Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 08

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Ernest Bourdin (Tome Ip. 485-517).


Chapitre 8.


Suite des Fragments de la campagne d’Italie.


Bataille de Castiglione. — Depuis l’invasion de Wurmser, le 29 juillet 1796, jusqu’au blocus de Mantoue, le 24 août suivant, espace de vingt-six jours..


N.B. Tous les mots qui sont en italique sont des corrections au manuscrit de la main même de l’Empereur.


Le maréchal Wurmser quitte le commandement de l’armée d’Allemagne, et prend le commandement de l’armée autrichienne en Italie. — L’armée d’Italie avait ouvert la campagne au mois d’avril. On était en juin, et les armées du Nord, du Rhin et de Sambre-et-Meuse étaient encore inactives. Ces grandes et belles armées, de plus de deux cent mille hommes, faisant les principales forces de la république, tenaient tranquillement garnison en Hollande, sur Meuse et Rhin, et dans l’Alsace.

Lorsqu’on apprit l’arrivée des Français sur l’Adige et le blocus de Mantoue, la cour d’Autriche renonça à l’offensive qu’elle avait projetée en Alsace et sur le Bas-Rhin, et ordonna au maréchal Wurmser, qui avait été destiné à cette opération, de revenir en toute hâte diriger les affaires d’Italie, et d’y amener trente mille hommes de ses meilleures troupes, qui, jointes aux renforts envoyés de toute la monarchie, devaient lui composer une armée de près de cent mille hommes.

L’armée française d’Italie avait rempli sa tâche en détruisant l’armée qui lui était opposée. Si les armées du Nord en eussent fait autant, la grande lutte eût été terminée.

Cependant le bruit des préparatifs de la maison d’Autriche retentissait dans toute l’Italie. Toutes les nouvelles confidentielles des agents diplomatiques, toutes les lettres des ennemis de la France étaient pleines de détails sur l’immensité des moyens qu’on allait déployer, sur la certitude que l’empereur d’Allemagne, avant la fin d’août, serait maître de Milan, et aurait chassé les Français de l’Italie.

II. Situation de l’armée d’Italie. — Dès la fin de juin le général français suivait attentivement tous ces préparatifs, et en concevait de vives alarmes. Il faisait sentir au Directoire qu’il était impossible que trente mille Français pussent soutenir seuls l’effort de toute la puissance autrichienne. Il demandait qu’on lui envoyât des renforts des armées du Rhin, ou bien que ces mêmes armées entrassent en campagne sans délai. Il rappelait la promesse positive qu’on lui avait donnée, à son départ de Paris, qu’elles commenceraient à opérer le 15 avril ; il se plaignait que deux mois se fussent écoulés sans qu’elles eussent bougé.

Wurmser quitta le Rhin avec ses renforts vers le commencement de juin ; et vers la fin du même mois les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse ouvrirent enfin la campagne. Mais alors leur diversion n’était plus utile à l’armée d’Italie : Wurmser y était déjà arrivé.

Le général français réunit toutes ses forces sur l’Adige et sur la Chiesa ; il ne laissa personne dans les Légations, ni en Toscane ; si ce n’est un bataillon de dépôt dans la citadelle de Ferrare et deux à Livourne. Il affaiblit autant que possible les garnisons de Coni, Tortone et Alexandrie ; il rassembla sous sa main tous les moyens disponibles de l’armée. Le siège de Mantoue commençait à donner des malades ; et quelque soin que l’on eût porté à mettre le moins de monde possible devant cette place malsaine, nos pertes ne laissaient pas que d’être considérables.

Le général en chef ne put réunir en ligne que trente mille hommes présents sous les armes. C’est avec cette armée qu’il allait avoir à lutter contre la principale armée de la maison d’Autriche.

La correspondance des divers pays de l’Italie étant très active avec le Tyrol, où se réunissaient toutes ces forces ennemies, on pouvait s’apercevoir chaque jour de l’influence funeste de ces grands préparatifs sur les esprits. Les partisans des Français tremblaient ; ceux de l’Autriche, au contraire, étaient fiers et menaçants. Mais tous s’étonnaient qu’une puissance comme la France laissât une armée qui avait si bien mérité d’elle, sans secours et sans appui. Ces observations pénétraient jusqu’aux soldats mêmes, par leur habituelle communication avec les habitants du pays.

À la fin de juillet, le général Soret avait son quartier-général à Salo : il était chargé de couvrir le débouché de la Chiesa, où passe une grande route qui communique de Trente à Brescia. Masséna était à Bussolengo, faisant occuper la Corona et Montebaldo par la brigade Joubert, et campait, avec le reste de sa division, sur le plateau de Rivoli. La brigade de Dallemagne était postée à Vérone ; la division d’Augereau occupait Porto-Legnago et le bas Adige. Le général Guillaume commandait à Peschiera, où six galères, sous les ordres du capitaine de vaisseau Lallemand, assuraient le lac de Guarda. Enfin Serrurier pressait le siège de Mantoue. Kilmaine commandait la cavalerie de l’armée.

III. Plan de campagne de Wurmser. — Wurmser pouvait passer la Brenta, déboucher par Vicence et Padoue, sur l’Adige. Par là il évitait les montagnes ; mais il se trouvait séparé de Mantoue par l’Adige, et obligé de la passer de vive force devant l’armée française ; ou bien il pouvait déboucher entre l’Adige et le lac de Guarda, s’emparer de Montebaldo, du plateau de Rivoli, faire venir son artillerie et ses bagages par la chaussée qui suit la rive gauche de l’Adige. Son armée se trouvait alors avoir franchi les montagnes et l’Adige, et n’avoir plus d’obstacle pour arriver jusqu’à Mantoue. Mais son artillerie et sa cavalerie ne pouvaient se joindre à son infanterie qu’après la prise du plateau de Rivoli. Il pouvait donc se trouver attaqué, et obligé de livrer une bataille décisive, avant d’être joint par son artillerie et sa cavalerie.

Cependant il ne tint pas compte de cet inconvénient, et adopta ce dernier parti. Wurmser, instruit de la prise du camp retranché de Mantoue et des dangers de la place, précipita son mouvement de huit à dix jours. Il divisait son armée en trois corps : le premier et le plus considérable, formant son centre, déboucha par Montebaldo et s’empara de tout le pays entre l’Adige et le lac de Guarda ; il était composé de quatre divisions formant quarante mille hommes. Le second, formant sa gauche, composé d’une division d’infanterie de dix à douze mille hommes avec toute l’artillerie, la cavalerie et les bagages, suivit la chaussée qui de Roveredo conduit à Vérone, le long de la rive gauche de l’Adige, et devait se réunir à l’armée en passant l’Adige, soit au plateau de Rivoli, soit sur les ponts de Vérone. Le troisième, formant sa droite, fort de trois divisions, composant trente à trente-cinq mille hommes, se dirigea sur la rive gauche du lac de Guarda, suivit le débouché de la Chiesa, en côtoyant le lac d’Idro ; par cette marche, ce corps avait tourné le Mincio, coupait une des grandes routes de l’armée française à Milan, et tournait tout le siège de Mantoue. Ce plan était, de la part de l’ennemi, le résultat d’une extrême confiance dans ses forces et dans ses succès. Il comptait tellement sur notre défaite qu’il s’occupait déjà de nous couper toute retraite. Ainsi Wurmser, en perspective, cernait d’avance l’armée française ; la croyant enchaînée à la nécessité de défendre le siège de Mantoue, il pensait que cerner ce point fixe, c’était cerner l’armée française, qu’il en regardait comme inséparable.

IV. — Wurmser débouche par Montebaldo, par la chaussée de Roveredo à Vérone, et par celle de la Chiesa, 29 juillet. — À la fin de juillet, le quartier général de l’armée française fut transporté à Brescia. Le 28, à dix heures du soir, le général français partit de Brescia pour visiter ses avant-postes. Arrivé le 29 à la pointe du jour à Peschiera, il y apprit que la Corona et Montebaldo étaient attaqués par des forces considérables. Il arriva à huit heures du matin à Vérone. À deux heures après midi, les troupes légères de l’ennemi se montrèrent sur le sommet des montagnes qui séparent Vérone du Tyrol, et s’engagèrent avec nos troupes. Le général en chef rétrograda toute la soirée, et porta le quartier-général à Castel-Novo, entre l’Adige et le Mincio. Il était là plus à portée de recevoir les rapports de toute la ligne.

Dans le courant de la nuit, il apprit que Joubert, attaqué à la Corona par toute une armée, avait résisté tout le jour ; mais qu’il venait de se replier sur le plateau de Rivoli, que Masséna occupait en grande force ; que des lignes nombreuses de feu couvraient toutes les montagnes entre le lac de Guarda et l’Adige ; que, sur les hauteurs de Vérone, les feux indiquaient qu’à la fin du jour les troupes ennemies s’y étaient augmentées ; que du côté de Montebello, Vicence, Bassano, Legnano, il n’y avait ni mouvements ni ennemis ; mais que du côté de Brescia, trois divisions ennemies avaient débouché par la vallée de la Chiesa. Une couvrait les hauteurs de Saint-Osetto, semblant se diriger sur Brescia ; l’autre avait pris position à Gavardo, et paraissait se porter sur Ponte-Saint-Marco et Lonato ; la troisième avait pris sur Salo, où l’on se battait déjà.

Un peu plus tard, il fut instruit que la division ennemie de Saint-Osetto avait déjà envoyé son avant-garde à Brescia, où elle n’avait trouvé aucune résistance, puisqu’on n’y avait laissé que trois cents convalescents pour la garde des hôpitaux. Ainsi la communication de l’armée avec Milan, par Brescia, se trouvant interceptée, on ne pouvait plus correspondre avec cette ville que par Crémone.

Des coureurs ennemis se faisaient déjà voir sur toutes les routes qui de Brescia vont sur Milan, Crémone et Mantoue, annonçant partout qu’une armée de quatre-vingt mille hommes avait débouché par Brescia, en même temps qu’une autre de cent mille débouchait par Vérone.

Il apprit aussi que la division ennemie, dirigée sur Salo, en était venue aux mains avec Soret, et que celui-ci, ayant eu connaissance des deux autres divisions qui se portaient sur Brescia et sur Lonato, avait craint de se trouver coupé et de Brescia et de l’armée, et avait jugé à propos de se replier sur les hauteurs de Dezenzano, afin de conserver ses communications ; qu’il avait laissé le général Guieux à Salo avec quinze cents hommes dans un antique château, espèce de forteresse à l’abri d’un coup de main ; que la division ennemie de Gavardo avait envoyé quelques coureurs sur Ponte-Saint-Marco, mais qu’ils y avaient été contenus par une compagnie de chasseurs qui s’y trouvait.

V. Grande et prompte résolution que prend le général français. Combat de Salo. Combat de Lonato, 31 juillet. — Dès ce moment, le plan d’attaque de Wurmser se trouvait dévoilé. Seule contre toutes ces forces, l’armée française ne pouvait rien : on n’était pas un contre trois. Mais seul contre chacun des corps ennemis, il y avait égalité.

Le général français prit son parti sur-le-champ. L’ennemi avait pris l’initiative, qu’il espérait conserver ; le général français résolut de déconcerter ses projets en prenant lui-même cette initiative. Wurmser supposait l’armée française fixée à la position de Mantoue. Napoléon décida aussitôt de la rendre mobile, en levant le siège de cette place, sacrifiant son équipage de siège, et se portant rapidement, avec toutes les forces réunies de l’armée, sur un des corps de l’armée ennemie, pour revenir successivement contre les autres corps. La droite de l’armée autrichienne, qui avait débouché par la chaussée de la Chiesa et Brescia, étant la plus engagée, il marcha d’abord sur elle.

Serrurier brûla ses affûts et ses plates-formes, jeta ses poudres à l’eau, enterra ses projectiles, encloua ses pièces, et leva le siège de Mantoue dans la nuit du 31 juillet au 1er août.

Augereau se porta de Legnano sur le Mincio à Borghetto. Masséna défendit, toute la journée du 30, les hauteurs entre l’Adige et le lac de Guarda. Dallemagne se dirigea sur Lonato.

Le général en chef se rendit sur les hauteurs, en arrière de Dezenzano. Il fit marcher Soret sur Salo, pour dégager le général Guieux, qui se trouvait compromis dans la mauvaise position où il l’avait laissé. Cependant ce général s’était battu quarante-huit heures contre toute une division ennemie ; cinq fois on lui avait livré l’assaut, et cinq fois il avait couvert les avenues de cadavres. Soret arriva au moment même où l’ennemi tentait un dernier effort : il tomba sur ses flancs, le défit entièrement, lui prit des drapeaux, et dégagea Guieux.

Dans le même moment, la division autrichienne de Gavardo s’était portée sur Lonato, pour prendre position sur les hauteurs, et tâcher d’opérer sa jonction avec Wurmser sur le Mincio. Le général en chef mena lui-même la brigade de Dallemagne contre cette division. Cette brigade fit des prodiges de valeur, la 32e en faisait partie. L’ennemi fut battu, mis en déroute et éprouva une grande perte.

Ces deux divisions ennemies, battues par Soret et Dallemagne, se rallièrent à Gavardo. Soret craignit de se compromettre, et revint prendre une position intermédiaire entre Salo et Dezenzano.

Pendant ce temps, Wurmser avait fait passer sur les ponts de Vérone son artillerie et sa cavalerie. Maître de tout le pays entre l’Adige et le lac de Guarda, il plaçait une de ses divisions sur les hauteurs de Peschiera, pour masquer cette place et garder ses communications. Il en dirigeait deux autres, avec une partie de sa cavalerie, sur Borghetto, pour s’emparer du pont sur le Mincio, et déboucher sur la Chiesa, afin de se mettre en communication avec sa droite. Enfin, avec ses deux dernières divisions d’infanterie et le reste de sa cavalerie, il marchait sur Mantoue, pour faire lever le siège de cette place.

Depuis vingt-quatre heures, les troupes françaises avaient tout évacué de devant Mantoue : Wurmser y trouva les tranchées et les batteries encore entières, les pièces renversées et enclouées, et partout des débris d’affûts, de plates-formes et de munitions de toute espèce. La précipitation qui semblait avoir présidé à ces mesures dut le réjouir agréablement ; tout ce qu’il voyait autour de lui semblait bien plus le résultat de l’épouvante que les suites d’un plan calculé.

Masséna, après avoir contenu l’ennemi toute la journée du 30, passa dans la nuit le Mincio à Peschiera, et continua sur Brescia. La division autrichienne qui se présenta devant Peschiera trouva la rive droite du Mincio garnie de tirailleurs fournis par la garnison et par une arrière-garde laissée par Masséna, laquelle avait ordre de disputer le passage du Mincio, et, lorsqu’il serait forcé, de se concentrer sur Lonato.

En se dirigeant sur Brescia, Augereau avait passé le Mincio à Borghetto. Il avait coupé le pont et laissé aussi une arrière-garde pour border la rivière, avec ordre de se concentrer à Castiglione lorsqu’elle serait forcée.

Toute la nuit du 31 juillet au 1er août, le général en chef marcha avec les divisions Augereau et Masséna sur Brescia, où l’on arriva à dix heures du matin. La division ennemie de Brescia, instruite que toute l’armée française débouchait sur elle par toutes les routes, n’eut garde d’attendre, et se retira en toute hâte. Les Autrichiens, en entrant dans Brescia, y avaient trouvé tous nos malades et nos convalescents ; mais ils y restèrent si peu, et furent contraints d’en sortir si précipitamment, qu’ils n’eurent pas le temps de reconnaître leurs prisonniers ni d’en disposer.

Le général Despinois et l’adjudant-général Herbin, chacun avec quelques bataillons, furent mis à la poursuite des ennemis sur Saint-Osetto et les débouchés de la Chiesa.

Les deux divisions Augereau et Masséna retournèrent, par une contremarche rapide, du côté du Mincio, d’où elles étaient parties pour soutenir leur arrière-garde.

VI. Bataille de Lonato, 3 août. — Le 2 août, Augereau, formant la droite, occupait Montechiaro ; Masséna, formant le centre, était campé à Ponte-Marco, se liant avec Soret, qui, formant la gauche, occupait une hauteur entre Salo et Dezenzano, faisant face en arrière pour contenir toute la droite de l’ennemi.

Cependant les arrière-gardes qu’Augereau et Masséna avaient laissées sur le Mincio s’étaient retirées devant les divisions ennemies qui avaient passé cette rivière. Celle d’Augereau, qui avait ordre de se réunir à Castiglione, quitta ce poste avant le temps, et revint en désordre joindre son corps.

Napoléon, mécontent du général Valette, qui la commandait, le destitua devant les troupes pour n’avoir pas montré plus de fermeté dans cette occasion. Quant au général Pigeon, chargé de l’arrière-garde de Masséna, il vint en bon ordre sur Lonato, qui lui avait été indiqué, et s’y établit.

L’ennemi, profitant de la faute du général Valette, s’empara de Castiglione le 2 même, et s’y retrancha.

Le 3, eut lieu la bataille de Lonato : elle fut donnée par les deux divisions de Wurmser venues de Borghetto, et par une des brigades de la division demeurée sur Peschiera, ce qui, avec la cavalerie, pouvait composer trente mille hommes. Les Français en avaient vingt à vingt-trois mille ; aussi le succès ne fut pas douteux. Wurmser, avec les deux divisions d’infanterie et la cavalerie qu’il avait conduites à Mantoue, ne put s’y trouver.

À l’aube du jour, l’ennemi se porta sur Lonato, qu’il attaqua vivement : c’est par là qu’il prétendait faire sa jonction avec sa droite, sur laquelle, du reste, il commençait à concevoir des inquiétudes. L’avant-garde de Masséna fut culbutée ; l’ennemi prit Lonato. Le général en chef, qui était à Ponte-Marco, marcha lui-même pour reprendre Lonato. Le général autrichien, s’étant trop étendu, toujours dans l’intention de gagner sur la droite, afin d’ouvrir ses communications avec Salo, fut enfoncé, Lonato repris au pas de charge, et la ligne ennemie coupée. Une partie se replia sur le Mincio, l’autre se jeta sur Salo ; mais elle rencontra le général Soret en front, et avait le général Saint-Hilaire en queue.

Tournée de tout côté, elle fut obligée de mettre bas les armes. Si nous fûmes attaqués au centre, ce fut nous qui attaquâmes à la droite. Au jour, Augereau aborda l’ennemi qui couvrait Castiglione, et l’enfonça après un combat opiniâtre où la valeur des troupes suppléa au nombre. L’ennemi éprouva beaucoup de mal, perdit Castiglione, et se retira sur Mantoue, d’où lui arrivèrent les premiers renforts, mais seulement quand la journée était déjà finie. Nous perdîmes beaucoup de braves dans cette affaire opiniâtre ; l’armée regretta particulièrement le général Beyraud et le colonel Pourailles, officiers très distingués.

VII. Reddition des trois divisions de droite de l’ennemi, et d’une partie de son centre. — Les trois divisions de droite de l’armée ennemie eurent nouvelle dans la nuit de la bataille de Lonato ; elles en entendaient le canon : leur découragement devint extrême. Leur jonction avec le corps principal de l’armée devenait impossible. Elles avaient vu d’ailleurs sur elles plusieurs divisions françaises, et les croyaient toujours manœuvrant contre elles. L’armée française leur semblait innombrable, elles la voyaient partout.

Wurmser avait, de Mantoue, dirigé une partie de ses troupes vers Marcaria, pour poursuivre Serrurier. Il fallut perdre du temps pour faire revenir ces troupes sur Castiglione. Le 4, il ne se trouvait pas en mesure. Il employa toute la journée à rassembler ces corps, à réorganiser ce qui avait combattu à Lonato, et à réapprovisionner son artillerie.

Quand le général français, sur les deux ou trois heures après midi, vint observer sa ligne de bataille, il la trouva formidable ; elle présentait encore quarante mille combattants. Il ordonna qu’on se retranchât à Castiglione et partit lui-même pour Lonato, afin de veiller en personne au mouvement de ses troupes, qu’il devenait de la plus haute importance de rassembler dans la nuit autour de Castiglione. Toute la journée, Soret et Herbin d’un côté, Dallemagne et Saint-Hilaire de l’autre, avaient marché à la suite des trois divisions ennemies de la droite, et de celles coupées du centre à la journée de Lonato, les avaient poursuivies sans relâche, faisant des prisonniers à chaque pas. Des bataillons entiers avaient posé les armes à Saint-Osetto, d’autres à Gavardo, d’autres enfin erraient incertains dans les vallées voisines.

Quatre ou cinq mille de ceux-ci sont instruits par des paysans qu’il n’y avait que douze cents Français dans Lonato ; ils y marchent dans l’espoir de s’ouvrir un chemin vers le Mincio. Il était quatre heures après midi ; Napoléon y entrait de son côté, venant de Castiglione. On lui annonce un parlementaire ; il apprend en même temps qu’on prend les armes, que des colonnes ennemies débouchent par Ponte-Saint-Marco, qu’elles veulent entrer dans Lonato, et font sommer cette ville de se rendre.

Cependant nous étions toujours maîtres de Salo et de Gavardo ; dès lors il devenait évident que ce ne pouvait être que des colonnes perdues qui cherchaient à se frayer un passage. Napoléon fait monter à cheval son nombreux état-major : il se fait amener l’officier parlementaire, et lui fait débander les yeux au milieu de tout le mouvement d’un grand quartier-général. « Allez dire à votre général, lui dit-il, que je lui donne huit minutes pour poser les armes. Il se trouve au milieu de l’armée française ; passé ce temps, il n’aurait rien à espérer. »

Harassés depuis trois jours, errants, incertains, ne sachant plus que devenir, persuadés qu’ils avaient été trompés par les paysans, ces quatre ou cinq mille hommes posèrent les armes. Ce seul trait peut donner une idée du désordre et de la confusion de ces divisions autrichiennes, qui, battues à Salo, à Lonato, à Gavardo, poursuivies dans toutes les directions, étaient désormais à peu près fondues. Tout le reste du 4 et la nuit entière se passèrent à rallier la totalité des colonnes et à les concentrer sur Castiglione.

VIII. Bataille de Castiglione, 5 août. — Le 5, avant le jour, l’armée française toute réunie, forte de vingt-cinq mille hommes, y compris la division Serrurier, occupa les hauteurs de Castiglione, excellente position. Le général Serrurier, avec la division du siège de Mantoue, avait reçu l’ordre de marcher toute la nuit, et de tomber au jour sur les derrières de la gauche de Wurmser, son attaque devait être le signal de la bataille. On attendait un grand succès moral de cette attaque inopinée ; et, pour la rendre plus sensible, l’armée française feignit de reculer.

Aussitôt qu’on entendit les premiers coups du corps de Serrurier, qui, étant malade, avait été remplacé par le général Fiorella, on marcha vivement à l’ennemi, et l’on tomba sur des gens déjà ébranlés dans leur confiance, et n’ayant plus leur première ardeur. Un mamelon, au milieu de la plaine, formait un fort appui pour la gauche ennemie. L’adjudant général Verdier fut chargé de l’attaquer ; l’aide de camp du général en chef, Marmont, s’y dirigea avec vingt pièces d’artillerie : le poste fut enlevé. Masséna attaqua la droite, Augereau le centre, Fiorella prit la gauche à revers ; partout on fut victorieux, l’ennemi fut mis dans une déroute complète ; l’excessive fatigue des troupes françaises put seule sauver les débris de Wurmser : ils fuirent en désordre au-delà du Mincio, où Wurmser espérait se maintenir : il y eût trouvé l’avantage de rester en communication avec Mantoue. Mais la division Augereau se dirigea sur Borghetto, celle de Masséna sur Peschiera.

Le général Guillaume, commandant de cette dernière place, qui y avait été laissé avec quatre cents hommes seulement, en avait muré les portes pour s’y mieux défendre. Il eût fallu quarante-huit heures pour les désencombrer. Les soldats durent sauter par-dessus les remparts pour aller à l’ennemi. Les troupes autrichiennes qui bloquaient Peschiera étaient fraîches. Elles soutinrent longtemps le combat contre la 18e de ligne, Elles furent enfin enfoncées, perdirent dix-huit pièces de canon, et beaucoup de prisonniers.

Le général en chef marcha avec la division Serrurier sur Vérone. Il y arriva le 7 dans la nuit ; Wurmser en avait fait fermer les portes, voulant gagner la nuit pour faire filer ses bagages, mais on les enfonça à coups de canon, et l’on pénétra dans la ville. Les Autrichiens y perdirent beaucoup de monde. La division Augereau, éprouvant des difficultés à opérer son passage à Borghetto, revint passer à Peschiera.

Perdant l’espérance de conserver la ligne du Mincio, Wurmser essaya de conserver les positions importantes du Montebaldo et de la Roca d’Anfo. Le général Saint-Hilaire marcha sur la Roca d’Anfo, attaqua l’ennemi dans la vallée de Loudon, et lui fit beaucoup de prisonniers. On s’empara de Riva, et Wurmser fut obligé de brûler sa flottille. Masséna marcha sur le Montebaldo et reprit la Corona. Augereau remonta la rive gauche de l’Adige, en suivant les crêtes des montagnes, et arriva jusqu’à la hauteur d’Ala. L’ennemi éprouva des pertes considérables dans les tentatives dont il accompagna sa retraite. Ses troupes n’avaient plus de moral.

Après la perte de deux batailles comme celles de Lonato et de Castiglione, Wurmser aurait dû comprendre qu’il ne pouvait plus disputer ce qu’il convenait aux Français d’occuper pour s’assurer de la ligne de l’Adige. Il se retira à Roveredo et à Trente. L’armée française avait elle-même besoin de repos. Les forces de Wurmser, après ses défaites, étaient encore égales aux nôtres, mais avec cette différence que désormais un bataillon de l’armée d’Italie en mettait quatre des ennemis en fuite, et que partout on ramassait du canon, des prisonniers et des objets militaires.

Wurmser avait ravitaillé la garnison de Mantoue, il est vrai ; mais il ne ramenait pas en ce moment, de toute sa belle armée, y compris sa cavalerie, plus de quarante à quarante-cinq mille hommes. Du reste, rien ne saurait être comparable au découragement et à la démoralisation de cette belle armée, après ses revers, si ce n’est l’extrême confiance dont elle était animée au commencement de la campagne.

Le plan de Wurmser, qui pouvait réussir dans d’autres circonstances, ou contre un autre homme que son adversaire, devait pourtant avoir l’issue funeste qu’il a eue ; et, bien qu’au premier coup d’œil la défaite de cette grande et belle armée, en si peu de jours, semble ne devoir être attribuée qu’à l’habileté du général français, qui improvisa sans cesse ses manœuvres contre un plan général arrêté à l’avance, il faut convenir que ce plan reposait sur des bases fausses. C’était une faute que de faire agir séparément des corps qui n’avaient entre eux aucune communication vis-à-vis d’une armée centralisée, et dont les communications étaient faciles.

La droite ne pouvait communiquer avec le centre que par Roveredo et Lodron. Ce fut une seconde faute encore que de subdiviser le corps de la droite et de donner des buts différents à ces différentes divisions. Celle qui fut à Brescia ne trouva personne contre elle, et celle qui atteignit Lonato eut affaire aux troupes qui, la veille, étaient à Vérone devant la gauche autrichienne, laquelle dans ce moment n’avait plus rien devant elle. L’armée autrichienne comptait de très bonnes troupes, mais elle en avait aussi de médiocres ; tout ce qui était venu du Rhin avec Wurmser était excellent et animé de l’espoir de la victoire, mais tous les cadres de l’ancienne armée de Beaulieu, battue dans tant de circonstances, traînaient avec eux le découragement. Une des dispositions de Wurmser, que les circonstances rendirent des plus funestes, c’est que la plus grande partie de sa droite se trouva composée de Hongrois, troupes lourdes qui, une fois déroutées, ne surent plus comment se tirer de ces montagnes et qui, à cause de leur langage, ne purent se faire entendre.

IX. Second siège de Mantoue. — Les premiers jours de la levée du blocus de Mantoue furent employés par la garnison à défaire les ouvrages des assiégeants, à faire entrer les pièces et les munitions qu’ils trouvèrent. Mais les prompts revers de Wurmser ramenèrent bientôt les Français devant la place. La perte de l’équipage d’artillerie ne laissait plus d’espérance de pouvoir en faire le siège. Cet équipage, formé à grande peine de pièces recueillies dans les différentes places de l’Italie, était presque entièrement perdu. D’ailleurs la saison devenait trop mauvaise, l’ouverture et le service de la tranchée eussent été trop dangereux pour les troupes, au moment où la malignité du climat allait exercer ses ravages. Le général français n’ayant donc pas sous la main un équipage de siège qui pût lui donner l’assurance de prendre Mantoue avant six semaines, ne voulut pas songer à en former un second, qui n’eût été prêt qu’au moment même où de nouveaux évènements pouvaient l’exposer à le perdre de nouveau, en le forçant de lever le siège une seconde fois. Il se contenta donc d’un simple blocus. Le général Sahuguet en fut chargé ; il attaqua Governolo, et le général Dallemagne Borgo-Forte : ils s’en emparèrent ainsi que de tout le Séraglio, rejetèrent l’ennemi dans la place et en resserrèrent étroitement le blocus. On s’occupa de multiplier les redoutes et les fortifications autour de la ville, afin d’y employer le moins de monde possible ; car tous les jours les assiégeants diminuaient par le ravage de la fièvre, et l’on prévoyait avec effroi que ce ravage ne ferait qu’accroître avec l’automne. Il était vrai que la garnison était soumise aux mêmes maux et à la même diminution.

X. Conduite des différents peuples d’Italie durant cette crise. — Cependant la position de l’Italie, dans le peu de jours qui venaient de s’écouler, avait été une véritable révélation. Toutes les passions s’étaient montrées au grand jour ; chacun se démasqua. Le parti ennemi se montra à Crémone, à Casal-Major, et quelques étincelles se laissèrent voir à Pavie. En général, la Lombardie montra un bon esprit ; à Milan surtout presque tout le peuple témoigna une grande constance et beaucoup de fortitude : ils gagnèrent notre confiance, et méritèrent les armes qu’ils ne cessaient de demander avec instances. Aussi le général français leur écrivait-il dans sa satisfaction : « Lorsque l’armée battait en retraite, que les partisans de l’Autriche et les ennemis de la liberté la croyaient perdue sans ressource, lorsqu’il était impossible à vous-mêmes de soupçonner que cette retraite n’était qu’une ruse, vous avez montré de l’attachement pour la France, de l’amour pour la liberté ; vous avez déployé un zèle et un caractère qui vous ont mérité l’estime de l’armée, et vous mériteront la protection de la république française.

« Chaque jour votre peuple se rend davantage digne de la liberté. Il acquiert chaque jour de l’énergie. Il paraîtra sans doute un jour avec gloire sur la scène du monde. Recevez le témoignage de ma satisfaction et du vœu sincère que fait le peuple français pour vous voir libres et heureux. »

Les peuples de Bologne, Ferrare, Reggio, Modène, montrèrent un véritable intérêt pour notre cause. Parme demeura fidèle à son armistice, mais la régence de Modène se montra ouvertement notre ennemie. À Rome, les Français furent insultés dans les rues, on y proclama leur expulsion de l’Italie. On suspendit l’accomplissement des conditions de l’armistice non encore remplies. Le général en chef eût pu punir une pareille conduite, mais d’autres pensées le portaient ailleurs, et l’obligeaient d’ajourner le châtiment, si les négociations n’amenaient le repentir.

Le cardinal Mattey, archevêque de Ferrare, témoigna sa joie à la nouvelle de la levée du siège de Mantoue. Il appela les peuples à l’insurrection contre les Français. Il prit possession de la citadelle de Ferrare, et y arbora les couleurs du pape. Le pape y envoya aussitôt un légat, et par là viola l’armistice. Après la bataille de Castiglione, le général français fit arrêter Mattey et le fit conduire à Brescia. Le cardinal, interdit, ne répondit que par ce seul mot : Peccavi ! ce qui désarma Napoléon, qui se contenta de le mettre trois mois dans un séminaire à Brescia. Depuis ce cardinal a été plénipotentiaire du pape à Tolentino. Le cardinal Mattey était d’une famille princière à Rome : c’était un homme borné, de peu de talent, mais qui passait pour être d’une dévotion sincère. Il était minutieusement attaché aux pratiques du culte. Après la mort du pape Pie VI, la cour de Vienne s’agita beaucoup au conclave de Venise pour le faire nommer pape, mais elle ne réussit point. Chiaramonti, évêque d’Imola, l’emporta, et prit le nom de Pie VII.

N.B. écrit sous dictée. – Le rapport ne donne que vingt mille hommes amenés du Rhin par Wurmser. Le chapitre dit trente, et celui-ci a raison. L’inégalité des forces a toujours été telle entre les deux armées, que le général français, dans ses rapports, croyait être obligé souvent de diminuer les forces de l’ennemi pour ne pas décourager sa propre armée. C’est ce qui explique la différence des nombres qu’on rencontre parfois entre l’ouvrage et les pièces officielles.


Bataille d’Arcole. — De l’offensive d’Alvinzi, le 2 novembre 1796, jusqu’à l’entière expulsion de son armée, le 21 du même mois : espace de dix-neuf jours.


I. Le maréchal Alvinzi prend le commandement de la nouvelle armée autrichienne ; sa force. — Les armées françaises du Rhin et de Sambre-et-Meuse avaient été battues en Allemagne ; elles avaient repassé le Rhin. Ces succès consolaient la cour de Vienne de ses pertes en Italie. Ils lui donnaient la facilité d’humilier l’orgueil des Français dans cette partie. Elle donna des ordres pour former une armée, dégager Mantoue, délivrer Wurmser, et réparer les affronts qu’elle avait reçus de ce côté. Elle assembla quatre divisions d’infanterie et une de cavalerie dans le Frioul, et deux dans le Tyrol, faisant ensemble soixante mille hommes. Ces troupes se composaient de forts détachements des armées victorieuses d’Allemagne, des cadres recrutés de l’armée de Wurmser, et d’une levée extraordinaire de quinze mille Croates. Le commandement général fut donné au maréchal Alvinzi, et l’on confia le corps particulier du Tyrol d’environ dix-huit mille hommes au général Davidowich. Le sénat de Venise secondait en secret les Autrichiens. Il lui demeurait démontré que les succès de la cause française seraient la ruine de son aristocratie. Il voyait chaque jour l’esprit de ses peuples de terre ferme se détériorer, et appeler à grands cris une révolution. La cour de Rome avait levé le masque : se trouvant compromise depuis les affaires de Wurmser, elle n’espérait plus son salut que dans les succès de l’Autriche. Elle n’exécutait aucune des conditions de l’armistice de Bologne ; elle s’apercevait avec effroi que le général français temporisait, et que, par une feinte modération et des négociations prolongées, il ajournait l’instant du châtiment. Elle était exaltée d’ailleurs par les succès d’Allemagne, et instruite à point du petit nombre de Français, et du grand nombre de leurs malades ; elle mettait en mouvement ses moyens physiques en levant des troupes, et ses moyens moraux en persuadant les esprits, à l’aide des couvents et des prêtres, de la faiblesse des Français, et de la force irrésistible des Autrichiens.

II. Bon état de l’armée française ; l’opinion des peuples d’Italie appelle ses succès. — Le général français s’était flatté longtemps de recevoir de nouveaux renforts. Il avait fortement représenté au Directoire, ou que les armées du Nord devaient repasser le Rhin, ou qu’il fallait qu’on lui envoyât cinquante mille hommes. On lui fit des promesses qu’on ne réalisa pas ; et tous les secours qu’on lui donna se réduisirent à quatre régiments, détachés de la Vendée : l’esprit de cette province s’était amélioré. Ces régiments, composant environ huit mille hommes, arrivèrent successivement dans un intervalle de deux mois. Ils furent d’un grand secours, compensèrent les pertes éprouvées les mois précédents, et maintinrent l’armée active à son nombre habituel de trente mille combattants. Les lettres du Tyrol, du Frioul, de Venise, de Rome, ne cessaient de parler des grands préparatifs qui se faisaient contre les Français ; mais cette fois l’esprit plus prononcé des peuples, et d’autres circonstances, donnaient une tout autre physionomie à l’Italie et aux affaires. Ce n’était plus comme avant Lonato et Castiglione. Les prodiges accomplis par les Français, les nombreuses défaites éprouvées par les Autrichiens, avaient tourné l’opinion. Alors les trois quarts de l’Italie pensaient qu’il était impossible que les Français pussent conserver leur conquête. Aujourd’hui les trois quarts de cette même Italie ne croyaient pas qu’il fût au pouvoir des Autrichiens de jamais la leur arracher. On fit sonner bien haut l’arrivée de quatre régiments venant de France. Leur mouvement se fit par bataillons, ce qui composa douze colonnes. On prit toutes les mesures pour que le pays et une partie de l’armée crussent qu’on s’était renforcé de douze régiments.

On croyait que les vivres manquaient dans Mantoue, et que cette place tomberait infailliblement avant que l’armée autrichienne pût recommencer la lutte, de sorte que nos troupes entendaient parler des préparatifs de l’Autriche avec confiance : elles semblaient sûres de la victoire. L’armée était bien nourrie, bien payée, bien vêtue ; son artillerie était nombreuse et bien attelée ; sa cavalerie faible en nombre, à la vérité, mais ne manquant de rien, et en aussi bon état que possible.

La population de tous les pays occupés par nos armées faisait à présent cause commune avec nous. Elle appelait nos succès de tous ses vœux. La disposition des pays au-delà du Pô était telle qu’il pouvait même suffire à contenir les levées que le cardinal secrétaire d’État de Rome appelait l’armée du pape. Cette misérable cour, sans esprit, sans courage, sans talents, sans bonne foi, n’était pas autrement redoutable.

III. Combat de la Brenta. – Vaubois évacue le Tyrol en désordre. — Au commencement de novembre, le quartier-général de l’armée autrichienne était à Conegliano, et de nombreux postes garnissaient la rive gauche de la Piave. Dans le Tyrol, des corps opposés à chacun des nôtres se formaient sur la ligne du Lavisio ; partout l’ennemi se montrait en force. Le projet d’Alvinzi n’était pas douteux ; il ne voulait pas, comme Wurmser, attaquer par le Tyrol ; il craignait de s’engager dans les montagnes. Il attribuait à l’intelligence du soldat français, à sa plus grande dextérité, les succès de Lonato et de Castiglione. Il résolut donc de faire sa principale attaque par la plaine, et d’arriver sur l’Adige par le Véronais, le Vicentin et le Padouan. Le 2 novembre, ce général jeta deux ponts sur la Piave, et se porta sur Bassano avec quarante-neuf à cinquante mille hommes. Masséna, en observation, contint toutes ses colonnes, l’obligea de déployer toutes ses forces, gagna quelques jours, et se replia sur Vicence, où il fut joint par le général français, qui amenait avec lui la division Augereau, une brigade de Mantoue, et se trouvait dès lors avoir sous sa main vingt à vingt-deux mille hommes. Le projet de Napoléon était de battre Alvinzi, et de se porter ensuite sur Trente, par un mouvement inverse à celui qu’il avait fait il y avait peu de temps, et de prendre à dos l’armée qui opérait dans le Tyrol. Alvinzi, qui avait passé la Brenta, fut attaqué le 5 et culbuté. Toutes ses divisions furent jetées au-delà de cette rivière.

Mais Vaubois, qui était aux mains avec l’ennemi, depuis le 2 novembre, n’avait pu se maintenir ni à Trente ni dans aucune position intermédiaire. Sa division, ne disputant plus le terrain, revenait en désordre sur Vérone. Tout paraissait faire craindre que la position de la Corona et du Montebaldo ne pourrait arrêter l’ennemi. On craignit pour le siège de Mantoue. Le général en chef fut donc obligé de rétrograder sur Vérone, et d’y arriver assez à temps pour rallier Vaubois, et assurer les positions de Montebaldo et de Rivoli. Il passa la revue de la division Vaubois sur le plateau de Rivoli. « Soldats, leur dit-il d’un ton sévère, je ne suis pas content de vous. Vous n’avez marqué ni discipline ni constance. Vous avez cédé au premier échec. Aucune position n’a pu vous rallier. Il en était dans votre retraite qui étaient inexpugnables. Soldats du 85e et du 39e, vous n’êtes pas des soldats français. Que l’on me donne ces drapeaux, et que l’on écrive dessus : Ils ne sont plus de l’armée d’Italie ! » Un morne silence régnait dans tous les rangs ; la consternation était peinte sur toutes les figures. Des sanglots se font entendre ; de grosses larmes coulent de tous les yeux, et l’on voit ces vieux soldats, dans leur émotion, déranger leurs armes pour essuyer leurs pleurs. Le général en chef fut obligé de leur adresser quelques paroles de consolation. « Général, lui criaient-ils, mets-nous à l’avant-garde, et tu verras si nous sommes de l’armée d’Italie !!! » Effectivement, ces régiments qui avaient été le plus grondés furent mis à l’avant-garde, et s’y couvrirent de gloire.

IV. Bataille de Caldiero, 12 novembre. — Les opérations d’Alvinzi se trouvèrent couronnées des plus heureux succès : déjà il était maître de tout le Tyrol et de tout le pays entre la Brenta et l’Adige ; mais le plus difficile lui restait encore à faire ; c’était de passer l’Adige de vive force, devant l’armée française. Le chemin de Vérone à Vicence longe l’Adige pendant trois lieues, et ne quitte la direction du fleuve qu’a Ronco, où il tourne perpendiculairement à gauche pour se diriger sur Vicence, à Villa-Nova ; la petite rivière de l’Alpon coupe la grande route, et se jette, après avoir traversé Arcole ; dans l’Adige, entre Ronco et Albaredo. Sur la gauche de Villa-Nova se trouvent des hauteurs offrant de très belles positions, connues sous le nom de Caldiero. En occupant ces positions, on garde une partie de l’Adige, on couvre Vérone, et l’on se trouve en mesure de tomber sur les derrières de l’ennemi, si celui-ci se dirigeait sur le bas Adige.

Le général français eut à peine assuré la défense de Montebaldo, et raffermi les troupes de Vaubois, qu’il voulut occuper Caldiero comme donnant plus de chances à la défensive, et plus d’énergie à son attitude. Il déboucha le 11 de Vérone, la brigade de Verdier en tête, culbuta l’avant-garde ennemie, et parvint bientôt au pied de Caldiero : mais Alvinzi lui-même avait occupé cette position qui est bonne également contre Vérone. Le 12, à la pointe du jour, on vit toute son armée couronner ces hauteurs, qu’il avait couvertes de formidables batteries. Le terrain reconnu, Masséna dut attaquer la hauteur, et forcer la droite de l’ennemi ; cette hauteur enlevée, et l’ennemi la gardait mal, la bataille se trouvait décidée. Le général Launay marcha avec sa demi-brigade et s’empara de la hauteur ; mais il ne put s’y maintenir, et fut fait prisonnier. Cependant la pluie tombait par torrents, le chemin devint bientôt impraticable pour notre artillerie, pendant que nous étions écrasés par celle de l’ennemi. Nous avions trop de désavantage à gravir contre un ennemi en position. L’attaque fut contremandée, et l’on se contenta de soutenir la bataille tout le reste du jour. Comme la pluie dura toute la journée et celle du lendemain, le général français prit le parti de retourner au camp de Vérone.

Les pertes dans cette affaire avaient été égales, cependant l’ennemi s’attribua avec raison la victoire, ses avant-postes s’approchèrent de Saint-Michel, et la situation des Français devint critique.

V. Murmures et sentiments divers qui agitent l’armée française. — Vaubois, battu en Tyrol, avait fait des pertes considérables ; il n’avait plus que six mille hommes. Les deux autres divisions, après s’être vaillamment battues sur la Brenta, s’étaient vues en retraite sur Vérone, ayant manqué leur opération sur Caldiero. Le sentiment des forces de l’ennemi était dans toutes les têtes. Les soldats de Vaubois, pour justifier leur retraite dans le Tyrol, disaient s’y être battus un contre trois. Les soldats mêmes demeurés sous les yeux de Napoléon trouvaient les ennemis trop nombreux. Les deux divisions, après leurs pertes, ne comptaient pas plus de treize mille hommes sous les armes.

L’ennemi avait perdu aussi sans doute, mais il avait eu l’avantage ; il avait acquis le sentiment de sa supériorité, il avait pu compter à son aise le petit nombre des Français ; aussi ne doutait-il déjà plus de la délivrance de Mantoue ni de la conquête de l’Italie. Il avait fait ramasser une grande quantité d’échelles, et en faisait faire beaucoup d’autres, voulant enlever Vérone d’assaut. À Mantoue, la garnison s’était réveillée ; elle faisait de fréquentes sorties, qui harcelaient sans cesse les assiégeants ; et les troupes se trouvaient trop faibles pour contenir une si forte garnison. Tous les jours on était instruit que quelque nouveau secours arrivait à l’ennemi : nous ne pouvions en espérer aucun ! Enfin les agents de l’Autriche, ceux de Venise et du pape, faisaient sonner très haut les avantages obtenus par Alvinzi, et sa supériorité sur nous. Nous n’étions plus en position de prendre l’offensive nulle part : d’un côté, la position de Caldiero, que nous n’avions pu enlever ; de l’autre, les gorges du Tyrol, qui venaient d’être le théâtre de la défaite de Vaubois. Mais eussions-nous occupé des positions qui eussent permis d’entreprendre sur Alvinzi, il avait trop de supériorité par le nombre. Tout interdisait pour l’instant toute offensive ; il fallait donc laisser l’initiative à l’ennemi, et attendre froidement ce qu’il voudrait entreprendre. La saison était extrêmement mauvaise, la pluie tombait par torrents, et tous les mouvements se faisaient dans la boue. L’affaire de Caldiero, celle du Tyrol, avaient sensiblement baissé le moral de l’armée. On avait bien encore le sentiment de la supériorité sur l’ennemi à nombre égal, mais on ne croyait pas pouvoir lui résister, dans l’infériorité où l’on se trouvait. Un grand nombre de braves avaient été blessés deux ou trois fois à différentes batailles depuis l’entrée en Italie. La mauvaise humeur s’en mêlait.

« Nous ne pouvons pas seuls, disaient-ils, remplir la tâche de tous : l’armée d’Alvinzi qui se trouve ici est celle devant laquelle les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse se sont retirées, et elles sont oisives dans ce moment : pourquoi est-ce à nous à remplir leur tâche ? On ne nous envoie aucun secours ; si nous sommes battus, nous regagnerons les Alpes en fuyards et sans honneur. Si au contraire nous sommes vainqueurs, à quoi aboutira cette nouvelle victoire ? on nous opposera une autre armée semblable à celle d’Alvinzi, comme Alvinzi lui-même a succédé à Wurmser ; et, dans cette lutte constamment inégale, il faudra bien que nous finissions par être écrasés. »

Napoléon faisait répondre : « Nous n’avons plus qu’un effort à faire, et l’Italie est à nous. Alvinzi est sans doute plus nombreux que nous ; mais la moitié de ses troupes sont de véritables recrues ; et, lui battu, Mantoue succombe ; nous demeurons maîtres de l’Italie, nous voyons finir nos travaux, car non seulement l’Italie, mais encore la paix générale sont dans Mantoue. Vous voulez aller sur les Alpes, vous n’en êtes plus capables. De la vie dure et fatigante de ces stériles rochers, vous avez bien pu venir conquérir les délices de la Lombardie ; mais des bivouacs riants et fleuris de l’Italie, vous ne vous élèveriez plus aux rigueurs de ces âpres sommets, vous ne supporteriez plus longtemps sans murmurer les neiges ni les glaces des Alpes. Des secours nous sont arrivés ; nous en attendons encore ; beaucoup sont en route. Que ceux qui ne veulent plus se battre, qui sont assez riches, ne nous parlent pas de l’avenir. Battez Alvinzi, et je vous réponds du reste !!! » Ces paroles, répétées par tout ce qu’il y avait de cœurs généreux, relevaient les âmes, et faisaient passer successivement à des sentiments opposés. Ainsi, tantôt l’armée, dans son découragement, eût voulu se retirer ; tantôt, remplie d’enthousiasme, elle parlait de courir aux armes.

Lorsque l’on apprit à Brescia, Bergame, Milan, Crémone, Lodi, Pavie, Bologne, que l’armée avait essuyé un échec, les blessés, les malades sortirent des hôpitaux encore mal guéris, et vinrent se ranger dans les rangs la blessure encore sanglante. Ce spectacle était touchant, et remplit l’armée des plus vives émotions.

VI. Marche de nuit de l’armée sur Ronco ; elle y passe l’Adige sur un pont de bateaux. — Enfin le 14 novembre, à la nuit tombante, le camp de Vérone prit les armes. Les colonnes se mettent en marche dans le plus grand silence : on traverse la ville, et l’on vient se former sur la rive droite. L’heure à laquelle on part, la direction qui est celle de la retraite, le silence qu’on garde, contre l’habitude constante d’apprendre, par l’ordre du jour, qu’on va se battre ; la situation des affaires, tout enfin ne laisse aucun doute qu’on se retire. Ce premier pas de retraite, qui entraîne nécessairement la levée du siège de Mantoue, présage la perte de toute l’Italie. Ceux des habitants qui plaçaient dans nos victoires l’espoir de leurs nouvelles destinées suivent inquiets et le cœur serré les mouvements de cette armée qui emporte toutes leurs espérances.

Cependant l’armée, au lieu de suivre la route de Peschiera, prend tout à coup à gauche et longe l’Adige : on arrive avant le jour à Ronco. Andréossi achevait d’y jeter un pont ; et l’armée, aux premiers rayons du soleil, se voit avec étonnement, par un simple à gauche, sur l’autre rive. Alors les officiers et les soldats, qui du temps qu’ils poursuivaient Wurmser avaient traversé ces lieux, commencèrent à deviner l’intention du général. Ils voient que ne pouvant enlever Caldiero, il le tourne ; qu’avec douze mille hommes ne pouvant rien en plaine contre quarante-cinq mille, il les attire sur de simples chaussées, dans de vastes marais, où le nombre ne sera plus rien, mais où le courage des têtes de colonne sera tout. Alors l’espoir de la victoire ranime tous les cœurs, et chacun promet de se surpasser pour seconder un plan si beau et si hardi.

Kilmaine était resté dans Vérone avec quinze cents hommes de toutes armes, les portes étroitement fermées, les communications sévèrement interdites. L’ennemi ignorait parfaitement notre mouvement.

Le pont de Ronco fut jeté sur la droite de l’Alpon, à peu près à un quart de lieue de son embouchure. S’il l’eût été sur la rive gauche, du côté d’Albaredo, on se fût trouvé en plaine, tandis qu’on voulait se placer dans des marais, où le nombre demeurait sans effet. D’un autre côté, on craignait qu’Alvinzi, instruit, ne marchât subitement à Vérone et ne s’en emparât, ce qui eût obligé le corps de Rivoli de se retirer à Peschiera, et eût compromis celui de Ronco. Il fallut donc se placer sur la rive droite de l’Alpon, de manière à pouvoir tomber sur les derrières de l’ennemi qui attaquerait Vérone, et par là soutenir cette place par la rive gauche, ce que l’on n’eût pu faire si l’on eût jeté le pont sur la rive gauche de l’Alpon, parce que l’ennemi aurait pu border la rive droite de cette rivière, et, sous cette protection, enlever Vérone. Cette double raison avait donc déterminé le placement du pont. Or, trois chaussées partaient de Ronco, où ce pont avait été jeté, et toutes étaient environnées de marais. La première se dirige sur Vérone en remontant l’Adige ; la deuxième conduit à Villa-Nova, et passe devant Arcole, qui a un pont à une lieue et demie de l’Adige, sur la petite rivière de l’Alpon ; la troisième descend l’Adige, et va sur Albaredo.

VII. — Bataille d’Arcole, première journée, 15 novembre. — Trois colonnes se dirigèrent sur ces trois chaussées. L’une, à gauche, remonta l’Adige jusqu’à l’extrémité des marais ; de là l’on communiquait sans obstacle avec Vérone : ce point était des plus importants. Par là, plus de craintes de voir l’ennemi attaquer Vérone, puisqu’on se fût trouvé sur ses derrières. La colonne de droite prit vers Albaredo, et occupa jusqu’à l’Alpon. Celle du centre se porta sur Arcole, où nos tirailleurs parvinrent jusqu’au pont sans être aperçus. Il était cinq heures du matin, et l’ennemi ignorait tout. Les premiers coups de fusil se tirèrent sur le pont d’Arcole, où deux bataillons de Croates, avec deux pièces de canon, bivouaquaient comme corps d’observation pour garder les derrières de l’armée où étaient tous les parcs, et surveiller les partis que la garnison de Legnago aurait pu jeter dans la campagne. Cette place n’était qu’à trois lieues : l’ennemi avait eu la négligence de ne pas pousser des postes jusqu’à l’Adige ; il regardait cet espace comme des marais impraticables. L’intervalle d’Arcole à l’Adige n’était point gardé ; on s’était contenté d’ordonner des patrouilles de hussards, qui, trois fois par jour, parcouraient les digues et éclairaient l’Adige. La route de Ronco à Arcole rencontre l’Alpon à deux milles, et de là remonte pendant un mille la rive droite de ce petit ruisseau jusqu’au pont, qui tourne perpendiculairement à droite et entre dans le village d’Arcole. Des Croates étaient bivouaqués, la droite appuyée au village, et la gauche vers l’embouchure. Par ce bivouac ils avaient devant leur front la digue, dont ils n’étaient séparés que par le ruisseau ; tirant devant eux, ils prirent en flanc la colonne dont la tête était sur Arcole. Il fallut se replier en toute hâte jusqu’au point de la chaussée, qui ne prêtait plus son flanc à la rive gauche. On instruisit Alvinzi que quelques coups de fusil avaient été tirés au pont d’Arcole ; il y fit peu d’attention. Cependant, à la pointe du jour, on put observer de Caldiero et des clochers voisins le mouvement des Français. D’ailleurs les reconnaissances des hussards, qui tous les matins longeaient l’Adige pour s’assurer des évènements de la nuit, furent reçues à coups de fusil de toutes les digues, et poursuivies par la cavalerie française. Alvinzi acquit donc de tout côté la certitude que les Français avaient passé l’Adige, et se trouvaient en force sur toutes les digues. Il lui parut insensé d’imaginer qu’on pût jeter ainsi toute une armée dans des marais impraticables. Il pensa plutôt que c’était un détachement posté de ce côté pour l’inquiéter lorsqu’on l’attaquerait en force du côté de Vérone. Cependant ses reconnaissances du côté de Vérone lui ayant rapporté que tout y était tranquille, Alvinzi crut important de rejeter ces troupes françaises au-delà de l’Adige, pour tranquilliser ses derrières. Il dirigea une division sur la digue d’Arcole, et une autre vers la digue qui longe l’Adige, avec ordre de tomber tête baissée sur ce qu’elles rencontreraient, et de tout jeter dans la rivière. Vers les neuf heures du matin, ces deux divisions attaquèrent en effet vivement. Masséna, qui était chargé de la digue de gauche, ayant laissé engager l’ennemi, courut sur lui au pas de charge, l’enfonça, lui causa beaucoup de perte, et lui fit un grand nombre de prisonniers. On en fit autant sur la digue d’Arcole : on attendit que l’ennemi eût dépassé le coude du pont. On l’attaqua au pas de charge ; on le mit en déroute, et on lui fit beaucoup de prisonniers. Il devenait de la plus haute importance de s’emparer d’Arcole, puisque de là on débouchait sur les derrières de l’ennemi et qu’on pouvait s’y établir avant que l’ennemi pût être formé. Mais ce pont d’Arcole, par sa situation, résistait à toutes nos attaques. Napoléon essaya un dernier effort de sa personne : il saisit un drapeau, s’élança vers le pont et l’y plaça. La colonne qu’il conduisait l’avait à moitié franchi, lorsque le feu de flanc fit manquer l’attaque. Les grenadiers de la tête, abandonnés par la queue, hésitent, ils sont entraînés dans la fuite, mais ils ne veulent pas se dessaisir de leur général ; ils le prennent par le bras, les cheveux, les habits, et l’entraînent dans leur fuite, au milieu des morts, des mourants et de la fumée. Le général en chef est précipité dans un marais ; il y enfonce jusqu’à la moitié du corps ; il est au milieu des ennemis ; mais les Français s’aperçoivent que leur général n’est point avec eux. Un cri se fait entendre : « Soldats, en avant pour sauver le général. » Les braves reviennent aussitôt au pas de course sur l’ennemi, le repoussent jusqu’au-delà du pont, et Napoléon est sauvé. Cette journée fut celle du dévouement militaire. Le général Lannes était accouru de Milan ; il avait été blessé à Governolo ; il était encore souffrant dans ce moment : il se plaça entre l’ennemi et Napoléon, le couvrit de son corps et reçut trois blessures, ne voulant jamais le quitter. Muiron, aide de camp du général en chef, fut tué couvrant de son corps son général… Mort héroïque et touchante !… Belliard, Vignoles furent blessés en ramenant les troupes en avant. Le brave général Robert y fut tué.

On fit jeter un pont à l’embouchure de l’Alpon, afin de prendre Arcole à revers ; mais pendant ce temps Alvinzi, instruit du véritable état des choses, et concevant les plus vives alarmes sur le danger de sa position, avait abandonné Caldiero, défait ses batteries, et fait repasser l’Alpon à tous ses parcs, ses bagages et ses réserves. Les Français, du haut du clocher de Ronco, virent avec douleur cette proie leur échapper ; et c’est alors, et dans les mouvements précipités de l’ennemi, qu’on put juger toute l’étendue et les conséquences du plan du général français. Chacun vit quels auraient pu être les résultats d’une combinaison si profonde et si hardie : l’armée ennemie échappait à sa destruction. Ce ne fut que vers les quatre heures que le général Guieux put marcher sur Arcole par la rive gauche de l’Alpon. Le village fut enlevé sans coup férir ; mais alors il n’y avait plus rien d’utile ; il était six heures trop tard ; l’ennemi s’était mis en position naturelle. Arcole n’était plus qu’un poste intermédiaire entre le front des deux armées. Le matin, ce village était sur les derrières de l’ennemi.

Toutefois de grands résultats avaient couronné cette journée : Caldiero était évacué, et Vérone ne courait plus de dangers. Deux divisions d’Alvinzi avaient été défaites avec des pertes considérables. De nombreuses colonnes de prisonniers et grand nombre de trophées qui défilèrent au travers du camp, remplirent d’enthousiasme les soldats et les officiers, et chacun reprit la confiance et le sentiment de la victoire.

VIII. Seconde journée, 16 novembre. — Cependant Davidowich, avec son corps du Tyrol, avait attaqué, dès la veille, les hauteurs de Rivoli. Il en avait chassé Vaubois, et l’avait contraint de se retirer sur Castel-Novo. Déjà les coureurs ennemis paraissent aux portes de Vérone. Kilmaine, débarrassé d’Alvinzi et de toutes craintes sur la rive gauche, par l’évacuation de Caldiero, avait dirigé toute son attention sur la rive droite ; mais il était à craindre que si l’ennemi marchait vigoureusement sur Castel-Novo, il ne forçât Vaubois, n’arrivât à Mantoue, ne surprît l’armée assiégeante, ne se joignît à la garnison, ne coupât la retraite au quartier-général et à l’armée qui était à Ronco. Il fallait donc être, à la pointe du jour, en mesure de soutenir Vaubois, protéger Mantoue et ses communications, et battre Davidowich, s’il s’était avancé dans la journée. Il était nécessaire, pour la réussite de ce projet, de calculer les heures. Il se résolut donc, dans l’incertitude de ce qui se serait passé dans la journée, de supposer que tout avait été mal du côté de Vaubois. Il fit évacuer Arcole, qui avait coûté tant de sang ; replia toute son armée sur la rive droite de l’Adige, ne laissant sur la rive gauche qu’une brigade et quelques pièces de canon. Il ordonna, dans cette position, qu’on fît la soupe, en attendant ce qui se serait passé du côté de Vaubois pendant cette journée. Si l’ennemi avait marché sur Castel-Novo, il fallait lever le pont de l’Adige, disparaître de devant Alvinzi, se trouver à dix heures derrière Vaubois à Castel-Novo, et culbuter l’ennemi sur Rivoli. On avait laissé à Arcole des bivouacs allumés, ainsi que des piquets de grand-garde pour qu’Alvinzi ne s’aperçût de rien. À quatre heures après minuit, l’on battit pour prendre les armes, afin d’être prêt à marcher. Mais dans le moment on apprit que Vaubois était encore en position à moitié chemin de Rivoli à Castel-Novo, et qu’il garantissait de tenir toute la journée. Davidowich était le même général qui avait commandé une des divisions que Wurmser avait fait déboucher par la Chiesa : il se souvenait des résultats ; il n’avait garde de se compromettre. Cependant, vers trois heures du matin, Alvinzi, instruit de la marche rétrograde des Français, fit occuper Arcole sur-le-champ, dirigea au jour deux colonnes sur les digues de l’Adige et d’Arcole pour marcher sur nous. La fusillade s’engagea à deux cents toises de notre pont ; les troupes le repassèrent au pas de charge, tombèrent sur l’ennemi, le rompirent, le poursuivirent vivement jusqu’aux débouchés des marais qu’ils remplirent de leurs morts. Des drapeaux, du canon et des prisonniers furent les trophées de cette journée, où deux nouvelles divisions d’Alvinzi furent défaites.

Sur le soir, le général français, par les mêmes motifs et les mêmes combinaisons, fit le même mouvement que la veille. Il concentra toutes ses troupes sur la rive droite de l’Adige, ne laissant qu’une avant-garde sur la rive gauche.

IX. Troisième journée, 17 novembre. — Cependant Alvinzi, induit en erreur par un espion qui assurait que le général avait repassé l’Adige, marché sur Mantoue, et n’avait laissé qu’une arrière-garde à Ronco, déboucha à la pointe du jour, avec l’intention d’enlever le pont de Ronco. Un moment avant le jour, on apprit que rien n’avait bougé du côté de Vaubois, que Davidowich n’avait point fait de mouvements. On revint sur l’autre bord de l’Adige. Les têtes de nos colonnes se rencontrèrent à moitié des digues avec deux autres divisions d’Alvinzi. Il se livra un combat opiniâtre, nos troupes furent alternativement en avant et en arrière. Pendant un moment, les balles arrivaient sur le pont. La 75e avait été rompue ; le général en chef plaça la 32e en embuscade, ventre à terre dans un petit bois de saules, le long de la digue d’Arcole. Cette demi-brigade se releva, fit une décharge, marcha à la baïonnette, et culbuta dans les marais une colonne ennemie, épaisse de toute sa longueur ; c’était trois mille Croates, et ils y périrent tous. Masséna, sur la gauche, éprouvait des vicissitudes ; mais il marcha à la tête de sa division, son chapeau au bout de son épée en signe de drapeau, et fit un horrible carnage de la division qui lui était opposée.

Après midi, le général français jugea qu’enfin le moment d’en finir était venu. Car si Vaubois avait été battu le jour encore par Davidowich, il serait obligé de se porter, la nuit prochaine, à son secours et à celui de Mantoue. Dès lors Alvinzi se porterait sur Vérone, il recueillerait l’honneur et les résultats de la victoire ; tant d’avantages remportés dans trois journées seraient perdus. Il fit compter soigneusement le nombre des prisonniers, récapitula les pertes de l’ennemi ; il conclut qu’il s’était affaibli dans ces trois jours de plus de vingt mille hommes, qu’ainsi désormais ses forces en bataille ne seraient pas beaucoup plus d’un tiers au-dessus des nôtres. Il donna ordre de sortir des marais et d’aller attaquer l’ennemi en plaine.

Les circonstances de ces trois journées avaient tellement changé le moral des deux armées, que la victoire nous était assurée. L’armée passa le pont jeté à l’embouchure de l’Alpon. Elliot, aide de camp du général en chef, chargé d’en construire un second, y fut tué. À deux heures après-midi l’armée française était en bataille, sa gauche à Arcole et sa droite dans la direction de Porto-Legnano ; elle avait en face l’ennemi, dont la droite s’appuyait sur l’Alpon, et la gauche à des marais. L’ennemi était à cheval sur la route de Montebello. L’adjudant Lorcet était parti de Legnago avec six à sept cents hommes, quatre pièces de canon et deux cents chevaux, pour tourner les marais auxquels l’ennemi appuyait sa gauche.

Vers les trois heures, au moment où ce détachement de la garnison de Legnano se portait sur l’ennemi, que la canonnade était vive sur toute la ligne, et que les tirailleurs en étaient aux mains, le général français ordonna au chef d’escadron Hercule de se porter, avec cinquante guides et quatre ou cinq trompettes, au travers des roseaux, et de charger sur l’extrémité de la gauche de l’ennemi, au même moment que la garnison de Legnano commencerait à la canonner par derrière ; ce qu’il exécuta avec intelligence, et contribua beaucoup au succès de la journée. L’ennemi fut culbuté partout ; sa ligne fut rompue, il laissa beaucoup de prisonniers. Alvinzi avait échelonné sept à huit mille hommes sur ses derrières, pour assurer sa retraite et pour escorter ses parcs, et par là sa ligne de bataille ne se trouva pas plus forte que la nôtre. Il fut mené battant tout le reste de la soirée. Toute la nuit il continua sa retraite sur Vicence. Notre cavalerie le poursuivit au-delà de Montebello.

Arrivé à Villa-Nova, Napoléon s’arrêta pour avoir les rapports de la poursuite de l’ennemi et de la contenance que faisait son arrière-garde. Il entra dans le couvent de Saint-Boniface ; l’église avait servi d’ambulance. Il y trouva quatre ou cinq cents blessés, la plus grande partie morts ; il en sortait une odeur de cadavre, il recula d’horreur ! il s’entendit appeler par son nom : deux malheureux soldats français blessés étaient depuis trois jours au milieu des morts, sans avoir mangé ; ils n’avaient point été pansés, ils désespéraient d’eux-mêmes ; mais ils furent rappelés à la vie par la vue de leur général : tous les secours leur furent prodigués.

Le général français visita les hauteurs de Caldiero, et se remit en marche vers Vérone. À mi-chemin, il rencontra un officier d’état-major autrichien, que Davidowich envoyait à Alvinzi. Ce jeune homme se croyait au milieu des siens. D’après ses dépêches, il y avait trois jours que les deux armées ne s’étaient communiquées. Davidowich ignorait tout.

X. L’armée française rentre triomphante dans Vérone par la rive gauche. — Napoléon entre triomphant dans Vérone par la porte de Venise, trois jours après en être sorti mystérieusement par la porte de Milan. On se peindrait difficilement l’étonnement et l’enthousiasme des habitants ; nos ennemis mêmes les plus déclarés ne purent rester froids, et joignirent leurs hommages à ceux de nos amis. Le général français passe sur la rive droite de l’Adige, et court sur Davidowich qui était encore à Rivoli. Il est chassé de poste en poste et poursuivi l’épée dans les reins jusqu’à Roveredo. De ses soixante à soixante et dix mille hommes, on calcule qu’Alvinzi en perdit de trente à trente-cinq mille dans ces affaires, et que ce fut l’élite de ses troupes.

Cependant de si grands résultats ne s’étaient pas obtenus sans pertes, et l’armée avait plus que jamais besoin de repos. Le général français ne jugea pas devoir reprendre le Tyrol, et s’étendre jusqu’à Trente. Il se contenta de faire occuper Montebello, la Corona, les gorges de la Chiusa et de l’Adige. Alvinzi se rallia à Bassano, et Davidowich à Trente. Cependant on devait croire qu’on obtiendrait bientôt Mantoue, avant que le général autrichien pût recevoir une nouvelle armée. Les fréquentes sorties de Wurmser pour obtenir quelques vivres, le grand nombre de déserteurs qui étaient maigres et depuis un mois à la demi-ration, le dénuement de ses hôpitaux et le grand nombre de ses malades, tout dut donner l’espoir d’une prompte reddition.