Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 03

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 149-179).


Chapitre 3.


Relation de la campagne de Waterloo, dictée par Napoléon.


Lundi 26.

L’Empereur est sorti de très grand matin, même avant sept heures ; il n’a voulu faire lever aucun de nous. Le temps était fort beau ; il s’est mis à travailler seul dans le jardin, sous la tente, où il nous a fait appeler tous pour déjeuner. Il y est demeuré jusqu’à deux heures.

À dîner, il a beaucoup parlé de notre situation dans l’île. Il ne voulait pas, disait-il, bouger de Longwood, ne se souciait d’aucune visite ; mais il désirait que nous prissions quelque diversion, que nous cherchassions à nous égayer. Il nous aurait vus avec plaisir, disait-il, nous mouvoir et nous produire davantage, etc.

L’Empereur a fait lire ses premières dictées sur la bataille de Waterloo au général Gourgaud. Quelles pages !… elles font mal !… Les destinées de la France ont tenu à si peu de chose !…

N. B. La dernière rédaction a été publiée en Europe en 1820. On était venu à bout de la faire sortir furtivement de Sainte-Hélène, en dépit de toute vigilance. Dès que cette relation de Waterloo parut dans le monde, personne ne se trompa, sur son auteur. On s’est écrié : Napoléon seul pouvait la décrire de la sorte ; et l’on assure que c’est précisément ainsi que s’est exprimé le généralissime son antagoniste lui-même. Quels beaux chapitres !… Il serait impossible d’en essayer une analyse ; il faut lire l’original. Toutefois nous transcrivons littéralement ici les dernières pages, contenant ; en forme de résumé, neuf observations de Napoléon sur les fautes qu’on lui a reprochées dans cette campagne.

Ce sont des points qui demeureront classiques, et nous avons pensé qu’on ne serait pas fâché de retrouver ici des objets qui deviennent, toutes les fois que l’occasion s’en présente, le sujet de vives et importantes discussions.

Nous ferons précéder ces observations, et toujours de la dictée de Napoléon, du tableau des ressources qui restaient encore à la France après la perte de la bataille.

« La position de la France était critique après la bataille de Waterloo, mais non désespérée. Tout avait été préparé dans l’hypothèse qu’on échouât dans l’attaque de la Belgique. Soixante-dix mille hommes étaient ralliés le 27 entre Paris et Laon, vingt-cinq à trente mille hommes, y compris les dépôts de la garde, étaient en marche de Paris et des dépôts ; le général Rapp, avec vingt-cinq mille hommes de troupes d’élite, devait être arrivé, dans les premiers jours de juillet, sur la Marne ; toutes les pertes du matériel de l’artillerie étaient réparées, Paris seul contenant cinq cents pièces de canon de campagne, et on n’en avait perdu que cent soixante-dix. Ainsi, une armée de cent vingt mille hommes, égale à celle qui avait passé la Sambre le 15, ayant un train d’artillerie de trois cent cinquante bouches à feu, couvrait Paris au 1er juillet. Cette capitale avait, indépendamment de cela, pour sa défense, trente-six mille hommes de garde nationale, trente mille tirailleurs, six mille canonniers, six cents bouches à feu en batterie, des retranchements formidables sur la rive droite de la Seine, et en peu de jours ceux de la rive gauche eussent été entièrement terminés. Cependant les armées anglo-hollandaises et prusso-saxonnes, affaiblies de plus de quatre-vingt mille hommes, n’étant plus que de cent quarante mille, ne pouvaient, dépasser la somme avec plus de quatre-vingt-dix mille hommes ; elles y attendraient la coopération des armées autrichiennes et russes, qui ne pouvaient être avant le 15 juillet sur la Marne. Paris avait donc vingt-cinq jours pour préparer sa défense, achever son armement, ses fortifications, ses approvisionnements, et attirer des troupes de tous les points de la France. Au 15 juillet même, il n’y aurait que trente ou quarante mille hommes arrivés sur le Rhin. La masse des armées russes et autrichiennes ne pouvait entrer en action que plus tard. Ni les armes, ni les munitions, ni les officiers ne manquaient dans la capitale ; on pouvait porter facilement les tirailleurs à quatre-vingt mille hommes, et augmenter l’artillerie de campagne jusqu’à six cents bouches à feu.

« Le maréchal Suchet, réuni au général Lecourbe, aurait, à la même époque, plus de trente mille hommes devant Lyon, indépendamment de la garnison de cette ville, qui serait bien armée, bien approvisionnée et bien retranchée. La défense de toutes les places fortes était assurée : elles étaient commandées par des officiers de choix, et gardées par des troupes fidèles. Tout pouvait se réparer ; mais il fallait du caractère, de l’énergie, de la fermeté de la part des officiers, du gouvernement, des Chambres, de la nation tout entière !!! Il fallait qu’elle fût animée par le sentiment de l’honneur, de la gloire, de l’indépendance nationale, qu’elle fixât les yeux sur Rome après la bataille de Cannes, et non sur Carthage après Zama !!! Si la France s’élevait à cette hauteur, elle était invincible. Son peuple contenait plus d’éléments militaires qu’aucun autre peuple du monde. Le matériel de la guerre était en abondance et pouvait suffire à tous les besoins.

« Le 21 juin, le maréchal Blucher et le duc de Wellington entrèrent sur deux colonnes sur le territoire français. Le 22, le feu prit au magasin à poudre d’Avesnes ; la place se rendit. Le 24, les Prussiens entrèrent dans Guise, et le duc de Wellington à Cambrai. Le 26, il était à Péronne. Pendant tout ce temps, les places de première, deuxième et troisième ligne de la Flandre étaient investies. Cependant ces deux généraux apprirent, le 25, l’abdication de l’Empereur, qui avait eu lieu le 22 ; l’insurrection des Chambres, le découragement que ces circonstances jetèrent dans l’armée, et les espérances qu’en concevaient les ennemis intérieurs. Dès lors ils ne songèrent plus qu’à marcher sur la capitale, sous les murs de laquelle ils arrivèrent les derniers jours de juin, avec moins de quatre-vingt-dix mille hommes ; démarche qui leur aurait été funeste et eût entraîné leur ruine totale, s’ils l’eussent hasardée devant Napoléon ; mais ce prince avait abdiqué !!! Les troupes de ligne qui se trouvaient à Paris, plus de six mille hommes des dépôts de la garde, les tirailleurs de la garde nationale, choisis dans le peuple de cette grande capitale, lui étaient tous dévoués ; il pouvait foudroyer les ennemis intérieurs !!!… Mais pour développer les motifs qui ont réglé sa conduite dans cette occasion si importante, et qui a en de si funestes conséquences pour lui et pour la France, il faut reprendre le récit de plus loin, etc., etc.

Première observation. – « On a reproché à l’Empereur : 1° de s’être démis de la dictature au moment où la France avait le plus grand besoin d’un dictateur ; 2° d’avoir changé les constitutions de l’empire dans un moment où il ne fallait songer qu’à le préserver de l’invasion ; 3° d’avoir souffert que l’on alarmât les Vendéens, qui d’abord avaient refusé de prendre les armes contre le régime impérial ; 4° d’avoir réuni les Chambres lorsqu’il suffisait de réunir les armées ; 5° d’avoir abdiqué et laissé la France à la merci d’une assemblée divisée et sans expérience : car enfin, s’il est vrai qu’il fût impossible au prince de sauver la patrie sans la confiance de la nation, il ne l’est pas moins que la nation, dans ces circonstances critiques, ne pouvait sauver ni son honneur ni son indépendance, sans Napoléon. »

Nous ne ferons aucune réflexion sur des matières qui sont approfondies et longuement traitées dans le livre X.

Deuxième observation. – « L’art avec lequel les mouvements des divers corps d’armée ont été dérobés à la connaissance de l’ennemi, au début de la campagne, ne saurait être trop remarqué. Le maréchal Blucher et le duc de Wellington ont été surpris ; ils n’ont rien vu, rien su de tous les mouvements qui s’opéraient près de leurs avant-postes.

« Pour attaquer les deux armées ennemies, les Français pouvaient déborder leur droite, leur gauche, et percer leur centre. Dans le premier cas, ils déboucheraient par Lille, et rencontreraient l’armée anglo-hollandaise ; dans le second, ils déboucheraient par Givet et Charlemont, et rencontreraient l’armée prusso-saxonne. Ces deux armées restaient réunies, puisqu’elles seraient pressées l’une sur l’autre, de la droite sur la gauche et de la gauche sur la droite. L’Empereur adopta le parti de couvrir ses mouvements par la Sambre, et de percer la ligne des deux armées à Charleroi, point de leur jonction, manœuvrant avec rapidité et habileté. Il trouva ainsi, dans les secrets de l’art des moyens supplémentaires qui lui tinrent, lieu de cent mille hommes qui lui manquaient. Ce plan fut conçu et exécuté avec audace et sagesse. »

Troisième observation. – « Le caractère de plusieurs généraux avait été détrempé par les évènements de 1814 ; ils avaient perdu quelque chose de cette audace, de cette résolution et de cette confiance qui leur avaient valu tant de gloire et avaient tant contribué au succès des campagnes passées.

« 1° Le 15 juin, le troisième corps devait prendre les armes à trois heures du matin, et arriver devant Charleroi à dix heures ; il n’arriva qu’à trois heures après midi.

« 2° Le même jour, l’attaque des bois en avant de Fleurus, qui avait été ordonnée pour quatre heures après midi, n’eut lieu qu’à sept heures. La nuit survint avant qu’on pût entrer à Fleurus, où le projet du chef avait été de placer son quartier-général ce même jour. Cette perte de sept heures était bien fâcheuse au début d’une campagne.

« 3° Ney reçut l’ordre de se porter le 16, avec quarante-trois mille hommes qui composaient la gauche qu’il commandait, en avant des Quatre-Bras, d’y prendre position à la pointe du jour, et même de s’y retrancher. Il hésita, perdit huit heures. Le prince d’Orange, avec neuf mille hommes seulement, conserva le 16, jusqu’à trois heures après midi, cette importante position. Lorsque enfin le maréchal reçut à midi l’ordre daté de Fleurus, et qu’il vit que l’Empereur allait en venir aux mains avec les Prussiens, il se porta sur les Quatre-Bras, mais seulement avec la moitié de son monde, et laissa l’autre moitié pour appuyer sa retraite à deux lieues derrière ; il l’oublia jusqu’à six heures du soir, où il en sentit le besoin pour sa propre défense. Dans les autres campagnes, ce général eût occupé, à six heures du matin, la position en avant des Quatre-Bras, eût défait et pris toute la division belge, et eût ou tourné l’armée prussienne en faisant, par la chaussée de Namur, un détachement qui fût tombé sur les derrières de la ligne de bataille, ou, en se portant avec rapidité sur la chaussée de Genape, il eût surpris en marche et détruit la division de Brunswick et la cinquième division anglaise, qui venaient de Bruxelles, et de là eût marché à la rencontre des première et troisième divisions anglaises, qui arrivaient par la chaussée de Nivelles, l’une et l’autre sans cavalerie ni artillerie, et harassées de fatigue. Toujours le premier dans le feu, Ney oubliait les troupes qui n’étaient pas sous ses yeux. La bravoure que doit montrer un général en chef est différent de celle que doit avoir un général de division, comme celle-ci ne doit pas être celle d’un capitaine de grenadiers.

« 4° L’avant-garde de l’armée française n’arriva le 17 devant Waterloo qu’à six heures du soir ; sans de fâcheuses hésitations, elle y fût arrivée à trois heures. L’Empereur en parut fort contrarié ; il dit en montrant le soleil : « Que ne donnerais-je pas pour avoir aujourd’hui le pouvoir de Josué, et retarder sa marche de deux heures ! »

Quatrième observation. – « Jamais le soldat français n’a montré plus de courage, de bonne volonté et d’enthousiasme ; il était plein du sentiment de sa supériorité sur tous les soldats de l’Europe. Sa confiance dans l’Empereur était tout entière, et peut-être encore accrue ; mais il était ombrageux et méfiant envers ses autres chefs. Les trahisons de 1814 étaient toujours présentes à son esprit : tout mouvement qu’il ne comprenait pas l’inquiétait, il se croyait trahi. Au moment où les premiers coups de canon se tiraient près de Saint-Amand, un vieux caporal s’approcha de l’Empereur, et lui dit : « Sire, méfiez-vous du maréchal Soult, soyez certain qu’il nous trahit. – Sois tranquilles, lui répond ce prince, j’en réponds comme de moi. » Au milieu de la bataille, un officier fit le rapport au maréchal Soult que le général Vandamme était passé à l’ennemi, que ses soldats demandaient à grands cris qu’on en instruisît l’Empereur. Sur la fin de la bataille, un dragon, le sabre tout dégouttant de sang, accourut criant : « Sire, venez vite à la division ; le général Dhénin harangue les dragons pour passer à l’ennemi. – L’as-tu entendu ? – Non, Sire ; mais un officier qui vous cherche l’a vu, et m’a chargé de vous le dire. » Pendant ce temps, le brave général Dhénin recevait un boulet de canon qui lui emportait une cuisse, après avoir repoussé une charge ennemie.

« Le 14 au soir, le lieutenant-général B…, le colonel C… et l’officier de l’état-major V…, avaient déserté du 4e et passé à l’ennemi. Leurs noms seront en exécration tant que le peuple français formera une nation. Cette désertion avait fort augmenté l’inquiétude du soldat. Il paraît à peu près constant qu’on a crié sauve qui peut ! à la quatrième division du premier corps, le soir de la bataille de Waterloo, à l’attaque du village de La Haie par le maréchal Blucher. Ce village n’a pas été défendu comme il devait l’être. Il est également probable que plusieurs officiers porteurs d’ordres ont disparu. Mais si quelques officiers ont déserté, pas un seul soldat ne s’est rendu coupable de ce crime. Plusieurs se tuèrent sur le champ de bataille où ils étaient restés blessés, lorsqu’ils apprirent la déroute de l’armée. »

Cinquième observation. – « Dans la journée du 17, l’armée française se trouva partagée en trois parties : soixante-neuf mille hommes, sous les ordres de l’Empereur, marchèrent sur Bruxelles par la chaussée de Charleroi ; trente-quatre mille hommes sous les ordres du maréchal Grouchy, se dirigèrent sur cette capitale par la chaussée de Wavres, à la suite des Prussiens ; sept à huit mille hommes restèrent sur le champ de bataille de Ligny, savoir : trois mille hommes de la division Gérard pour porter secours aux blessés, et former, dans tous les cas imprévus, une réserve aux Quatre-Bras ; quatre à cinq mille hommes, formant les parcs de réserve restèrent à Fleurus et à Charleroi. Les trente-quatre mille hommes du maréchal Grouchy, ayant cent huit pièces de canon, étaient suffisants pour culbuter l’arrière-garde prussienne dans toutes les positions qu’elle prendrait, presser la retraite de l’armée vaincue et la contenir. C’était un beau résultat de la victoire de Ligny de pouvoir ainsi opposer trente-quatre mille hommes à une armée qui avait été de cent vingt mille hommes. Les soixante-neuf mille hommes, sous les ordres de l’Empereur, étaient suffisants pour battre l’armée anglo-hollandaise de quatre-vingt-dix mille hommes. La disproportion qui existait le 15 entre les deux masses belligérantes, qui étaient alors dans le rapport d’un à deux, était bien changée ; elle n’était plus que dans le rapport de trois à quatre. Si l’armée anglo-hollandaise avait battu les soixante-neuf mille hommes qui marchaient contre elle, on eût pu reprocher à Napoléon d’avoir mal calculé ; mais il est constant, même de l’aveu des ennemis, que, sans l’arrivée du général Blucher, l’armée anglo-hollandaise aurait perdu son champ de bataille entre huit et neuf heures du soir. Sans l’arrivée du maréchal Blucher, à huit heures du soir, avec ses premier et deuxième corps, la marche sur Bruxelles, sur deux colonnes, pendant la journée du 17, avait plusieurs avantages. La gauche poussait et contenait l’armée anglo-hollandaise ; la droite, sous les ordres du maréchal Grouchy, poursuivait et contenait l’armée prusso-saxonne, et, le soir, toute l’armée française devait se trouver réunie sur une ligne de cinq petites lieues de Mont-Saint-Jean à Wavres, ayant ses avant-postes au bord de la forêt. Mais la faute que fit le maréchal Grouchy de s’arrêter le 17 à Gembloux, n’ayant fait dans la journée que deux petites lieues, au lieu de continuer jusque vis-à-vis Wavres, c’est-à-dire d’en faire encore trois, fut aggravée et rendue irréparable par celle qu’il fit le lendemain 18, en perdant douze heures, et n’arrivant qu’à quatre heures après midi devant Wavres, au lieu d’y arriver a six heures du matin.

« 1° Chargé de poursuivre le maréchal Blucher, Grouchy le perdit de vue pendant vingt-quatre heures, depuis le 17 à quatre heures après midi jusqu’au 18 à quatre heures après midi.

« 2° Le mouvement de la cavalerie sur le plateau, pendant que l’attaque du général Bulow n’était pas encore repoussée, fut un accident fâcheux. L’intention du chef était d’ordonner ce mouvement, mais une heure plus tard, et de le faire soutenir par les seize bataillons d’infanterie de la garde et cent pièces de canon.

« 3° Les grenadiers à cheval et les dragons de la garde, que commandait le général Guyot, s’engagèrent sans ordre. Ainsi, à cinq heures après midi, l’armée se trouva sans avoir une réserve de cavalerie. Si, à huit heures et demie, cette réserve eût existé, l’orage qui bouleversa le champ de bataille eût été conjuré, les charges de cavalerie ennemie repoussées ; les deux armées eussent couché sur le champ de bataille, malgré l’arrivée successive du général Bulow et du maréchal Blucher. L’avantage eût encore été pour l’armée française, car les trente-quatre mille hommes du maréchal Grouchy, ayant cent huit pièces de canon, étaient frais, et bivouaquèrent sur le champ de bataille. Les deux armées ennemies se fussent dans la nuit couvertes par la forêt de Soignes. L’usage constant dans toutes les batailles était que la division des grenadiers et dragons de la garde ne perdît pas de vue l’Empereur, et ne chargeât qu’en vertu d’un ordre donné verbalement par ce prince au général qui la commandait.

« Le maréchal Mortier, qui commandait en chef la garde, quitta ce commandement le 15, à Beaumont, comme les hostilités commençaient ; il ne fut pas remplacé, ce qui eut plusieurs inconvénients.

Sixième observation. – « 1° L’armée française manœuvra sur la droite de la Sambre le 13 et le 14. Elle campa la nuit du 14 au 15 à une demi-lieue des avant-postes prussiens, et cependant le maréchal Blucher n’eut connaissance de rien ; et lorsque, le 15 dans la matinée, il apprit, à son quartier-général de Namur, que l’Empereur entrait à Charleroi, l’armée prusso-saxonne était encore cantonnée sur une étendue de pays de trente lieues ; il lui fallait deux jours pour se réunir. Il eût dû, dès le 15 mai, porter son quartier-général à Fleurus, concentrer les cantonnements de son armée dans un rayon de huit lieues, tenant des avant-gardes sur les débouchés de la Meuse et de la Sambre. Son armée eût pu alors être à Ligny le 15 à midi, y attendre l’attaque de l’armée française, ou, dans la soirée du 15, marcher contre elle pour la jeter dans la Sambre.

« 2° Cependant, quoique surpris, le maréchal Blucher persista dans le projet de réunir son armée sur les hauteurs de Ligny, derrière Fleurus, bravant la chance d’y être attaqué avant que son armée y fût arrivée. Le 16 au matin, il n’avait encore réuni que deux corps d’armée, et déjà l’armée française était à Fleurus. Le troisième corps rejoignit dans la journée ; mais le quatrième, que commandait le général Bulow, ne put arriver à la bataille. Le maréchal Blucher eut dû, aussitôt qu’il sut les Français à Charleroi, c’est-à-dire dans la soirée du 15, donner pour point de rassemblement à son armée, non Fleurus, non Ligny, qui se trouvaient déjà sous le canon de son ennemi, mais Wavres, où les Français ne pouvaient arriver que le 17. Il eût eu de plus toute la journée du 16 et la nuit du 16 au 17 pour opérer le rassemblement total de son armée.

« 3° Après avoir perdu la bataille de Ligny, le général prussien, au lieu de faire sa retraite sur Wavres, eût dû l’opérer sur celle du duc de Wellington, soit sur les Quatre-Bras, puisque celui-ci s’y était maintenu, soit sur Waterloo. Toute la retraite du maréchal Blucher, dans la matinée du 17, fut à contresens, puisque les deux armées, qui n’étaient qu’à trois mille toises l’une de l’autre pendant la soirée du 16, ayant pour communication une belle chaussée, ce qui les pouvait faire considérer comme réunies, se trouvèrent le soir du 17 éloignées de plus de dix mille toises, et séparées par des défilés et des chemins impraticables.

« Le général prussien a violé les trois grandes règles de la guerre : 1° tenir ses cantonnements rapprochés ; 2° donner pour point de rassemblement un lieu où ils puissent tous arriver avant l’ennemi ; 3° opérer sa retraite sur ses renforts.

Septième observation. – « 1° Le duc de Wellington a été surpris dans ses cantonnements ; il eût dû, le 15 mai, les concentrer à huit lieues autour de Bruxelles, tenant des avant-gardes sur les débouchés de Flandre. L’armée française manœuvrait depuis trois jours à portée de ses avant-postes ; elle avait depuis vingt-quatre heures commencées les hostilités, son quartier-général était depuis douze heures à Charleroi, que le général anglais ignorait encore tout à Bruxelles, et tous les cantonnements de son armée étaient encore en pleine sécurité, occupant un terrain de plus de vingt lieues.

« 2° Le prince de Saxe-Weimar, qui faisait partie de l’armée anglo-hollandaise, était le 15, à quatre heures du soir, en position en avant de Frasne, et savait que l’armée française était à Charleroi. S’il eût envoyé directement un aide-de-camp à Bruxelles, il y serait arrivé à six heures du soir, et cependant ce ne fut qu’à onze heures du soir que le duc de Wellington fut instruit que l’armée française était à Charleroi. Il perdit ainsi cinq heures dans une circonstance et contre un homme où la perte d’une seule heure était d’une grande importance.

« 3° L’infanterie, la cavalerie et l’artillerie de cette armée étaient cantonnées séparément, de sorte que l’infanterie se trouva engagée aux Quatre-Bras, sans cavalerie ni artillerie, ce qui lui fit éprouver une grande perte, puisqu’elle fut obligée de se tenir en colonnes serrées pour faire face aux charges de cuirassiers, et sous la mitraille de cinquante bouches à feu. Ces braves étaient ainsi à la boucherie, sans cavalerie pour les protéger et sans artillerie pour les venger. Comme les trois armes ne peuvent pas se passer un moment l’une de l’autre, elles doivent toujours être cantonnées et placées de manière à pouvoir toujours s’assister.

« 4° Le général anglais, quoique surpris, donna pour point de réunion à son armée les Quatre-Bras, depuis vingt-quatre heures au pouvoir des Français. Il exposait ses troupes à être défaites partiellement et à mesure de leur arrivée ; le danger qu’il leur faisait courir était bien plus considérable encore, puisqu’il les faisait arriver sans artillerie et sans cavalerie ; il livrait son infanterie, morcelée et sans l’assistance des deux autres armes, à son ennemi. Son point de rassemblement devait être à Waterloo ; il aurait eu alors la journée du 16 et la nuit du 16 au 17, ce qui était suffisant pour réunir toute son armée, infanterie, cavalerie, artillerie. Les Français ne pouvaient y arriver que le 17, et eussent prouvé toute son armée en position.

Huitième observation. – « 1° Le général anglais a livré le 18 la bataille de Waterloo. Ce parti était contraire aux intérêts de sa nation, au plan général de guerre adopté par les alliés ; il violait toutes les règles de la guerre. Il n’était pas de l’intérêt de l’Angleterre, qui a besoin de tant d’hommes pour recruter ses armées des Indes, de ses colonies d’Amérique et de ses vastes établissements, de s’exposer de gaieté de cœur à une lutte meurtrière qui pouvait lui faire perdre la seule armée qu’elle eût, et lui coûter tout au moins le plus pur de son sang. Le plan de guerre des alliés consistait à agir en masse, et à ne s’engager dans aucune affaire partielle. Rien n’était plus contraire à leur intérêt et à leur plan que d’exposer le succès de leur cause dans une bataille chanceuse, à peu près à force égale, où toutes probabilités étaient contre eux. Si l’armée anglo-hollandaise eût été détruite à Waterloo, qu’eût servi aux alliés ce grand nombre d’armées qui se disposaient à franchir le Rhin, les Alpes et les Pyrénées.

« 2° Le général anglais, en prenant la résolution de recevoir la bataille à Waterloo, ne la fondait que sur la coopération des Prussiens, mais cette coopération ne pouvait avoir lieu que dans l’après-midi ; il restait donc exposé seul depuis quatre heures du matin jusqu’à cinq heures du soir, c’est-à-dire pendant treize heures : une bataille ne dure pas ordinairement plus de six heures ; cette coopération était donc illusoire.

« Mais, pour compter sur la coopération des Prussiens, il supposait donc que l’armée française était tout entière vis-à-vis de lui ; et si cela était, il prétendait donc, pendant treize heures, avec quatre-vingt-dix mille hommes de troupes de diverses nations, défendre son champ de bataille contre une armée de cent quatre mille Français ? Ce calcul était évidemment faux : il ne se fût pas maintenu trois heures ; tout aurait été décidé à huit heures du matin, et les Prussiens ne seraient arrivés que pour être pris à revers. Dans une même journée les deux armées eussent été détruites. S’il comptait qu’une partie de l’armée française aurait, conformément aux règles de la guerre, suivi l’armée prussienne, il devait dès lors lui être évident qu’il n’en aurait aucune assistance, et que les Prussiens, battus à Ligny, ayant perdu vingt-cinq à trente mille hommes sur le champ de bataille, en ayant eu vingt mille d’éparpillés, poursuivis par trente-cinq ou quarante, mille Français victorieux, ne se seraient pas dégarnis, et se seraient crus à peine suffisants pour se maintenir. Dans ce cas, l’armée anglo-hollandaise aurait dû seule soutenir l’effort de soixante-neuf mille Français pendant toute la journée du 18, et il n’est pas d’Anglais qui ne convienne que le résultat de cette lutte n’était pas douteux, et que leur armée n’était pas constituée de manière à supporter le choc de l’armée impériale pendant quatre heures.

« Pendant toute la nuit du 17 au 18, le temps a été horrible, ce qui a rendu les terres impraticables jusqu’à neuf heures du matin. Cette perte de six heures depuis la pointe du jour a été tout à l’avantage de l’ennemi ? mais son général pouvait-il faire dépendre le sort d’une pareille lutte du temps qu’il faisait dans la nuit du 17 au 18 ? Le maréchal Grouchy, avec trente-quatre mille hommes et cent huit pièces de canon, a trouvé le secret, qui paraissait introuvable, de n’être, dans la journée dit 18, ni sur le champ de bataille de Mont-Saint-Jean ni sur Wavres. Mais le général anglais avait-il l’assurance de ce maréchal qu’il se fourvoierait d’une si étrange manière ? La conduite du maréchal Grouchy était aussi imprévoyable que si, sur sa route, son armée eût éprouvé un tremblement de terre qui l’eût engloutie. Récapitulons. Si le maréchal Grouchy eût été sur le champ de bataille de Mont-Saint-Jean, comme l’ont cru le général anglais et le général prussien pendant toute la nuit du 17 au 18, et toute la matinée du 18 ; et que le temps eût permis à l’armée française de se ranger en bataille à quatre heures du matin, avant sept heures l’armée anglo-hollandaise eût été écharpée, éparpillée ; elle eût tout perdu ; et si le temps n’eût permis à l’armée française de prendre son ordre de bataille qu’à dix heures, à une heure après midi l’armée anglo-hollandaise eût fini ses destins ; les débris en eussent été rejetés au-delà de la forêt ou dans la direction de Hall, et l’on eût eu tout le temps dans la soirée d’aller à la rencontre du maréchal Blucher et de lui faire éprouver un pareil sort. Si le maréchal Grouchy eût campé devant Wavres la nuit du 17 au 18, l’armée prussienne n’eût fait aucun détachement pour sauver l’armée anglaise, et celle-ci eût été complètement battue par les soixante-neuf mille Français qui lui étaient opposés.

« 3° La position de Mont-Saint-Jean était mal choisie. La première condition d’un champ de bataille est de n’avoir pas de défilés sur ses derrières. Pendant la bataille, le général anglais ne sut pas tirer parti de sa nombreuse cavalerie ; il ne jugea pas qu’il devait être et serait attaqué par sa gauche, il crut qu’il le serait par sa droite. Malgré la diversion opérée en sa faveur par les trente mille Prussiens du général Bulow, il eût deux fois opéré sa retraite dans la journée, si cela eût été possible. Ainsi, par le fait, ô étrange bizarrerie des évènements humains ! le mauvais choix de son champ de bataille, qui rendait toute retraite impossible, a été la cause de son succès !!!

Neuvième observation. – « On demandera : Que devait donc faire le général anglais après la bataille de Ligny et le combat des Quatre-Bras ? La postérité n’aura pas deux opinions : il devait traverser, dans la nuit du 17 au 18, la forêt de Soignes sur la chaussée de Charleroi ; l’armée prussienne la devait également traverser sur la chaussée de Wavres ; les deux armées se réunir à la pointe du jour sur Bruxelles ; laisser des arrière-gardes pour défendre la forêt ; gagner quelques jours pour donner le temps aux Prussiens, dispersés par la bataille de Ligny, de rejoindre leur armée, se renforcer de quatorze régiments anglais qui étaient en garnison dans les places fortes de la Belgique, où ils venaient de débarquer à Ostende, de retour d’Amérique, et laisser manœuvrer l’Empereur des Français comme il aurait voulu. Aurait-il, avec une armée de cent mille hommes, traversé la forêt de Soignes pour attaquer au débouché les deux armées réunies, fortes de plus de deux cent mille hommes et en position ? c’était certainement tout ce qui pouvait arriver de plus avantageux aux alliés. Se serait-il contenté de prendre lui-même position ? son inaction ne pouvait pas être longue, puisque trois cent mille Russes, Autrichiens, Bavarois, etc., étaient arrivés sur le Rhin : ils seraient dans peu de semaines sur la Marne, ce qui l’obligerait à accourir au secours de sa capitale. C’est alors que l’armée anglo-prussienne devait marcher et se joindre aux alliés sous Paris. Elle n’aurait couru aucune chance, n’aurait éprouvé aucune perte, aurait agi conformément aux intérêts de la nation anglaise, au plan général de guerre adopté par les alliés, et aux règles de l’art de la guerre. Du 15 au 18, le duc de Wellington a constamment manœuvré comme l’a désiré son ennemi ; il n’a rien fait de ce que celui-ci craignait qu’il fît. L’infanterie anglaise a été ferme et solide, la cavalerie pouvait mieux faire ; l’armée anglo-hollandaise a été deux fois sauvée dans la journée par les Prussiens ; la première fois avant trois heures par l’arrivée du général Bulow avec trente mille hommes, et la deuxième fois par l’arrivée du maréchal Blucher avec trente et un mille hommes. Dans cette journée, soixante-neuf mille Français ont battu cent vingt mille hommes ; la victoire leur a été arrachée entre huit et neuf heures, mais par cent cinquante mille hommes.

« Qu’on se figure la contenance du peuple de Londres au moment où il aurait appris la catastrophe de son armée, et que l’on avait prodigue le plus pur de son sang pour soutenir la cause des rois contre celle des peuples, des privilèges contre l’égalité, des oligarques contre les libéraux, des principes de la sainte-alliance contre ceux de la souveraineté du peuple !!! »


Projet de nouvelle défense politique de Napoléon par lui-même.


Mardi 27.

J’ai été joindre l’Empereur sur les quatre heures. Il avait travaillé toute la matinée. Le vent était très fort ; il n’a pas voulu faire le tour en calèche ; il s’est promené longtemps dans la grande allée du bois ; nous y étions tous.

Après dîner, l’Empereur, revenant sur sa protestation récente contre le traité du 2 août, et s’animant sur son contenu, disait, en marchant à grands pas dans le salon, qu’il allait en tracer un autre sur un cadre bien autrement vaste et important, contre le bill même de la législature britannique. Il prouverait, disait-il, que ce bill n’était pas une loi, mais une violation de toutes les lois. Lui, Napoléon, y était proscrit, et n’était point jugé. Le parlement d’Angleterre avait fait ce qu’il croyait juste : il avait imité Thémistocle, sans vouloir écouter Aristide. De là, l’Empereur se mettait en jugement devant tous les peuples de l’Europe, et chacun d’eux l’absolvait successivement. Il a passé en revue tous les actes de son administration, et les a tous justifiés. « Les Français et les Italiens, a-t-il dit, gémissent de mon absence. J’emporte la reconnaissance des Polonais, et jusqu’aux regrets tardifs et amers des Espagnols mêmes, etc.

« L’Europe pleurera bientôt la perte de l’équilibre auquel mon empire français était absolument nécessaire. Elle est dans le plus grand danger ; elle peut être à chaque instant inondée de Cosaques et de Tartares. Et vous, Anglais, a-t-il dit en finissant, vous, Anglais, vous pleurerez votre victoire de Waterloo ! On amènera les choses à ce que la postérité, les gens instruits, les vrais hommes d’État, les vrais hommes de bien, regretteront amèrement que je n’aie pas réussi dans toutes mes entreprises. »

L’Empereur a eu des moments sublimes. Je ne le suivrai point dans ses développements. Il a promis de les dicter, et a dit en avoir déjà arrêté le cadre et les bases en quatorze paragraphes.


Catinat ; Turenne ; Condé – De la plus belle bataille de l’Empereur – Des meilleures troupes, etc.


Mercredi 28.

L’Empereur n’est sorti que sur les quatre heures. Il venait de passer trois heures dans son bain. Le temps était fort aigre ; il s’est contenté de quelques tours dans le jardin. Il venait de faire écrire au gouverneur qu’il ne recevrait désormais personne, à moins qu’on n’admît à Longwood sur les passes du grand maréchal, comme au temps de l’amiral Cockburn.

Avant de se mettre aux échecs, l’Empereur a trouvé sous sa main un volume de Fénelon. C’était la direction de conscience d’un roi. Il nous en a lu bon nombre d’articles, les sabrant tout d’abord avec beaucoup d’esprit et de gaieté. Enfin il a jeté le livre, disant que le nom d’un auteur n’avait jamais influé sur son opinion ; qu’il avait toujours jugé les ouvrages sur ce qu’ils lui faisaient éprouver, louant volontiers, censurant de même, et qu’ici, en dépit du nom de Fénelon, il n’hésitait pas à prononcer que c’étaient autant de rapsodies.

Après dîner, l’Empereur parlait de l’ancienne marine, de M. de Grasse, de sa défaite du 12 avril. Il a voulu avoir quelques détails ; il a demandé le Dictionnaire des Sièges et Batailles. L’Empereur l’a parcouru ; il lui a fourni une foule d’observations. Catinat, pour son malheur, s’est trouvé sous sa main ; il l’a rabaissé infiniment à nos yeux. Il l’avait trouvé, disait-il, fort au-dessous de sa réputation, à l’inspection des lieux où il avait opéré en Italie, et à la lecture de sa correspondance avec Louvois. Sorti du tiers-état, observait-il, et du corps des avocats, avec des vertus douces, des mœurs, de la probité, affectant la pratique de l’égalité, établi à Saint-Gratien, aux portes de Paris, il était devenu l’affection des gens de lettres de la capitale, des philosophes du jour, qui l’avaient beaucoup trop exalté. Il n’était nullement comparable à Vendôme, prononçait-il.

L’Empereur disait qu’il avait cherché à étudier de même Turenne et Condé, soupçonnant aussi de l’exagération ; mais que là il avait fallu se rendre au mérite. Il avait même remarqué que dans Turenne l’audace avait crû chez lui avec l’expérience, il en montrait plus en vieillissant qu’à son début. C’était peut-être le contraire chez Condé, qui en avait tant déployé en entrant dans la carrière.

Et au sujet de Turenne, de Condé, et d’autres grands hommes, j’observerai qu’il est assez bizarre que le hasard ne m’ait jamais laissé entendre le nom du grand Frédéric dans la bouche de Napoléon. Toutefois, la grosse montre ou espèce de réveille-matin de ce prince, emportée à Sainte-Hélène, et placée à la cheminée de l’Empereur, l’empressement avec lequel Napoléon, à Postdam, s’élança sur l’épée du grand Frédéric, en s’écriant : « Que d’autres saisissent d’autres dépouilles : voici, pour moi, ce qui est supérieur à tous les millions ! » enfin la contemplation longue et silencieuse de Napoléon au tombeau de Frédéric, prouvent assez à quel haut rang ce prince était dans l’esprit de l’Empereur, et combien il avait dû remuer son âme[1].

Dans le Dictionnaire des Sièges et Batailles que feuilletait l’Empereur, il trouvait son nom à chaque page, mais entouré d’anecdotes tout à fait fausses et défigurées, ce qui le portait à se récrier sur toute la fourmilière des petits écrivains et les indignes abus de la plume. La littérature, disait-il, devenait une nourriture du peuple, lorsqu’elle eût dû demeurer celle des gens délicats.

« On me fait, par exemple, à Arcole, durant la nuit, prendre le poste d’une sentinelle endormie. Cette idée est sans doute d’un bourgeois, d’un avocat peut-être, mais sûrement pas celle d’un militaire. L’auteur me veut du bien, nul doute, et n’imagine rien de plus beau dans le monde que ce qu’il me fait faire. Il a certainement écrit cela pour me faire honneur ; mais il ignorait que je n’étais guère capable d’un tel acte ; j’étais trop fatigué pour cela ; il est à croire que j’étais endormi avant le soldat dont il parle. »

On a alors compté cinquante à soixante grandes batailles données par l’Empereur. Quelqu’un ayant demandé quelle était la plus belle, il disait qu’il était difficile de répondre ; qu’il était nécessaire de s’expliquer d’abord sur ce qu’on entendait par la plus belle des batailles. « Les miennes, continuait-il, ne pouvaient être jugées isolément. Elles n’avaient point unité de lieu, d’action, d’intention ; elles n’étaient jamais qu’une partie de très vastes combinaisons : elles ne devaient donc être jugées que par leur résultat. Celle de Marengo, si longtemps indécise, avait donné toute l’Italie ; celle d’Ulm avait vu disparaître toute une armée ; celle d’Iéna avait livré toute la monarchie prussienne ; celle de Friedland avait ouvert l’empire russe ; celle d’Eckmülh avait décidé de toute une guerre, etc., etc.

Celle de la Moskowa, disait-il, était une de celles où l’on avait déployé le plus de mérite et obtenu le moins de résultats.

Celle de Waterloo, où tout avait manqué quand tout avait réussi, eût sauvé la France et réassis l’Europe. »

Madame de Montholon ayant demandé quelles étaient les meilleures troupes : « Celles qui gagnent des batailles, Madame, a répondu l’Empereur. Et puis, a-t-il ajouté, elles sont capricieuses et journalières comme vous, Mesdames. Les meilleures troupes ont été les Carthaginois sous Annibal, les Romains sous les Scipions, les Macédoniens sous Alexandre, les Prussiens sous Frédéric. Toutefois il croyait bien, disait-il, pouvoir affirmer que les Français étaient ceux qu’il était le plus facile de rendre et de maintenir les meilleurs.

« Avec ma garde complète de quarante à cinquante mille hommes, je me serais fait fort de traverser toute l’Europe. On pourra peut-être reproduire quelque chose qui vaille mon armée d’Italie et celle d’Austerlitz ; mais, à coup sûr, jamais rien qui les surpasse. »

L’Empereur, qui s’était arrêté longtemps sur ce sujet qui lui était cher, revenant tout à coup, a demandé quelle heure il était. « Onze heures, a-t-on dit. – Eh bien ! a-t-il repris en se levant, nous avons le mérité d’avoir gagné notre soirée sans le secours de la tragédie ni de la comédie. »


Mathilde et madame Cottin, etc. – Pas un Français que Napoléon n’ait remué – Desaix et Napoléon à Marengo – Sidney-Smith cause involontaire du retour du général Bonaparte en France ; historique de ce voyage – Exemples bien bizarres de la fortune.


Jeudi 29, vendredi 30.

Sur les deux heures, l’Empereur m’a fait appeler dans sa chambre, et m’a donné quelques ordres particuliers… . . . . . .

À quatre heures, j’ai été le retrouver sous la tente ; il était entouré de tous, assis et se balançant sur une chaise, riant, causant, se battant les flancs pour être gai, et répétant néanmoins souvent qu’il se sentait mou, lâche, ennuyé. Il s’est levé et a fait un tour en calèche.

Après dîner, l’on parlait de roman ; on citait madame Cottin et sa Mathilde, dont le théâtre est en Syrie. L’Empereur demandait s’il avait vu madame Cottin, si elle l’aimait, si son ouvrage lui était favorable ; et comme on hésitait… « D’ailleurs, a-t-il dit, tout le monde m’a aimé et m’a haï ; chacun m’a pris, laissé et repris. Je crois qu’on peut affirmer qu’il n’est point un Français que je n’aie remué. Tous m’ont aimé, depuis Collot-d’Herbois, s’il avait vécu, jusqu’au prince de Condé ; seulement cela n’a pas été en même temps, mais par intervalles et à des époques différentes, j’étais le soleil qui parcourt l’écliptique en traversant l’équateur. À mesure que j’arrivais dans le climat de chacun, toutes les espérances s’ouvraient, on me bénissait, on m’adorait ; mais dès que j’en sortais, quand on ne me comprenait plus, venaient alors les sentiments contraires, etc. »

Plus tard, la conversation s’est arrêtée sur l’Égypte. L’Empereur a répété beaucoup de choses sur Kléber et Desaix. Il n’hésitait pas à prononcer que Kléber était le meilleur officier de son armée après Desaix, et il a raconté plusieurs circonstances de sa vie et de son caractère. Jusque-là, disait Napoléon, il avait passé généralement pour insubordonné ; mais il n’en laissa jamais rien soupçonner vis-à-vis du jeune général en chef, ce qui étonnait fort, observait l’Empereur, les officiers de l’état-major, accoutumés à une tout autre allure dans Kléber. L’Empereur revenait à le blâmer extrêmement de la conduite qu’il avait tenue dès qu’il s’était trouvé généralissime en Égypte : il s’était ennuyé, disait-il, de la perspective d’une telle situation, et n’avait songé qu’à revenir en Europe, ce qui l’avait porté à écrire au Directoire une lettre des plus ridicules, pleine d’assertions fausses et absurdes, qui par la plus bizarre des circonstances, et bien assurément contre toute prévoyance de la part de Kléber, vint tomber précisément entre les mains de celui contre lequel elle était principalement dirigée : Napoléon venait de succéder au Directoire, Desaix arriva près du Premier Consul, au moment de Marengo ; Napoléon lui demandait comment il avait pu signer la capitulation de l’Égypte, car l’armée, lui observait-il, était suffisante pour la garder. Nous ne devions plus la perdre. « Cela est vrai, répondit Desaix, et l’armée était certainement assez nombreuse pour cela ; mais le général en chef ne voulait plus y demeurer. Or, le général en chef, à cette distance, n’est pas un seul homme dans l’armée, il en est la moitié, les trois quarts, les cinq sixièmes. Il ne me restait donc qu’à le déposséder, mais il était douteux que j’eusse réussi, et puis c’eût été un crime ; car, en pareil cas, le lot d’un soldat est d’obéir, je l’ai fait. »

Desaix, à Marengo, aussitôt après son arrivée, reçut le commandement de la réserve. Sur la fin de la bataille, et au milieu du plus grand désordre apparent, Napoléon, arrivant près de lui : « Eh bien ! lui dit Desaix, nos affaires vont bien mal, la bataille est perdue, je ne puis plus qu’assurer la retraite, n’est-ce pas ? – Bien au contraire, lui dit le Premier Consul ; pour moi la bataille n’a jamais été douteuse ; tout ce que vous voyez en désordre, à droite et à gauche, marche pour se former sur votre queue ; la bataille est gagnée. Poussez votre colonne en avant ; vous n’avez qu’à recueillir le fruit de la victoire. »

Plus tard, l’Empereur a beaucoup parlé de sir Sidney-Smith. Il venait, disait-il, de lire dans le Moniteur les pièces de la convention d’El-Arisk, et observait que Sidney-Smith y avait mis beaucoup d’esprit et s’y était montré honnête homme. Il avait embêté Kléber, disait-il, par tous les contes qu’il était venu à bout de lui faire croire. Mais quand le refus de ratification de la part de son gouvernement arriva, Sidney-Smith s’en montra fort mécontent et employa beaucoup de loyauté vis-à-vis de l’armée française. « Après tout, disait l’Empereur, Sidney-Smith n’est point un méchant homme, j’en prends aujourd’hui une meilleure opinion, surtout d’après ce que je vois chaque jour de ses confrères. »

Ce fut sir Sidney qui, en communiquant les journaux d’Europe, amena le départ de Napoléon, et par conséquent le dénouement de brumaire. Les Français, revenant de Saint-Jean-d’Acre, ignoraient tout à fait ce qui s’était passé en Europe depuis plusieurs mois. Napoléon, avide d’apprendre quelques nouvelles, envoya un parlementaire à bord de l’amiral turc, sous prétexte de traiter des prisonniers qu’il venait de faire à Aboukir, se doutant bien que ce parlementaire serait arrêté par sir Sidney-Smith qui mettait le plus grand soin à empêcher toute relation directe entre les Français et les Turcs. En effet, le parlementaire français reçut de sir Sidney-Smith l’intimation de monter à son bord, et, tout en le comblant de bons traitements, sir Sidney-Smith, acquérant la certitude que les désastres d’Italie étaient inconnus à Napoléon, se fit un malin plaisir de lui envoyer une suite de journaux.

Napoléon passa la nuit dans sa tente à dévorer ces papiers, et résolut à l’instant même de passer en Europe, pour remédier, s’il en était temps, aux maux de la patrie et la sauver.

L’amiral Ganthaume, qui avait ramené Napoléon d’Égypte sur la frégate le Muiron, m’a souvent raconté son voyage. Cet officier était toujours demeuré au quartier-général depuis la destruction de la flotte à Aboukir. Il me disait que peu de temps après le retour de Syrie, et immédiatement après une communication de l’escadre anglaise, le général en chef le fit venir et lui donna l’ordre d’aller en toute hâte à Alexandrie, d’y armer avec mystère et avec toute la célérité possible une des frégates vénitiennes qui s’y trouvaient, et de le prévenir aussitôt qu’elle serait prête.

Ce moment arrivé, le général en chef qui faisait une tournée d’inspection, se rendit sur une plage non fréquentée avec un escadron de ses guides ; des canots s’y trouvèrent pour les recevoir, et les conduisirent à la frégate, qu’ils gagnèrent en évitant de passer par Alexandrie.

On appareilla le soir même, afin d’avoir disparu au jour devant les croiseurs anglais et leur flotte mouillée à Aboukir. Malheureusement le calme survint qu’on était encore en vue des côtes, et que du haut des mâts on pouvait distinguer les vaisseaux anglais au mouillage.

Dans cette situation, l’inquiétude fut grande ; on proposa même de rentrer à Alexandrie, mais Napoléon s’y opposa. Les dés étaient jetés, et bientôt on fut assez heureux pour se trouver tout à fait au large.

La traversée fut fort longue et très défavorable ; on s’effraya souvent des Anglais : cependant personne ne connaissait les intentions du général, chacun faisait sa conjecture ; on était fort agité : Napoléon seul paraissait calme et tranquille, renfermé la plus grande partie du jour dans sa chambre, où il lisait, dit Ganthaume, tantôt la Bible, tantôt l’Alcoran. S’il paraissait sur le pont, c’était de l’air le plus gai, le plus libre, et causant des choses les plus indifférentes.

Le général Menou était le dernier auquel Napoléon eût parlé sur le rivage, et l’on a su plus tard qu’il lui avait dit : « Mon cher, tenez-vous bien vous autres ici ; si j’ai le bonheur de mettre le pied en France, le règne du bavardage est fini. »

Le sentiment de Napoléon sur nos désastres, après la lecture des papiers fournis par Sidney-Smith, était tel qu’il ne doutait pas que l’ennemi n’eût franchi les Alpes, et n’occupât déjà plusieurs de nos départements méridionaux. Aussi, quand on approcha d’Europe, fit-il gouverner sur Collioure et le Port-Vendre, dans le fond du golfe de Lyon. Un coup de vent l’en repoussa, et le fit rabattre sur la Corse. Alors on entra à Ajaccio, où l’on se procura les nouvelles.

Ganthaume me disait avoir vu là la maison de famille, le salon patrimonial de Napoléon.

La célébrité du compatriote ajoutait-il, avait mis aussitôt toute l’île en mouvement ; il pleuvait une nuée de cousins, la rue en était pleine, encombrée.

En remettant à la voile, on gouverna cette fois vers Marseille et Toulon ; mais au moment d’aborder on se crut encore perdu. Sur le flanc gauche du vaisseau, lors du coucher du soleil, et précisément dans ses rayons, on compta jusqu’à trente voiles qui arrivaient vent arrière. Ganthaume, dans son effroi, proposa au général d’armer le grand canot de la frégate de ses meilleurs matelots, et d’essayer, à la faveur de la nuit, de gagner la terre de sa personne. Napoléon s’y refusa, observant qu’il serait toujours temps de prendre ce parti, et commanda de continuer la route comme si de rien n’était. Cependant la nuit s’était faite, et plus tard l’on entendit les coups de canon, signaux de l’ennemi, mais au loin et de l’arrière, preuve évidente qu’on n’en avait pas été aperçu. Au jour on mouilla dans Fréjus. On sait le reste.

L’Empereur a fini la soirée en citant trois exemples bien bizarres de fortune arrivés vers ces mêmes parages, et à peu près dans les mêmes temps.

Un caporal, déserteur d’un des régiments de l’armée d’Égypte, qui s’était mis dans les mamelouks, y est devenu bey. Il a écrit depuis à son ancien général.

Une grosse vivandière de l’armée est devenue favorite du pacha de Jérusalem : elle ne savait point écrire, mais elle a fait faire des compliments et assurer qu’elle n’oublierait jamais sa nation, et protégerait toujours les Français et les chrétiens. « C’était, disait l’Empereur, la Zaïre du jour. »

Enfin une jeune paysanne du cap Corse, saisie dans un bateau pêcheur par des Barbaresques, a été gouverner le souverain de Maroc. L’Empereur, après quelques communications des relations extérieures, avait, disait-il, fait venir de Corse à Paris le frère de cette paysanne, l’avait tant soit peu décrassé, nippé convenablement, et l’avait envoyé à sa sœur ; mais il n'en avait jamais entendu parler depuis.

Sur les quatre heures j’ai été joindre l’Empereur. Il venait de travailler sous la tente. Le gouverneur avait répondu aux différentes lettres dictées par l’Empereur à M. de Montholon.

À la première, contenant la protestation contre le traité du 2 août et une foule de griefs, il n’a trouvé d’autre réponse que de demander quelle lettre il nous avait retenue. Nous ne pouvions le lui dire précisément, puisque nous ne les avions jamais vues. C’était nous qui le lui demandions ; lui seul le savait.

Quant à la seconde lettre, qui portait que l’Empereur ne recevrait plus jamais personne que par les passes du grand maréchal, comme au temps de l’amiral Cockburn, le gouverneur a répondu qu’il était fâché que le général Bonaparte se trouvât importuné de visites indiscrètes à Longwood, et qu’il allait s’empresser d’y remédier ; ironie révoltante et sans nom dans la position où se trouve l’Empereur, et le sens dans lequel lui avait écrit M. de Montholon !


Doutes historiques ; le duc d’Orléans régent ; madame de Maintenon ; son mariage avec Louis XIV.


Samedi 31.

L’Empereur s’est levé de très bonne heure. Il a fait le tour du parc tout seul. À son retour, ne voulant, disait-il, faire réveiller personne, il avait saisi mon fils, qu’il avait trouvé debout, et lui a dicté deux heures sous la tente. Nous avons tous déjeuné avec lui ; puis est venue la promenade en calèche. Durant la course, l’Empereur parlait de doutes historiques : après plusieurs citations assez curieuses, il a conclu par une circonstance personnelle au régent. « Si Louis XV était mort enfant, disait-il, et rien n’était si possible, qui eût douté que le duc d’Orléans n’eût été l’empoisonneur de toute la maison royale ? qui eût osé le défendre ? Il a fallu qu’un enfant très délicat survécût pour qu’on pût sur ce point rendre justice à ce prince. » L’Empereur alors revenait sur le caractère du duc d’Orléans, et surtout sur ses torts dans l’affaire des princes légitimés. « Il s’y était dégradé, répétait-il ; et ce n’est pas que la cause de ceux-ci ne fût mauvaise, Louis XIV usurpait un droit en les appelant à la succession. La nation, à l’extinction de la maison royale, rentre indubitablement dans ses droits, c’est à elle à choisir. L’acte de Louis XIV n’était sans doute qu’une erreur de sa grande élévation ; il pensait que tout ce qui sortait de lui devait être grand, et il semblait se douter pourtant que tout le monde ne penserait pas comme lui ; car il avait pris ses précautions pour affermir son ouvrage, en donnant ses filles naturelles aux princes de son sang, et faisant épouser à ses bâtards des princesses de sa maison. Quant à la régence, il est bien sûr qu’elle revenait de droit au duc d’Orléans. Le testament de Louis XIV n’était qu’une niaiserie : il violait nos lois fondamentales : nous étions une monarchie, et il nous donnait une république pour régence, etc. »

De là, passant à madame de Maintenon, l’Empereur lui trouvait une des carrières les plus extraordinaires ; c’était la Bianca-Capello1 du temps, disait-il, moins romancière, mais aussi pas si amusante. Et poursuivant ses doutes historiques, il ne revenait pas du mystère de son mariage. Il était parfois tenté de le regarder comme un problème, malgré tout ce qu’en avaient dit les mémoires du temps.

« Le fait est, observait-il, qu’il n’existe et n’a jamais existé aucune preuve officielle et authentique. Or quel pouvait être le motif de Louis XIV de tenir cette mesure si strictement secrète pour son temps et pour l’avenir ? ou comment la famille des Noailles, parente de madame de Maintenon, n’a-t-elle jamais rien laissé percer à cet égard, surtout encore madame de Maintenon ayant survécu à Louis XIV ? etc. »


Les ministres, etc. – M. Daru ; Anecdotes – Parures fanées de Saint-Hélène.


Dimanche 1er septembre.

Sur les trois heures, l’Empereur est sorti. Il disait avoir été mou, dégoûté toute la journée, pesant. Nous avions tous été de même : c’était le temps. Nous avons gagné la grande allée du bois, tandis qu’on attelait la calèche. Rendus à l’extrémité, la pluie est survenue ; elle a été assez forte pour que l’Empereur fût obligé de chercher un abri au pied d’un arbre à gomme, ce qui n’était pas d’un grand secours, vu le peu de feuillage de cet arbuste. La calèche est accourue nous prendre. Nous revenions au galop, quand nous avons aperçu le gouverneur qui arrivait de son côté. L’Empereur a aussitôt ordonné de tourner, disant que de deux maux il fallait savoir choisir le moindre ; et nous avons fait deux tours au grandissime galop, en dépit de l’orage et de la pluie ; mais nous avons échappé sir Hudson Lowe, c’était encore un gain.

Avant le dîner, l’Empereur, dans sa chambre, passait en revue les personnes qui l’avaient servi dans sa maison, au Conseil d’État, dans les ministères. Il a dit de M. Daru que c’était un homme d’une extrême probité, sûr, et grand travailleur. À la retraite de Moscou, la fermeté de M. Daru s’était fait particulièrement remarquer, et depuis, l’Empereur répétait souvent qu’au travail du bœuf il joignait le courage du lion.

Le travail semblait l’élément de M. Daru ; il avait toujours rempli tous ses instants ; si bien que, quand il fut devenu ministre secrétaire d’État, quelqu’un le plaignant de l’immensité de travail qui devait l’absorber désormais : « Bien au contraire, répondit-il plaisamment, c’est depuis mes nouvelles fonctions qu’il me semble, n’avoir plus rien à faire. » Il s’y trouva pourtant pris une fois. L’Empereur l’ayant demandé après minuit pour travailler, M. Daru était tellement accablé de fatigue, qu’il savait à peine ce qu’il écrivait, et que, la nature l’emportant, il s’endormit sur son papier. Après un sommeil profond, venant à rouvrir les yeux, quel fut son saisissement d’apercevoir l’Empereur travaillant tranquillement à ses côtés. L’état des bougies l’avertissait assez que son absence devait avoir été longue. Atterré, confondu, ses yeux incertains vinrent rencontrer ceux de l’Empereur, qui lui dit : « Eh bien, oui, Monsieur, vous me voyez faisant votre travail, puisque vous n’avez pas voulu le faire. J’ai pensé que vous aviez bien soupé, passé une bonne soirée ; mais encore faudrait-il que le travail rien souffrît point. – Ah ! Sire, lui dit alors M. Daru, moi avoir passé une bonne soirée ! Voilà plusieurs nuits blanches que je passe au travail, et Votre Majesté vient d’en voir la triste conséquence, qui m’afflige cruellement. – Eh ! que ne me disiez-vous cela ? lui dit l’Empereur, je n’ai point envie de vous tuer ; allez vous coucher : bonne nuit, M. Daru. » Voilà, certes, un trait caractéristique et bien propre à détromper des fausses idées dans lesquelles nous étions généralement dans ce temps-là sur le naturel intraitable de Napoléon. Mais, je ne sais par quelle fatalité, je le répète sans cesse, les traits de cette nature demeuraient perdus au milieu de nous, tandis que circulaient avec tant d’activité, au contraire, les fables et les absurdités qui pouvaient lui être défavorables. Serait-ce que les courtisans réservaient pour le château seul leur courtisanerie, et cherchaient un contrepoids au-dehors dans une apparence d’opposition et d’indépendance ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il en était ainsi, et que celui qui se serait complu à répéter ces traits dans les salons se serait entendu dire probablement qu’il les avait inventés, on y aurait passé pour un benêt d’avoir pu les croire.

Durant le dîner, l’Empereur plaisantait sur la parure fanée de ces dames. Ce serait bientôt, disait-il, celle de ces vieilles avares qui se pourvoient, chez les revendeuses. Ce n’était plus la fraîcheur ni l’élégance des Leroi, des Despeaux, des Herbault. Ces dames demandaient de l’indulgence pour Sainte-Hélène. Les maris rappelaient à l’Empereur combien il était difficile pour elles aux Tuileries. C’était le fléau, disait-on, la ruine des ménages. L’Empereur riait, il n’en convenait pas. « Cela avait été imaginé par ces dames, disait-il, comme prétexte ou justification auprès de leurs maris. » De là on s’est étendu sur notre luxe ici. L’Empereur a dit qu’il avait commandé à Marchand de lui faire porter l’habit de chasse qu’il avait en ce moment jusqu’à extinction ; et certes il était déjà bien avancé.


Campagne de Saxe ou de 1813 – Violente sortie de Napoléon – Réflexions ; analyses – Batailles de Lutzen, Wurschen – Négociations – Batailles de Dresde, de Leipsick, de Hanau, etc., etc..


Lundi 2.

L’Empereur, prenant un ouvrage qui traitait de nos dernières campagnes, l’a parcouru quelque temps, puis l’a jeté, disant : « C’est une véritable rapsodie, un tissu de contresens et d’absurdités. » S’arrêtant alors sur ce sujet de conversation, il a causé longuement sur la trop fameuse campagne de Saxe. Ses observations ont été principalement morales, peu ou point militaires. Voici ce que j’en ai recueilli de plus saillant : « Cette mémorable campagne, disait-il, sera le triomphe du courage inné dans la jeunesse française, celui de l’intrigue et de l’astuce dans la diplomatie anglaise, celui de l’esprit chez les Russes, celui de l’impudeur dans le cabinet autrichien ; elle marquera l’époque de la désorganisation des sociétés politiques, celle de la grande séparation des peuples avec leurs souverains ; enfin la flétrissure des premières vertus militaires : la fidélité, la loyauté, l’honneur. On aura beau écrire, commenter, mentir, supposer, il faudra toujours en arriver à ce hideux et triste résultat, et le temps en déroulera la vérité et les conséquences.

« Mais ce qu’il y a de bien remarquable ici, c’est que les infamies au fond demeurent étrangères aux rois, aux soldats et aux peuples. Elles ne sont l’ouvrage que de quelques intrigants à épée, de quelques casse-cou politiques, qui, sous le spécieux prétexte de secouer le joug de l’étranger et de reprendre l’indépendance nationale, n’ont au fait que vendu et livré sciemment leurs maîtres particuliers à des cabinets rivaux et convoiteurs. Les vrais résultats ne se sont pas fait longtemps attendre. Le roi de Saxe y a perdu la moitié de ses États ; le roi de Bavière s’est vu forcé à des restitutions bien précieuses. Qu’importait aux traîtres ? ils tenaient leurs récompenses, leurs richesses. Et ce sont les cœurs les plus droits, les âmes les plus innocentes qui présentent le spectacle solennel des plus grands châtiments. C’est un roi de Saxe, le plus honnête homme qui ait jamais tenu un sceptre, qu’on dépouille de la moitié de ses provinces ; c’est un roi de Danemark, si fidèle à tous ses engagements, dont on saisit une couronne ! Voilà pourtant ce qu’ils ont prétendu ? le retour à la morale, son triomphe !… et voilà la justice distributive d’ici-bas !…

« Du reste, j’aime à le répéter pour l’honneur de l’humanité et même des trônes, au milieu de tant d’infamies, jamais ne se trouvèrent plus de vertus. Je n’eus pas un instant à me plaindre de la personne individuelle des princes mes alliés. Le bon roi de Saxe me demeura fidèle jusqu’à extinction ; le roi de Bavière me fit loyalement prévenir qu’il n’était plus le maître ; la générosité du roi de Wurtemberg se fit particulièrement remarquer ; le prince de Bade ne céda qu’à la force et au dernier instant : tous, je leur dois cette justice, m’avertirent à temps, afin que je pusse me garantir de l’orage. Mais, d’un autre côté, que d’abominations dans les subalternes !… Les fastes militaires se dessouilleront-ils jamais de l’acte des Saxons se retournant dans nos rangs pour nous égorger ? Il est demeuré proverbe chez les soldats : saxonner, parmi eux, veut dire à présent une troupe qui en assassine une autre ; et, pour comble de douleur, c’est un Français, un homme à qui le sang français a procuré une couronne, un nourrisson de la France qui nous porte le coup de grâce ! Grand Dieu !

« Et ce qu’il y avait de pire dans ma situation, ce qui comblait mon supplice, c’est que je voyais clairement arriver l’heure décisive. L’étoile pâlissait ; je sentais les rênes m’échapper, et je n’y pouvais rien. Un coup de tonnerre pouvait seul nous sauver ; car traiter, conclure, c’était se livrer en sot à l’ennemi. Je le voyais distinctement, et la suite a suffisamment prouvé que je ne me trompais point. Il ne restait donc qu’à combattre ; et chaque jour, par une fatalité ou une autre, nos chances diminuaient. Les mauvaises intentions commençaient à se glisser parmi nous ; la fatigue, le découragement gagnaient le grand nombre. Mes lieutenants devenaient mous, gauches, maladroits, et conséquemment malheureux : ce n’étaient plus là les hommes du début de notre révolution, ni ceux de mes beaux moments. Plusieurs ont osé répondre à cela, m’assure-t-on, que c’est qu’au commencement on se battait pour la république, pour la patrie, tandis qu’à la fin on ne se battait plus que pour un seul homme, ses seuls intérêts, son insatiable ambition, etc.

« Indigne subterfuge !… Et qu’on demande à cette immensité de jeunes et braves soldats, à cette foule d’officiers intermédiaires, s’il leur vint jamais l’idée d’un semblable calcul, si jamais ils virent autre chose devant eux que l’ennemi ; en arrière, que l’honneur, la gloire, le triomphe de la France ? Aussi ceux-là ne s’étaient-ils jamais mieux battus !… Pourquoi dissimuler ? pourquoi ne pas le dire franchement ? Le vrai est qu’en général les hauts généraux n’en voulaient plus ; c’est que je les avais gorgés de trop de considération, de trop d’honneurs, de trop de richesses. Ils avaient bu à la coupe des jouissances, et désormais ils ne demandaient que du repos ; ils l’eussent acheté à tout prix. Le feu sacré s’éteignait ; ils eussent voulu être des maréchaux de Louis XV. » Napoléon ne s’était pas abusé sur la crise qui menaçait la France ; il jugeait fort bien toute l’immensité du péril dont il se trouvait entouré quand il ouvrit la campagne. Dès son retour de Moscou, il avait vu le danger, disait-il, et s’était appliqué à le conjurer. Dès cet instant même, il fut constamment décidé aux plus grands sacrifices ; mais le moment de les proclamer lui semblait délicat, et c’est ce dernier point qui l’occupait surtout. Si sa puissance matérielle était grande, observait-il, sa puissance d’opinion l’était bien davantage encore ; elle allait jusqu’à la magie : or, il s’agissait de ne pas la perdre, et une fausse démarche, une parole gauche prononcée mal à propos, pouvaient détruire à jamais tout le prestige. Une grande circonspection, une confiance extrême apparente dans ses forces lui étaient donc commandées. Il lui fallait surtout voir venir.

Sa grande faute, son erreur fondamentale, a été de croire toujours à ses adversaires autant de jugement et de connaissance de leurs vrais intérêts qu’à lui-même. Il soupçonnait bien l’Autriche, dès le principe, disait-il, de chercher à profiter du mauvais pas où il se trouvait engagé pour lui arracher de grands avantages, et il y était au fond tout à fait décidé ; mais il ne pouvait se persuader qu’il y eût assez d’aveuglement dans le monarque, assez de trahison dans ses meneurs pour vouloir l’abattre tout à fait, lui, Napoléon, et livrer par là leur propre pays à la merci de la toute-puissance, non contrôlée désormais, de la Russie. L’Empereur faisait le même raisonnement à l’égard de la confédération du Rhin, qui pouvait bien, convenait-il, avoir à se plaindre de lui peut-être, mais qui devait cependant redouter bien davantage encore de retomber sous la sujétion de l’Autriche et de la Prusse. La Prusse elle-même, dans la pensée de Napoléon, ne se trouvait pas en dehors de ces raisonnements ; elle ne pouvait, selon lui, vouloir détruire tout à fait un contrepoids nécessaire à son indépendance, à son existence même. Ainsi Napoléon admettait bien de la haine dans ses ennemis, et de l’humeur, de la malveillance peut-être chez ses alliés, mais il ne pouvait supposer aux uns ni aux autres le désir de le détruire tout à fait, tant il se sentait nécessaire à tous ; et il marchait en conséquence.

Voilà l’idée dominante de Napoléon dans toute cette grande circonstance ; elle est la clef constante de sa conduite jusqu’au dernier moment, à celui même de sa chute. Il ne faut pas la perdre de vue ; elle explique bien des choses, peut-être tout, son attitude hostile, ses paroles fières, ses refus de conclure, sa détermination de combattre, etc…

S’il avait des succès, disait-il, il ferait dès lors des sacrifices avec honneur, et la paix avec gloire ; les prestiges de sa supériorité demeuraient intacts. S’il éprouvait, au contraire, de trop grands revers, il serait toujours alors temps d’effectuer ces sacrifices ; et l’intérêt vital de l’Autriche, celui des vrais Allemands, était là pour le soutenir de leurs armes ou de leur diplomatie, tant il les supposait imbus, ainsi qu’il l’était lui-même, que son existence politique était absolument indispensable à la structure, au repos, à la sûreté de l’Europe. Hélas ! ce dont il pouvait douter fut ce qui lui réussit ; la victoire lui demeura fidèle. Ses premiers succès sont surprenants, admirables, mais ce qui lui semblait infaillible fut précisément ce qui lui manqua : ses alliés naturels le trahirent et le précipitèrent.

  1. Dans les temps qui ont suivi mon enlèvement de Longwood, Napoléon s’est occupé d’un travail spécial sur le grand Frédéric, de notes et de commentaires sur ses campagnes. (Voyez les Mémoires de Napoléon, tom. VIII. Bossange frères, 1823.)