mantoue. — Le 14, Provera jeta un pont à Aughiari ; et le 15, à la pointe du jour, il passa l’Adige et se mit en marche sur Mantoue. Augereau se porta sur le pont de l’ennemi, fit prisonniers quinze cents hommes que Provera avait laissés pour sa garde, et s’empara du pont pendant la journée du 15 ; mais Provera avait gagné une marche sur lui : Mantoue était compromise.

Il est difficile d’empêcher un ennemi qui a plusieurs équipages de pont de passer une rivière, lorsque l’armée qui défend le passage a pour but de couvrir un siège. Le général doit avoir pris ses mesures pour arriver à une position intermédiaire entre la rivière qu’il défend et la place qu’il couvre avant l’ennemi. Le général français avait donné des ordres en conséquence. Aussitôt que l’ennemi aurait passé, il fallait se diriger sur la Molinella, y arriver avant lui, et, après avoir couvert la place, marcher à sa rencontre. L’oubli de ce principe et de ces instructions compromit Mantoue.

Napoléon, ayant appris à trois heures après midi que Provera jetait un pont à Anghiari, prévit sur-le-champ ce qui allait arriver. Il laissa à Masséna, à Murat et à Joubert le soin de suivre le lendemain Alvinzi, et partit à l’heure même avec quatre régiments pour se rendre devant Mantoue. Il arriva à Roverbello comme Provera arrivait devant Saint-Georges. Hohenzollern, qui commandait l’avant-garde de Provera, parut le 16 à l’aube du jour. Il arrivait à la tête d’un régiment couvert de manteaux blancs à la porte de Saint-Georges. Il savait que ce faubourg n’était point fortifié, qu’il n’était couvert que par un simple retranchement de campagne ; il espérait le surprendre. Miolis, qui y commandait, ne se gardait que du côté de la ville. Il savait qu’il était couvert par une division qui était sur l’Adige, et que l’ennemi était très loin. Les hussards de Hohenzollern ressemblaient au premier de hussards français. Cependant un vieux sergent de la garnison de Saint-Georges, qui faisait du bois à deux cents pas de la place, fixa cette cavalerie arrivant sur la ville ; il conçut des doutes qu’il communiqua à un de ses camarades ; il leur parut que les manteaux blancs étaient bien neufs pour être Berchini. Ces braves gens, dans l’incertitude, se jettent dans Saint-Georges, crient aux armes et poussent la barrière. La cavalerie se mit au galop ; mais il n’était plus temps : elle fut reconnue et mitraillée. Toutes les troupes furent bientôt sur les remparts. À midi Provera cerna la place. Le brave Miolis, avec quinze cents hommes, se défendit toute la journée.

IX. Bataille de la Favorite. — Cependant Provera communiqua avec Wurmser par une barque au travers du lac. Le 17, à la pointe du jour, Wurmser sort avec la garnison et prend position à la Favorite. À une heure du matin, Napoléon plaça les quatre régiments entre la Favorite et Saint-Georges, et empêcha la garnison de Mantoue de se joindre à Provera. Serrurier attaqua à la pointe du jour la garnison de Mantoue avec les troupes du blocus. Le général en chef attaqua Provera. C’est à cette bataille que la 57e mérita le nom de terrible. Seule elle aborda la ligne autrichienne à la baïonnette et renversa tout ce qui voulut résister. À deux heures après midi, la garnison de Mantoue ayant été rejetée, Provera capitula et posa les armes, nous laissant beaucoup de drapeaux, de bagages, plusieurs équipages de pont. Six mille prisonniers et plusieurs généraux restèrent en notre pouvoir. Il ne s’échappa des vingt-deux mille hommes de Provera que ce qui était resté de la division qui le 12 avait attaqué Saint-Michel, et qui continua de rester dans sa position de Caldiero, et quinze cents hommes que Provera avait laissés sur la rive gauche de l’Adige à la garde de ses parcs et magasins ; tout le reste fut pris ou tué. Cette bataille fut appelée de la Favorite.

Le 15, Joubert poussa toute la journée Alvinzi devant lui, et arriva si rapidement sur l’escalier, que six à sept mille hommes furent coupés. Murat, avec une colonne, se porta sur la Corona et entra dans le Tyrol. La division Masséna se rendit à Bassano. Une division d’Alvinzi commençait à se rallier sur la Brenta ; on la défit, et on la jeta au-delà de la Piave. Le général Augereau marcha à Castel-Franco, et de là à Trévise. Il eut aussi à soutenir quelques légères affaires d’avant-garde. Toutes les troupes autrichiennes repassèrent la Piave. Les neiges remplissaient toutes les gorges du Tyrol ; ce fut le plus grand obstacle que Joubert eut à surmonter ; l’infanterie française triompha de tout. Joubert entra dans Trente. Le général Victor fut envoyé sur le Laviso, et par les gorges de la Brenta il se mit en communication avec Masséna, dont le quartier-général était à Bassano.

On ramassa beaucoup de prisonniers dans divers petits combats ; on trouva partout des malades autrichiens et beaucoup de magasins. L’armée se trouva dans la même position qu’après les batailles de Roveredo, de Bassano et avant celle d’Arcole, et Bessières fut envoyé porter de nouveaux trophées à Paris. Les combats de Saint-Michel, de Rivoli, d’Anghiari et de la Favorite firent perdre à Alvinzi plus des deux tiers de son armée. De ses quatre-vingt mille hommes il n’en ramena que vingt-cinq mille en Autriche.

X. Reddition de Mantoue. — Désormais nous n’avions plus d’inquiétude sur Mantoue. Depuis longtemps la garnison avait été mise à la demi-ration ; tous les chevaux étaient mangés. On fit connaître à Wurmser les résultats de la bataille de Rivoli ; il n’avait plus rien à espérer. On le somma de se rendre ; il répondit fièrement qu’il avait des vivres pour un an. Cependant, à quelques jours de là, Klenau, son premier aide de camp, se rendit au quartier-général de Serrurier : il protesta que la garnison avait encore pour trois mois de vivres ; mais que le maréchal, ne croyant pas que l’Autriche pût dégager la place à temps, sa conduite serait réglée par les conditions qu’on lui ferait. Serrurier répondit qu’il allait prendre les ordres du général en chef à ce sujet.

Napoléon se rendit à Roverbello ; Serrurier fit appeler Klenau. Le général français resta inconnu, enveloppé dans sa capote. La conversation s’engagea entre Serrurier et Klenau ; Klenau employait tous les moyens d’usage, et diversait longuement sur les grands moyens qui restaient à Wurmser, et la grande quantité de vivres qu’il avait dans ses magasins de réserve. Le général français s’approcha de la table et écrivit près d’une demi-heure ses décisions en marge des propositions de Wurmser pendant que la discussion durait toujours avec Serrurier. Quand il eut fini : « Si Wurmser, dit-il à Klenau, avait seulement pour dix-huit à vingt jours de vivres et qu’il parlât de se rendre, il ne mériterait aucune capitulation honorable. Voici les conditions que je lui accorde, ajouta-t-il en rendant le papier à Serrurier ; vous y lirez surtout qu’il sera libre de sa personne, parce que j’honore son grand âge et ses mérites, et que je ne veux pas qu’il devienne la victime des intrigants qui voudraient le perdre à Vienne. S’il ouvre ses portes demain, il aura les conditions que je viens d’écrire ; s’il tarde quinze jours, un mois, deux, il aura encore les mêmes conditions. Il peut donc désormais attendre jusqu’au dernier morceau de pain. Je pars à l’instant pour passer le Pô ; je marche sur Rome. Vous connaissez mes intentions ; allez les dire à votre général. »

Klenau, qui n’avait rien conçu aux premières paroles, ne tarda pas à juger à qui il avait affaire. Il prit connaissance des décisions, dont la nature le pénétra de reconnaissance et d’admiration pour un procédé aussi généreux et aussi peu attendu. Il ne fut plus question de dissimuler, et il convint qu’il n’avait plus de vivres que pour trois jours. Wurmser fit solliciter le général français, puisqu’il devait traverser le Pô, de venir le passer à Mantoue, ce qui lui éviterait beaucoup de détours et de difficultés. Mais déjà tous les arrangements de voyage étaient disposés. Wurmser lui écrivit pour lui exprimer toute sa reconnaissance. Peu de jours après, il lui expédia un aide de camp à Bologne pour l’instruire d’une trame d’empoisonnement qui devait avoir lieu dans la Romagne, et lui donna des renseignements nécessaires pour s’en garantir : cet avis fut utile. Le général Serrurier présida donc aux détails de la reddition de Mantoue, et vit défiler devant lui le vieux maréchal et tout l’état-major de son armée. Déjà Napoléon était dans la Romagne. L’indifférence avec laquelle il se dérobait au spectacle si flatteur d’un maréchal de grande réputation, généralissime des forces autrichiennes, à la tête de tout son état-major, lui remettant son épée, fut un sujet d’étonnement qui retentit dans toute l’Europe.

N. B. écrit sous dictée. – 1° Alvinzi, quoi qu’on trouve dans les divers rapports, avait quatre-vingt mille hommes, Provera compris. Les forces du Tyrol étaient de plus de cinquante mille hommes. Provera en avait vingt-cinq, dont cinq mille combattaient à Saint-Michel, et dix-huit mille, formant deux divisions, avaient marché sur Mantoue. De ces dix-huit mille hommes, trois mille restèrent sur ses derrières, dix mille arrivèrent à Saint-Georges, et cinq mille restèrent en arrière sur la Molinella pour parer le mouvement d’Augereau qui suivait : tout cela fut pris. S’il ne se trouva que sept mille prisonniers dans la colonne de Provera, c’est qu’il avait livré deux combats, l’un à Anghiari, un autre à Saint-Georges, et donné la bataille de la Favorite, qui lui avait coûté du monde, et que beaucoup de soldats autrichiens entrés dans les hôpitaux ne sont pas compris dans le nombre des prisonniers. Les rapports ne marquent que vingt-trois mille prisonniers : le vrai est que les Français en firent plus de trente mille ; c’est qu’en général l’armée gardait mal ses prisonniers ; elle en laissait échapper un grand nombre. Le cabinet de Vienne avait organisé des administrations en Suisse et sur les routes pour favoriser leur désertion. On peut calculer qu’un quart des prisonniers se sauvait avant d’être arrivé au quartier-général central ; un autre quart avant de parvenir en France, où il n’en arrivait guère qu’une moitié. Beaucoup aussi s’encombraient dans les hôpitaux.

2° Si, dans le rapport officiel, Bessières ne présenta au Directoire que soixante-et-onze drapeaux, c’est que les méprises communes dans les mouvements d’un grand état-major en retinrent treize en arrière. On les trouva dans le nombre de ceux que présenta Augereau après la prise de Mantoue.

3° Des soixante drapeaux qu’Augereau présenta au Directoire, treize étaient un reste des trophées de Rivoli et de la Favorite qu’aurait dû présenter Bessières. Les quarante-sept autres furent trouvés dans Mantoue, et font connaître les nombreux cadres de l’armée de Wurmser qui s’étaient renfermés dans cette place. Le choix d’Augereau pour porter ces drapeaux fut la récompense des services qu’il avait rendus à l’armée, surtout à la journée de Castiglione. Cependant il eût été plus naturel encore de les envoyer par Masséna, qui avait des titres bien supérieurs. Mais le général en chef comptait beaucoup plus sur celui-ci pour sa campagne d’Allemagne, et ne voulut point s’en séparer. Il en est qui ont cru que Napoléon s’apercevant qu’on affectait d’élever outre mesure le général Augereau, fut bien aise, en l’envoyant à Paris, de mettre chacun à même d’apprécier justement le caractère et les talents de cet officier, qui ne pouvait que perdre à l’épreuve. D’autres ont pensé, au contraire, que le général en chef avait eu pour but de fixer les regards de Paris sur un de ses lieutenants. Augereau était Parisien.


Troisième jour de réclusion – Beau résumé de l’histoire de l’Empereur par lui-même.


Mercredi 1er mai.

L’Empereur n’est pas plus sorti de sa chambre que la veille. Je me suis trouvé malade de la course de Briars ; j’ai eu un peu de fièvre et une forte courbature. Sur les sept heures du soir, l’Empereur m’a fait venir dans sa chambre. Il lisait Rollin, que, selon sa coutume, il disait beaucoup trop bonhomme. Il ne semblait pas avoir souffert, et me disait même qu’il était très bien ; mais je n’en étais que plus inquiet de sa réclusion et de son calme. Il a voulu dîner plus tard que de coutume, et m’a fait rester. Il a demandé un verre de vin de Constance quelque temps avant son dîner ; c’est ce qu’il fait d’ordinaire quand il se sent le besoin d’être réveille.

Après le dîner, il a parcouru quelques-unes des adresses, des proclamations ou actes du Recueil de Goldsmith, d’ailleurs si incomplet ; quelques-unes l’ont remué. Alors, posant le livre et se mettant à marcher, il a dit : « Après tout, ils auront beau retrancher, supprimer, mutiler, il leur sera bien difficile de me faire disparaître tout à fait. Un historien français sera pourtant bien obligé d’aborder l’empire ; et, s’il a du cœur, il faudra bien qu’il me restitue quelque chose, qu’il me fasse ma part, et sa tâche sera aisée, car les faits parlent, ils brillent comme le soleil.

J’ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. J’ai dessouillé la révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois. J’ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites, et reculé les limites de la gloire ! Tout cela est bien quelque chose ! Et puis sur quoi pourrait-on m’attaquer, qu’un historien ne puisse me défendre ? Serait-ce mes intentions ? mais il est en fonds pour m’absoudre. Mon despotisme ? mais il démontrera que la dictature était de toute nécessité. Dira-t-on que j’ai gêné la liberté ? mais il prouvera que la licence, l’anarchie, les grands désordres, étaient encore au seuil de la porte. M’accusera-t-on d’avoir trop aimé la guerre ? mais il montrera que j’ai toujours été attaqué ; d’avoir voulu la monarchie universelle ? mais il fera voir qu’elle ne fut que l’œuvre fortuite des circonstances, que ce furent nos ennemis eux-mêmes qui m’y conduisirent pas à pas. Enfin sera-ce mon ambition ! ah ! sans doute, il m’en trouvera, et beaucoup, mais de la plus grande et de la plus haute qui fût peut-être jamais ! celle d’établir, de consacrer enfin l’empire de la raison et le plein exercice, l’entière jouissance de toutes les facultés humaines ! Et ici l’historien peut-être se trouvera réduit à devoir regretter qu’une telle ambition n’ait pas été accomplie, satisfaite ! » Et après quelques secondes de silence et de réflexion : « Mon cher, a dit l’Empereur, en bien peu de mots, voilà pourtant toute mon histoire. »


Quatrième jour de réclusion absolue – Le Moniteur favorable à l’Empereur.


Jeudi 2.

L’Empereur a encore gardé la chambre comme les jours précédents. Il m’a fait appeler le soir après notre dîner, sur les neuf heures. Il avait passé la journée sans voir personne. Je suis demeuré avec lui jusqu’à onze heures ; il était gai et bien portant. Je l’assurai que les journées nous étaient bien longues quand on ne le voyait pas ; qu’il était difficile qu’il ne sentît pas bientôt les effets funestes de sa stricte réclusion et du manque de respirer l’air du dehors. Pour moi, j’en étais fort inquiet et très affligé. En effet, une demi-heure au moins avant que de me renvoyer, il s’est mis dans son lit. Les jambes lui refusaient, disait-il, le service ; il se sentait fatigué d’avoir tant marché avec moi, bien qu’il n’eût fait que quelques tours dans sa chambre.

Il avait beaucoup parlé de la Légion-d’Honneur, du Recueil de Goldsmith et du Moniteur. Il disait, à l’occasion de celui-ci, qu’assurément c’était une chose bien remarquable et dont bien peu d’autres pourraient se vanter, que d’avoir traversé la révolution, si jeune et avec tant de fracas, sans avoir à redouter le Moniteur. « Il n’est pas une phrase, disait-il, que j’aie à en faire effacer. Au contraire, il demeurera infailliblement ma justification toutes les fois que je pourrai en avoir besoin. »

Sur la Légion-d’Honneur, il a dit, entre autres choses, que la diversité des ordres de chevalerie et leur spécialité de récompense consacraient les castes, tandis que l’unique décoration de la Légion-d’Honneur, avec l’universalité de son application, était au contraire le type de l’égalité. L’une entretenait l’éloignement parmi les classes, tandis que l’autre devait amener la cohésion des citoyens ; et son influence, ses résultats dans la grande famille pouvaient devenir incalculables : c’était le centre commun, le moteur universel de toutes les ambitions diverses, le véhicule de tous les lustres ; la récompense et l’aiguillon de tous les efforts généreux, etc., etc.

Notre éducation et nos mœurs passées nous faisaient bien plus vaniteux que forts penseurs. Aussi bien des officiers se trouvaient-ils choqués de voir leur même décoration descendre jusqu’au tambour, et embrasser également le prêtre, le juge, l’écrivain et l’artiste. Mais ce travers se fût passé ; nous marchions vite, et bientôt les militaires se seraient trouvés honorés de se voir en confraternité avec les premiers savants et les plus distingués de toutes les professions, tandis que ceux-ci se seraient sentis ennoblis de se trouver en ligne avec ce qu’il y avait de plus vaillant, et l’ensemble eût composé vraiment la réunion de tout ce qu’il y avait de plus honorable dans l’État.

Et il termina par ces paroles remarquables : « Le jour où l’on s’éloignera de l’organisation première, on aura détruit une grande pensée, et ma Légion-d’Honneur cessera d’exister. ».


Cinquième jour de la réclusion.


Vendredi 3.

L’Empereur n’est pas sorti davantage ; c’était son cinquième jour de réclusion, il continuait à ne voir personne. Nous ignorions au-dehors ce qui se passait dans son intérieur. Il me faisait appeler, pour ainsi dire, à la dérobée. J’y suis entré sur les six heures du soir.

Je lui ai renouvelé notre inquiétude et notre peine de le voir ainsi renfermé. Il m’a dit qu’il supportait fort bien la chose. Mais les journées étaient longues, les nuits encore davantage. Il n’avait rien fait de tout le jour ; il s’était trouvé de mauvaise humeur, disait-il : encore en ce moment il était silencieux, sombre, appesanti. Il s’est mis au bain ; je l’ai suivi, et ne l’ai quitté que pour le laisser essuyer. Il a fini la soirée par des objets ou des récits bien importants… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Sixième jour de réclusion.


Samedi 4.

L’Empereur n’est pas sorti encore. Il avait dit pourtant qu’il monterait à cheval sur les quatre heures ; mais la pluie est venue déranger son intention. Il a reçu le grand maréchal.

Sur les huit heures, il m’a fait appeler pour dîner avec lui. Il a dit que le gouverneur était venu chez le grand maréchal, qu’il y était demeuré plus d’une heure. Il y avait tenu une conversation souvent pénible, même parfois offensante. Il avait parcouru divers objets avec beaucoup d’humeur et très peu d’égards, d’une manière très vague et sans résultats, nous reprochant surtout, à ce qu’il paraissait, de nous plaindre beaucoup et sans raison, disait-il. Il soutenait que nous étions très bien, et devrions être contents ; que nous semblions nous abuser étrangement sur nos personnes et nos situations, etc., etc. ; que, du reste (du moins cela a été compris ainsi), il voulait être assuré chaque jour, par témoignage évident, de l’existence et de la présence de l’Empereur.

Il est certain que ce point était la véritable cause de son humeur et de son agitation. Plusieurs jours venaient de s’écouler sans qu’il eût pu recevoir de rapport de son officier ou de ses espions, l’Empereur n’étant point sorti, et personne n’étant censé avoir été admis chez lui.

Mais comment s’y prendrait-il ? c’est ce qui nous a fort occupés à notre tour. L’Empereur ne se soumettrait jamais, fût-ce au péril de sa vie, à une visite régulière, qui pourrait, au fait, se renouveler capricieusement à toute heure du jour et de la nuit. Le gouverneur emploiera-t-il la force et la violence pour disputer à l’Empereur un dernier asile de quelques pieds en carré et quelques heures de repos ? Ses instructions doivent avoir prévu le cas ; aucun outrage, aucun manque d’égards, aucune barbarie ne me surprendraient dans les ordres donnés.

Quant aux expressions du gouverneur sur ce que nous nous abusions sur nos personnes et notre situation, nous savons fort bien qu’au lieu d’être aux Tuileries, nous sommes à Sainte-Hélène ; qu’au lieu d’être maîtres, nous sommes captifs. En quoi dès lors pourrions-nous donc nous abuser ?


Sur la Chine et la Russie – Rapprochements des deux grandes révolutions de France et d’Angleterre.


Dimanche 5.

Sur les dix heures du matin, l’Empereur allait monter à cheval : c’était sa première sortie. Le résident de la compagnie des Indes à la Chine se trouvait là, sollicitant depuis longtemps l’honneur de lui être présenté. Il l’a fait appeler, l’a questionné pendant quelques minutes avec beaucoup de bienveillance. Nous avons fait route ensuite pour aller voir madame Bertrand. L’Empereur y est resté plus d’une heure. Il est faible et changé, sa conversation traînante. Nous avons regagné Longwood. L’Empereur a voulu déjeuner à l’air.

Il a fait appeler notre hôte de Briars, le bon M. Balcombe, et le résident de la Chine qui se trouvait encore là. Tout le temps du déjeuner s’est passé en questions sur la Chine et sur sa population, ses lois, ses usages, son commerce, etc.

Le résident racontait qu’il y avait peu d’années il était arrivé un accident entre les Russes et les Chinois, qui eût pu avoir des suites, si les affaires d’Europe n’eussent entièrement absorbé la Russie.

Le voyageur russe Krusenstern, dans son voyage autour du monde, relâcha à Canton avec ses deux bâtiments. On le reçut provisoirement, et on lui permit, tout en attendant les ordres de la cour, de vendre des fourrures dont étaient chargés ses vaisseaux, et de les remplacer par du thé. Ces ordres se firent attendre plus d’un mois. M. de Krusenstern était déjà parti depuis deux jours quand ils arrivèrent. Ils portaient que les deux vaisseaux eussent à sortir à l’instant ; que tout commerce avec les Russes, dans cette partie, demeurait interdit ; qu’on avait assez accordé à leur empereur, par terre, dans le nord de l’empire ; qu’il était inouï qu’il eût tenté de l’accroître encore, dans le midi, par mer ; qu’on montrerait un vif mécontentement à ceux qui leur auraient appris cette route. L’ordre portait encore que, si les bâtiments étaient partis avant l’arrivée du rescrit de Pékin, la factorerie anglaise serait chargée de le faire parvenir, par la voie de l’Europe, à l’Empereur des Russes.

Napoléon s’était trouvé très fatigué de sa courte sortie ; il y avait sept jours qu’il n’avait pas quitté la chambre : c’était la première fois qu’il reparaissait au milieu de nous. Nous avons trouvé ses traits visiblement altérés.

Sur les cinq heures, il m’a fait appeler ; le grand maréchal était auprès de lui. J’ai trouvé l’Empereur déshabillé. Il avait essayé vainement de reposer ; il se croyait un peu de fièvre, c’était de la courbature. Il avait fait allumer du feu, et n’avait pas voulu de lumière dans sa chambre. Nous avons causé ainsi dans l’obscurité, à conversation perdue, jusqu’à huit heures.

Il avait été question, dans le jour, du rapprochement des deux grandes révolutions d’Angleterre et de France. « Elles ont beaucoup de similitude et de différence, faisait observer l’Empereur ; elles sont inépuisables pour la méditation. » Et il a dit des choses fort remarquables et fort curieuses. Je vais réunir ici ce qui a été dit en cet instant, ou bien encore dans d’autres moments.

« Dans les deux pays, la tempête se forme sous les deux règnes indolents et faibles de Jacques Ier et de Louis XV ; elle éclate sous les deux infortunés Charles Ier et Louis XVI.

« Tous deux tombent victimes ; tous deux périssent sur l’échafaud, et leurs deux familles sont proscrites et bannies.

« Les deux monarchies deviennent deux républiques, et, durant cette période, les deux nations se plongent dans tous les excès qui peuvent dégrader l’esprit et le cœur. Elles se déshonorent par des scènes de fureur, de sang et de folie ; elles brisent tous les liens et renversent tous les principes.

« Alors dans les deux pays, deux hommes, d’une main vigoureuse, arrêtent le torrent et règnent avec lustre. Après eux les deux familles héréditaires sont rappelées ; mais toutes deux prennent une mauvaise direction. Elles font des fautes ; une nouvelle tempête éclate inopinément dans les deux endroits, et rejette en dehors du territoire les deux dynasties rétablies, sans qu’elles aient pu venir à bout de faire opposer la moindre résistance aux deux adversaires qui les renversent.

« Dans ce parallèle singulier, Napoléon se trouve avoir été en France tout à la fois le Cromwell et le Guillaume III de l’Angleterre. Mais comme tout rapprochement avec Cromwell a quelque chose d’odieux, je me hâte d’ajouter que si ces deux hommes célèbres coïncident dans une seule circonstance, il est difficile de différer davantage sur toutes les autres.

« Cromwell paraît sur la scène dans un âge mûr. Il n’arrive au premier rang qu’à force de duplicité, d’adresse et d’hypocrisie.

« Napoléon s’élance à peine au sortir de l’enfance, et ses premiers pas brillent d’une gloire pure.

« C’est en opposition et en haine de tous les partis, en imprimant une souillure éternelle à la révolution anglaise, que Cromwell arrive au pouvoir suprême.

« C’est au contraire en effaçant les taches de la Révolution française, et par le concours de tous les partis qui s’efforcent tour à tour de l’avoir pour chef, que Napoléon monte sur le trône.

« Toute la gloire militaire de Cromwell fut acquise sur le sang anglais ; tous ses triomphes durent être autant de deuils nationaux. Ceux de Napoléon ne frappèrent jamais que l’étranger, et remplirent d’ivresse la nation française.

« Enfin la mort de Cromwell fut la joie de toute l’Angleterre ; elle devint une délivrance publique. On ne saurait en dire précisément autant de Napoléon.

« En Angleterre, la révolution fut le soulèvement de toute la nation contre le roi. Il avait violé les lois, usurpé le pouvoir absolu : elle voulut rentrer dans ses droits.

« En France, la révolution fut le soulèvement d’une partie de la nation contre une autre partie ; celui du tiers-état contre la noblesse ; la réaction des Gaulois contre les Francs. Le roi fut moins attaqué comme souverain que comme chef de la féodalité : on ne lui reprocha point d’avoir violé les lois, mais on prétendit s’affranchir et se reconstituer à neuf.

« En Angleterre, si Charles Ier avait cédé de bonne foi, s’il avait eu le caractère modéré, incertain de Louis XVI, il eût survécu.

« En France au contraire, si Louis XVI avait résisté franchement, s’il avait eu le courage, l’activité, l’ardeur de Charles Ier, il eût triomphé.

« Durant tout le conflit, Charles Ier, isolé dans son île, n’eut autour de lui que des partisans, des amis ; jamais aucune branche constitutionnelle.

« Louis XVI avait une armée régulière ; les secours de l’étranger, deux portions constitutionnelles de la nation, la noblesse et le clergé. Il se présentait en outre à Louis XVI un second parti décisif que n’eut pas Charles Ier, celui de renoncer à être le chef de la féodalité, pour le devenir de la nation : malheureusement il ne sut prendre ni l’un ni l’autre.

Charles Ier périt donc pour avoir résisté, et Louis XVI pour n’avoir pas résisté. L’un était intimement convaincu des droits de sa prérogative : il est douteux, assure-t-on, que l’autre en fut bien persuadé, non plus que de sa nécessité.

« En Angleterre, la mort de Charles Ier fut l’ouvrage de l’ambition astucieuse, atroce, d’un seul homme.

« En France, ce fut l’ouvrage de la multitude aveuglée, celui d’une assemblée populaire et désordonnée.

« En Angleterre, les représentants du peuple, par une teinte de pudeur, s’abstinrent d’être juges et parties dans le meurtre qu’ils commandaient ; ils nommèrent un tribunal pour juger le roi.

« En France, ils ont osé être tout à la fois accusateurs et juges.

« C’est qu’en Angleterre l’affaire était conduite par une main invisible ; elle avait plus de réflexion et de calme. En France, ils ont osé être tout à la fois accusateurs et juges.

« En Angleterre, la mort du roi donna naissance à la république. En France, au contraire, ce fut la naissance de la république qui causa la mort du roi.

« En Angleterre, l’explosion politique s’opéra par les efforts du fanatisme religieux le plus ardent. En France, elle se fit aux acclamations d’une cynique impiété : chacun selon son siècle et ses mœurs.

« En Angleterre, c’étaient les excès de la sombre école de Calvin. En France, c’étaient ceux des doctrines trop relâchées de l’école moderne.

« En Angleterre, la révolution se trouva mêlée avec une guerre civile. En France, elle le fut avec des guerres étrangères ; et c’est à ces efforts, à cette contradiction des étrangers, que les Français attribuent avec raison la faute de leurs excès. Les Anglais n’ont aucune excuse de ce genre.

« C’est l’armée, en Angleterre, qui fut coupable de toutes les fureurs, de toutes les extravagances ; elle fut le fléau des citoyens.

« En France, au contraire, c’est à l’armée qu’on dut tout. Ce furent ses triomphes au-dehors qui affaiblirent ou firent oublier les horreurs du dedans ; c’est elle qui donna à la patrie l’indépendance, la gloire, les trophées.

« En Angleterre, la restauration fut l’ouvrage des Anglais mêmes ; elle fut reçue avec la plus vive exaltation : la nation échappait à l’esclavage, et crut retrouver la liberté.

« En France, au contraire, la restauration fut l’ouvrage des puissances étrangères ; elle porta l’humiliation, le deuil dans les âmes françaises, la nation vit ternir sa gloire et tout rentrer dans l’esclavage.

« En Angleterre, l’expulsion de Jacques II fut l’ouvrage d’un prince et de soldats étrangers ; il y eut hésitation ; et après son succès, le nouveau souverain ne se trouva guère qu’à la tête d’une faction.

« En France, l’expulsion identique fut l’ouvrage d’un seul homme ; il suffit de sa seule présence, parce qu’il ramenait l’indépendance, la gloire, les espérances nationales ; c’était l’homme de la patrie ; il réunissait tous les cœurs, tous les vœux ; sa marche fut un triomphe, son retour un délire.

« Enfin, en Angleterre un gendre renverse son beau-père du trône : il est appuyé de toute l’Europe, et l’ouvrage demeure impérissable et révéré.

« En France, au contraire, l’élu d’un peuple qu’il a déjà gouverné quinze ans avec l’assentiment du dedans et du dehors, ressaisit une couronne qu’il prétend lui appartenir. L’Europe entière se lève en masse ; elle le met hors la loi. Onze cent mille hommes marchent, contre sa seule personne ; il succombe ; on le jette dans les fers, et l’on prétend flétrir sa mémoire !!! »


Docteur O’Méara ; explication – Consulat – Opinion de l’émigration sur le consul – Idée de l’Empereur sur le bien des émigrés – Syndicat projeté – Circonstances heureuses qui concoururent à la carrière de l’Empereur – Opinion des Italiens – Couronnement par le pape – Les mécontents séduits lors de Tilsit – Bourbons d’Espagne – Arrivée du fameux palais de bois.


Lundi 6 mai.

L’Empereur m’a fait appeler sur les neuf heures. Il était tracassé des dispositions du nouveau gouverneur, surtout de l’idée qu’on osât violer le dernier sanctuaire de son intérieur ; il préférait la mort à ce dernier outrage, et était résolu à en courir les risques. Une catastrophe lui semblait inévitable, il supposait qu’elle était ordonnée, que l’on ne cherchait que les prétextes ; il était décidé à ne pas les éviter.

« Je m’attends à tout, me disait-il dans un certain moment d’abandon ; ils me tueront ici, c’est certain… »

Il a fait venir le docteur O’Méara pour connaître son opinion personnelle, et m’a chargé de lui traduire qu’il ne se plaignait nullement de lui jusqu’à présent, bien au contraire, qu’il le regardait comme un honnête homme, et la preuve en était qu’il allait s’en rapporter à ses réponses. Il s’agissait de s’entendre : se considérait-il comme son médecin, à lui personnellement, ou comme le médecin d’une prison, et imposé par son gouvernement ? était-il son confesseur ou son surveillant ; faisait-il des rapports sur lui, ou en ferait-il au besoin ? Dans l’un des deux cas, l’Empereur continuait de recevoir volontiers ses services, était reconnaissant de ceux qu’il avait déjà reçus ; dans l’autre, il le remerciait, et le priait de les discontinuer.

Le docteur a répondu bien positivement et avec affection. Il a dit que son ministère étant tout de profession, et entièrement étranger à la politique, il se considérait comme le médecin de sa personne, et demeurait étranger à toute autre considération ; qu’il ne faisait aucun rapport, qu’on ne lui en avait pas encore demandé ; qu’il n’imaginait pas de cas qui pût le porter à en faire, que celui de maladie grave où il aurait besoin d’appeler les secours d’autres gens de l’art, etc., etc.

Sur les trois heures, l’Empereur est sorti dans le jardin, se préparant à monter à cheval. Il venait de dicter longuement à Gourgaud, et avait à peu près complété son époque de 1815 ; il était content de son travail.

J’ai osé lui recommander ensuite celle du consulat, cette époque si brillante, où une nation en dissolution se trouva magiquement recomposée en peu d’instants dans ses lois, sa religion, sa morale, dans les vrais principes, les préjugés honnêtes et brillants ; le tout aux applaudissements et à l’admiration universelle de l’Europe étonnée.

J’étais en Angleterre à cette époque ; la masse de l’émigration, lui disais-je, avait été vivement frappée de tous ses actes : le rappel des prêtres, celui des émigrés, avaient été reçus comme un bienfait ; la grande foule s’était empressée d’en profiter.

L’Empereur me demandait alors si ce mot d’amnistie ne nous avait pas choqués, « Non, disais-je, nous savions toutes les difficultés que le Premier Consul avait éprouvées à notre égard ; nous savions que tout le bon de cette mesure n’était dû qu’à lui, que lui seul était pour nous, que tout ce qu’il y avait de mauvais venait de ceux qu’il avait été obligé de combattre en notre faveur. Plus tard, ajoutai-je, et rentrés en France, nous trouvions, il est vrai, que le Consul eût pu nous traiter mieux à l’égard de nos biens, et sans beaucoup de peine, par sa seule attitude silencieuse et passive ; c’en eût été assez pour amener partout des arrangements à l’amiable entre les dépouillés et les acheteurs.

« – Sans doute je l’eusse pu, disait l’Empereur ; mais pouvais-je me fier assez à vous autres pour cela ?… Répondez.

« – Sire, disais-je, à présent que je suis plus habitué aux affaires, que je vois plus en grand, je comprends facilement que la politique le voulait ainsi. Les dernières circonstances ont montré combien c’était sage ; il ne fallait point désintéresser ainsi la nation. L’affaire des biens nationaux est un des premiers arcs-boutants de l’esprit et du parti national.

« – Vous y êtes, répliquait l’Empereur : toutefois j’eusse pu accorder toutes choses ; j’en ai eu un moment la pensée, et j’ai fait une faute de ne pas l’accomplir. C’était de composer une masse, un syndicat de tous les biens restants des émigrés, et de le leur distribuer à leur retour, dans une échelle proportionnelle. Au lieu de cela, quand je me suis mis à rendre individuellement, je n’ai pas tardé à m’apercevoir que je les rendais trop riches et ne faisais que des insolents. Tel à qui, grâce à ses mille sollicitations et à ses mille courbettes, on rendait cinquante mille écus, cent mille écus de rente, ne nous tirait plus le chapeau le lendemain ; et loin d’avoir la moindre reconnaissance, ce n’était plus qu’un impertinent qui prétendait même avoir payé sous main la faveur qu’il avait obtenue. Tout le faubourg Saint-Germain allait prendre cette direction. Il se trouva que j’allais recréer sa fortune, et qu’il n’en fût pas moins demeuré ennemi et anti-national. Alors j’arrêtai, en opposition à l’acte d’amnistie, la restitution des bois non vendus, toutes les fois qu’ils dépasseraient une certaine valeur. C’était une injustice, d’après la lettre de la loi, sans doute ; mais la politique le voulait impérieusement : la faute en avait été à la rédaction et à l’imprévoyance. Cette réaction de ma part détruisit le bon effet du rappel des émigrés, et m’aliéna toutes les grandes familles. J’eusse pourvu à cet inconvénient, ou j’en eusse neutralisé les effets par mon syndicat. Pour une grande famille mécontente, j’eusse attaché cent nobles de la province, et satisfait au fond à la stricte justice, qui voulait que l’émigration entière, qui avait couru une même chance, embarqué sa fortune en commun sur le même vaisseau, éprouvé le même naufrage, encouru une même peine, obtînt un même résultat. C’est une faute de ma part, ajoutait l’Empereur, d’autant plus grande que j’en ai eu l’idée ; mais j’étais seul, entouré d’oppositions et d’épines ; tous étaient contre vous autres ; vous vous le peindriez difficilement ; et cependant les grandes affaires me talonnaient, le temps courait, j’étais obligé de voir ailleurs.

« Encore aussi tard que mon retour de l’île d’Elbe, a continué l’Empereur, j’ai été sur le point d’exécuter quelque chose de la sorte. Si l’on m’en eût donné le temps, j’allais m’occuper des pauvres émigrés de province que la cour avait délaissés. Et ce qu’il y a d’assez singulier, c’est que l’idée en avait été réveillée en moi précisément par un ancien ex-ministre de Louis XVI (Bertrand de Molleville), que les princes avaient laissé fort mal récompensé, et qui me présentait les moyens de réparer avec beaucoup d’avantages bien des choses de ce genre. »

Je répondais à l’Empereur : « Les gens raisonnables, parmi l’émigration, savaient bien que le peu d’idées généreuses et libérales à leur égard ne venaient que de vous ; ils ne se dissimulaient pas que tout votre entourage les eût détruits. Ils savaient que toute idée de la noblesse lui était odieuse ; ils vous tenaient grand compte de ne pas penser ainsi. Leur amour-propre, le croirez-vous ? trouvait même parfois quelques consolations à se dire que vous étiez de leur classe, etc. »

Alors l’Empereur m’a demandé ce que nous disions donc, dans l’émigration, de sa naissance et de sa personne, etc. Je répondais qu’il nous avait apparu pour la première fois à la tête de l’armée d’Italie : aucun de nous ne savait ce qui précédait ; il nous était tout à fait inconnu. Nous ne pouvions jamais prononcer son nom de Buonaparte. Cela l’a beaucoup fait rire, etc.

La conversation alors l’a conduit à dire qu’il s’était souvent arrêté et avait réfléchi maintes fois sur le concours singulier des circonstances secondaires qui avaient amené sa prodigieuse carrière.

« 1° Si mon père, disait-il, qui est mort avant quarante ans, eût vécu, il eût été nommé député de la noblesse de Corse à l’Assemblée constituante. Il tenait fort à la noblesse et à l’aristocratie ; d’un autre côté, il était très chaud dans les idées généreuses et libérales ; il eût donc été ou tout à fait du côté droit ; ou au moins dans la minorité de la noblesse. Dans tous les cas, quelles qu’eussent été mes opinions personnelles, j’aurais suivi sa trace, et voilà ma carrière entièrement dérangée et perdue.

« 2° Si je m’étais trouvé plus âgé au moment de la révolution, j’eusse été peut-être moi-même nommé député. Ardent et chaud, j’eusse marqué infailliblement quelque opinion que j’eusse suivie ; mais, dans tous les cas, je me serais fermé la route militaire, et alors encore voilà ma carrière perdue.

« 3° Si même ma famille eût été plus connue, si nous eussions été plus riches, plus en évidence, ma qualité de noble, même en suivant la route de la révolution, m’eût frappé de nullité ou de proscription. Jamais je n’eusse obtenu la confiance ; jamais je n’eusse commandé une armée ; ou si je l’eusse commandée, je n’eusse jamais osé tout ce que j’ai fait. Supposant même tous mes succès, je n’aurais pu suivre le penchant de mes idées libérales à l’égard des prêtres et des nobles, et je ne fusse jamais parvenu à la tête du gouvernement.

« 4° Il n’est pas jusqu’au grand nombre de mes frères et de mes sœurs qui ne m’ait été grandement utile, en multipliant mes rapports et mes moyens d’influence.

« 5° La circonstance de mon mariage avec madame de Beauharnais m’a mis en point de contact avec tout un parti qui m’était nécessaire pour concourir à mon système de fusion, un des principes les plus grands de mon administration, et qui la caractérisera spécialement. Sans ma femme, je n’aurais jamais pu avoir avec ce parti aucun rapport naturel.

« 6° Il n’y a pas jusqu’à mon origine étrangère, contre laquelle on a essayé de crier en France, qui ne m’ait été bien précieuse. Elle m’a fait regarder comme un compatriote par tous les Italiens ; elle a grandement facilité mes succès en Italie. Ces succès, une fois obtenus, ont fait rechercher partout les circonstances de notre famille, tombée depuis longtemps dans l’obscurité. Elle s’est trouvée, au su de tous les Italiens, avoir joué longtemps un grand rôle au milieu d’eux. Elle est devenue, à leurs yeux et à leurs sentiments, une famille italienne ; si bien que quand il a été question du mariage de ma sœur Pauline avec le prince Borghèse, il n’y a eu qu’une voix à Rome et en Toscane, dans cette famille et tous ses alliés : C’est bien, ont-ils tous dit, c’est entre nous, c’est une de nos familles. Plus tard, lorsqu’il a été question du couronnement par le pape à Paris, cet acte de la plus haute importance, ainsi que l’ont prouvé les évènements, essuya de grandes difficultés ; le parti autrichien, dans le conclave, y était violemment opposé ; le parti italien l’emporta, en ajoutant aux considérations politiques cette petite considération de l’amour-propre national : Après tout, c’est une famille italienne que nous imposons aux barbares pour les gouverner ; nous serons vengés des Gaulois. »

De là l’Empereur est passé naturellement au pape, qui n’était pas sans quelque penchant pour lui, disait-il. Le pape ne lui imputait pas d’avoir ordonné sa translation en France. Il s’était indigné de lire dans certains ouvrages que l’Empereur s’était porté à des excès sur sa personne. Il avait reçu à Fontainebleau tous les traitements qu’il avait désirés : aussi, revenu à Rome, il était bien loin de lui conserver du fiel. Quand il avait appris le retour de l’île d’Elbe en France, il avait dit à Lucien, d’un air qui marquait sa confiance et sa partialité, è sbarcato, è arrivato (il est débarqué, il est arrivé). Il lui avait ajouté plus tard : « Vous allez à Paris, c’est bien ; faites ma paix avec lui. Je suis à Rome : il n’aura jamais aucun désagrément de moi. »

« Aussi, disait l’Empereur, que Rome sera un asile naturel et très favorable pour ma famille : on y croira qu’elle est chez elle. Enfin, terminait-il en riant, il n’est pas même jusqu’au nom de Napoléon, peu connu, poétique, redondant, qui ne soit venu ajouter quelques petites choses à la grande circonstance. »

Je répétais alors à l’Empereur que la masse de l’émigration était loin d’être injuste à son égard. L’opposition sensée de la vieille aristocratie avait de la haine contre lui, il est vrai, mais uniquement parce qu’elle le rencontrait un obstacle. Elle était loin de ne pas apprécier justement ses actions et ses talents ; elle les admirait malgré elle. Les mystiques mêmes ne trouvaient en lui qu’un défaut : Ah ! que n’est-il légitime ! leur est-il arrivé de dire plus d’une fois. Austerlitz nous ébranla, mais ne nous vainquit pas ; Tilsit subjugua tout. « Votre Majesté, disais-je, a dû juger elle-même et jouir à son retour de l’universalité des hommages, des acclamations et des vœux.

« – C’est donc à dire, reprenait l’Empereur en riant, que si, à cette époque, j’eusse pu ou j’eusse voulu m’en tenir au repos et au plaisir, si j’eusse adopté le rôle des fainéants, si tout eût repris son ancien cours, vous m’eussiez adoré ? Mais, mon cher, si j’en eusse eu le goût et la volonté, ce qui n’était pas dans ma nature assurément, les circonstances mêmes encore ne m’en eussent pas laissé le maître. »

De là l’Empereur est passé aux difficultés sans nombre qui l’ont entouré et maîtrisé sans cesse ; et, arrivé à la guerre d’Espagne, il a dit : « Cette malheureuse guerre m’a perdu ; elle a divisé mes forces, multiplié mes efforts, attaqué ma moralité ; et pourtant on ne pouvait laisser la Péninsule aux machinations des Anglais, aux intrigues, à l’espoir, au prétexte des Bourbons. Du reste, ceux d’Espagne méritaient bien peu qu’on les craignît : nationalement, ils nous étaient et nous leur étions tout à fait étrangers : au château de Marrach, à Bayonne, j’ai vu Charles IV et la reine ne pas savoir la différence de madame de Montmorency aux dames nouvelles ; les derniers noms leur étaient même plus familiers, à cause des gazettes et des actes publics. L’impératrice Joséphine, qui avait le tact le plus exquis sur tout cela, n’en revenait point. Quoi qu’il en soit, cette famille était à mes pieds pour que j’adoptasse une fille quelconque et que j’en fisse une princesse des Asturies. Ils me demandèrent nommément mademoiselle de Tascher, depuis duchesse d’Aremberg ; des raisons personnelles à moi s’y opposèrent. Un instant je m’étais fixé sur mademoiselle de La Rochefoucauld, depuis princesse Aldobrandini ; mais il me fallait quelqu’un qui me fût vraiment attaché, une femme qui fût uniquement Française, qui eût la tête, les talents à la hauteur d’une telle destinée, et je craignais de ne pas trouver tout cela. »

Puis, revenant à la guerre d’Espagne, l’Empereur a repris : « Cette combinaison m’a perdu. Toutes les circonstances de mes désastres viennent se rattacher à ce nœud fatal ; elle a détruit ma moralité en Europe, compliqué mes embarras, ouvert une école aux soldats anglais. C’est moi qui ai formé l’armée anglaise dans la Péninsule.

Les évènements ont prouvé que j’avais fait une grande faute dans le choix de mes moyens ; car la faute est dans les moyens bien plus que dans les principes. Il est hors de doute que, dans la crise où se trouvait la France, dans la lutte des idées nouvelles, dans la grande cause du siècle contre le reste de l’Europe, nous ne pouvions laisser l’Espagne en arrière, à la disposition de nos ennemis : il fallait l’enchaîner, de gré ou de force, dans notre système. Le destin de la France le demandait ainsi, et le code du salut des nations n’est pas toujours celui des particuliers. D’ailleurs, à la nécessité de la politique se joignait ici, pour moi, la force du droit. L’Espagne, quand elle m’avait cru en péril, l’Espagne, quand elle me sut aux prises à Iéna, m’avait à peu près déclaré la guerre. L’injure ne devait pas passer impunie ; je pouvais la lui déclarer à mon tour ; et certes le succès ne pouvait point être douteux. C’est cette facilité même qui m’égara. La nation méprisait son gouvernement ; elle appelait à grands cris une régénération. De la hauteur à laquelle le sort m’avait élevé, je me crus appelé, je crus digne de moi d’accomplir en paix un si grand évènement. Je voulus épargner le sang, que pas une goutte ne souillât l’émancipation castillane. Je délivrai donc les Espagnols de leurs hideuses institutions ; je leur donnai une constitution libérale ; je crus nécessaire, trop légèrement peut-être, de changer leur dynastie. Je plaçai un de mes frères à leur tête ; mais il fut le seul étranger au milieu d’eux. Je respectai l’intégrité de leur territoire, leur indépendance, leurs mœurs, le reste de leurs lois. Le nouveau monarque gagna la capitale, n’ayant d’autres ministres, d’autres conseillers, d’autres courtisans que ceux de la dernière cour. Mes troupes allaient se retirer ; j’accomplissais le plus grand bienfait qui ait jamais été répandu sur un peuple, me disais-je, et je me le dis encore. Les Espagnols eux-mêmes, m’a-t-on assuré, le pensaient au fond, et ne se sont plaints que des formes. J’attendais leurs bénédictions ; il en fut autrement : ils dédaignèrent l’intérêt pour ne s’occuper que de l’injure ; ils s’indignèrent à l’idée de l’offense, se révoltèrent à la vue de la force, tous coururent aux armes. Les Espagnols en masse se conduisirent comme un homme d’honneur. Je n’ai rien à dire à cela, sinon qu’ils ont triomphé, qu’ils en ont été cruellement punis ! qu’ils en sont peut-être à regretter !… Ils méritaient mieux !… »

Aujourd’hui l’Empereur a dîné avec nous ; il y avait longtemps que nous en étions privés. Après le dîner, il nous a lu Claudine, nouvelle de Florian, et des morceaux de Paul et Virginie, qu’il aime beaucoup par des ressouvenirs de ses premiers ans, disait-il.

Le transport l’Adamante est arrivé : ce vaisseau avait manqué l’île ; il faisait partie d’un convoi dont les autres bâtiments étaient arrivés depuis près d’un mois. Sur ces bâtiments était le fameux palais de bois qui avait rempli toutes les gazettes d’Angleterre et probablement celles de toute l’Europe. Là étaient aussi les meubles magnifiques, les envois splendides que ces mêmes gazettes ont tant annoncés. Le palais de bois s’est trouvé n’être qu’un certain nombre de madriers bruts dont on ne sait que faire ici, et qui demanderaient plusieurs années pour être employés convenablement ; le reste s’est trouvé à l’avenant. L’ostentation, la pompe, le luxe, ont été pour l’Europe ; la vérité et les misères pour Sainte-Hélène.


Iliade, Homère.


Mardi 7.

Le gouverneur est venu vers les quatre heures, a fait le tour de l’établissement et n’a demandé aucun de nous. Sa mauvaise humeur s’accroît visiblement, ses manières deviennent farouches et brutales.

Sur les cinq heures, l’Empereur m’a fait demander ; le grand maréchal y était depuis longtemps. Après son départ, nous avons causé littérature ; nous avons passé en revue tous les poèmes épiques anciens et modernes. Il s’est arrêté sur l’Iliade, en a pris un volume, et en a lu tout haut plusieurs chants. Cet ouvrage lui plaisait infiniment. « Il était, disait-il, ainsi que la Genèse et la Bible, le signe et le gage du temps. Homère, dans sa production, était poète, orateur, historien, législateur, géographe, théologien : c’était l’encyclopédiste de son époque. »

L’Empereur estimait Homère inimitable. Le père Hardouin avait osé attaquer cette antiquité sacrée, et l’attribuer à un moine du Xe siècle. C’était une imbécillité, disait Napoléon. Du reste, ajoutait-il, jamais il n’avait été aussi frappé de ses beautés qu’en cet instant ; et les sensations qu’il lui faisait éprouver lui confirmaient tout à la fois la justesse de l’approbation universelle. Ce qui le frappait surtout, remarquait-il, c’était la grossièreté des manières avec la perfection des idées. On voyait les héros tuer leur viande, la préparer de leurs propres mains, et prononcer pourtant des discours d’une rare éloquence et d’une grande civilisation.

L’Empereur m’a retenu à dîner, « quoique, m’a-t-il dit, vous feriez peut-être mieux d’aller à la table de service ; vous mourrez de faim avec moi.

« – Sire, ai-je répondu, il est sûr que vous êtes bien mal ; mais j’aimerai toujours ce mal au-dessus de toutes choses. »

Il avait souffert de la tête dans la journée ; nous nous en plaignions tous aussi. Je regrettais fort qu’il ne fût pas sorti ; le temps avait été très-beau.

Après son dîner, il a fait entrer tout le monde dans sa chambre et nous a gardés jusqu’à dix heures.

Mercredi 8.

L’Empereur est sorti vers cinq heures et a fait un tour en calèche. Au retour, l’Empereur a reçu plusieurs Anglais ; il leur a fait une foule de questions suivant sa coutume. Leur vaisseau était le Cornwall, se rendant à la Chine et devant repasser au mois de janvier prochain, dans son retour pour l’Europe.

Le dîner fini, l’un de nous disait à l’Empereur qu’il avait souffert vivement dans la journée en mettant au net sa dictée sur la bataille de Waterloo, voyant que les résultats n’avaient tenu qu’à un cheveu. L’Empereur, pour toute réponse, avec un accent qui venait de loin, a dit à mon fils : « My son (mon fils), c’était son expression d’habitude, allez nous chercher Iphigénie en Aulide, cela nous fera plus de bien. » Et il nous a lu cette belle pièce, qu’on aime chaque fois davantage.


Paroles caractéristiques de l’Empereur relatives à moi.


Jeudi 9.

Je suis allé dîner à Briars avec mon fils et le général Gourgaud ; nous y sommes demeurés à un petit bal. J’y rencontrai l’amiral, et jamais je ne le trouvai mieux. C’était la première fois que je le voyais depuis l’aventure de Noverraz ; je savais combien il devait l’avoir sur le cœur : il allait retourner en Europe, et je connaissais les sentiments de l’Empereur ; je fus tenté vingt fois d’aborder franchement le sujet et de le rapprocher ainsi de Napoléon. La vérité, la justice, notre intérêt le demandaient ; je fus arrêté par de trop petites considérations sans doute : que de fois je m’en suis blâmé depuis !… mais je n’avais pas reçu cette mission délicate, et je n’osais la prendre tout à fait sur moi. L’amiral pouvait lui donner de la publicité et une tournure qui eussent fort déplu à l’Empereur, et m’auraient exposé à des désagréments très possibles. À ce sujet, je vais citer le trait suivant ; il caractérise trop Napoléon pour être omis.

Il me peignait un jour tous les vices de la faiblesse et de la crédulité dans le souverain, les intrigues qu’elles alimentaient dans le palais, l’instabilité dont elles étaient les sources ; il prouvait très bien qu’il ne pouvait échapper à l’adresse des courtisans ni à celle de la calomnie : « Et je vais vous en donner une preuve, disait-il ; vous voilà, vous, qui avez tout quitté pour me suivre ; vous dont le dévouement est noble et touchant ; eh bien ! que pensez-vous avoir fait ?… Qui croyez-vous être !… Rien qu’un ancien noble, qu’un émigré, agent des Bourbons, et d’intelligence avec les Anglais ; qui avez concouru à me livrer à eux, ne m’avez suivi ici que pour m’observer et me vendre. Votre plus grand éloignement contre le gouverneur, sa plus grande animosité contre vous, ne sont que des apparences convenues pour mieux cacher votre jeu. » Et comme je riais de la tournure spirituelle qu’il créait et de la volubilité avec laquelle il l’exprimait : « Vous riez ? a-t-il repris ; mais je vous assure qu’ici je n’improvise pas, je ne suis que l’écho de ce qu’on a essayé de faire parvenir jusqu’à moi… Et comment voulez-vous, continua-t-il, qu’une tête sans sagacité, faible et crédule, ne soit pas ébranlée par de tels rapprochements et de telles combinaisons ? Allez, mon cher, si je n’étais supérieur à la plupart des légitimes, j’aurais pu déjà me priver de vos soins ici, et votre cœur droit serait peut-être réduit aujourd’hui à dévorer au loin les cruels tourments que cause l’ingratitude. » Et il finit en disant : « Pauvre et triste humanité !… L’homme n’est pas plus à l’abri sur la pointe d’un rocher que sous les lambris d’un palais ! il est le même partout ! l’homme est toujours l’homme ! »


Hoche – Divers généraux.


Vendredi 10.

Le temps a été affreux ; il était impossible de sortir. L’Empereur a été contraint de marcher dans la salle à manger ; il a fait allumer du feu dans le salon, et s’est mis à jouer aux échecs avec le grand maréchal. Après dîner, il nous a lu l’histoire de Joseph, dans la Bible, et ensuite l’Andromaque de Racine.

Plusieurs bâtiments étaient entrés la veille au soir : c’était la flotte du Bengale. Lady Loudon, femme de lord Moira, gouverneur général de l’Inde, était au nombre des passagers.

Aujourd’hui, dans le cours de la conversation, le nom de Hoche ayant été prononcé, quelqu’un a dit qu’il était bien jeune encore, mais qu’il donnait beaucoup d’espérances, « C’est bien mieux que cela, a repris Napoléon, dites qu’il les avait déjà beaucoup remplies. » Ils s’étaient vus tous les deux, continuait-il, et avaient causé deux ou trois fois. Hoche avait pour lui de l’estime jusqu’à l’admiration. Napoléon n’a pas fait difficulté de dire qu’il avait sur Hoche l’avantage d’une profonde instruction et les principes d’une éducation distinguée. Du reste, il établissait cette grande différence entre eux. « Hoche, disait-il, cherchait toujours à se faire un parti, et n’obtenait que des créatures ; moi, je m’étais créé une immensité de partisans, sans rechercher nullement la popularité. De plus, Hoche était d’une ambition hostile, provocante ; il était homme à venir de Strasbourg avec vingt-cinq mille hommes saisir le gouvernement par force, tandis que moi je n’avais jamais eu qu’une politique patiente, conduite toujours par l’esprit du temps et les circonstances du moment. »

L’Empereur ajoutait que Hoche, plus tard, ou se serait rangé, ou se serait fait écraser par lui ; et comme il aimait l’argent, les plaisirs, il ne doutait pas qu’il ne se fût rangé. Moreau, dans cette même circonstance, disait-il, n’avait su faire ni l’un ni l’autre ; aussi Napoléon n’en faisait aucun cas, et le regardait comme tout à fait incapable, n’entendant pourtant pas en cela parler de son mérite militaire. « Mais c’était un homme faible, disait-il, mené par ses alentours, et servilement soumis à sa femme : c’était un général de vieille monarchie. »

« Hoche, continuait l’Empereur, périt subitement et avec des circonstances singulières qui donnèrent lieu à beaucoup de conjectures ; et comme il existait un parti avec lequel tous les crimes me revenaient de droit, l’on essaya de répandre que je l’avais fait empoisonner. Il fut un temps où rien de mauvais ne pouvait arriver que je n’en fusse l’auteur ; ainsi, de Paris, je faisais assassiner Kléber en Égypte ; à Marengo, je brûlais la cervelle à Desaix ; j’étranglais, je coupais la gorge dans les prisons ; je prenais le pape aux cheveux, et cent absurdités pareilles ; toutefois, comme je n’y faisais pas la moindre attention, la mode s’en passa ; je ne vois pas que ceux qui m’ont succédé se soient empressés de la réveiller ; pourtant s’il eût existé un seul de ces crimes, ils ont à leur disposition les documents, les exécuteurs, les complices, etc., etc…

« Néanmoins, tel est l’empire des bruits, quelque absurdes qu’ils soient, qu’il est probable que tout cela a été cru du vulgaire, et qu’une bonne partie le croit peut-être encore ; heureusement qu’il n’en est pas ainsi de l’histoire ; elle raisonne. »

Puis revenant : « C’est une chose bien remarquable, a-t-il dit, que le nombre de grands généraux qui ont surgi tout à coup dans la révolution. Pichegru, Kléber, Masséna, Marceau, Desaix, Hoche, etc., et presque tous de simples soldats ; mais aussi là semblent s’être épuisés les efforts de la nature ; elle n’a pu rien produire depuis, je veux dire du moins d’une telle force. C’est qu’à cette époque tout fut donné au concours parmi trente millions d’hommes, et la nature doit prendre ses droits ; tandis que plus tard on était rentré dans les bornes plus resserrées de l’ordre et de la société. On a été jusqu’à m’accuser de ne m’être entouré, au militaire et au civil, que de gens médiocres, pour mieux me conserver la supériorité ; mais aujourd’hui qu’on ne rouvrira sûrement pas le concours, à eux de mieux choisir ; on verra ce qu’ils trouveront.

« Une autre chose non moins remarquable, continuait-il, c’est l’extrême jeunesse de plusieurs de ces généraux qui semblent sortir tout faits des mains de la nature. Leur caractère est à l’avenant ; à l’exception de Hoche, qui donnait le scandale des mœurs, les autres ne connaissaient uniquement que leur affaire : la gloire et la patrie, voilà tout leur cercle de rotation ; ils tiennent tout à fait de l’antique.

« C’est Desaix, que les Arabes nomment le sultan juste ; c’est Marceau, pour les obsèques duquel les Autrichiens observent un armistice, par la vénération qu’il leur avait inspirée ; c’est le jeune Duphot, qui était la vertu même.

« Mais on ne peut pas dire qu’il en fut ainsi de tous ceux qui étaient plus avancés en âge ; c’est qu’ils tenaient du temps qui venait de disparaître ; M***, A***, B***, et beaucoup d’autres étaient des déprédateurs intrépides.

« L’un d’eux, en outre, était d’une avarice sordide, et l’on a prétendu que je lui avais joué un tour pendable ; que, révolté un jour de ses dernières déprédations, j’avais tiré sur son banquier pour deux ou trois millions. Grand embarras ! car enfin mon nom était bien quelque chose. Le banquier écrivit qu’il ne pouvait payer sans autorisation ; il lui fut répondu de payer tout de même, que le plaignant aurait les tribunaux pour se faire rendre justice ; mais l’intéressé n’en fit rien et laissa payer.

« O***, M***, N*** n’avaient que de la bravoure personnelle.

« Moncey était un honnête homme, Macdonald avait une grande loyauté, B*** est une de mes erreurs.

« S*** avait bien aussi ses défauts et ses qualités ; toute sa campagne du midi de la France est très belle ; et ce qu’on aura de la peine à croire, c’est qu’avec son attitude et sa tenue, qui indiquent un grand caractère, il n’était pas le maître dans son ménage. Quand j’appris à Dresde la défaite de Vitoria et la perte de toute l’Espagne due à ce pauvre Joseph, dont les plans, les mesures et les combinaisons n’étaient pas de notre temps, mais semblaient tenir bien plutôt d’un Soubise que de moi, je cherchai quelqu’un propre à réparer tant de désastres, je jetai les yeux sur S***, qui était auprès de moi ; il était tout prêt, me disait-il, mais il me suppliait de parler à sa femme, qui allait fortement s’y opposer ; je lui dis de me l’envoyer. Elle parut avec l’attitude hostile, et le verbe haut, me disant que son mari ne retournerait certainement pas en Espagne ; qu’il avait déjà beaucoup fait, et méritait après tout du repos. Madame, lui dis-je, je ne vous ai pas mandée pour subir vos algarades ; je ne suis pas votre mari, moi ; et si je l’étais, ce serait encore tout de même. Ce peu de paroles la confondit ; elle devint souple, obséquieuse, et ne s’occupa plus que de gagner quelques conditions : je n’y pris seulement pas garde, et me contentai de la féliciter de ce qu’elle savait entendre raison. Dans les grandes crises, lui dis-je, Madame, le lot des femmes est d’adoucir nos traverses ; retournez à votre mari, et ne le tourmentez pas. »


Invitation ridicule de sir Hudson Lowe.


Samedi 11.

À quatre heures, j’étais chez l’Empereur. Le grand maréchal y est entré ; il lui a donné un billet ; l’Empereur, après l’avoir parcouru des yeux, l’a rendu en levant les épaules et disant : « C’est trop sot, point de réponse. Passez-le à Las Cases. »

Le croira-t-on ? c’était un billet du gouverneur au grand maréchal, invitant le général Bonaparte à venir rencontrer à dîner, à Plantation-House, lady Loudon, femme de lord Moira. Je suis devenu rouge de l’inconvenance ! Pouvais-je imaginer rien au monde de plus souverainement ridicule ! Sir Hudson Lowe ne trouvait sans doute rien de plus simple ; et pourtant il a été longtemps dans les quartiers-généraux du continent ; il s’est trouvé mêlé aux transactions diplomatiques du temps !!!…


Napoléon à l’Institut – Au Conseil d’État – Code civil – Bertrand de Molleville – Mot pour lord Saint-Vincent – Sur l’intérieur de l’Afrique – Ministère de la marine – Decrès.


Dimanche 12.

L’Empereur, se promenant au jardin et causant sur divers objets, s’est arrêté sur l’Institut, sa composition, son esprit. Lorsqu’il y parut à son retour de l’armée d’Italie, dans sa classe composée d’environ cinquante membres, il pouvait se considérer, disait-il, comme le dixième Lagrange, Laplace, Monge, en étaient la tête. C’était un spectacle assez remarquable, ajoutait-il, et qui occupait fort les cercles, que de voir le jeune général de l’armée d’Italie dans les rangs de l’Institut, discutant en public, avec ses collègues, des objets très profonds et fort métaphysiques. On l’appela alors le géomètre des batailles, le mécanicien de la victoire, etc., etc.

Napoléon, devenu Premier Consul, ne causa pas moins de sensation au Conseil d’État. Il présida constamment les séances de la confection du Code civil. « Tronchet en était l’âme, disait-il, et lui, Napoléon, le démonstrateur. Tronchet avait un esprit éminemment profond et juste, mais il sautait par-dessus les développements, parlait fort mal, et ne savait pas se défendre. » Tout le Conseil, disait l’Empereur, était d’abord contre ses énoncés ; mais lui, Napoléon, dans son esprit vif et sa grande facilité de saisir et de créer des rapports lumineux et nouveaux, prenait la parole, et, sans autre connaissance de la matière que les bases justes fournies par Tronchet, développait ses idées, écartait les objections, et ramenait tout le monde.

En effet, les procès-verbaux du Conseil d’État nous ont transmis les improvisations du Premier Consul sur la plupart des articles du Code civil. On est frappé, à chaque ligne, de la justesse de ses observations, de la profondeur de ses vues, et surtout de la libéralité de ses sentiments.

C’est ainsi qu’en dépit des diverses oppositions, on lui doit cet article du Code : Tout individu né en France est Français. « En effet, disait-il, je demande quel inconvénient il y aurait à le reconnaître pour Français ? Il ne peut y avoir que de l’avantage à étendre les lois civiles françaises ; ainsi, au lieu d’établir que l’individu né en France d’un père étranger n’obtiendra les droits civils que lorsqu’il aura déclaré vouloir en jouir, on pourrait décider qu’il n’en est privé que lorsqu’il y renonce formellement.

« Si les individus nés en France d’un père étranger n’étaient pas considérés comme étant de plein droit Français, alors on ne pourrait soumettre à la conscription et aux autres charges publiques les fils de ces étrangers qui se sont mariés en France par suite des évènements de la guerre.

« Je pense qu’on ne doit envisager la question que sous le rapport de l’intérêt de la France. Si les individus nés en France n’ont pas de biens, ils ont du moins l’esprit français, les habitudes françaises ; ils ont l’attachement que chacun a naturellement pour le pays qui l’a vu naître ; enfin, ils supportent les charges publiques. »

Le Premier Consul n’est pas moins remarquable dans la conservation du droit de Français aux enfants nés de Français établis en pays étranger, qu’il fit étendre de beaucoup, en dépit de fortes oppositions. « La nation française, disait-il, nation grande et industrieuse, est répandue partout ; elle se répandra encore davantage par la suite, mais les Français ne vont chez l’étranger que pour y faire leur fortune. Les actes par lesquels ils paraissaient se rattacher momentanément à un autre gouvernement ne sont faits que pour obtenir une protection nécessaire à leurs projets. S’il est dans leur intention de rentrer en France quand leur fortune sera achevée, faudra-t-il les repousser ? Se fussent-ils même affiliés à des ordres de chevalerie, il serait injuste de les confondre avec les émigrés qui ont été prendre les armes contre leur patrie.

Et s’il arrivait un jour qu’une contrée envahie par l’ennemie lui fût cédée par un traité, pourrait-on avec justice dire à ceux de ses habitants qui viendraient s’établir sur le territoire de la république, qu’ils ont perdu leur qualité de Français pour n’avoir pas abandonné leur ancien pays au moment même où il a été cédé, parce qu’ils auraient prêté momentanément serment à un nouveau souverain pour se donner le temps de dénaturer leur fortune et de la transporter en France ? »

Dans une autre séance sur les décès des militaires, quelques difficultés s’élevant sur ceux mourant en terre étrangère, le Premier Consul reprit vivement : « Le militaire n’est jamais chez l’étranger lorsqu’il est sous le drapeau ; où est le drapeau, là est la France ! »

Sur le divorce, le Premier Consul est pour l’adoption du principe, et parle longuement sur la cause d’incompatibilité qu’on cherchait à repousser ; il dit : « On prétend qu’elle est contraire à l’intérêt des femmes, des enfants, et à l’esprit des familles ; mais rien n’est plus contraire à l’intérêt des époux, lorsque leur humeur est incompatible, que de les réduire à l’alternative ou de vivre ensemble ou de se séparer avec éclat. Rien n’est plus contraire à l’esprit de famille qu’une famille divisée[1].

« Le mariage prend sa forme des mœurs, des usages, de la religion de chaque peuple ; c’est par cette raison qu’il n’est pas le même partout. Il est des contrées où les femmes et les concubines vivent sous le même toit, où les enfants des esclaves sont traités à l’égal des autres ; l’organisation des familles ne dérive donc pas du droit naturel : les mariages des Romains n’étaient pas organisés comme ceux des Français.

« Les précautions établies par la loi pour empêcher qu’à quinze, à dix-huit ans, on ne contracte avec légèreté un engagement qui s’étend à toute la vie, sont certainement sages ; cependant sont-elles suffisantes ? Qu’après dix ans de mariage le divorce ne soit plus admis que pour des raisons très graves, on le conçoit ; mais puisque les mariages contractés dans la première jeunesse sont si rarement l’ouvrage des époux, puisque ce sont les familles qui les forment d’après certaines idées de convenances, il faut que si les époux reconnaissent qu’ils ne sont pas faits l’un pour l’autre, ils puissent rompre une union sur laquelle il ne leur a pas été permis de réfléchir. Cependant cette facilité ne doit favoriser ni la légèreté ni la passion ; qu’on l’entoure donc de toutes les précautions, de toutes les formes propres à en prévenir l’abus ; qu’on décide, par exemple, que les époux seront entendus par un conseil secret de famille formé sous la présidence du magistrat ; qu’on ajoute encore, si l’on veut, qu’une femme ne pourra user qu’une fois du divorce ; qu’on ne lui permette de se marier qu’après cinq ans, afin que le projet d’un autre mariage ne la porte pas à dissoudre le premier ; qu’après dix ans de mariage, la dissolution soit rendue très difficile.

« Vouloir n’admettre le divorce que pour cause d’adultère publiquement prouvé, c’est le proscrire absolument ; car, d’un côté, peu d’adultères peuvent être prouvés ; de l’autre, il est peu d’hommes assez éhontés pour proclamer la turpitude de leurs épouses. Il serait d’ailleurs scandaleux et contre l’honneur de la nation de révéler ce qui se passe dans un certain nombre de ménages ; on en conclurait, quoiqu’à tort, que ce sont là les mœurs françaises. »

Les premiers légistes du Conseil étaient pour que la mort civile entraînât la dissolution du contrat civil du mariage. La discussion fut très vive. Le Premier Consul, dans un beau mouvement, s’y opposa en ces termes : « Il serait donc défendu à une femme profondément convaincue de l’innocence de son mari de suivre dans sa déportation l’homme auquel elle est le plus étroitement unie ; ou si elle cédait à sa conviction, à son devoir, elle ne serait plus qu’une concubine ! Pourquoi ôter à ces infortunés le droit de vivre l’un auprès de l’autre, sous le titre honorable d’époux légitimes ?

« Si la loi permet à la femme de suivre son mari sans lui accorder le titre d’épouse, elle permet l’adultère.

« La société est assez vengée par la condamnation, lorsque le coupable est privé de ses biens, séparé de ses amis, de ses habitudes ; faut-il encore étendre la peine jusqu’à la femme, et l’arracher avec violence à une union qui identifie son existence avec celle de son époux ? Elle vous dirait : Mieux valait lui ôter la vie, du moins me serait-il permis de chérir sa mémoire ; mais vous ordonnez qu’il vive, et vous ne voulez pas que je le console ! Eh ! combien d’hommes ne sont coupables qu’à cause de leur faiblesse pour leurs femmes ! Qu’il soit donc permis à celles qui ont causé leurs malheurs de les adoucir en les partageant. Si une femme satisfait à ce devoir, vous estimez sa vertu, et cependant vous ne mettez aucune différence entre elle et l’être infâme qui se prostitue, etc., etc. » On pourrait faire des volumes de pareilles citations.

En 1815, après la restauration, causant avec M. Bertrand de Molleville, ancien ministre de la marine de Louis XVI, homme très capable et fort distingué à plus d’un titre, il me disait : « Votre Buonaparte, votre Napoléon, était un homme bien extraordinaire, il faut en convenir. Que nous étions loin de le connaître de l’autre côté de l’eau ! Nous ne pouvions nous refuser à l’évidence de ses victoires et de ses invasions, il est vrai ; mais Genseric, Attila, Alaric, en avaient fait autant. Aussi me laissait-il l’impression de la terreur bien plus que celle de l’admiration. Mais depuis que je suis ici, je me suis avisé de mettre le nez dans les discussions du Code civil, et dès cet instant ce n’a plus été que de la profonde vénération. Mais où diable avait-il appris tout cela !… Et puis voilà que chaque jour je découvre quelque chose de nouveau. Ah ! Monsieur, quel homme vous aviez là ! Vraiment, il faut que ce soit un prodige !… »

Sur les cinq heures, l’Empereur a reçu le capitaine Bowen, de la frégate la Salcète, qui part demain. Il a été fort gracieux pour lui, et comme la conversation a amené le nom de lord Saint-Vincent, qu’il disait être son protecteur, l’Empereur, lui a dit : « Vous le verrez. Eh bien, je vous charge de lui faire mes compliments comme à un bon matelot, à un brave et digne vétéran. »

Sur les sept heures, l’Empereur s’est mis au bain ; il m’a fait venir, et nous avons beaucoup parlé des affaires du jour, puis de littérature, et enfin de géographie. Il s’étonnait qu’on n’eût pas de notions certaines sur l’intérieur de l’Afrique. Je lui disais que j’avais eu l’idée, il y a quelques années, de présenter à son ministre de la marine un projet de voyage dans l’intérieur de l’Afrique ; non pas une excursion furtive et aventureuse, mais une véritable expédition militaire, digne en tout du temps et du faire de l’Empereur. Le ministre me rit au nez lors de ma première conversation à ce sujet, et traita mon idée de folie.

J’avais voulu, disais-je, attaquer l’Afrique par les quatre points cardinaux, soit que de ces quatre points on fût venu se réunir au centre, soit que, débarquées à l’est et à l’ouest, vers son milieu, les deux parties de l’expédition fussent venues au-devant l’une de l’autre, pour se séparer de nouveau et aller l’une vers le nord, l’autre vers le sud. Il est à croire, pensais-je, qu’en exigeant de la cour de Portugal tous les renseignements qu’elle eût pu procurer, on eût trouvé que la communication de l’est à l’ouest existait déjà, ou que ce qui restait à faire était peu de chose. Avec nos idées du jour, notre enthousiasme, nos entreprises, nos prodiges, on eût facilement trouvé cinq à six cents bons soldats, des chirurgiens, des médecins, des botanistes, des chimistes, des astronomes, des naturalistes, tous de bonne volonté, qui eussent indubitablement accompli quelque chose digne du temps.

L’attirail nécessaire en bêtes de somme, en petites nacelles de cuir pour traverser les rivières, en outres pour porter de l’eau à travers les déserts, en petite artillerie très maniable, etc., en eût assuré une entière et facile exécution.

« Nul doute, disait l’Empereur, que votre idée ne m’eût plu. Je m’en serais saisi, je l’aurais fait passer dans les mains de quelque commission, et j’aurais marché au résultat. »

Il regrettait fort, disait-il, de n’avoir pas eu lui-même le temps, durant son séjour en Égypte, d’accomplir quelque chose de cette espèce. Il avait des soldats tout propres à braver le désert. Il avait reçu des présents de la reine du Darfour et lui en avait envoyé. S’il fût demeuré plus longtemps, il allait pousser fort loin nos vérifications géographiques dans les parties septentrionales de l’Afrique, et cela avec la plus grande simplicité d’exécution, en plaçant seulement dans chaque caravane quelques officiers intelligents, pour lesquels il se serait fait donner des otages, etc., etc.

La conversation est passée de là à la marine et à son département. L’Empereur l’a traitée à fond. Il ne pouvait pas dire qu’il fût content de Decrès ; et l’on pouvait, pensait-il, lui reprocher peut-être sa constance à son égard. Mais le manque de sujets avait dû le maintenir ; car après tout, assurait-il, Decrès était encore ce qu’il avait pu trouver de mieux. Gantheaume n’était qu’un matelot nul et sans moyens, qui avait fait manquer trois fois, disait-il, la conservation de l’Égypte. Caffarelli avait été perdu dans son esprit, parce qu’on s’était artificieusement étudié à lui peindre sa femme comme une faiseuse d’affaires[2], ce qu’on savait équivaloir pour lui à une proscription certaine. Missiessi était un homme peu sûr ; lui et sa famille étaient très attachés aux Bourbons, ce qui les avait fait accuser d’avoir livré Toulon. L’Empereur avait eu un moment l’idée d’Émériau ; mais il ne le trouva pas à cette hauteur. Il se demandait si Truguet n’eût pas réussi ; il le croyait fort peu capable, bon administrateur pourtant ; mais il avait été trop chaud, disait-il, dans la révolution ; il avait poussé la chose outre mesure.

« Du reste, remarquait l’Empereur en passant, j’avais rendu tous mes ministères si faciles, que je les avais mis à la portée de tout le monde, pour peu qu’on possédât du dévouement, du zèle, de l’activité, du travail. Il fallait en excepter tout au plus celui des relations extérieures, parce qu’il s’agissait souvent, disait-il, dans celui-là d’improviser et de séduire. Au vrai, concluait-il, dans la marine la stérilité était réelle, et Decrès, après tout, était peut-être encore le meilleur. Il avait du commandement ; son administration était rigoureuse et pure. Il avait de l’esprit, et beaucoup, mais seulement pour sa conversation. Il ne créait rien, exécutait mesquinement, marchait et ne voulait pas courir. Il eût dû passer la moitié de son temps dans les ports et sur les flottes d’exercice ; je lui en eusse tenu compte ; mais, en courtisan, il craignait de s’éloigner de son portefeuille. Il me connaissait mal ; il eût été bien mieux défendu là que dans ma cour : son éloignement eût été son meilleur avocat. »

L’Empereur regrettait fort, disait-il, Latouche-Tréville ; lui seul lui avait présenté l’idée d’un vrai talent : il pensait que cet amiral eût pu donner une autre impulsion aux affaires. L’attaque sur l’Inde, celle de l’Angleterre eussent été du moins entreprises, disait-il, et se fussent peut-être accomplies.

L’Empereur se blâmait touchant les péniches de Boulogne. Il eût mieux fait d’employer, disait-il, de vrais vaisseaux à Cherbourg. Toutefois Villeneuve, avec plus de vigueur au cap Finistère, eût pu rendre l’attaque praticable. « J’avais combiné cette apparition de Villeneuve de très loin, avec beaucoup d’art et de calcul, en opposition à la routine des marins qui m’entouraient. Et tout réussit comme je l’avais prévu jusqu’au moment décisif ; alors la mollesse de Villeneuve vint tout perdre. Et Dieu sait d’ailleurs, ajoutait l’Empereur, les instructions que lui avait données Decrès. Dieu sait les lettres particulières qu’ils se sont écrites et que je n’ai jamais pu éclaircir, car j’étais bien puissant, bien fureteur, et ne croyez pas pourtant que je vinsse à bout de vérifier tout ce que je voulais autour de moi.

« Le grand maréchal disait l’autre jour qu’il était reconnu parmi vous autres, au salon de service, que je n’étais plus abordable sitôt que j’avais reçu le ministre de la marine. Le moyen qu’il n’en fût pas ainsi ! il n’avait jamais que de mauvaises nouvelles à me donner. Moi-même j’ai jeté le manche après la cognée lors du désastre de Trafalgar. Je ne pouvais pas être partout, j’avais trop à faire avec les armées du continent.

« Longtemps j’ai rêvé une expédition décisive sur l’Inde, mais j’ai été constamment déjoué. J’envoyais seize mille soldats, tous sur des vaisseaux de ligne ; chaque soixante-quatorze en eût porté cinq cents, ce qui eût demandé trente-deux vaisseaux. Je leur faisais prendre de l’eau pour quatre mois ; on l’eût renouvelée à l’Île-de-France ou dans tout autre endroit habité du désert de l’Afrique, du Brésil ou de la mer des Indes ; on eût au besoin fait la conquête de cette eau partout où on eût voulu relâcher. Arrivés sur les lieux, les vaisseaux jetaient les soldats à terre et repartaient aussitôt, complétant leurs équipages par le sacrifice de sept ou huit de ces vaisseaux, dont la vétusté avait déjà marqué la condamnation ; si bien qu’une escadre anglaise arrivant d’Europe à la suite de la nôtre n’eût plus rien trouvé.

« Quant à l’armée, abandonnée à elle-même, mise aux mains d’un chef sûr et capable, elle eût renouvelé les prodiges qui nous étaient familiers, et l’Europe eût appris la conquête de l’Inde comme elle avait appris celle de l’Égypte. »

J’avais beaucoup connu Decrès, nous avions commencé ensemble dans la marine. Il avait pour moi, je le crois, toute l’amitié dont il était susceptible ; quant à moi, je lui étais tendrement attaché. C’était une passion malheureuse, répondais-je à ceux qui m’en plaisantaient, ce qui arrivait souvent, car son impopularité était extrême ; et j’ai pensé plus d’une fois qu’il s’y complaisait par calcul. J’étais, à Sainte-Hélène comme ailleurs, presque toujours seul à le défendre. Or, je disais à l’Empereur que j’avais beaucoup vu Decrès pendant le séjour à l’île d’Elbe, qu’il avait été parfait pour lui. Nous nous étions parlé alors à cœur ouvert, et j’ai lieu de croire que depuis il aurait eu en moi une confiance pleine et entière.

« À peine Votre Majesté rentrait aux Tuileries, disais-je, que Decrès et moi nous nous sautions au cou, nous écriant : Nous le tenons ! nous le tenons ! Ses yeux étaient remplis de larmes, je lui dois ce témoignage. Tiens, me dit-il encore tout ému et sa femme présente, tu me prouves en cet instant que j’ai eu des torts avec toi, et je t’en dois la réparation ; mais tes anciens titres te rapprochaient si naturellement de ceux qui nous quittent aujourd’hui, que je ne doutais pas que tôt ou tard tu ne fusses très bien auprès d’eux, si bien que tu as gêné plus d’une fois peut-être mes expressions et mes vrais sentiments. – Et vous l’aurez cru, pauvre niais ! s’est écrié l’Empereur en riant aux éclats ; n’était-ce pas là plutôt l’admirable finesse de cour, une touche pour La Bruyère, un vrai trait d’esprit, du reste ? car, s’il lui était arrivé pendant mon absence de laisser échapper quelque drôlerie contre moi, vous voyez que par là il remédiait à tout, et une fois pour toutes. – Eh bien, Sire, ai-je continué, ce que je viens de dire peut n’être que plaisant ; mais voici ce qui est plus essentiel :

« Au plus fort de la crise de 1814, avant la prise de Paris, Decrès fut sondé de la manière la plus délicate pour conspirer contre Votre Majesté, et il s’y refusa franchement. Decrès murmurait facilement et souvent ; il avait une certaine autorité d’expressions et de manières ; c’était une acquisition à ne pas dédaigner dans un parti. Il se trouva, à cette époque de douleur, faire visite à un personnage fameux, le héros des machinations du jour. Celui-ci, qui s’était avancé au-devant de Decrès, le ramenant en boitant à sa cheminée, y prit un livre disant : Je lisais tout à heure quelque chose qui me frappait singulièrement, écoutez : Montesquieu, livre tel, chapitre tel, page telle. « Quand le prince s’est élevé au-dessus de toutes les lois, que la tyrannie est devenue insupportable, il ne reste plus aux opprimés… » – C’est assez, s’écria Decrès en lui mettant la main sur la bouche, je n’écoute plus, fermez votre livre. Et l’autre ferma tranquillement son livre comme si de rien n’était, et se mit à causer de tout autre chose.

« Plus tard un maréchal, après sa fatale défection, effrayé de ses résultats sur l’opinion, et cherchant vainement autour de lui de l’approbation et de l’appui, essaya d’y intéresser Decrès en quelque chose. – Je me suis toujours souvenu, lui disait-il, d’une de nos conversations où vous nous peigniez si énergiquement les maux et les embarras de la patrie. Votre souvenir, la force de vos arguments sont pour beaucoup dans ce qui m’a porté à y remédier. – Oui, mon cher, reprit Decrès avec une réprobation marquée ; mais vous êtes-vous dit aussi que vous aviez sauté par-dessus le cheval ?

« Et pour apprécier justement ces anecdotes, disais-je à l’Empereur, il faut savoir qu’elles m’étaient racontées par Decrès lui-même pendant l’absence de Votre Majesté, et bien assurément sans le moindre soupçon de votre retour. »

La conversation avait duré près de deux heures dans le bain ; l’Empereur n’a dîné que fort tard. Nous avons causé de l’École militaire de Paris. Comme je n’en étais sorti qu’un an avant qu’il y arrivât, les mêmes officiers, les mêmes maîtres, les mêmes camarades nous avaient été communs. Il trouvait un charme particulier à repasser ainsi de compagnie ce temps de notre enfance, nos occupations, nos espiègleries, nos jeux, etc.

Dans sa gaieté, il a demandé un verre de vin de Champagne, ce qu’il fait bien rarement ; et sa sobriété est telle qu’il suffit de ce seul verre pour colorer son visage et le porter à parler davantage. On sait qu’il ne passe guère plus d’un quart d’heure ou d’une demi-heure à table : il y avait plus de deux heures que nous y étions. Son étonnement a été grand en apprenant de Marchand qu’il était onze heures. « Comme le temps a passé ! disait-il avec une espèce de satisfaction. Que ne puis-je avoir souvent de pareils moments ! Mon cher, m’a-t-il dit en me renvoyant, vous me quittez heureux !!! »


État dangereux de mon fils – Paroles remarquables – Dictionnaire des Girouettes – Bertholet.


Lundi 13.

Le docteur Warden était venu se joindre à deux autres de ses confrères pour former une consultation pour mon fils, dont l’indisposition me donnait de l’inquiétude.

L’Empereur a bien voulu recevoir, à ma requête, cette ancienne connaissance du Northumberland, et a causé près de deux heures, passant familièrement en revue les actes de son administration qui ont accumulé sur lui le plus de haine, de mensonges et de calomnies. Rien n’était plus correct, plus clair, plus simple, plus curieux, plus satisfaisant, me disait plus tard ce docteur.

L’Empereur termina par ces paroles remarquables : « Je m’inquiète peu de tous les libelles lancés contre moi ; mes actes et les évènements y répondent mieux que les plus habiles plaidoyers. Je me suis assis sur un trône vide. J’y suis monté vierge de tous les crimes ordinaires aux chefs de dynasties. Qu’on aille chercher dans l’histoire et que l’on compare. Si j’ai à craindre un reproche de la postérité et de l’histoire, ce ne sera pas d’avoir été trop méchant, mais peut-être d’avoir été trop bon. »

Après le dîner, l’Empereur a parcouru le Dictionnaire des Girouettes nouvellement arrivé, dont l’idée est plaisante et l’exécution manquée. C’est le recueil alphabétique des personnes vivantes qui ont paru sur la scène depuis la révolution, et dont les expressions, les sentiments où les actes avaient suivi la variation du vent. Des girouettes accompagnent leur nom, avec l’extrait des discours en regard, ou les actes qui les leur avaient méritées. En l’ouvrant, l’Empereur a demandé s’il s’y trouvait quelqu’un de nous. Non, Sire, lui a-t-on répondu plaisamment ; il n’y a que Votre Majesté. En effet, Napoléon y était pour avoir consacré la république et exercé la royauté.

L’Empereur s’est mis à nous lire divers articles. La transition des discours de chacun était vraiment curieuse ; le contraste était parfois exprimé avec tant d’impudeur et d’effronterie, que l’Empereur, tout en lisant, ne pouvait s’empêcher d’en rire de bon cœur. Néanmoins, au bout de quelques pages, il a rejeté le livre avec l’expression du dégoût et de la douleur, faisant observer qu’après tout ce recueil était la dégradation de la société, le code de la turpitude, le bourbier de notre honneur. Un article lui a été particulièrement sensible, celui de Bertholet, qu’il avait tellement comblé, sur lequel il devait tant compter, disait-il.

Tout le monde connaît ce trait charmant : Bertholet ayant éprouvé des pertes et se trouvant gêné, l’Empereur, qui l’apprit, lui envoya cent mille écus, ajoutant qu’il avait à se plaindre de lui, puisqu’il avait ignoré que lui, Napoléon, était toujours au service de ses amis. Eh bien ! Bertholet, lors des désastres, avait été très mal pour l’Empereur, qui en fut vraiment affecté dans le temps, répétant plusieurs fois : « Quoi ! Bertholet ! mon ami Bertholet !… Bertholet sur lequel j’aurais dû tant compter ! »

Au retour de l’île d’Elbe, Bertholet sentit se réveiller ses sentiments pour son bienfaiteur ; il se hasarda à reparaître aux Tuileries, faisant dire par Monge à l’Empereur que, s’il n’en obtenait un regard, il se tuerait à la porte en sortant. Et l’Empereur ne crut pas pouvoir lui refuser un sourire en passant devant lui.

L’Empereur, durant son règne, avait répété sa noble et généreuse obligeance en faveur de plusieurs gros manufacturiers. Il voulait chercher leur article, mais toutes les voix se sont élevées pour témoigner en leur faveur.


Réception des passagers de la flotte de Bengale.


Mardi 14.

Vers les quatre heures, il nous est arrivé un très grand nombre de visiteurs ; c’étaient les passagers de la flotte des Indes, que l’Empereur avait consenti à recevoir. On comptait parmi eux un M. Strange, beau-frère de lord Melvil, ministre de la marine d’Angleterre ; un M. Arbuthnot ; sir Williams Burough, un des juges de la cour suprême de Calcutta ; deux aides de camp de lord Moira ; d’autres encore, parmi lesquels plusieurs femmes. Nous étions tous à causer dans la salle d’attente. L’Empereur, sortant de sa chambre pour gagner le jardin, a excité parmi nos visiteurs un empressement extrême. Ils se sont précipités aux fenêtres pour le voir passer ; cela nous rappelait tout à fait Plymouth. Le grand maréchal a conduit toutes ces personnes à l’Empereur, qui les a reçues avec une grâce parfaite et ce sourire qui exerce tant d’empire. L’avidité était dans les regards de tous, l’émotion sur la figure de plusieurs.

L’Empereur a parlé à chacun d’eux, connaissant, suivant sa coutume, ce qui se rattachait à certains noms à mesure qu’il les entendait. Il a beaucoup parlé législation et justice avec le juge suprême ; commerce et administration avec les officiers de la compagnie ; a questionné les militaires sur leurs années de service et leurs blessures ; a dit à deux de ces dames des choses fort aimables sur leurs figures et leur teint respecté par les fournaises du Bengale ; puis, s’adressant à l’un des aides de camp de lord Moira, il lui a dit que son grand maréchal lui avait appris que lady Loudon était dans l’île ; que si elle eût été en dedans de ses limites il se fût fait un vrai plaisir de lui faire sa cour, mais qu’étant en dehors de son enceinte c’était pour lui comme si elle était encore au Bengale.

Durant ces conversations, dont j’ai été l’interprète, M. Strange, avec qui j’avais déjà causé auparavant, ne put s’empêcher de m’attirer à lui par le pan de mon habit, pour me dire avec l’accent de la surprise et de la satisfaction : « Ah ! combien d’esprit et de grâce dans la manière dont votre Empereur tient un lever ! – Monsieur, c’est qu’il n’est pas sans quelque habitude là-dessus. »

Nous les avons reconduits à notre salon, d’où la curiosité les a fait pénétrer jusqu’à la seconde pièce, le salon de l’Empereur. Sir Williams Burough, que son emploi rend marquant dans le gouvernement, m’a demandé si c’était la salle à manger. Je lui ai dit que c’était le salon, et, pour mieux dire, le tout. Il a été fort étonné. Je lui ai montré alors par la fenêtre les deux petites pièces qui composent tout l’intérieur de l’Empereur. Sa figure était peinée ; son esprit semblait faire des comparaisons avec le passé ; et, considérant les meubles misérables et la petitesse de l’espace, il m’a dit d’un air pénétré : « Mais bientôt vous serez mieux. – Comment donc ! quitterions-nous cette île ? – Non ; mais il vous arrive de fort beaux meubles et une belle maison. – Le vice n’est point dans les meubles et dans la maison qui sont ici ; il est dans le roc sur lequel elle repose, dans la latitude qu’elle occupe ; tant qu’on ne changera pas cette latitude, nous ne serons jamais bien. »

Je lui ai répété littéralement ce que l’Empereur avait dit peu de jours auparavant au gouverneur sur le même sujet. Cet homme s’est ému, et, me serrant la main, m’a dit avec chaleur : « Mon cher Monsieur, c’est un trop grand homme ; il a trop de grands talents, il s’est rendu trop redoutable, il est trop à craindre pour nous. – Mais, lui ai-je dit à mon tour, pourquoi n’avoir pas tiré ensemble le char de front, au lieu de se tuer réciproquement à le tirer en sens opposé ? Quelle n’eût pas pu être sa course alors ! » Il m’a regardé, et, me serrant de nouveau la main d’un air pensif, il m’a dit : « Oui, cela vaudrait bien mieux sans doute ; mais… »

Du reste, tous étaient également frappés, surtout de la liberté des manières de l’Empereur et du calme de sa figure. Je ne sais ce qu’ils s’attendaient à trouver. L’un d’eux me disait qu’il ne pouvait pas se faire une juste idée de la force d’âme qui avait été nécessaire à Napoléon pour supporter de pareilles secousses. « C’est que personne ne connaît encore bien l’Empereur, ai-je repris. Il nous disait l’autre jour qu’il avait été de marbre pour tous les grands évènements, qu’ils avaient glissé sur lui sans mordre sur son moral ni sur ses facultés. »


L’amiral. — Lady London. — Mon atlas. Circonstance singulière à ce sujet. — Visite du gouverneur. Conversation chaude avec l’Empereur..


Mercredi 15.

Lady Loudon, femme de lord Moira, gouverneur général des Indes, était depuis quelques jours dans l’île et attirait toutes les attentions. C’était une grande dame, répondant peut-être à nos duchesses dans la vieille monarchie. Les officiers anglais lui prodiguaient les derniers égards. L’amiral l’avait à bord du Northumberland ce jour-là, et lui donnait une petite fête. Il envoya une ordonnance à cheval me prier de lui prêter mon Atlas pour la soirée, voulant le faire considérer à lady Loudon, dont le mari s’y trouvait indiqué comme le premier représentant des Plantagenets, et conséquemment comme le légitime du trône d’Angleterre.

L’amiral et moi nous étions sur le pied d’une complète indifférence, à peu près étrangers l’un à l’autre depuis qu’il m’avait débarqué. C’était donc moins une bienveillance pour moi qu’un compliment pour l’ouvrage lui-même. On s’en était entretenu, la dame avait désiré le voir, et l’on avait eu envie de le lui montrer. Toutefois je ne pus satisfaire ce désir ; il était dans la chambre de l’Empereur : ce fut ma réponse.

L’Empereur rit du succès que l’amiral avait voulu me ménager, et moi je plaignais fort la dame sur l’espèce de divertissement qu’on avait voulu lui donner. Tout cela conduisit l’Empereur à s’arrêter lui-même sur l’Atlas, et à rappeler une partie de ce qu’il en avait déjà dit plusieurs fois. Il ne revenait pas, disait-il, d’entendre toujours et partout parler de cet ouvrage, de le voir couru des étrangers à l’égal au moins des nationaux. Il en avait entendu parler à bord du Bellérophon, à bord du Northumberland, à l’île de Sainte-Hélène ; partout, ce qu’il y avait d’instruit et de distingué le connaissait ou demandait à le connaître.

« Voilà ce que j’appelle, concluait-il gaiement, un vrai triomphe et beaucoup de bruit dans la république des lettres, etc. Je veux que vous me fassiez à fond l’historique de cet ouvrage, quand et comment il a été conçu, de quelle manière il a été exécuté ; ses résultats ; pourquoi, dans le principe, vous l’avez mis sous un nom emprunté ; pourquoi, plus tard, vous ne lui avez pas substitué le véritable, etc. ; enfin, mon cher, un vrai rapport ; entendez-vous, monsieur le conseiller d’État ? »

J’ai répondu que ce serait long, mais que ce ne serait pas sans charme pour moi : que mon Atlas était l’histoire d’une grande partie de ma vie ; que je lui devais surtout le bonheur de me trouver ici près de lui, etc…

Le 16, le gouverneur s’est présenté sur les trois heures, suivi de son secrétaire militaire. La brèche était décidée entre nous et le gouverneur depuis ce que l’on m’a vu appeler plus haut sa première méchanceté, sa première injure et sa première brutalité. L’éloignement, la mésintelligence et l’aigreur mutuels allaient toujours croissant ; nous étions fort mal disposés les uns et les autres. L’Empereur se portait assez mal ; il n’était point habillé : toutefois il m’a dit qu’il le recevrait, sa toilette faite. En effet, peu d’instants après il est passé dans son salon, et j’ai introduit sir Hudson Lowe.

Demeuré dans le salon d’attente avec le secrétaire militaire, j’ai pu entendre, par le son de la voix de l’Empereur, qu’il s’animait et que la scène était chaude. L’audience a été fort longue et très orageuse. Le gouverneur congédié, j’ai couru au jardin où l’Empereur me faisait demander. Depuis deux jours il n’était pas bien : ceci a achevé de le bouleverser. « Eh bien ! m’a-t-il dit en m’apercevant, la crise a été forte, je me suis fâché, mon cher ! on m’a envoyé plus qu’un geôlier ! sir Lowe est un bourreau ! Quoi qu’il en soit, je l’ai reçu aujourd’hui avec ma figure d’ouragan, la tête penchée et l’oreille en avant. Nous nous sommes considérés comme deux béliers qui allaient s’encorner ; et mon émotion doit avoir été bien forte, car j’ai senti la vibration de mon mollet gauche. C’est un grand signe chez moi, et cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. »

Le gouverneur avait abordé l’Empereur avec embarras et en phrases coupées. Il était arrivé des pièces de bois, disait-il… Les journaux devaient le lui avoir appris, à lui Napoléon… C’était une habitation pour lui… Il serait bien aise de savoir ce qu’il en pensait… etc., etc. À quoi l’Empereur a répondu par le silence et un geste très significatif. Puis, passant rapidement à d’autres objets, il lui a dit avec chaleur qu’il ne lui demandait rien, qu’il ne voulait rien de lui, que seulement il le priait de le laisser tranquille ; que tout en se plaignant de l’amiral, il lui avait constamment reconnu un cœur ; qu’au milieu et en dépit de ses contrariétés, il l’avait pourtant reçu toujours en parfaite confiance ; qu’il n’en était plus de même aujourd’hui ; que depuis un mois que lui Napoléon se trouvait en d’autres mains, il avait été plus agacé que durant les six autres mois qu’il avait été dans l’île.

Le gouverneur ayant répondu qu’il n’était pas venu pour recevoir des leçons : « Ce n’est pourtant pas faute que vous en ayez besoin, a repris l’Empereur. Vous avez dit, Monsieur, que vos instructions étaient bien plus terribles que celles de l’amiral. Sont-elles de me faire mourir par le fer ou par le poison ? Je m’attends à tout de la part de vos ministres : me voilà, exécutez votre victime ! J’ignore comment vous vous y prendrez pour le poison ; mais quant à m’immoler par le fer, vous en avez déjà trouvé le moyen. S’il vous arrive, ainsi que vous m’en avez fait menacer, de violer mon intérieur, je vous préviens que le brave 53e n’y entrera que sur mon cadavre.

« En apprenant votre arrivée, je me félicitais de trouver un général de terre, qui, ayant été sur le continent et dans les grandes affaires, aurait su employer des mesures convenables vis-à-vis de moi ; je me trompais grossièrement. » Le gouverneur ayant dit qu’il était militaire dans l’intérêt et les formes de sa nation, l’Empereur a repris : « Votre nation, votre gouvernement, vous-même, serez couverts d’opprobre à mon sujet ; vos enfants le partageront ; ainsi le voudra la postérité. Fut-il jamais de barbarie plus raffinée que la vôtre, Monsieur, lorsqu’il y a peu de jours vous m’avez invité à votre table sous la qualification de général Bonaparte, pour me rendre la risée ou l’amusement de vos convives ! Auriez-vous mesuré votre considération au titre qu’il vous plaisait de me donner ? Je ne suis point pour vous le général Bonaparte ; il ne vous appartient pas plus qu’à personne sur la terre de m’ôter les qualifications qui sont les miennes. Si lady Loudon eût été dans mon enceinte, j’eusse été la voir sans doute, parce que je ne compte point avec une femme ; mais j’eusse cru l’honorer beaucoup. Vous avez offert, m’a-t-on dit, des officiers de votre état-major pour m’accompagner dans l’île, au lieu du simple officier établi dans Longwood. Monsieur, quand des soldats ont reçu le baptême du feu dans les batailles, ils sont tous les mêmes à mes yeux ; leur couleur n’est point ici ce qui m’importune, mais l’obligation de les voir, quand ce serait une reconnaissance tacite du point que je conteste. Je ne suis point prisonnier de guerre ; je ne dois donc point me soumettre aux règles qui en sont la suite. Je ne suis dans vos mains que par le plus horrible abus de confiance. »

Le gouverneur, au moment de sortir, ayant demandé à l’Empereur de lui présenter son secrétaire militaire, l’Empereur a répondu que c’était fort inutile, que si cet officier avait l’âme délicate, il devait s’en soucier fort peu ; que pour lui il le sentait de la sorte. Qu’il ne pouvait d’ailleurs exister aucun rapport de société entre les geôliers et les prisonniers ; que c’était donc parfaitement inutile. Il a congédié le gouverneur.

Le grand maréchal est venu nous joindre ; il arrivait de chez lui, où le gouverneur était descendu avant et après sa visite à l’Empereur. Il a rendu un compte détaillé de ces deux visites.

En repassant, le gouverneur avait montré une extrême mauvaise humeur, et s’était plaint fortement de celle de l’Empereur. Ne s’en fiant point à son propre esprit, il avait eu recours à celui de l’abbé de Pradt, dont l’ouvrage nous était présent à tous en ce moment. Il avait dit : « Que Napoléon ne s’était pas contenté de se créer une France imaginaire, une Espagne imaginaire, une Pologne imaginaire, mais qu’il voulait encore se créer une Sainte-Hélène imaginaire. » Et l’Empereur n’a pu s’empêcher d’en rire.

Nous avons alors fait notre tournée en calèche. Au retour, l’Empereur s’est mis au bain. Il m’a fait appeler, a dit qu’il ne dînerait qu’à neuf heures, et m’a retenu. Il est beaucoup revenu sur la scène du jour, sur les abominables traitements dont il est l’objet, sur la haine atroce qui les commande, la brutalité qui les exécute. Et après quelques instants de silence et de méditation, il lui est échappé ce qu’il me dit souvent : « Mon cher, ils me tueront ici ! c’est certain ! » Quelle horrible prophétie !…

Vendredi 17.

J’ai été fort malade toute la nuit ; l’Empereur a déjeuné dans le jardin ; il m’y a fait appeler ; il était lui-même triste et abattu ; il ne se portait pas bien du tout. Après le déjeuner, nous nous sommes promenés longtemps autour de la maison ; il ne disait mot. La chaleur l’a forcé de rentrer vers une heure. Il regrettait vivement de n’avoir point d’ombrage.

Vers quatre heures, il a envoyé savoir si je continuais d’être souffrant ; il revenait de la promenade en calèche, où je n’avais pu le suivre. J’ai été le joindre au jardin, où il était demeuré avec le grand maréchal. Il continuait d’être triste, indifférent, distrait ; il a fait raconter à Bertrand son séjour à Constantinople en 1796, son voyage à Athènes et son retour au travers de l’Albanie. Il était beaucoup question de Sélim III, de ses améliorations, du baron de Tott, etc., etc. Tout cela était fort curieux, malheureusement je ne trouve dans mon manuscrit que de simples indications que ma mémoire ne saurait m’aider à développer aujourd’hui.


Madame la maréchale Lefèvre – Traits caractéristiques.


Samedi 18.

L’Empereur a continué d’être souffrant. Au retour d’une promenade en calèche, il s’est mis au bain ; il m’a fait appeler. Il y est devenu gai ; nous avons causé avec la plus grande liberté jusqu’à huit heures et demie. Il a voulu dîner dans son cabinet, et m’a gardé. Le lieu, le tête-à-tête, l’élégance du service, la propreté de la table, me donnaient, disais-je, l’idée d’une petite bonne fortune ; il en a ri. Il m’a beaucoup questionné et m’a fait revenir sur Londres, mon émigration, nos princes, l’évêque d’Arras (de Consié), etc., etc. Il revenait lui-même sur les principales époques de son consulat ; il en donnait des détails et des anecdotes bien curieuses ; de là nous sommes passés à l’ancienne cour, à la nouvelle, etc. Beaucoup de ces choses ne seraient que des répétitions ; je crois les avoir déjà mentionnées ailleurs. D’autres qui ne sont qu’indiquées dans mon manuscrit demeureront pour jamais perdues.

Voici seulement ce que je transcris comme nouveau. Il m’est arrivé d’égayer l’Empereur par les anecdotes et les coq-à-l’âne prêtés gratuitement, sans nul doute, à madame la maréchale Lefèvre, qui pendant longtemps a joui du privilège de faire les gorges chaudes de nos salons et même des Tuileries. « Je m’en étais donné, disais-je, tout comme un autre, jusqu’à ce qu’un jour je me l’interdis à jamais, en apprenant un trait d’elle qui prouvait l’élévation de ses sentiments autant que la bonté de son cœur.

« Madame Lefèvre, femme d’un soldat aux gardes, et par conséquent d’un état à l’avenant, courait elle-même gaiement, et volontiers, au-devant de ses souvenirs, et même de ses occupations manuelles de cette époque. Elle et son mari se trouvaient dans ces temps avoir donné des soins domestiques à leur capitaine (le marquis de Valady), parrain de leur enfant, et fameux dans la défection des gardes françaises, non moins fameux encore dans son fanatisme de république et de liberté, qui ne le privait pourtant pas de certains sentiments généreux ; car, membre de la Convention, il a péri pour s’être opposé à l’exécution de Louis XVI, qualifiant hautement cet acte de véritable meurtre, ajoutant de la meilleure foi du monde que ce prince était déjà assez malheureux d’avoir été roi, pour qu’on songeât à lui infliger d’autre châtiment.

« La veuve de ce député, au retour de son émigration, reçut tout aussitôt les offres et les soins les plus touchants du ménage Lefèvre, parvenu alors à un haut degré de splendeur et de crédit.

« Or, un jour madame Lefèvre accourut chez elle : « Mais savez-vous, lui dit-elle, que vous n’êtes pas bons, et que vous avez bien peu de cœur entre vous autres gens comme il faut ? Nous, tout bêtement soldats, nous en agissons mieux. On vient de nous apprendre qu’un de nos anciens officiers, et le camarade de votre mari, vient d’arriver de son émigration, et qu’on le laisse ici mourir de faim ; ce serait grande honte… ! Nous craindrions, nous autres, de l’offenser, si nous venions à son secours, mais vous, c’est autre chose ; vous ne pouvez que lui faire plaisir. Portez-lui donc cela de votre part. » Et elle lui jeta un rouleau de cent louis, ou mille écus. Sire, depuis ce temps, disais-je, je n’ai plus eu envie de me moquer de madame Lefèvre ; je n’ai plus senti pour elle qu’une vénération profonde ; je m’empressais de lui donner la main aux Tuileries, et je me trouvais fier de la promener dans vos salons, en dépit de tous les quolibets que j’entendais bourdonner autour de moi. »

Nous avons parcouru alors un grand nombre de rapports de bienveillances exercées par les nouveaux parvenus en faveur des anciens ruinés, et cité beaucoup de traits à l’avenant ; entre autres la galanterie, bien recherchée peut-être, de celui qui, de simple soldat, arrivé au grade de maréchal ou de haut général, je ne me souviens plus, se procura un jour la satisfaction, dans sa splendeur nouvelle, de réunir en dîner de famille son ancien colonel et quatre ou cinq officiers du régiment, qu’il reçut avec son ancien habit de soldat, n’employant constamment vis-à-vis d’eux que les mêmes qualifications dont il s’était servi autrefois.

« Et voilà pourtant, disait l’Empereur, la vraie manière d’éteindre la fureur des temps, car de pareils procédés doivent nécessairement créer de grands échanges de bienveillances réciproques entre les partis opposés, et il est à croire que dans les derniers temps les obligés auront obligé à leur tour, ne fût-ce que pour demeurer quittes. »

Ce mot de quittes me rappelle un trait caractéristique de l’Empereur, qui doit trouver ici sa place.

Un général dans son département, s’était rendu coupable d’excès, qui, portés devant les tribunaux, devaient lui coûter l’honneur, peut-être la vie. Or ce général avait rendu les plus grands services à Napoléon dans la journée de brumaire. Il mande le général, et, après lui avoir reproché ses infamies : « Toutefois, lui dit-il, vous m’avez obligé, je ne l’ai point oublié. Je vais peut-être outrepasser les lois, et manquer à mes devoirs : je vous fais grâce. Monsieur, allez-vous-en ; mais sachez qu’à compter d’aujourd’hui nous sommes quittes. Désormais tenez-vous bien, j’aurai les yeux sur vous. »


Le gouverneur de Java – Le docteur Warden – Conversation familière de l’Empereur sur sa famille.


Dimanche 19.


Sur les trois heures, l’Empereur a reçu le gouverneur de Java (Raffles) et ses officiers dans le jardin. Il a fait ensuite un tour en calèche.

En rentrant sur les six heures, je l’ai suivi dans son cabinet ; il a fait appeler le grand maréchal et sa femme, et s’est mis à causer familièrement jusqu’à dîner, parcourant mille objets de sa famille et de son plus petit intérieur au temps de sa puissance. Il s’est arrêté surtout sur l’impératrice Joséphine. Ils avaient fait ensemble, disait-il, un ménage tout à fait bourgeois, c’est-à-dire fort tendre et très uni, n’ayant eu longtemps qu’une même chambre et qu’un même lit. « Circonstance très morale, disait l’Empereur, qui influe singulièrement sur un ménage, assure le crédit de la femme, la dépendance du mari, maintient l’intimité et les bonnes mœurs. On ne se perd point de vue, en quelque sorte, continuait-il, quand on passe la nuit ensemble ; autrement, on devient bientôt étrangers. Aussi, tant que dura cette habitude, aucune de mes pensées, aucune action n’échappaient à Joséphine ; elle suivait, saisissait, devinait tout ; ce qui parfois n’était pas sans quelque gêne pour moi et pour les affaires. Un moment d’humeur y mit fin lors du camp de Boulogne. » Certaines circonstances politiques arrivées de Vienne, la nouvelle de la coalition qui éclata en 1805, avaient occupé le Premier Consul tout le jour, et prolongèrent son travail fort avant dans la nuit. Revenant se coucher fort mal disposé, on lui fit une véritable scène de ce retard. La jalousie en était la cause ou le prétexte. Il se fâcha à son tour, s’évada, et ne voulut plus entendre à reprendre son assujettissement. Toute la crainte de l’Empereur, disait-il, avait été que Marie-Louise n’en eût exigé un pareil ; car enfin il l’eût bien fallu. C’est le véritable apanage, le vrai droit d’une femme, ajoutait-il.

« Un fils de Joséphine m’eût été nécessaire, et m’eût rendu heureux, continuait l’Empereur, non seulement comme résultat politique, mais encore comme douceur domestique.

« Comme résultat politique, je serais encore sur le trône, car les Français y seraient attachés comme au roi de Rome, et je n’aurais pas mis le pied sur l’abîme couvert de fleurs qui m’a perdu. Et qu’on médite après sur la sagesse des combinaisons humaines ! Qu’on ose prononcer avant la fin sur ce qui est heureux ou malheureux ici-bas ! Comme douceur domestique, ce gage eût fait tenir Joséphine tranquille, et eût mis fin à une jalousie qui ne me laissait pas de repos ; et cette jalousie se rattachait bien plus à la politique qu’au sentiment. Joséphine prévoyait l’avenir, et s’effrayait de sa stérilité. Elle sentait bien qu’un mariage n’est complet et réel qu’avec des enfants ; or elle s’était mariée ne pouvant plus en donner. À mesure que sa fortune s’éleva, ses inquiétudes s’accrurent : elle employa tous les secours de la médecine ; elle feignit souvent d’en avoir obtenu du succès. Quand elle dut enfin renoncer à tout espoir, elle mit souvent son mari sur la voie d’une grande supercherie politique ; elle finit même par oser la lui proposer directement.

« Joséphine avait à l’excès le goût du luxe, le désordre, l’abandon de la dépense, naturels aux créoles. Il était impossible de jamais fixer ses comptes ; elle devait toujours : aussi c’était constamment de grandes querelles quand le moment de payer ses dettes arrivait. On l’a vue souvent alors envoyer chez ses marchands leur dire de n’en déclarer que la moitié. Il n’est pas jusqu’à l’île d’Elbe où des mémoires de Joséphine ne soient venus fondre sur moi de toutes les parties de l’Italie. »

Quelqu’un qui avait connu l’impératrice Joséphine à la Martinique, a répété à l’Empereur beaucoup de particularités de sa jeunesse et de sa famille. Il est très vrai qu’on lui avait prédit plusieurs fois, dans son enfance, qu’elle porterait une couronne. Et une autre circonstance non moins remarquable ni moins bizarre serait que la sainte ampoule, qui servait à sacrer nos rois, eût été brisée, ainsi que quelques-uns l’ont prétendu, précisément par son premier mari, le général Beauharnais, qui, dans un moment de défaveur populaire, aurait espéré, par cet acte, se remettre en crédit.

On a dit, on a écrit mille bruits absurdes sur le mariage de Napoléon et de Joséphine. On trouvera dans les campagnes d’Italie la véritable et première cause de leur connaissance et de leur union. C’est par Eugène, encore enfant, qu’elle se fit. Après vendémiaire, il alla demander l’épée de son père au général en chef de l’armée de l’intérieur (le général Bonaparte) ; l’aide de camp Lemarrois introduisit ce jeune enfant, qui, en revoyant l’épée de son père, se mit à pleurer. Le général en chef fut touché de ce sentiment, et le combla de caresses. Sur le récit qu’Eugène fit à sa mère de l’accueil qu’il avait reçu du jeune général, elle accourut lui faire visite et le remercier. « On sait, disait l’Empereur, qu’elle croyait aux pressentiments, aux sorciers ; on lui avait prédit dans son enfance qu’elle ferait une grande fortune, qu’elle serait souveraine. On connaît d’ailleurs toute sa finesse ; aussi me répétait-elle souvent depuis qu’aux premiers récits d’Eugène le cœur lui avait battu, et qu’elle avait entrevu dès cet instant une lueur de sa destinée, l’accomplissement des prédictions ; etc., etc.

« Une autre nuance caractéristique de Joséphine, disait l’Empereur, était sa constante dénégation. Dans quelque moment que ce fût, quelque question que je lui fisse, son premier mouvement était la négative, sa première parole non ; et ce non, disait l’Empereur, n’était pas précisément un mensonge, c’était une précaution, une simple défensive ; et c’est ce qui nous distingue éminemment, disait-il à madame Bertrand, de vous autres mesdames, ce qui n’est au fond entre nous que différence de sexe et d’éducation : vous aimez, et l’on vous apprend à dire non ; nous, au contraire, nous nous faisons gloire de le dire, même quand cela n’est pas. De là toute la clef de nos conduites respectives si différentes. Nous ne sommes vraiment pas et nous ne saurions être de même espèce dans la vie.

Lors de la terreur, Joséphine étant en prison, son mari mort sur l’échafaud, Eugène, son fils, avait été mis chez un menuisier, et y fut littéralement en apprentissage et en service. Hortense ne fut guère mieux, elle fut mise, si je ne me trompe, chez une ouvrière en linge. »

Ce fut Fouché qui le premier toucha la corde fatale du divorce ; il alla, sans mission, conseiller à Joséphine de dissoudre son mariage, pour le bien de la France, lui disait-il. Le moment pourtant n’était pas encore arrivé pour Napoléon. Cette démarche causa beaucoup de chagrin et de trouble dans le ménage ; elle irrita fort l’Empereur ; et s’il ne chassa pas alors Fouché, à la vive sollicitation de Joséphine, c’est qu’au fait il avait déjà secrètement arrêté ce divorce en lui-même, et qu’il ne voulut pas, par ce châtiment, donner un contre-coup à l’opinion.

Toutefois il doit à la justice de dire que, dès qu’il le voulut, Joséphine obéit. Ce fut pour elle une peine mortelle ; mais elle se soumit et de bonne foi, sans vouloir mettre à profit des tracasseries inutiles qu’elle eût pu essayer de faire valoir. Et ici c’est peut-être le lieu de dire que je tiens de la bouche du prince primat des détails curieux sur le mariage et le divorce. Madame de Beauharnais fut mariée au général Bonaparte par un prêtre insermenté, mais qui avait négligé, par pur accident, l’autorisation obligée du curé de la paroisse. Ce défaut de formalité, ou tout autre, occupa fort depuis le cardinal Fesch, et, soit scrupule ou autrement, il fit si bien qu’il vint à bout, au moment du couronnement, de persuader aux deux époux de se laisser marier par lui, à huis clos, en tant que de besoin. Lors du divorce, la séparation civile fut prononcée par le Sénat. Quant à la séparation religieuse, on ne voulait pas s’adresser au pape, et on n’en eut pas besoin. Le cardinal Fesch ayant refait le mariage sans témoins, l’officialité de Paris l’annula pour ce défaut, et déclara qu’il n’y avait pas eu de mariage. À ce jugement l’impératrice Joséphine fit appeler le cardinal Fesch à la Malmaison, et lui demanda s’il oserait attester et signer par écrit qu’elle avait été mariée, et bien mariée. « Sans doute, répondit le cardinal Fesch, je le soutiendrai partout, et je vais vous en signer le témoignage : » Ce qu’il fit en effet.

« Mais, disais-je alors au prince primat, quel jugement a donc porté l’officialité de Paris ? – Celui de la vérité, répondit le prince. – Mais que veut dire alors la déclaration du cardinal Fesch ? Serait-elle donc fausse ? – Pas dans son opinion, disait-il, parce qu’il a adopté les doctrines ultra-montaines, par lesquelles les cardinaux prétendent avoir le droit de marier sans témoins, ce qui n’est pas reconnu en France, et frappe de nullité. »

Toutefois il semble que l’impératrice Joséphine ne demanda cet écrit que pour sa propre satisfaction, et n’en fit pas autrement usage.

Elle se conduisit avec beaucoup de grâce et d’adresse ; elle désira que le vice-roi fût mis à la tête de cette affaire, et fit elle-même, à cet égard, des offres de service à la maison d’Autriche.

Joséphine, ajoutait Napoléon, eut vu volontiers Marie-Louise : elle en parlait souvent et avec beaucoup d’intérêt, ainsi que du roi de Rome : quant à Marie-Louise, elle traitait à merveille Eugène et Hortense ; mais elle montrait une grande répugnance pour Joséphine, et surtout une vive jalousie. « Je voulus la mener un jour à la Malmaison, disait l’Empereur ; mais, sur cette proposition, elle se mit à fondre en larmes. Elle ne m’empêchait pas d’y aller, me disait-elle, se contentant de ne vouloir pas le savoir. Toutefois, dès qu’elle en suspectait l’intention, il n’est pas de ruse qu’elle n’employât pour me gêner là-dessus. Elle ne me quittait plus ; et comme ces visites semblaient lui faire beaucoup de peine, je me fis violence, et n’allai presque jamais à la Malmaison. Quand il m’arrivait d’y aller, c’étaient alors d’autres larmes de ce côté, c’étaient des tracasseries de toute espèce. Joséphine avait toujours devant les yeux et dans ses intentions l’exemple de la femme de Henri IV, qui, disait-elle, avait vécu à Paris après son divorce, venait à la cour, avait assisté au sacre. Elle, Joséphine, était bien mieux située encore, prétendait-elle ; elle avait ses propres enfants, et ne pouvait plus en avoir d’autres, etc. »

Joséphine avait une connaissance accomplie de toutes les nuances du caractère de l’Empereur et un tact admirable pour la mettre en pratique. « Jamais il ne lui est arrivé, par exemple, disait l’Empereur, de rien demander pour Eugène, d’avoir jamais même remercié pour ce que je faisais pour lui ; d’avoir même montré plus de soins ou de complaisance le jour des grandes faveurs, tant elle avait à cœur de se montrer persuadée et de me convaincre que tout cela n’était pas son affaire à elle, mais bien la mienne à moi, qui pouvais et devais y rechercher des avantages. Nul doute qu’elle n’ait eu plus d’une fois la pensée que j’en viendrais un jour à l’adopter pour successeur. »

L’Empereur se disait convaincu qu’il avait été ce qu’elle aimait le mieux, et ajoutait en riant qu’il ne doutait pas qu’elle n’eût quitté un rendez-vous d’amour pour venir auprès de lui. Elle n’eût pas manqué un voyage, quelque pénible qu’il fût, pour tout au monde. Ni fatigue, ni privations ne pouvaient la rebuter ; elle employait l’importunité, la ruse même, pour le suivre. Montais-je en voiture au milieu de la nuit pour la course la plus lointaine, à ma grande surprise j’y trouvais Joséphine tout établie, bien qu’elle n’eût pas dû être du voyage. Mais il vous est impossible de venir : je vais trop loin ; vous auriez trop à souffrir. – Pas le moindrement, répondait Joséphine. – Et puis, il faut que je parte à l’instant. – Aussi me voilà toute prête. – Mais il vous faut un grand attirail. – Aucun, disait-elle, tout est préparé. – Et la plupart du temps il fallait bien que je cédasse.

« En somme, concluait l’Empereur, Joséphine avait donné le bonheur à son mari, et s’était constamment montrée son amie la plus tendre. Professant à tout moment et en toute occasion la soumission, le dévouement, la complaisance la plus absolue. Aussi lui ai-je toujours conservé les plus tendres souvenirs et la plus vive reconnaissance.

« Joséphine, disait encore l’Empereur, mettait ces dispositions et ces qualités (la soumission, le dévouement, la complaisance) au rang des vertus et de l’adresse politique dans son sexe, et elle blâmait fort et grondait souvent sur ce point sa fille Hortense et sa parente Stéphanie, qui vivaient mal avec leurs maris, montrant des caprices et affectant de l’indépendance.

« Louis, disait l’Empereur à ce sujet, était un enfant gâté par la lecture de Jean-Jacques. Il n’avait pu être bien avec sa femme que très peu de mois. Beaucoup d’exigences de sa part, de l’étourderie de la part d’Hortense, voilà les torts réciproques. Toutefois ils s’aimaient en s’épousant, ils s’étaient voulus l’un et l’autre ; ce mariage, au surplus, avait été le résultat des efforts de Joséphine, qui y trouvait son compte. J’aurais voulu au contraire, moi, m’étendre dans d’autres familles, et j’avais un moment jeté les yeux sur une nièce de M. de Talleyrand, devenue depuis madame Juste de Noailles. »

On avait fait courir les bruits les plus ridicules sur les rapports de lui Napoléon avec Hortense ; on avait voulu que son aîné fût de lui. Mais de pareilles liaisons n’étaient, disait-il, ni dans ses idées ni dans ses mœurs ; et pour peu qu’on connût celles des Tuileries, on sent bien, remarquait-il, qu’il eût pu s’adresser à beaucoup d’autres avant d’en être réduit à un choix aussi peu naturel, aussi révoltant. Louis savait bien apprécier la nature de ces bruits, disait l’Empereur ; mais son amour-propre, sa bizarrerie n’en étaient pas moins choqués, et il les mettait souvent en avant comme prétexte.

Quoi qu’il en soit, Hortense, continuait l’Empereur, Hortense, si bonne, si généreuse, si dévouée, n’est pas sans avoir eu quelques torts avec son mari ; j’en dois convenir, en dehors de toute l’affection que je lui porte et du véritable attachement que je sais qu’elle a pour moi. Quelque bizarre, quelque insupportable que fût Louis, il l’aimait ; et, en pareil cas, avec d’aussi grands intérêts, toute femme doit toujours être maîtresse de se vaincre, avoir l’adresse d’aimer à son tour. Si elle eût su se contraindre, elle se serait épargné le chagrin de ses derniers procès ; elle eût eu une vie plus heureuse ; elle eût suivi son mari en Hollande, et y serait demeurée. Louis n’eût point fui d’Amsterdam ; je ne me serais pas vu contraint de réunir son royaume, ce qui a contribué à me perdre en Europe, et bien des choses se seraient passées différemment.

« La princesse de Bade, a-t-il dit, s’est montrée plus habile. Sitôt qu’elle a vu le divorce de Joséphine, elle a connu sa position, elle s’est rapprochée de son mari ; ils ont formé depuis le mariage le plus heureux.

« Pauline était trop prodigue ; elle avait trop d’abandon, elle devait être immensément riche par tout ce que je lui ai donné ; mais elle donnait tout à son tour, et sa mère la sermonnait souvent à cet égard, lui prédisant qu’elle pourrait mourir à l’hôpital ; mais Madame elle-même était aussi par trop parcimonieuse ; c’en était ridicule ; j’ai été jusqu’à lui offrir des sommes fort considérables par mois si elle voulait les distribuer. Elle voulait bien les recevoir, mais pourvu, disait-elle, qu’elle fût maîtresse de les garder. Dans le fond, tout cela n’était qu’excès de prévoyance de sa part : toute sa peur était de se trouver un jour sans rien. Elle avait connu le besoin, et ces terribles moments ne lui sortaient pas de la pensée. Il est juste de dire d’ailleurs qu’elle donnait beaucoup à ses enfants en secret ; c’est une si bonne mère !…

« Du reste, cette même femme à laquelle on eût si difficilement arraché un écu, disait l’Empereur, eût tout donné pour préparer mon retour de l’île d’Elbe ; et après Waterloo elle m’eût remis entre les mains tout ce qu’elle possédait pour aider à rétablir mes affaires ; elle me l’a offert ; elle se fût condamnée au pain noir sans murmure[3]. C’est que chez elle le grand l’emportait encore sur le petit : la fierté, la noble ambition marchaient chez elle avant l’avarice. »

Et ici l’Empereur a fait l’observation qu’à l’heure même qu’il était il avait encore présentes à la mémoire des leçons de fierté qu’il en avait reçues dans son enfance, et qu’elles avaient agi sur lui toute la vie. Madame Mère avait une âme forte et trempée aux plus grands évènements ; elle avait éprouvé cinq à six révolutions : elle avait eu trois fois sa maison brûlée par les factions en Corse.

« Joseph ne m’a guère aidé ; mais c’est un fort bon homme ; sa femme, la reine Julie, est la meilleure créature qui ait existé. Joseph et moi nous nous sommes toujours fort aimés et fort accordés, il m’aime sincèrement. Je ne doute pas qu’il ne fît tout au monde pour moi ; mais toutes ses qualités tiennent uniquement de l’homme privé : il est éminemment doux et bon ; il a de l’esprit et de l’instruction ; il est aimable. Dans les hautes fonctions que je lui avais confiées, il a fait ce qu’il a pu ; ses intentions étaient bonnes ; aussi la principale faute n’est pas à lui, mais bien plutôt à moi, qui l’avais jeté hors de sa sphère ; et dans des circonstances bien grandes, la tâche s’est trouvée hors de proportion avec ses forces.

La reine de Naples s’était beaucoup formée dans les évènements, disait l’Empereur. Il y avait chez elle de l’étoffe, beaucoup de caractère et une ambition désordonnée. Elle devait beaucoup souffrir en cet instant, remarquait-il, d’autant plus qu’on pouvait dire qu’elle était née reine. Elle n’avait pas comme nous, continuait l’Empereur, connu le simple particulier. Elle, Pauline, Jérôme, étaient encore des enfants, que j’étais le premier homme de France ; aussi, ne se sont-ils jamais cru d’autre état que celui dont ils ont joui au temps de ma puissance.

Jérôme était un prodigue dont les débordements avaient été criants. Son excuse peut-être pouvait se trouver dans son âge et dans ce dont il s’était entouré. Au retour de l’île d’Elbe, il semblait d’ailleurs avoir beaucoup gagné et donner de grandes espérances ; et puis, il existait un beau témoignage en sa faveur, c’est l’amour qu’il avait inspiré à sa femme ; la conduite de celle-ci, lorsqu’après ma chute, son père, ce terrible roi de Wurtemberg, si despotique, si dur, a voulu la faire divorcer, est admirable. Cette princesse s’est inscrite dès lors de ses propres mains dans l’histoire. »

À notre grand regret, on est venu annoncer le dîner. L’Empereur a continué d’être fort causant toute la soirée, parcourant comme en famille une foule d’objets divers, principalement la conduite d’un grand nombre de personnages pendant son absence et lors de son retour. Il ne s’est retiré qu’à minuit, et en terminant par ces paroles :

« Qu’est en ce moment la France, Paris ? et que sera-t-il de nous d’aujourd’hui à un an ?… »


L’empereur endormi – Maximes morales et politiques de Napoléon.


Lundi 20.

L’Empereur est monté en calèche de fort bonne heure. Au retour, vers trois heures, il m’a fait suivre dans sa chambre. « Je suis triste, ennuyé, souffrant, m’a-t-il dit ; asseyez-vous dans ce fauteuil, tenez-moi compagnie. » Il s’est étendu sur son canapé et a fermé les yeux ; il s’est endormi, et moi je le veillais !… Sa tête était découverte ; j’étais à deux pas de lui, je contemplais son front, ce front où je lisais Marengo, Austerlitz et cent autres actes immortels. Quelles étaient en ce moment mes idées, mes sensations ! Qu’on le juge si l’on peut ; pour moi, je ne saurais le rendre.

L’Empereur, au bout de trois quarts d’heure, s’est levé, a fait quelques tours dans sa chambre, puis il lui a pris fantaisie d’aller visiter toutes les nôtres. En énumérant en détail les inconvénients de la mienne, il en riait d’indignation, et a dit en sortant : « Non, je ne crois pas qu’il y ait de chrétien plus mal abrité que cela. »

Après le dîner, l’Empereur a effleuré plusieurs contes moraux. Après quelques pages de l’un d’eux, il a dit : « La morale va être sans doute que les hommes ne changent jamais, ce qui n’est pas vrai ; ils changent en mal et même en bien. Il en est ainsi d’une foule d’autres maximes consacrées par les auteurs, toutes également fausses. Les hommes sont ingrats, disent-ils ; non, il n’est pas vrai que les hommes soient aussi ingrats qu’on le dit ; et si l’on a si souvent à s’en plaindre, c’est que d’ordinaire le bienfaiteur exige encore plus qu’il ne donne.

On vous dit encore que quand on connaît le caractère d’un homme, on a la clef de sa conduite ; c’est faux : tel fait une mauvaise action, qui est foncièrement honnête homme ; tel fait une méchanceté sans être méchant. C’est que presque jamais l’homme n’agit par l’acte naturel de son caractère, mais par une passion secrète du moment, réfugiée, cachée dans les derniers replis du cœur. Autre erreur quand on vous dit que le visage est le miroir de l’âme. Le vrai est que l’homme est très difficile à connaître, et que, pour ne pas se tromper, il faut ne le juger que sur ses actions ; et encore faudrait-il que ce fût sur celles du moment, et seulement pour ce moment.

« Au fait, les hommes ont leurs vertus et leurs vices, leur héroïsme et leur perversité ; les hommes ne sont ni généralement bons ni généralement mauvais ; mais ils possèdent et exercent tout ce qu’il y a de bon et de mauvais ici-bas ; voilà le principe : ensuite le naturel, l’éducation, les accidents, font les applications. Hors de cela, tout est système, tout est erreur ; tel a été mon guide, et il m’a réussi assez généralement. Toutefois je me suis trompé en 1814 en croyant que la France, à la vue de ses dangers, allait ne faire qu’un avec moi ; mais je ne m’y suis plus trompé en 1815, au retour de Waterloo. »


Le gouverneur arrêtant lui-même un domestique – Lecture de la Bible – Applications curieuses.


Mardi 21.

Au retour de notre promenade en calèche, nous avons appris que le gouverneur était venu pendant notre absence, et qu’il avait arrêté lui-même un de nos domestiques, dernièrement au service du sous-gouverneur Skelton, et depuis peu de jours à celui du général Montholon. En l’apprenant, l’Empereur a dit : « Quelle turpitude ! c’est ignoble ! un gouverneur !… Un lieutenant-général anglais, arrêter lui-même un domestique ! Vraiment, c’est par trop dégoûtant !… »

Après le dîner, l’Empereur a demandé : « Que lirons-nous ce soir ? » On s’est accordé pour la Bible. « C’est assurément bien édifiant, a remarqué l’Empereur : on ne le devinerait point en Europe. » Et il nous a lu le livre de Judith, disant à presque chaque lieu, chaque ville ou village qu’il nommait : « J’ai campé là ; j’ai enlevé ce poste d’assaut ; j’ai donné bataille dans ce lieu-là, etc., etc. »


Caprices de l’autorité – La princesse Stéphanie de Bade, etc..


Mercredi 22.

Dans la journée, il a été beaucoup question des matelots anglais du Northumberland qu’on nous avait donnés comme domestiques, et qu’il s’agissait de nous retirer en cet instant. Ils étaient pourtant avec nous en vertu d’un contrat réciproque qui liait les deux parties pour un an. Mais nous sommes en dehors du droit commun. Le gouverneur disait que l’amiral les demandait absolument ; l’amiral disait qu’il les laisserait si le gouverneur le voulait. On nous donnait des soldats en échange ; mais on nous les a pris, rendus, repris et rendus de nouveau, sans que nous pussions deviner ce qu’on voulait.

Me trouvant chez l’Empereur, et, en attendant son dîner, la conversation est tombée sur l’établissement de madame Campan ; les personnes qui y ont été élevées, les fortunes que l’Empereur a faites à plusieurs d’entre elles ; et il s’est arrêté particulièrement sur Stéphanie de Beauharnais, devenue princesse de Bade, qu’il a dit affectionner beaucoup ; et il est entré dans un grand nombre de détails à son sujet.

La princesse Stéphanie de Bade avait perdu sa mère n’étant encore qu’une enfant, et fut laissée par elle aux soins d’une Anglaise, son amie intime ; celle-ci, fort riche et sans enfants, l’avait en quelque sorte adoptée, et avait confié son éducation à d’anciennes religieuses, dans le midi de la France, à Montauban, je crois.

Napoléon, encore Premier Consul, entendit un jour Joséphine ; dont elle était la parente, mentionner cette circonstance. « Comment pouvez-vous, s’écria-t-il, permettre une pareille chose ? Quelqu’un de votre nom à la charge d’une étrangère, d’une Anglaise, en cet instant notre ennemie ! Ne craignez-vous pas que votre mémoire n’en souffre un jour ? » Et aussitôt un courrier fut expédié pour ramener la jeune enfant aux Tuileries ; mais les religieuses ne voulurent point s’en dessaisir. Napoléon, heurté, prit les informations et autorisations nécessaires, et bientôt il fut expédié un second courrier au préfet du lieu, avec ordre de se saisir à l’instant même de la jeune Beauharnais, au nom de la loi.

Or telles étaient, par les circonstances du temps, certaines éducations et les opinions qu’elles pouvaient inspirer, que la jeune Stéphanie ne se vit pas réclamée sans douleur, et qu’elle ne vit pas sans effroi celui qui se disait son allié et voulait être son bienfaiteur. Elle fut placée chez madame Campan, à Saint-Germain ; on lui prodigua toutes sortes de maîtres, et elle n’en sortit que pour jeter un grand éclat par sa beauté, ses grâces, son esprit et ses vertus.

L’Empereur l’adopta pour fille, et la maria au prince héréditaire de Bade. Le mariage, durant quelques années, fut loin d’être heureux ; mais avec le temps les préventions disparurent, les époux se réunirent, et ils n’ont plus eu dès cet instant, qu’à regretter le bonheur dont ils s’étaient privés.

La princesse de Bade, aux conférences d’Erfurt, avait été fort distinguée par l’empereur Alexandre, son beau-frère, qui lui prodiguait de véritables attentions. On le savait, et, pour y obvier, les gens dirigeant la haute politique lors de nos désastres de 1813, craignant l’entrevue d’Alexandre avec la princesse de Bade, à Manheim, cherchèrent à détruire à temps son influence par des rapports mensongers et des propos inventés qui lui aliénèrent la bienveillance de ce monarque. Aussi, lors de l’arrivée d’Alexandre à Manheim, dans sa marche triomphale vers Paris, la princesse Stéphanie fut loin d’en être bien traitée : elle put s’en trouver blessée dans ses sentiments ; mais sa fierté demeura tout entière, et alors commença pour son mari une véritable gloire de caractère. Les personnages les plus augustes le circonvinrent de toutes parts, et l’importunèrent longtemps pour qu’il répudiât la femme qu’il avait reçue de Napoléon ; mais il s’y refusa constamment, répondant avec une noble fierté qu’il ne commettrait jamais une bassesse qui répugnait autant à sa tendresse qu’à son honneur. Ce prince généreux, auquel nous n’avions pas rendu assez de justice à Paris, a succombé depuis sous une maladie longue et douloureuse, durant laquelle la princesse lui a prodigué jusqu’au dernier moment, de ses propres mains, les soins les plus minutieux et les plus touchants, qui lui ont mérité toute la reconnaissance et l’affection de ses proches et de ses peuples.

Elle a embelli l’exercice de la souveraineté, et elle a honoré son caractère de femme ; et comme fille, elle a professé dans tous les temps la plus haute vénération, la plus tendre reconnaissance pour celui qui, au sommet d’un pouvoir sans bornes, l’avait bénévolement adoptée pour fille.


Autres maximes de l’empereur – Scène de Portalis au Conseil d’État, etc. – Accidents de l’Empereur à Saint-Cloud, à Auxonne, à Marly.


Jeudi 23.

L’Empereur m’a fait venir sur les deux heures dans sa chambre ; il était souffrant ; il avait mal dormi. Il a fait sa toilette, me disant que cela le remettrait. De là nous avons passé au jardin ; la conversation l’a conduit à dire que nos mœurs voulaient que le souverain ne se montrât que comme un bienfait ; les actes de rigueur devaient passer par les autres ; la clémence devait lui demeurer : c’était son premier domaine. À Paris, on lui avait reproché parfois, disait-il, certaines conversations, des paroles qu’il n’aurait pas dû, il est vrai, exprimer lui-même. Cependant, ajoutait-il, sa situation personnelle, son extrême activité, la plupart de ses actes, qui venaient tous réellement de lui, auraient dû lui faire passer bien des choses. Du reste, il rendait justice au tact extrêmement fin de la capitale ; nulle part sans doute, remarquait-il, il ne se trouvait autant d’esprit ni plus de goût qu’à Paris. Il se reprochait la scène de Portalis au Conseil d’État. Moi qui l’avais présenté, je lui disais l’avoir trouvée en quelque sorte paternelle. « Il y avait pourtant quelque chose de trop, a-t-il repris. J’eusse dû m’arrêter avant de lui commander de sortir. La scène eût dû finir, puisqu’il ne se justifiait pas, par un simple c’est bon ; il n’eût dû trouver le châtiment que chez lui. Le souverain a toujours tort de parler en colère. Peut-être étais-je excusable dans mon conseil, j’y étais en famille ; ou bien peut-être encore, mon chef, cela demeure-t-il un vrai tort de ma part : on a ses défauts, la nature a ses droits. »

Il se reprochait surtout et au dernier degré, dans une autre circonstance, la scène faite aux Tuileries, dans une de ses grandes audiences du dimanche, en présence de toute la cour, tant elle avait été violente et dure ; il s’agissait de quelqu’un d’un nom très marquant dans le faubourg Saint-Germain, et père d’un de ses chambellans qu’il estimait fort et aimait beaucoup. Mais là, continuait-il, je fus vraiment poussé à bout ; j’éclatai contre mon gré. Je venais de lui donner une des légions de Paris ; la capitale était menacée, il s’agissait de la défendre. J’ai appris plus tard qu’il se réjouissait de nos désastres, et les appelait ; mais je n’en savais rien encore. Nous allions avoir l’ennemi sur les bras ; il m’écrit froidement que sa santé ne lui permet pas ce service ; et néanmoins il ose se montrer frais et dispos sous mes yeux, en courtisan ; j’en fus indigné. Cependant je me contins et le passai, mais il trouva le secret de se replacer encore trois ou quatre fois avec empressement sur mes pas. Je n’y pus plus tenir, et la bombe éclata. — Comment, Monsieur, lui dis-je, vous m’écrivez être malade pour combattre, et vous accourez ici en courtisan bien portant ! Moi qui croyais que votre nom appartenait à la patrie, je vous ai fait l’honneur de vous donner une des légions de la capitale, pour la défendre contre l’ennemi qui est aux portes, et vous me refusez ?… Mais que voulez-vous que je pense ? vous m’embarrassez, Monsieur, j’ai le droit de m’en indigner, et il faut ici que ma pensée se fasse jour. Il y a de la lâcheté ou de la trahison ; serait-ce de la trahison ?… Mais je ne violente les sentiments de personne, Monsieur ; ce n’est pas moi qui ai été vous chercher. Qu’il vous souvienne de tous vos empressements et de toutes vos courbettes, de vos nombreuses cajoleries pour arriver jusqu’à moi ! Ah ! quittez cette croix d’honneur que vous m’avez arrachée ! aussi bien elle se sentirait trop déplacée, et surtout ne reparaissez plus dans ce palais dont les murailles ne pourraient que vous rappelez votre honte ! — Croira-t-on qu’après une telle sortie, que je me reprochais si fort à moi-même, il ne s’occupa que de me faire entourer de ses soumissions, de son repentir, de ses nouvelles protestations, en vrai misérable ? mais je ne voulus entendre rien. – Et vous avez bien fait, Sire, a repris l’un de nous ; car il a justifié jusqu’au bout les prévisions de Votre Majesté : lors de l’entrée des alliés, on l’a vu sur la terrasse des Tuileries, en face l’hôtel Talleyrand qu’occupait l’empereur de Russie, agiter un mouchoir blanc au milieu de la foule pressée, et lui répéter à tue-tête : Allons, mes amis, mes enfants, criez : Vive Alexandre ! vive notre ami ! notre libérateur ! La multitude s’en indigna, et, en dépit de la garde russe qui bordait l’hôtel, elle le força de déguerpir aussitôt. Il faillit être assommé. »

De là l’Empereur en est revenu, selon son habitude, à me questionner sur un grand nombre de familles et d’individus dont les noms lui étaient familiers, mais les personnes peu connues.

L’Empereur, du reste, était tout à fait raisonnable sur les conduites individuelles ; dans la grande nomination de chambellans calculée pour l’entourage de Marie-Louise, on avait compris le duc de Duras. « Il me fit prier de trouver bon, disait l’Empereur, qu’il refusât, ayant été, ajoutait-il, premier gentilhomme de la chambre de Louis XVI et de Louis XVIII. Je fus le premier à m’écrier : Comment voudrait-on qu’il en pût être autrement ?… Il a raison. C’était un manque de goût dans ceux qui me l’avaient proposé ; mais moi, qu’avais-je à y faire ? Pouvais-je deviner de pareils détails ? mes grandes affaires me permettaient-elles d’y descendre ? »

Sur les quatre heures, l’Empereur est monté en calèche. Durant notre course accoutumée, il a parlé de plusieurs accidents fort graves qui avaient menacé sa vie.

À Saint-Cloud, il avait voulu une fois mener sa calèche à six chevaux et à grandes guides. L’aide de camp ayant gauchement traversé les chevaux les fit emporter. L’Empereur ne put prendre le tour nécessaire ; la calèche alla, avec toute la force d’une vélocité extrême, frapper contre la grille. L’Empereur se trouva violemment jeté à huit ou dix pieds en travers sur le ventre. Il a été mort, disait-il, huit ou dix secondes ; il avait senti le moment où il avait cessé d’exister, ce qu’il appelait le moment de la négative. Le premier qui, se jetant à bas de son cheval, vint à le toucher, le ressuscita, le rappela soudainement à la vie par le simple contact, comme dans le cauchemar, où l’on se trouve délivré, disait-il, dès qu’on a pu proférer un cri.

Une autre fois, ajoutait-il, il avait été noyé assez longtemps. C’était en 1786, à Auxonne, sa garnison. Étant à nager et seul, il avait perdu connaissance, coulé, obéi au courant ; il avait senti fort bien la vie lui échapper ; il avait même entendu, sur les bords, des camarades annoncer qu’il était noyé, et dire qu’ils couraient chercher des bateaux pour reprendre son corps. Dans cet état, un choc le rendit à la vie ; c’était un banc de sable contre lequel frappa sa poitrine : sa tête se trouvant merveilleusement hors de l’eau, il en sortit lui-même, vomit beaucoup, rejoignit ses vêtements, et avait atteint son logis qu’on cherchait encore son corps.

Une autre fois, à Marly, à la chasse du sanglier, tout l’équipage étant en fuite, en véritable déroute d’armée, disait l’Empereur, il tint bon avec Soult et Berthier contre trois énormes sangliers qui les chargeaient à bout portant. « Nous les tuâmes raides tous les trois, disait-il ; mais je fus touché par le mien, et j’ai failli en perdre le doigt que voilà. » En effet, la dernière phalange de l’avant-dernier doigt de la main gauche portait une forte blessure. Mais le risible, disait l’Empereur, c’était de voir la multitude, entourée de tous les chiens et se cachant derrière les trois héros, crier à tue-tête : « À l’Empereur ! sauvez l’Empereur ! à l’Empereur !!! Mais pourtant personne n’avançait etc., etc. »


Politique du moment – Sentiments vraiment patriotiques de l’Empereur ; beau mouvement de l’Empereur – Horoscope touchant son fils, etc., etc..


Vendredi 24.

L’Empereur n’est sorti que pour monter en calèche. Notre promenade a été de près d’une heure et demie ; nous allions lentement, et nous avons redoublé notre tour. L’Empereur était sur la politique ; la lecture des derniers journaux arrivés depuis trois jours en a fourni le sujet. En France, l’émigration des patriotes était nombreuse, rapide, et l’on semblait vouloir la favoriser en ne confisquant pas les biens, etc., etc… . . . . . .

L’Empereur croyait voir dans les débats du parlement d’Angleterre l’arrière-pensée du partage de la France ; il en était navré. « Tout cœur vraiment français, disait-il, doit être au désespoir ; une immense majorité sur le sol de la patrie doit ressentir les angoisses de la plus vive douleur. Ah ! s’est-il écrié, que ne suis-je dans une sphère en dehors de ce globe ! Que n’ai-je le pied sur un sol évidemment libre et indépendant ; où l’on ne pourrait soupçonner aucune influence d’autrui ! que j’étonnerais le monde ! J’adresserais une proclamation aux Français ; je leur crierais : Vous allez finir, si vous ne vous réunissez. L’odieux, l’insolent étranger va vous morceler, vous anéantir. Relevez-vous, Français ! faites masse à tout prix : ralliez-vous, s’il le faut, même aux Bourbons… car l’existence de la patrie, son salut avant tout !… »

Toutefois il pensait que la Russie devait combattre ce partage ; elle devait avoir à craindre par là l’accroissement et l’agglomération de l’Allemagne contre elle. L’un de nous ayant fait observer que l’Autriche devait s’y opposer aussi, dans la crainte de n’avoir plus un soutien nécessaire contre les entreprises de la Russie, et ayant de plus mentionné qu’elle pourrait vouloir être utile au roi de Rome et s’en servir. L’Empereur a répliqué : « Oui, comme d’instrument de menace peut-être, mais jamais comme un objet de bienveillance ; il doit leur être trop redoutable. Le roi de Rome serait l’homme des peuples, il sera celui de l’Italie. Aussi la politique autrichienne le tuera, peut-être pas sous son grand-père, qui est un honnête homme, mais qui ne vivra pas toujours : ou bien encore, si les mœurs de nos jours n’admettent pas un tel attentat, alors ils essaieront d’abrutir ses facultés, ils l’hébéteront ; et si enfin il échappait à l’assassinat physique et à l’assassinat moral, si sa mère et la nature venaient à le sauver de tous ces dangers, alors !… alors !… a-t-il répété plusieurs fois comme en cherchant, alors !… comme alors !… car qui peut assigner les destinées d’aucun ici-bas ! »

L’Empereur est retourné de là à l’Angleterre, concluant qu’elle seule était véritablement intéressée à la destruction de la France ; et, dans l’abondance, la mobilité de son esprit, il s’est mis à parcourir les divers plans qu’elle pouvait suivre. Elle ne devait pas trop accroître la Belgique, disait-il ; autrement, Anvers lui deviendrait formidable comme sous la France. Elle devait laisser les Bourbons dans le centre avec huit ou dix millions d’habitants seulement, et les environner de princes, ducs ou rois de Normandie, Bretagne, Aquitaine et Provence ; de telle sorte que Cherbourg, Brest, la Garonne et la Méditerranée se trouvassent dans des mains différentes. C’était, disait-il, faire rétrograder la monarchie française de plusieurs siècles, faire recommencer les premiers Capets, et ménager aux Bourbons quelques centaines d’années de nouveaux efforts pénibles et laborieux. « Mais heureusement, pour en arriver là, remarquait l’Empereur, l’Angleterre devait avoir à surmonter des obstacles invincibles : l’uniformité de la division territoriale en départements, la similitude du langage, l’identité de mœurs, l’universalité de mon code, celle de mes lycées, et la gloire, la splendeur que j’ai léguées, voilà autant de nœuds indissolubles, d’institutions vraiment nationales. Avec cela, on ne morcelle pas, on ne dissout pas un grand peuple, ou il se renouvelle et ressuscite toujours. C’est le géant de l’Arioste, que l’on voit courir après chacun de ses membres abattus, sa tête même, la replacer et combattre de nouveau. – Ah ! Sire, a dit alors quelqu’un, la vertu et la puissance du géant tenaient à un seul cheveu arraché, et si le cheveu vital de la France devait être Napoléon ! – Non, a repris assez brusquement l’Empereur, ce ne saurait être ; mon souvenir et mes idées survivraient encore. » Et puis, reprenant le sujet, il a dit : « Avec ma France, au contraire, l’Angleterre devait naturellement finir par n’en être plus qu’un appendice. La nature l’avait faite une de nos îles aussi bien que celles d’Oléron ou de la Corse. À quoi tiennent les destinées des empires ! disait-il. Que nos révolutions sont petites et insignifiantes dans l’organisation de l’univers ! Si, au lieu de l’expédition d’Égypte, j’eusse fait celle d’Irlande ; si de légers dérangements n’avaient mis obstacle à mon entreprise de Boulogne, que pourrait être l’Angleterre aujourd’hui ? Que serait le continent ? le monde politique ? etc., etc. »


Brutus de Voltaire.


Samedi 25.

Après le dîner, l’Empereur a lu Œdipe, qu’il a extrêmement vanté ; puis Brutus, dont il a fait une analyse très remarquable. Voltaire, disait-il, n’avait point entendu ici le vrai sentiment. Les Romains étaient guidés par l’amour de la patrie comme nous le sommes par l’honneur. Or, Voltaire ne peignait pas le vrai sublime de Brutus sacrifiant ses enfants, malgré ses angoisses paternelles, au salut de la patrie ; il en avait fait un monstre d’orgueil, immolant ses enfants à sa situation présente, à son nom, à sa célébrité. Tout le nœud de la pièce, continuait-il, était conçu à l’avenant. Tullie était une forcenée qui mettait le marché à la main pour son lit, et non une femme tendre, dont la séduction et l’influence dangereuse pouvaient entraîner au crime, etc., etc.


Établissement français sur le fleuve Saint-Laurent – L’Empereur eût pu gagner l’Amérique – Sur la politique du cabinet anglais – Carnot au moment de l’abdication.


Dimanche 26.

L’Empereur m’a fait appeler vers les deux heures. Nous avons parcouru quelques journaux.

Les journaux nous apprenaient que son frère Joseph avait acheté de grandes propriétés au nord de l’État de New-York, sur le fleuve Saint-Laurent, et qu’un grand nombre de Français se groupaient autour de lui, de manière à fonder bientôt un établissement. On faisait observer que le choix du lieu semblait être fait dans les intérêts des États-Unis, et en opposition à la politique de l’Angleterre ; car, dans le Sud, à la Louisiane par exemple, les réfugiés n’auraient pu avoir d’autres vues et d’autre avenir que le repos et la prospérité domestique ; tandis qu’aux lieux où on les plaçait, il était évident qu’ils devaient devenir bientôt un attrait naturel pour la population du Canada déjà française, et former par la suite une forte barrière ou même un point hostile contre les Anglais, qui en sont encore les dominateurs. L’Empereur disait que cet établissement devait compter en peu de temps une réunion d’hommes très forts dans tous les genres. S’ils remplissaient leur devoir, ajoutait-il, il sortirait de là d’excellents écrits, des réfutations victorieuses du système qui triomphe aujourd’hui en Europe. L’Empereur avait déjà eu à l’île d’Elbe quelque idée semblable.

De là il est passé à récapituler tout ce qu’il avait donné aux membres de sa famille, les sommes qu’ils pouvaient avoir recueillies ; elles devaient être très considérables. Lui seul, remarquait-il, n’avait rien ; s’il se trouvait, avec le temps, posséder quelque chose en Europe, il ne le devrait qu’à la prévoyance et aux combinaisons de quelques amis.

Si l’Empereur eût gagné l’Amérique, il comptait, disait-il, appeler à lui tous ses proches ; il supposait qu’ils eussent pu réaliser au moins quarante millions. Ce point serait devenu le noyau d’un rassemblement national, d’une patrie nouvelle. Avant un an, les évènements de la France, ceux de l’Europe auraient groupé autour de lui cent millions et soixante mille individus, la plupart de ceux-ci ayant propriétés, talents et instruction. L’Empereur disait qu’il aurait aimé à réaliser ce rêve ; c’eût été une gloire toute nouvelle.

« L’Amérique, continuait-il, était notre véritable asile, sous tous les rapports. C’est un immense continent, d’une liberté toute particulière. Si vous avez de la mélancolie, vous pouvez monter en voiture, courir mille lieues, et jouir constamment du plaisir d’un simple voyageur. Vous y êtes l’égal de tout le monde ; vous vous perdez à votre gré dans la foule, sans inconvénients, avec vos mœurs, votre langage, votre religion, etc., etc. »

L’Empereur disait qu’il ne pouvait désormais se trouver simple particulier sur le continent de l’Europe ; son nom y était trop populaire ; il tenait trop maintenant par quelque côté à chaque peuple ; il était devenu de tous les pays.

« Pour vous, m’a-t-il dit en riant, votre lot naturel était les pays de l’Orénoque ou ceux du Mexique. Les souvenirs du bon Las Casas n’y sont point effacés ; vous y auriez eu ce que vous eussiez voulu. Il est de la sorte des destinations toutes marquées. Grégoire, par exemple, n’a qu’à aller à Haïti, on l’y fera pape. »

Au moment de la seconde abdication de l’Empereur, un Américain à Paris lui écrivit : « Tant que vous avez été à la tête d’une nation, tout prodige de votre part était possible, toutes les espérances pouvaient être conçues ; mais aujourd’hui rien ne vous est plus possible en Europe. Fuyez, gagnez les États-Unis. Je connais le cœur des chefs et les dispositions de la multitude ; vous trouverez là une patrie et de véritables consolations. » L’Empereur ne le voulut pas. Il pouvait sans nul doute, à la faveur de la célérité ou du déguisement, gagner Brest, Nantes, Bordeaux, Toulon, et probablement atteindre l’Amérique, mais il ne pensait pas que sa dignité lui permît le déguisement ni la fuite. Il se croyait tenu à montrer à toute l’Europe son entière confiance dans le peuple français et l’extrême affection de celui-ci à sa personne, en traversant son territoire, dans une telle crise, en simple particulier et sans escorte. Enfin, et c’était par-dessus tout ce qui le dirigeait en cet instant critique, il espérait qu’à la vue du danger les yeux se dessilleraient, qu’on reviendrait à lui, et qu’il pourrait sauver la patrie. C’est ce qui lui fit allonger le temps le plus qu’il put à la Malmaison, c’est ce qui le fit retarder beaucoup encore à Rochefort. S’il est à Sainte-Hélène, c’est à ce sentiment qu’il le doit ; jamais il ne put se séparer de cette pensée. Plus tard, quand il n’y eut plus d’autre ressource que d’accepter l’hospitalité du Bellérophon, peut-être ce ne fut pas sans une espèce de secrète satisfaction intérieure qu’il s’y voyait irrésistiblement amené par la force des choses : être en Angleterre, c’était ne pas être éloigné de la France. Il savait bien qu’il n’y serait pas libre, mais il espérait être entendu ; et alors que de chances s’ouvraient à la nouvelle direction qu’il pourrait imprimer ! « Les ministres anglais, ennemis de leur patrie ou vendus à l’étranger, disait-il, ont trouvé ma seule personne encore trop redoutable. Ils ont pensé que ma seule opinion dans Londres eût été plus que l’opposition tout entière, qu’il leur eût fallu changer de système ou quitter leurs places ; et, plutôt que de céder à un changement et pour conserver leurs places, ils ont lâchement sacrifié les vrais intérêts de leur pays, le triomphe, la gloire de ses lois, la paix du monde, le bonheur de l’Europe, la prospérité, les bénédictions de l’avenir. »

Le soir, l’Empereur s’est trouvé revenir de nouveau sur les indécisions qu’il avait éprouvées avant de prendre un parti décisif après Waterloo.

Son discours à ses ministres, en agitant l’abdication, fut la prophétie littérale de ce que nous avons vu depuis. Carnot fut le seul qui sembla le comprendre. Il combattit cette abdication, qui, selon lui, était le coup de mort de la patrie ; il voulait qu’on se défendît jusqu’à extinction, en désespérés. Il fut le seul de son avis ; tout le reste opina pour l’abdication. Elle fut résolue, et alors Carnot, s’appuyant la tête de ses deux mains, se mit à fondre en larmes.

Dans un autre endroit l’Empereur disait : « Je ne suis pas un dieu ; je ne pouvais pas faire tout à moi seul ; je ne pouvais sauver la nation qu’avec elle-même. J’étais bien sûr que le peuple avait ce sentiment ; aussi souffre-t-il aujourd’hui sans l’avoir mérité. C’est la tourbe des intrigants, ce sont les gens à titres, à emplois, qui ont été les vrais coupables. Ce qui les a séduits, ce qui m’a perdu, c’est la douceur du système de 1814, la bénignité de la restauration ; ils ont cru à sa répétition. Le changement de prince était devenu pour eux une mauvaise plaisanterie. Il n’y en a pas un qui n’ait cru demeurer tout ce qu’il était en me voyant remplacé par Louis XVIII ou par tout autre. Dans cette grande affaire, ces hommes malhabiles, avides, égoïstes, ne voyaient qu’une compétition qui leur importait peu, et ne songeaient qu’à leurs intérêts individuels, lorsqu’il s’agissait d’une guerre de principes à mort qui devait les dévorer tous ; et puis pourquoi le dissimuler ? convenons-en, j’avais élevé et il s’est trouvé dans mon entourage de fiers misérables. » Et se tournant vers moi, il a ajouté : « Et ceci encore n’est pas pour votre faubourg Saint-Germain ; son affaire est une autre question. Ceux-là ne sont pas sans pouvoir fournir quelque espèce d’excuse. Lors du premier renversement, en 1814, les grands traîtres ne sont pas partis de là. Je n’eus pas trop à m’en plaindre, et, à mon retour, ils ne me devaient plus rien. J’avais abdiqué, le roi était revenu ; ils étaient retournés à leurs premières affections. Ils avaient recommencé un nouveau bail, etc., etc. »


État de l’industrie en France – Sur les physionomies.


Lundi 27.

L’Empereur a marché vers l’extrémité du bois, en attendant que la calèche vînt nous prendre. Nous avons fait notre tour ordinaire. La conversation est tombée sur l’état de l’industrie en France. L’Empereur l’avait portée, disait-il, à un degré inconnu jusqu’à lui ; et on ne le croyait pas en Europe, même en France. Les étrangers en ont été grandement surpris à leur arrivée. L’abbé de Montesquiou, disait-il, ne revenait pas d’en avoir les preuves en main lors de son ministère de l’intérieur.

L’Empereur était le premier en France qui eût dit : d’abord l’agriculture, puis l’industrie, c’est-à-dire les manufactures ; enfin le commerce qui ne doit être que la surabondance des deux premiers. C’était encore lui qui avait défini et mis en pratique d’une manière claire et suivie les intérêts si divergents des manufacturiers et des négociants. C’était lui à qui on devait la conquête du sucre, de l’indigo et du coton. Il avait proposé un million pour celui qui parviendrait à filer, par mécanique, le lin comme le coton, et il ne doutait pas que ce résultat n’eût été obtenu, et que la fatalité des circonstances eût seule empêché de consacrer cette magnifique découverte, etc., etc. (Effectivement, elle avait été obtenue dans la Belgique.)

Les ennemis de notre propre bien, la vieille aristocratie, disait-il, s’était perdue en mauvaises plaisanteries, en frivoles caricatures sur tous ces objets ; mais les Anglais, qui sentaient le coup, n’en riaient point, et en demeurent encore affectés aujourd’hui.

Quelque temps avant le dîner, l’Empereur m’a fait venir dans sa chambre : il était fort souffrant ; il essayait de causer ; il n’en avait pas la force ; il attribuait sa situation à de mauvais vin nouvellement arrivé. Et à propos de vin, il racontait que Corvisart, Bertholet et autres chimistes et médecins lui avaient souvent recommandé et répété, à lui qui était si éminemment exposé, que si jamais en buvant il lui arrivait de trouver le moindre mauvais goût à du vin, il devait le cracher à l’instant.

De là, la conversation l’a conduit à s’étonner du caractère de quelqu’un dont les traits étaient un vrai contraste avec ce caractère. « Cela prouve, disait-il, qu’on ne doit pas prendre les hommes à leur visage ; on ne les connaît bien qu’à l’essai. Que de figures j’ai eues à juger dans ma vie ! que d’expériences j’ai pu faire ! que de dénonciations, que de rapports j’ai entendus ! Aussi m’étais-je fait la loi constante de ne plus me laisser influencer jamais par les traits ni par les paroles. Néanmoins il faut convenir que les traits fournissent parfois de bizarres rapprochements ! Par exemple, en considérant notre Monseigneur (le gouverneur), qui ne trouve du chat-tigre dans ses traits ? Autre exemple : J’avais quelqu’un en service intime auprès de moi ; je l’aimais beaucoup, et j’ai été obligé de le chasser, parce que je l’ai pris plusieurs fois la main dans le sac, et qu’il volait par trop impudemment : eh bien ! qu’on le regarde, on lui trouvera un œil de pie. »

À ce sujet, je citais Mirabeau, qui, en parlant du visage d’un membre distingué de nos diverses législatures, le sénateur Pastoret, disait : « Il y a du tigre et du veau, mais le veau domine. » Ce qui a beaucoup fait rire Napoléon, parce que cela, remarquait-il, était exactement vrai.


L’Empereur devant le camp anglais.


Mardi 28.

L’Empereur est sorti vers les deux heures. Le temps était fort doux et fort agréable. Nous avons été en calèche près d’une heure. Il avait d’abord été question d’aller à cheval ; l’Empereur en sent le besoin pour sa santé, mais il semble y porter un dégoût extrême : il ne saurait, dit-il, tourner sur lui-même de la sorte ; dans nos limites il se croit dans un manège, il en a des nausées. Cependant, au retour, nous sommes venus à bout de l’y déterminer. Il nous avait tous auprès de lui ; nous avons gagné la crête du prolongement de la montagne des Chèvres qui sépare l’horizon de la ville d’avec celui de Longwood (voir la carte). Nous sommes revenus en passant sur le front du camp ; c’était la seconde fois depuis notre séjour à Longwood. Tous les soldats, quelles que fussent leurs occupations, ont tout quitté, et sont accourus spontanément pour former la haie. « Quel soldat européen, disait l’Empereur à ce sujet, n’est pas ému à mon approche ! » Et c’est parce qu’il le savait qu’il évitait soigneusement ici de passer devant le camp anglais, dans la crainte qu’on ne l’accusât de vouloir provoquer ce sentiment. Cette petite course et la fatigue qu’elle a causée ont été agréables à tout le monde. Nous étions de retour à cinq heures. L’Empereur trouvait la journée bien longue : depuis quelque temps il ne dicte plus. Il a aperçu des espèces de quilles façonnées par les gens pour leur usage ; il les a fait apporter, et nous avons fait une partie. J’y ai perdu contre l’Empereur un napoléon et demi, qu’il m’a bien fait payer, pour les jeter au valet de pied qui nous servait la boule.

  1. (Note de Wikisource : texte retranché de cette édition) « Les séparations de corps avaient autrefois, par rapport à la femme, au mari, aux enfants, à peu près les mêmes effets que le divorce, et pourtant n’étaient-elles pas aussi multipliées que les divorces le sont aujourd’hui ? seulement elles avaient cet inconvénient de plus, qu’une femme effrontée continuait de déshonorer le nom de son mari, parce qu’elle le conservait, etc. »
    « Plus loin, combattant la rédaction d’un article qui spécifie les causes pour lesquelles le divorce sera admissible : « Mais quel malheur, dit-il, ne serait-ce pas que de se voir forcé à les exposer, et à révéler jusqu’aux détails les plus minutieux et les plus secrets de l’intérieur de son ménage ?
    « D’ailleurs ces causes, quand elles sont réelles, opéreront-elles toujours le divorce ? La cause de l’adultère, par exemple, ne peut obtenir de succès que par des preuves toujours très difficiles, souvent impossibles. Cependant le mari qui n’aurait pu les faire serait obligé de vivre avec une femme qu’il abhorre, qu’il méprise, et qui introduit dans sa famille des enfants étrangers. Sa ressource serait de recourir à la séparation de corps, mais elle n’empêcherait pas que son nom ne continuât à être déshonoré. »
    Revenant à appuyer de nouveau le principe du divorce, et combattant certaines restrictions, il dit encore dans un autre moment : « Le mariage n’est pas toujours, comme on le suppose, la conclusion de l’amour. Une jeune personne consent à se marier pour se conformer à la mode, pour arriver à l’indépendance et à un établissement. Elle accepte un mari d’un âge disproportionné, dont l’imagination, les goûts, les habitudes ne s’accordent pas avec les siens ; la loi doit donc lui ménager une ressource pour le moment où, l’illusion cessant, elle reconnaît qu’elle se trouve dans des liens mal assortis, et que sa volonté a été séduite.
  2. Des amis m’ont assuré que ces expressions avaient été bien pénibles à ceux qui en étaient l’objet ; cependant je puis assurer qu’elles avaient été prononcées dans des intentions tout à fait bienveillantes pour Caffarelli, et faites même pour le flatter. L’Empereur, en mentionnant les causes que l’intrigue avait mises en avant pour écarter du ministère cet administrateur distingué, avait été bien loin de prononcer qu’elles étaient réelles ; bien au contraire : et j’aurais été d’autant plus malencontreux dans mon récit, que c’est une famille à laquelle je suis fort attaché.
  3. Que l’Empereur connaissait bien sa mère ! À mon retour en Europe j’ai vu se vérifier à la lettre ce qu’il en dit ici, et j’en ai joui avec délices.
        À peine eus-je fait connaître à Madame Mère la situation de l’Empereur et ma résolution de me consacrer uniquement à y apporter quelque adoucissement, que sa réponse, par le retour du courrier, fut que toute sa fortune était à la disposition de son fils, qu’elle se réduirait à une simple servante s’il le fallait ; m’autorisant, bien que je n’en fusse pas connu personnellement, à tirer, dès l’instant même, telle somme que je croirais nécessaire au bien-être de l’Empereur. Le cardinal Fesch joignait ses offres d’une manière tout aussi touchante ; et c’est ici le cas de faire connaître que tous les membres de la famille de l’Empereur s’empressèrent de témoigner le même zèle, la même tendresse, le même dévouement. Tant que ma santé me permit de correspondre avec eux, j’ai reçu une foule de lettres dont l’ensemble formerait le recueil le plus touchant. Elles honorent leur cœur, et eussent pu être une douce consolation pour l’Empereur, si les restrictions anglaises m’eussent permis de les faire parvenir jusqu’à lui.
    N.B. Dans ce chapitre et dans d’autres passages du Mémorial, tous les proches de Napoléon se trouvent mentionnés ; et l’on devra convenir que loin d’avoir observé plus de ménagement pour eux que pour d’autres, j’en ai certainement employé beaucoup moins, au point même d’avoir laissé échapper des expressions dont l’irrégularité ne saurait être excusée que par la précipitation avec laquelle le manuscrit et la rédaction première ont été envoyées à la presse ; c’est que j’ai voulu que mes lettres de créance vis-à-vis du public se lussent précisément dans les chances auxquelles je m’exposais bénévolement : celles de déplaire à d’illustres personnes de la connaissance de la plupart desquelles j’ai été honoré, pour lesquelles je conserve un tendre attachement, une vénération profonde, et dont la bienveillance et l’affection me seraient si chères ! Si je n’avais mentionné à leur égard que ce qu’il y avait d’agréable, et que je me fusse tu sur ce qui ne l’était pas, quelles eussent été les garanties de ma véracité aux yeux des contemporains et à ceux de l’histoire ? N’eût-on pas pu m’accuser avec quelque avantage de n’être qu’un complaisant, un panégyriste, un flatteur ; et alors quelle atteinte n’eût pas pu recevoir mon grand, mon seul, mon unique objet, celui de faire connaître Napoléon par ses propres, ses plus intimes paroles ? Or n’est-il pas évident que pour y parvenir j’avais besoin, sur toutes choses, d’être cru ? ce que je ne pouvais obtenir qu’en donnant les preuves les plus évidentes d’une minutieuse véracité, quelque inconvénient d’ailleurs qu’elle eût pu créer contre moi. Au surplus, si les illustres intéressés sont justes, je dois être sûr de leur indulgence ; s’ils ne l’étaient pas, j’en serais profondément affligé ; mais ce serait dans le mérite-même de mes intentions que j’irais chercher mes consolations.