Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 14

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 590-642).


Chapitre 14.


Campagne de Moscou. — Blucher. — Siège de Toulon. — Talleyrand. — Pichegru. — Moreau. — Memorandum. — Desaix. — Machine infernale. — Grouchy.


Le lendemain l'Empereur me parla de la campagne de Moscou. « Un grand nombre de propriétaires avaient laissé des billets par lesquels ils priaient les officiers français qui prendraient possession de leurs maisons d'épargner les meubles et autres effets; ils avaient laissé ce qui nous était utile, et ils espéraient revenir dans peu de jours, lorsque l'empereur Alexandre aurait arrangé les affaires. Plusieurs dames étaient restées ; elles savaient qu’à Berlin et à Vienne il n’avait été fait aucune insulte aux habitants. Tout le monde comptait sur une prompte paix. Nous espérions jouir de nous-mêmes dans des quartiers d’hiver, avec tout espoir de succès au printemps. Deux jours après notre arrivée, l’incendie fut découvert. Il ne paraissait pas d’abord être alarmant, et l’on pensait qu’il pouvait avoir été causé par des soldats, en allumant leurs feux trop près des maisons, qui étaient presque toutes en bois. Je donnai des ordres extrêmement sévères à ce sujet aux commandants des régiments. Le lendemain le feu s’était accru, pas pourtant de manière à donner de sérieuses craintes. Cependant, craignant qu’il ne vint jusqu’à nous, je sortis à cheval et donnai tous les ordres possibles pour l’éteindre. Le jour suivant, un vent violent s’étant élevé, l’incendie se propagea avec la plus grande rapidité. Des centaines de misérables se dispersèrent dans différents quartiers de la ville, et, au moyen de mèches qu’ils cachaient sous leurs manteaux, mirent le feu aux maisons qui se trouvaient sous le vent ; l’incendie trouvait des aliments dans les matières combustibles qui formaient leur bâtisse. Cette circonstance, jointe à la violence du vent, rendit inutiles tous les efforts pour éteindre le feu. Moi-même j’eus peine à en sortir en vie. Je donnai l’exemple ; je m’exposai au milieu des flammes, et j’eus les cheveux et les sourcils brûlés ; mes habits furent brûlés sur mon dos. Les efforts furent vains, parce que les Russes, avant de s’éloigner, avaient détruit les pompes. Les incendiaires payés par Rostopchin couraient de tous côtés, rallumant partout le feu avec leurs torches ; un vent furieux les secondait. La ville fut détruite. J’étais préparé à tout, mais pas à cet événement. Qui aurait pu le redouter raisonnablement ? Les habitants, firent beaucoup d’efforts pour l’éteindre, et ils amenèrent devant nous un grand nombre d’incendiaires munis de torches ; car nous n’aurions jamais pu les reconnaître au milieu de cette immense populace. Je fis fusiller deux cents de ces misérables. J’avais, sans cet incendie, tout ce qui était nécessaire à mon armée : les meilleurs quartiers d’hiver, des approvisionnements complets ; et la campagne suivante eût tout décidé. Alexandre aurait fait la paix, ou j’aurais été à Pétersbourg. » Je demandai à Napoléon si sa pensée était de réduire toute la Russie. « Non, non ; seulement j’aurais obligé la Russie à faire une paix favorable aux intérêts de la France. Ensuite je quittai Moscou cinq jours trop tard. Plusieurs des généraux ont été arrachés de leurs lits par le feu. Je restai moi-même dans le Kremlin[1] jusqu’à ce que je fusse environné de flammes. Le feu gagna les magasins chinois et indiens, et plusieurs entrepôts d’huile et d’esprit, qui s’enflammèrent. Je me retirai alors dans une maison de campagne appartenant à l’empereur Alexandre, à peu près à une lieue de Moscou ; et vous pouvez juger vous-même de l’intensité du feu, lorsque vous saurez qu’on pouvait à peine tenir les mains sur les murs ou les fenêtres du côté de Moscou, tant elles étaient échauffées. C’était le spectacle d’une mer de feu ; des montagnes de flammes rouges et tournoyantes comme les vagues, s’élançaient tout à coup vers un ciel embrasé, et retombaient ensuite dans un océan de feu. Ce spectacle est le plus grand, le plus sublime et le plus terrible que j’aie vu de ma vie. »

9. — J’ai causé pendant quelques instants avec l’Empereur sur la religion. Je lui ai dit qu’il y avait en Angleterre bien des versions sur sa croyance religieuse, et qu’on y présumait actuellement qu’il était catholique romain. « Ebbene, répliqua-t-il, credo tutto quel che creda la chiesa ( Je crois comme l’Eglise.)

« Aux Tuileries, j’avais l’habitude, quand je les avais devant moi, de faire discuter le pape et l’évêque de Nantes. Le pape désirait rétablir les moines. Mon évêque avait coutume de lui dire que je trouvais naturel qu’on fût moine par le cœur et les habitudes, mais que je ne voulais pas qu’aucune société de ce genre fût rétablie. — Le pape cherchait à me faire confesser, ce que j’évitai toujours en répondant : Santo padre, je suis occupé à présent ; quand je serai vieux. J’avais beaucoup de plaisir à m’entretenir avec le pape ; c’était un bon vieillard, ma testardo (mais tenace).

« Il y a tant de religions différentes, ou de modifications dans la religion, qu’il est difficile de savoir laquelle choisir. Si une religion avait existé dès le commencement du monde, je la croirais la véritable. Mais dans l’état où sont les choses, je pense que chacun doit conserver la religion de ses pères. Qu’êtes-vous ? — Protestant, lui dis-je. — Votre père l’était-il aussi ? — Oui. — Eh bien, continuez de vivre dans cette communion.

« Je recevais les catholiques et les protestants à mon lever. Je payais les ministres de ces cultes sur le même pied.

« Je donnai aux protestants, à Paris, une belle église qui avait appartenu aux jésuites. Pour prévenir les querelles de religion, dans les lieux où se trouvaient des temples protestants et catholiques, je leur défendis de sonner les cloches pour appeler le peuple au service dans leurs églises respectives, à moins que les ministres de l’un et de l’autre ne fissent une demande particulière à cet égard, en établissant que c’était d’après le désir des membres de chaque communion. On donnait alors une permission pour un an ; et si, à l’expiration de cette année, la demande n’était pas renouvelée par les deux parties, cette permission expirait. J’empêchai ainsi les discussions qui avaient existé auparavant, parce que les prêtres catholiques ne pouvaient sonner leurs cloches à moins que les prêtres protestants n’eussent un pareil privilége.

« Il existe un lien entre l’animal et la Divinité. L’homme est simplement un animal plus parfait que le reste ; il raisonne mieux, mais savons-nous si les animaux n’ont pas un langage propre ? De notre part il y a orgueil, fatuité à dire non : ils n’en ont point, et la raison c’est que nous ne pouvons pas le démêler. Un cheval a de la mémoire, du jugement et de l’amour. Il distingue son maître entre les domestiques, bien que ceux-ci soient plus constamment avec lui. « J’avais un cheval qui me reconnaissait parmi tout le monde, et qui, lorsque j’étais sur son dos, manifestait, par ses sauts et sa marche hardie, qu’il portait un personnage supérieur à ceux dont il était ordinairement entouré. Il ne voulait permettre à personne autre que moi de le monter, excepté à un palefrenier qui en prenait constamment soin ; et lorsqu’il était monté par cet homme, ses mouvements étaient si différents, qu’il semblait dire qu’il portait mon domestique. Lorsque je perdais ma route, je le laissais aller, ët il la retrouvait toujours dans des endroits où, avec toute mon observation et une connaissance plus particulière des lieux, je n’aurais pu le faire. Nul ne nie aussi l’intelligence des chiens ? Il existe une chaîne entre les animaux ; les plantes sont autant d’animaux qui mangent et boivent ; et il y existe des degrés jusqu’à l’homme, qui est seulement le plus parfait de tous les êtres. Il me semble que le même esprit les anime plus ou moins. »

Il me dit dans un autre moment : « Votre gouverneur a fait fermer le sentier qui conduit aux jardins de la compagnie, où je me promenais quelquefois, parce que c’est le seul endroit à l’abri du vento agro ; « il a regardé cette liberté comme une trop grande faveur. Son certo che ha qualche cattivo oggetto in vista. Tout cela ne me chagrine pas beaucoup, car lorsque l’heure d’un homme est venue, il doit partir. » Je me permis de lui demander s’il ne croyait pas à la fatalité. « Sicuro, répondit Napoléon, autant que les Turcs. J’ai toujours été de même. Il faut obéir à l’ordre du destin. Quando lo vuole il destino, bisogna ubbidire. »

Le lendemain je pris la liberté de lui adresser quelques questions sur Blücher. « Blücher, dit-il, est un très-brave soldat, un bon sabreur. Il est comme un taureau qui ferme les yeux, et, sans voir aucun danger, se précipite en avant. Il a commis mille fautes, et, sans des circonstances inouïes, j’aurais pu, différentes fois, le faire prisonnier, lui et la plus grande partie de son armée. Il est obstiné et infatigable, ne craignant rien, et très-attaché a son pays. Comme général, il est sans talent. »

Voici ce qu’il disait de l’armée anglaise : « Le soldat anglais est brave, et les officiers, en général, véritables gens d’honneur. — Cependant je ne les crois pas capables d’exécuter de grandes manœuvres. Je ne les connais pas assez bien pour en parler définitivement. J’ai eu une conversation avec Bingham à ce sujet, et bien qu’il ne soit pas de mon avis, je voudrais changer votre système. Au lieu du fouet, je voudrais les conduire par le point d’honneur[2]. Je voudrais éveiller en eux l’émulation des Français. J’avancerais, comme je le faisais en France, tout soldat qui se serait fait remarquer par une action d’éclat. J’assemblais alors officiers et soldats, et je demandais : Quels sont ceux qui se sont distingués ? Quels sont les braves ? Je mettrais dans les grades vacants ceux qui sauraient lire et écrire ; je dirais à ceux qui ne le sauraient pas d’étudier jusqu’à ce qu’ils fussent suffisamment instruits, et qu’alors je les ferais également monter en grade. Que ne pourrait-on pas attendre de l’armée anglaise, si chaque soldat espérait devenir général en se comportant bravement ! Bingham dit cependant que la plus grande partie de vos soldats sont des brutes, et qu’il faut les conduire à coups de bâton. Cependant nombre de vos soldats doivent avoir les sentiments assez élevés pour vouloir se placer au rang des militaires qui se sentent la dignité de l’homme. Abolissez vite ce qui dégrade vos jeunes concitoyens. Bingham m’a dit qu’il n’y a que la canaille qui s’enrôle ; c’est cette position avilissante du soldat qui en est la cause. Je la ferais cesser si j’étais le premier de vos ministres ; je voudrais que le titre de soldat anglais fût véritablement honorable. Je voudrais faire ce que j’ai fait en France : j’encouragerais les jeunes gens bien élevés, les fils de marchands, les nobles mêmes, toutes les classes, à me fournir des soldats, de simples soldats que j’avancerais ensuite suivant leur mérite ; je remplacerais le fouet par la prison, le pain et l’eau, par le mépris du régiment. Quando il soldato è avvilito e disonorato colle fruste, poco gli preme la gloria e l’onore d’ella sua patria[3].

« Peut-il rester à un soldat fustigé en présence de ses camarades jusqu’à l’ombre de sa dignité ? Il perd l’amour de sa patrie ; plus tard il se battrait contre elle, s’il était mieux payé !  !… Lorsque les Autrichiens possédaient l’Italie, ils cherchaient inutilement à faire des soldats des Italiens : ceux-ci désertaient dès qu’ils étaient réunis ; ou bien, lorsqu’ils étaient obligés de se battre, ils lâchaient pied et fuyaient au premier moment du feu. Il était impossible de retenir un seul régiment. Lorsque j’eus conquis l’Italie, et que je commençai à faire des levées, les Autrichiens se moquèrent de moi, et disaient que cela ne me réussirait pas ; qu’ils avaient essayé bien des fois à le faire, et qu’il n’était pas dans le caractère des Italiens de se battre et de former de bons soldats. Malgré ces objections j’enrôlai plusieurs milliers d’Italiens, qui se battirent comme les Français, et ne m’abandonnèrent pas, même dans l’adversité. Il vous est facile d’en voir la cause. J’avais aboli le fouet et le bâton, que les Autrichiens avaient adoptés ; j’avançai ceux des soldats qui avaient des talents ; plusieurs généraux furent choisis parmi eux. Je substituai l’honneur et l’émula tion à la terreur et au fouet. »

Je demandai à Napoléon ce qu’il pensait du mérite comparatif des Russes, des Prussiens et des Allemands. « Je pense que les soldats changent quelquefois ; ils sont braves un jour, et lâches l’autre. J’ai vu les Russes faire des prodiges de valeur à Eylau ; c’étaient alors autant de héros : à la Moskowa, retranchés d’une manière inexpugnable, ils me laissèrent battre cent cinquante mille hommes avec quatre-vingt-dix mille. A Iéna, et dans d’autres batailles de cette campagne, les Prussiens s’enfuirent comme des moutons ; depuis ces derniers temps ils se sont battus bravement. Je crois qu’aujourd’hui le soldat prussien est supérieur au soldat autrichien. Les cuirassiers français sont la meilleure cavalerie du monde pour enfoncer l’infanterie. Individuellement, il n’est pas de cavalier supérieur, ni même comparable au mameluk ; mais ils ne peuvent agir en corps. Les Cosaques sont fort bons, comme partisans, pour harceler, et les Polonais comme lanciers. »

Je lui demandai aussi quel était celui qu’il préférait parmi les généraux autrichiens. « Le prince Charles, bien qu’il ait fait beaucoup de fautes. Quant à Schwartzemberg, il ne peut pas commander six mille hommes. »

Napoléon nous parla aujourd’hui du siége de Toulon, et ajouta que là, le général O’Hara était tombé en son pouvoir. « Je puis dire que je « l’ai fait prisonnier moi-même. J’avais établi une batterie masquée de huit pièces de vingt-quatre et de quatre mortiers, pour attaquer le fort Malbosquet, qui se trouvait occupé par les Anglais : cette batterie fut achevée dans la soirée, et j’étais dans l’intention d’attaquer le lendemain matin. Tandis que je donnais des ordres sur un autre point de l’armée, quelques députés de la Convention nationale arrivèrent. Dans ce temps-là, ils prenaient quelquefois sur eux de diriger les opérations militaires ; et ces imbéciles ordonnèrent à la batterie de commencer son feu : on obéit à cet ordre. Dès que je vis ce feu prématuré, je pensai que le général anglais attaquerait la batterie et l’enlèverait probablement, parce que toutes mes dispositions n’avaient pas encore été prises pour la soutenir. En effet, O’Hara, voyant que le feu de la batterie chasserait ses troupes de Malbosquet, et que je finirais par m’emparer du fort qui commandait la rade, se décida à m’attaquer. « Il se mit à la tête de ses troupes, fit une sortie, et emporta effectivement la batterie et les lignes que j’avais établies à gauche. (Napoléon a décrit sur le papier le plan de la position des batteries.) Celles de droite furent prises par les Napolitains. Tandis que ceux-ci s’occupaient à enclouer les canons, j’avançai, sans être aperçu, avec trois ou quatre cents grenadiers, par un boyau couvert d’oliviers, lequel communiquait à la batterie, et je fis un feu écrasant sur les troupes d’O’Hara. Les Anglais étonnés crurent d’abord que les Napolitains, qui occupaient les lignes sur la droite, les prenaient pour des Français, et tous criaient : C’est cette canaylia de Napolitains qui fait feu sur nous (dans ce temps les troupes anglaises méprisaient beaucoup les Napolitains). O’Hara franchit sa batterie, et marcha sur nos troupes. Il fut blessé au bras par un sergent ; et, comme j’étais à l’entrée du boyau, je le saisis brusquement par son habit, et le poussai au milieu de mes soldats, pensant que c’était un colonel ; il avait deux épaulettes. Tandis qu’on l’emmenait, il s’écria qu’il était le commandant en chef des Anglais. Il croyait qu’il allait être massacré, parce qu’il existait un ordre de la Convention de ne point faire de quartier aux Anglais. Je courus à lui, et empêchai les soldats de le maltraiter. Il parlait un très-mauvais français ; et comme je voyais qu’il s’imaginait qu’on avait l’intention de le fusiller, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour le rassurer, et donnai ordre qu’on pansât immédiatement sa blessure, et qu’on eût pour lui les plus grands égards. Il me pria de lui donner des détails sur les circonstances qui avaient déterminé sa capture, pour rendre compte de sa conduite à son gouvernement.

« Les députés de la Convention voulaient attaquer et incendier la ville ; mais je leur démontrai qu’elle était très-forte, et que nous perdrions beaucoup de monde ; que ce qui était convenable était de s’emparer des forts qui commandaient la rade, et que les Anglais seraientpris ou forcés de brûler la plus grande partie de la flotte et de se sauver. Cet avis fut suivi, et les Anglais, devinant quelle en serait la suite, mirent le feu aux vaisseaux, et abandonnèrent la ville. S’il était venu un libeccio[4], ils auraient été tous pris. Ce fut Sidney Smith qui incendia la flotte, et elle eût été entièrement brûlée si les Espagnols eussent fait leur devoir. Ce fut le plus beau feu d’artifice possible. »

Napoléon m’a parlé de sir Sidney Smith. « Sidney Smith est un brave officier. Il a montré une grande habileté dans le traité relatif à l’évacuation de l’Égypte par les Français ; il sut profiter du mécontentement qui existait parmi les troupes françaises en se voyant si longtemps éloignées de la France. Il se fit honneur en envoyant immédiatement à Kléber le refus que fit lord Keith de ratifier le traité, ce qui sauva l’armée française ; car, s’il eût tenu ce refus secret pendant sept ou huit jours de plus, le Caire aurait été cédé aux Turcs, et l’armée française se serait vue forcée de se rendre aux Anglais. Il montra également beaucoup de noblesse et d’humanité dans tous ses procédés à l’égard des Français qui tombèrent entre ses mains. Il parait qu’il a débarqué au Havre pour la sotte gageure qu’il aurait faite d’y aller au théâtre ; j’ai cru plutôt que c’était pour examiner la place. Quel qu’ait été son motif, il fut arrêté et renfermé au Temple comme espion : il fut même question, pendant un temps, de le juger et de l’exécuter. Quelques semaines après, je revins d’Italie ; Sidney Smith m’écrivit de sa prison pour me prier d’intercéder en sa faveur. Il est actif, intelligent, remuant et infatigable. »

« Pensez-vous, lui demandai-je, que sir Sidney ait montré beaucoup de talent et de courage à Acre. — Oui : la principale cause de la non réussite, c’est qu’il prit tout mon train d’artillerie à bord de plusieurs petits vaisseaux. Sans cela, j’aurais pris Acre malgré lui. Il se conduisit vaillamment, et fut bien secondé par Philippeaux, Français de talent, qui avait étudié avec moi comme ingénieur. Il y avait aussi un major Douglas qui se comporta bravement. L’acquisition de cinq ou six cents matelots, comme canonniers, devint un puissant secours pour les Turcs, dont le courage se releva, et à qui ceux-ci apprirent à défendre leur forteresse. Mais Sidney commit une grande faute en faisant des sorties où deux ou trois cents braves perdirent la vie sans aucune chance de succès. Il était impossible qu’il réussît contre le grand nombre de Français qui étaient devant Acre. Je parierais qu’il perdit la moitié de son équipage. Il répandit parmi mes troupes des proclamations qui ébranlèrent plusieurs corps ; je publiai en conséquence un ordre par lequel je le déclarais fou, et défendais toute communication avec lui. Quelques jours après, il m’envoya Un cartel, au moyen d’un parlementaire, lieutenant ou garde-marine. Je répondis que je me rendrais à l’invitation quand il amènerait Marlborough pour me battre. Malgré le passé, j’aime ce caractère chevaleresque. »

Comme je lui faisais observer, dans le même entretien, que l’invasion d’Espagne avait été pour lui une entreprise fatale, j’en reçus cette réponse : « Si le gouvernement que j’avais établi fût resté, c’eût été la meilleure chose qui eût jamais pu arrivera l’Espagne. J’aurais régénéré les Espagnols, j’en aurais fait une grande nation. Je leur aurais donné une nouvelle dynastie qui n’aurait eu de droit sur l’Espagne que par le bien qu’elle y aurait fait. Ils auraient eu un monarque capable de relever la nation courbée sous le joug de la superstition et de l’ignorance. Pent-être a-t-il mieux valu pour la France que ce plan n’ait pas réussi, car l’Espagne aurait été une rivale dangereuse. J’aurais détruit la superstition et aboli l’inquisition et les monastères de ces paresseux bestie di frati. J’aurais détruit l’influence dangereuse des prêtres. Les guérillas, qui se sont battus contre moi avec tant de bravoure, déplorent maintenant leurs succès. Dans les derniers temps que j’étais à Paris, je reçus des lettres de Mina et de plusieurs autres chefs de guérillas, qui me priaient de les aider à chasser les moines. »

Il s’est plaint de nouveau du gouverneur. Il a comparé sa conduite mystérieuse et défiante aux procédés francs et ouverts de sir Georges Cockburn. « Si je ne regardais pas le suicide comme un acte de poltronnerie, qui d’ailleurs plairait à vos ministres, je m’en débarrasserais. Mais je pense qu’il y a un véritable courage à supporter une existence comme la mienne ; je ne veux pas la quitter. Ce gouverneur a une double correspondance avec vos ministres, semblable à celle que tous vos ambassadeurs entretiennent avec ceux-ci : les uns écrivent comme pour tromper le monde, dans le cas où on les obligerait jamais à publier leurs lettres ; l’autre leur fait un récit sincère, mais pour eux seuls. » Je lui dis que je pensais comme lui que les ambassadeurs et les personnages éminents de tous les pays faisaient toujours deux récits différents, l’un pour le public, et l’autre pour le silence du cabinet. « Il n’y a pas dans le monde, dit Napoléon, un ministère aussi machiavélique que le vôtre. Et cela tient à votre système. Ce système et la liberté de la presse mettent vos ministres dans l’obligation de donner quelques détails à la nation, et, par cela même, les forcent à tromper le public dans plus d’une circonstance ; mais, comme il leur est aussi nécessaire de connaître la vérité, ils ont une double correspondance : une officielle et une fausse, pour tromper la nation, lorsque le parlement veut en prendre connaissance et la publier ; l’autre particulière et véritable, pour la tenir enfermée ; et ne pas la déposer dans les archives. »

J’ai écrit de nouveau au gouverneur ; je lui ait dit quelles seraient les conséquences du refus d’exercice fait par Napoléon ; il lui sera mortel.

12. — Je demandai à Napoléon, pendant qu’il était au bain, ce qu’il pensait de Talleyrand. « C’est, me dit-il, le plus vil et le plus corrompu des hommes : il a trahi toutes les causes, mais il est très-habile, très prudent. Talleyrand traite même, sans doute, ses ennemis comme s’il devait un jour se réconcilier avec eux, et ses amis comme s’ils devaient devenir ses ennemis. Il a un talent élevé incontestable, mais il est trop vénal ; on ne peut rien faire avec lui qu’en le payant. Les rois de Wurtemberg et de Bavière m’adressèrent tant de plaintes sur ses extorsions, que je fus contraint de lui retirer des mains le portefeuille des affaires étrangères. Il a divulgué encore à des intrigants un secret de la plus haute importance et que je n’avais confié qu’à lui seul. Quand je fus de retour de l’île d’Elbe, Talleyrand m’écrivit pour m’offrir ses services à la condition d’oublier le passé. Il argumentait d’après une de mes proclamations où j’avais dit qu’il était des circonstances qu’on ne pouvait dominer. Lorsque j’y réfléchis, je pensai que je devais faire des exceptions, je le refusai ; si je n’avais puni personne, j’eusse encouru l’indignation de la France. » Je demandai à Napoléon s’il était exact que Talleyrand lui eût conseillé de détrôner le roi d’Espagne. Le duc de Rovigo m’a dit, ajoutai-je, que Talleyrand vous avait tenu ce langage : « Sire, vous ne serez jamais en sûreté sur le trône de France tant qu’un Bourbon en occupera un autre. — Je ne me le rappelle pas, me dit-il ; ce dont je me souviens, c’est qu’il m’a sans cesse conseillé de nuire aux Bourbons. »

Napoléon m’a fait voir les traces de deux blessures. Il a reçu l’une pendant sa première campagne d’Italie ; elle faillit nécessiter l’amputation : elle a laissé une cicatrice profonde au-dessus du genou gauche ; l’autre était sur l’orteil, il l’avait reçue à Eckmühl ; son usage, me dit-il, était, lorsqu’il était blessé, de le tenir secret, afin de ne pas effrayer les soldats. « Au siége d’Acre, une bombe vint tomber à mes pieds. Deux soldats, qui étaient à mes côtés, me saisirent et m’embrassèrent étroitement, l’un par devant et l’autre de côté, et me firent ainsi un rempart de leur corps contre les effets de la bombe, qui, en faisant explosion, les couvrit de poussière. Nous tombâmes tous trois dans le trou formé par son éclat : un des deux fut blessé. Je les fis officiers. L’un a depuis perdu une jambe à Moscou, et commandait à Vincennes lorsque je quittai Paris[5]. Lorsque, en 1814, les Russes le sommèrent de rendre la place, il répondit qu’il ne leur rendrait la forteresse que lorsqu’ils lui rapporteraient la jambe qu’il avait perdue à Moscou. J’ai dû plusieurs fois la conservation de ma vie à des soldats et des officiers qui se précipitaient au-devant de moi. Lorsque je m’élançai sur Arcole, le colonel Muiron, mon aide de camp, se jeta devant moi, me couvrit de son corps, et reçut le coup qui m’était destiné. Il tomba mort à mes pieds, et son sang me jaillit au visage : il avait donné sa vie pour sauver la mienne. Les soldats étaient admirables pour moi. Dans mes revers ils n’élevèrent jamais la voix contre moi. Aucun général n’a été servi plus fidèlement ; mes soldats versaient leur dernière goutte de sang au cri de : Vive l’Empereur ! »

J’ai dîné à Plantation-House, la société a été égayée par le marquis de Montchenu qui nous a fait connaître quelques circonstances liées, dit-il, à sa grande naissance. Le marquis est bien bouffon pour un ambassadeur.

17. — Sir Hudson Lowe a fait diminuer l’approvisionnement de Longwood de deux livres de viande et d’une bouteille de vin, à cause du départ d’un domestique.

Les charretiers, chargés du transport des provisions, assurent que Thomas Reade examine le linge sale de Longwood lorsqu’il arrive à la ville. La comtesse Bertrand avait fait passer, dans le coffre contenant ce linge, des nouvelles qu’elle tenait de miss Chesborough. Le papier avait été mis négligemment sur le linge ; le coffre n’était pas fermé. Reade, en le voyant, s’écria que le règlement était violé, qu’il fallait renvoyer miss Chesborough. Il inspecta sans réserve le linge de la comtesse, fit de sales et indignes observations.

On m’avait dit que Napoléon avait sauvé la vie à Duroc lors des premières campagnes d’Italie ; celui-ci était arrêté et condamné pour cause d’émigration. L’Empereur, auquel je citai ce fait, parut étonné et me dit : « Il n’y a rien de vrai dans tout cela ? » J’ajoutai que je tenais cette version du marquis de Montchenu. « C’est faux, poursuivit Napoléon ; j’ai tiré Duroc du train d’artillerie, il n’était encore qu’un enfant et je l’ai protégé jusqu’à sa mort. Montchenu aura dit cela parce que Duroc était d’une ancienne famille, titre qui dispense de mérite aux yeux de cet homme. Il n’estime que ceux qui peuvent produire leurs quartiers de noblesse. Ces gens-là sont cause de la révolution. Avant 1789, un homme comme Bertrand, qui vaut à lui seul plus qu’une armée de ces féodaux, ne serait pas devenu sous-lieutenant, tandis que des parchemins gothiques faisaient un enfant général. Que Dieu ait pitié de toute nation qui, à l’avenir, sera gouvernée avec de pareilles idées ! La plupart des généraux de mon règne, dont les belles actions sont l’orgueil de la France, sortaient du peuple. Je ne comprends pas qu’on ait reçu la duchesse de Reggio comme première dame d’honneur de la duchesse de Berry, puisque son mari n’est qu’un soldat, sans aïeux d’une grande naissance. » Je lui demandai ce qu’il pensait du duc de Reggio, il me répondit : « C’est un brave homme, ma di poca testa. Il s’est laissé mener par sa jeune femme, qui sort d’une famille noble. Il m’a offert ses services au retour de l’île d’Elbe, et prêté serment de fidélité. — Croyez-vous qu’il aurait été fidèle ? — Il aurait pu l’être, j’ose même affirmer qu’il l’eut été, si j’eusse réussi. »

Napoléon dicte avec ardeur ses mémoires à MM. Bertrand et Montholon.

Le gouverneur fait des difficultés au sujet de la remise aux captifs de Longwood de l’argent produit par la vente de l’argenterie brisée. Cette somme est trop considérable, ajoute-t-il, pour être donnée ainsi. (Elle est de 295 livres sterling.) Il a demandé des détails sur l’emploi qu’on projette en faire. Sur les 295 livres sterling, il ne resterait que fort peu de chose de disponible, parce qu’il est dû 85 livres à Marchand, 45 livres à Cipriani, 76 livres à Gentilini ; cet argent avait été avancé par eux pour achat d’aliments, avant la dernière vente de l’argenterie. Il était dû aussi 70 livres sterling à M. Balcombe, 10 livres à Le Sage, et 20 livres à Archambaud pour achat de volailles.

Hudson Lowe a fait diminuer derechef la provision de vin et de viande.

En revenant à Longwood, j’ai rencontré sir Hudson Lowe à cheval. Je me suis approché de lui, alors il m’a dit avec une sorte de joie. « Vous trouverez votre ami Las Cases en bonnes mains. » En effet, quelques minutes après, je vis le comte qui se rendait à Hut’s-Gate sous la surveillance de l’aide de camp Prichard. Voici ce qui était arrivé. vers les trois heures environ, Hudson Lowe entra à Longwood, accompagné de sir Reade, du major Gorrequer et de trois dragons. Quelques instants après arrivèrent le capitaine Blakency et l’intendant de la police. Après avoir ordonné à un détachement commandé par un caporal, de les suivre, ces messieurs, à l’exception d’Hudson Lowe et de Gorrequer, se rendirent chez le capitaine Poppleton. Sir Thomas lui dit d’envoyer chercher M. de Las Cases, dans ce moment près de Napoléon. De Las Cases sortit pour se rendre chez lui ; il fut arrêté par Reade et l’intendant de la police. Ses effets et hardes furent saisis. Son fils cacheta, avec un grand soin, ses papiers, puis se rendit à Hut’s Gate sous la surveillance d’un officier du 66e régiment qui ne devait lui permettre de voir qu’Hudson Lowe et son état-major. Une lettre écrite sur de la soie, et remise par le comte de Las Cases, à son domestique Scott pour la porter en Angleterre, était le motif de cette arrestation. Le père de Scott, instruit de cette commission par son fils, le conduisit chez un M. Baker et chez le gouverneur qui le fit mettre en prison après l’avoir interrogé.

Le soir, je vis Napoléon. Il paraissait ignorer les intentions qu’avait eues M. de Las Cases.

« Las Cases est un honnête homme, et il m’est trop tendrement attaché pour nous avoir compromis dans quelque entreprise hasardeuse. Je suis convaincu que cette arrestation est un effet de la capricieuse tyrannie du gouverneur. Las Cases écrivait peut-être à son « banquier à Londres, car il a placé 4 ou 5.000 livres sterling, et était dans l’intention de les retirer pour venir à mon secours ; seulement il ne se souciait pas que sa lettre passât par les mains du gouverneur. Si Las Cases m’eût consulté, je l’aurais détourné de ce dessein, non que je désapprouve ses efforts pour faire connaître notre situation ; mais il fallait agir moins légèrement. Mais comment Las Cases, avec tout son esprit, a-t-il pu choisir, pour agent secret, un esclave qui ne sait ni lire ni écrire, et penser à l’envoyer passer six mois en Angleterre, où il n’a jamais été, et où il n’aurait certainement pas bien rempli sa mission ? Je ne puis encore expliquer tout cela.

« Las Cases a chez lui mes campagnes en Italie, et toute la correspondance officielle entre l’amiral, le gouverneur et Longwood ; et l’on m’assure qu’il écrit un journal retraçant quelques-uns de nos entretiens. »

L’Empereur m’a demandé au bain des nouvelles de Las Cases. « Las Cases est le seul, parmi les Français, qui sache parler anglais, ou le seul qui l’explique à ma satisfaction. Je ne puis pas encore lire un journal anglais. Madame Bertrand comprend parfaitement cette langue ; mais vous savez qu’on ne peut pas toujours importuner une dame. « Las Cases m’était très-nécessaire. Priez l’amiral de s’intéresser à lui, qui, j’en suis convaincu, n’en a pas dit autant que Montholon en avait dit dans sa lettre. Il succombera sous le poids de tant d’afflictions, car il est d’une constitution faible, et cela terminerait un peu plus tôt l’existence de son malheureux fils[6]. »

Il a parlé avec intérêt de Joséphine ; ses expressions étaient remarquables par leur sensibilité et leur grâce. J’en rapporterai quelques-unes. « Les impressions du plaisir et de la douleur produisent de fortes émotions dans l’âme de ces créoles si sensibles. Joséphine était sujette aux attaques de nerfs lorsqu’elle éprouvait un chagrin. C’était une femme aimable, spirituelle, affable, et vraiment charmante. Era la dama la più graziosa di Francia. C’était la déesse de la toilette ; toutes les modes tiraient d’elle leur origine ; tout ce qu’elle mettait devenait distingué : et puis elle était si bonne, si bienveillante ! »

Le même jour, nous vînmes à parler de la bataille d’Austerlitz. Napoléon m’apprit qu’avant la bataille, la coalition contre lui était signée du roi de Prusse. « Haugwitz vint me l’annoncer et me conseilla de faire la paix. Je lui répondis : « La bataille que nous allons livrer décidera de tout. Je crois la gagner, et, dans ce cas, je dicterai une paix convenable. » L’événement répondit à mon attente ; je remportai une victoire si décisive qu’elle me mit à même d’imposer les conditions que je voulus. » Je demandai à Napoléon si M. d’Haugwitz était un de ses agents. « Assurément non ; c’était un homme qui pensait judicieusement que la Prusse ne jouerait jamais le premier rôle (giocare il primo ruolo) dans les affaires du continent ; que ce n’était qu’une puissance du second ordre et qu’elle devait agir comme telle. Dans le cas où j’aurais été vaincu, j’espérais que la Prusse ne se joindrait pas franchement aux alliés, parce qu’il aurait été naturellement de son intérêt de conserver un équilibre en Europe, ce qui n’aurait pu exister si elle se fût réunie à ceux qui seraient devenus les plus forts par ma défaite. D’ailleurs, la jalousie et le soupçon se seraient élevés, et les alliés n’auraient point eu confiance au roi de Prusse, qui les avait déjà trahis. Je donnai le Hanovre aux Prussiens afin de les brouiller avec vous et d’exciter une guerre, qui vous eût fermé le continent. Le roi de Prusse fut assez simple pour croire qu’il pourrait conserver cette province et rester en paix avec vous. Il se mit en campagne comme un insensé, poussé par la reine, le prince Louis, et une foule d’autres jeunes gens, qui lui firent croire que la Prusse était assez forte, même sans le secours de la Russie. Il apprit bientôt le contraire à ses dépens. » Je demandai comment il eût agi, si, avant la bataille d’Austerlitz le roi de Prusse s’était réuni aux alliés. Il m’a dit : « Monsieur le docteur, cela aurait changé entièrement la face des choses. » Il loua beaucoup les caractères du roi de Saxe, du roi de Bavière et du roi de Wurtemberg. « Alexandre et le roi de Wurtemberg sont deux princes remplis de talents et d’activité ; mais le second a de la dureté dans le caractère. »

L’enlèvement des papiers a beaucoup affligé Napoléon. Il observait avec justesse que s’il y avait eu plan de complot dans la lettre de Las Cases, le gouverneur s’en serait aperçu en moins de dix minutes ; qu’il avait pu voir très-rapidement que le commentaire des campagnes d’Italie ne contenait aucune trahison, etc.

« Voyez comment Las Cases est traité ! Hudson viendra dire, dans quelques jours, qu’il a été averti qu’il se tramait une conspiration pour effectuer mon évasion. Je n’ai aucune certitude que, lorsque j’aurai fini d’écrire mon histoire, il ne s’en emparera pas ? Je garde, il est vrai, mes manuscrits dans ma chambre, j’en disputerai la propriété le pistolet à la main, en faisant sauter la cervelle au premier qui voudrait s’en emparer : pauvre ressource ! Il faudra que je brûle tout ce que j’ai fait. C’était ma seule consolation dans cette demeure affreuse ; peut-être mes écrits auraient-ils intéressé le monde. »

Hudson Lowe m’a fait prévenir qu’on allait restituer à Napoléon ses différents manuscrits.

Quant au journal de Las Cases, Hudson se réservait d’en causer avec Bertrand.

Le jeune Las Cases est très-indisposé ; je suis allé le visiter, en présence de Reade. J’ai appris que Hudson Lowe était blessé de quelques paroles de M. de Las Cases père.

Napoléon a fait appeler Saint-Denis, qui a transcrit le Journal de Las Cases, et lui a fait diverses questions sur ce qu’il contenait. C’était, dit Saint-Denis, le récit de tous les événements de quelque intérêt depuis l’embarquement à bord du Bellérophon. « N’y a-t-il rien qui puisse compromettre quelqu’un (et il nomma trois ou quatre personnes) ? — Non, Sire. — Parle-t-il de l’amiral Malcolm ? — Oui, Sire. — Dit-il que j’ai fait observer qu’il avait la physionomie d’un véritable Anglais ? — Oui, Sire, et il le traite fort bien. — Il ne dit rien du gouverneur actuel ? — Il en parle beaucoup, Sire. — Dit-il que c’est un homme épouvantable, et que sa figure est la plus affreuse que j’aie vue en ma vie ? — Sire, il a dit tout cela : seulement, il a adouci les expressions. »

Napoléon nous a parlé aujourd’hui de son frère Joseph : « Il avait un excellent caractère. Ses vertus et ses talents convenaient surtout à la vie privée. Trop bon pour être un grand homme, il n’a aucune ambition. Nous nous ressemblons beaucoup ; mais il est mieux que moi. Il est plein d’instruction ; mais ce n’est pas celle qui convient à un roi : il n’est pas capable de commander une armée. »

29. — J’ai trouvé Napoléon dans son cabinet de toilette. Il était charmé d’avoir recouvré le commentaire de ses campagnes d’Italie. Il ajouta : « Et les autres papiers, me les rendra-t-il ? »

J’ai été tout à coup indisposé, me trouvant près de lui. En ce moment, l’Empereur parlait… Je tombai sur le plancher privé de connaissance… Quand je rouvris les yeux, je vis Napoléon, le regard attaché sur mon visage, me regardant avec l’expression du plus grand intérêt et de l’inquiétude la plus vive ; cette scène est ineffaçable dans ma mémoire. Il ouvrait le col de ma chemise, et me faisait respirer des odeurs. Il m’avait ôté ma cravate et couvert la figure d’eau de Cologne. « Je vous ai vu tomber, j’ai cru d’abord que le pied vous avait glissé ; mais vous voyant rester sans mouvement, j’ai craint une attaque d’apoplexie. Votre visage était d’une pâleur mortelle, vos lèvres blanches et sans vie ; vous ne respiriez plus. »

Marchand arriva, Napoléon fit apporter de l’eau de fleur d’orange, son remède universel.

1er décembre. — Napoléon m’a fait diverses questions sur les effets du mercure.

« Je désire que Las Cases parte ; quelques mois de séjour de plus à Sainte-Hélène ne seront d’aucune utilité ni pour lui, ni pour moi. Montholon s’efforce d’adoucir ma position. Hélas ! de toute cette colonie d’exilés, c’est moi qui suis le moins à plaindre. Eux sont chaque jour livrés aux insultes. Ils ne peuvent ni parler ni écrire ; et s’ils veulent sortir, il faut qu’ils se soumettent à d’humiliantes restrictions. »

3. — Napoléon m’envoya prévenir à une heure. Je le trouvai couché. Il éprouvait un malaise général et souffrait de la tête. La nuit, il avait eu un peu de fièvre. Je lui recommandai quelques remèdes et je l’engageai fortement à suivre ces prescriptions. Je lui recommandais principalement l’exercice. Je redoutais pour lui sans cela une grave maladie. Sa réponse fut triste : « Tanto meglio, répondit Napoléon, piu presto si finira. »

Une chaleur excessive empêcha Napoléon de sortir et de prendre de l’exercice. Il m’a parlé aujourd’hui de Moreau et de plusieurs officiers distingués ; il s’est répété.

« Moreau était un excellent général de division, mais incapable de bien commander une armée nombreuse. Avec cent mille hommes, Moreau aurait éparpillé son armée sur différents points, couvert les routes de soldats, et n’aurait pas fait plus que s’il n’eût disposé que de trente mille hommes. Le nombre des troupes ne lui profitait point, non plus que leur position. Très-calme et très-froid dans le combat, il était plus remarquable dans la chaleur de l’action que dans les dispositions préliminaires. Il fumait beaucoup. Moreau n’avait pas un méchant cœur ; c’était un bon vivant, mais il avait peu de caractère. Sa femme et une autre créole, sa belle-sœur, le menaient. Sa liaison avec Pichegru et Georges, dans la conspiration, et sa mort, en 1813, en combattant les Français, ont déshonoré à jamais son nom. Comme général, Moreau était infiniment au-dessous de Desaix, Kléber et Soult. De tous les généraux que j’ai eus sous moi, Desaix et Kléber ont été les plus distingués, surtout Desaix. Kléber n’aimait la gloire qu’autant qu’elle lui valait des richesses et des plaisirs. Desaix, tout différent, cherchait la gloire pour elle-même, et méprisait toute autre chose. Il ne rêvait que bataille et réputation. Les richesses et les plaisirs n’étaient rien pour lui ; il ne leur accordait pas même une pensée. C’était un petit homme d’un air sombre, d’un pouce à peu près moins grand que moi, toujours vêtu avec négligence, quelquefois même ses vêtements étaient déchirés ; il méprisait les jouissances et les commodités de la vie. Plusieurs fois, en Égypte, je lui fis présent d’un équipage de campagne complet, mais il le perdait bientôt. Enveloppé dans un manteau, Desaix se jetait sur un canon, et dormait aussi tranquillement que sur l’édredon. La mollesse n’avait pour lui aucun charme. Droit et honnête dans tous ses procédés, les Arabes l’avaient appelé le sultan juste. La nature l’avait formé pour être un grand général. Kléber et Desaix furent des pertes irréparables pour la France. Si Kléber eût vécu, votre armée eût péri en Égypte. Si Menou vous eût attaqués lors de votre débarquement, avec ses vingt mille hommes, au lieu de ne prendre que la division Lanusse, vous étiez perdus sans ressource. Vous n’aviez que dix-sept ou dix-huit mille hommes, sans cavalerie.

« Lannes, lorsque je le pris pour la première fois, n’était qu’un ignorantaccio. Son éducation avait été très-négligée. Il fit beaucoup de progrès ; et, pour en juger, il suffit de dire qu’il était devenu un général de première classe ; il possédait une grande expérience de la guerre. Il s’était trouvé dans cinquante combats isolés, et à cent batailles plus ou moins importantes. C’était un homme d’une bravoure extraordinaire, calme au milieu du feu. Il possédait un coup d’œil sûr et pénétrant, était prompt à profiter de toutes les occasions qui se présentaient. Parfois vif et même impétueux contre moi, il m’était cependant fort attaché. Dans ses accès de colère, il ne voulait permettre à personne de lui faire des observations ; et même il n’était pas toujours prudent de lui parler lorsqu’il était dans cet état de violence. Alors il avait l’habitude de venir à moi et de me dire qu’on ne pouvait se fier à telle ou telle personne. Comme général, je l’ai toujours regardé comme infiniment supérieur à Moreau et même à Soult.

« Masséna, c’est là l’homme d’un talent supérieur ! Il faisait le plus souvent de mauvaises dispositions avant une bataille ; et ce n’était que lorsque les hommes tombaient de tous côtés qu’il commençait à agir avec un jugement élevé ; alors seulement son esprit était ému et concevait un grand plan. Au milieu des morts et des mourants, de la grêle de balles qui moissonnait les hommes autour de lui, Masséna était toujours maître de lui-même. Il donnait ses ordres, et faisait ses dispositions avec un admirable sang-froid et le plus grand jugement. Voilà la vera nobilita di sangue. On disait avec vérité de Masséna, qu’il ne commençait jamais à agir avec discernement que lorsque la chance d’une bataille se déclarait contre lui.

« C’était un homme rare ; c’eût été un grand homme, si ses hautes qualités n’eussent été ternies par un goût effréné de rapine.

« Pichegru, poursuivit l’illustre juge, était répétiteur à Brienne et m’enseigna les mathématiques lorsque je n’avais que dix ans. Il les savait à fond. Comme général, Pichegru était un homme d’un talent peu ordinaire, bien qu’il n’ait fait précisément rien de notable, ses succès en Hollande étant, en grande partie, le résultat de la victoire de Fleurus. Pichegru, aprês s’être vendu, sacrifia la vie de près de vingt mille de ses soldats, en les jetant à dessein entre les mains de l’ennemi, qu’il avait instruit de ses mouvements. Il eut une fois une discussion fort vive avec Kléber, parce qu’au lieu de faire marcher son armée sur Mayence, comme il aurait dû le faire, il en avait dirigé la plus grande partie sur un autre point où Kléber fil observer qu’il aurait suffi seulement d’envoyer les ambulances, avec quelques hommes, pour faire parade. Cette faille fut regardée comme de l’inhabileté. C’était une trahison. »

Napoléon attribue à Hudson Lowe toutes les souffrances qu’il éprouve à Sainte-Hélène. Il disait : « Je comprends qu’on tue un homme et qu’on l’ensevelisse : c’est fini ; mais cette torture, cette façon de faire périr un captif en détail, est plus cruelle ; la mort violente ne l’est pas tant. J’ai fréquemment entendu parler du système tyrannique et oppresseur qui est suivi dans vos colonies, mais je n’ai jamais pensé qu’on pouvait violer la loi et la justice à ce point. Je ne pense pas qu’il y ait sur la terre une nation plus esclave que vos Anglais. J’ai déjà dit cela au colonel Wilks[7].

« Docteur, vous êtes un enfant ; vous avez trop bonne opinion de l’espèce humaine. L’idée que je me suis formée d’Hudson Lowe est juste : vous ne connaissez pas cet être. Il a de la méchanceté naturelle ; elle est encore accrue par la crainte de la responsabilité qui pèse sur lui. Je parierais ma vie, que si j’envoyais prier sir Georges Bingham, ou l’amiral, de sortir à cheval avec moi, avant que je me fusse promené trois fois, soit avec l’un, soit avec l’autre, ce gouverneur les obligerait de m’adresser un refus. Cet homme si vil vous dit que Las Cases est bien traité, qu’il ne manque de rien, et cela parce qu’il ne le laisse pas mourir de faim ! »

Le lendemain, à ma visite du matin, j’ai trouvé Napoléon au bain. La conversation a eu pour objet l’empereur Alexandre. « Il a plus de talent que ses deux autres alliés[8]. C’est un homme adroit, très-ambitieux, affamé de popularité. Le côté faible de son esprit, c’est de se croire les talents du général. Il aime à être complimenté comme tel, bien que toutes les opérations qu’il a dirigées aient été fausses et funestes. A Tilsitt, Alexandre et le roi de Prusse s’occupaient beaucoup de la confection des costumes de hussards et de dragons, et discutaient sérieusement la question de savoir si la croix des ordres devait être suspendue à tel ou tel bouton. Tous trois, nous montions tous les jours à chevai ; l’empereur Alexandre et moi nous prenions le galop, nous courions en avant, et laissions le roi de Prusse derrière nous. »

Napoléon m’a raconté plusieurs événements de sa jeunesse ; il m’a dit qu’à l’âge de quinze ou seize ans il sortit de l’école de Brienne pour se rendre à Paris. Là, après avoir soutenu avec éclat un examen général sur ses études, il fut placé immédiatement dans l’artillerie. « En 1791, à peu près un tiers des officiers de l’artillerie émigrèrent ; je devins, au siége de Toulon, chef de bataillon ; je fus proposé par les officiers de l’artillerie eux-mêmes, qui déclarèrent que j’étais parmi eux le sujet le plus savant et le plus appliqué. Durant le siége, j’étais chef de l’artillerie. Après la capitulation, je fus nommé commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie ; mes plans firent soumettre un grand nombre de forteresses : ils furent exécutés en Suisse et au delà des Alpes. « A Paris, ou me fit général, on m’offrit le commandement de l’armée de la Vendée ; je le refusai, disant qu’il ne devait convenir qu’à un général de gendarmerie. Le 13 vendémiaire, je commandais l’armée de la Convention dans Paris, contre les sections ; je les défis après une action de quelques minutes. J’obtins le commandement de l’armée d’Italie ; c’est là que je fis ma réputation. Rien n’a été plus simple que mon élévation ; elle ne fut le résultat ni de l’intrigue, ni du crime ; je la dus à ce que je m’étais battu successivement, avec succès, contre les ennemis de la France. Ce qu’il y a de plus extraordinaire (et, je crois, sans exemple dans l’histoire), c’est que, de simple particulier, je m’élevai à la hauteur difficile de la puissance suprême, sans avoir, pour y parvenir, commis de crime. »

J’ai demandé à l’Empereur s’il était vrai qu’il dût au crédit de Barras le grade dont il jouissait à Toulon, et s’il avait offert autrefois ses services aux Anglais. « Ce sont des mensonges. Quant à Barras, je n’ai eu de relation avec lui qu’après l’affaire de Toulon ; je ne fus protégé que par Gasparin, député d’Orange, et homme de talent ; il me soutint contre une race d’ignorantacci envoyés par la Convention. Je n’ai jamais offert mes services à l’Angleterre, je n’en ai pas plus eu la pensée que celle d’aller me faire Turc. Je passai en Corse avec Paoli, en l’an… Paoli m’aimait beaucoup, et je lui étais très-attaché ; mais Paoli épousa la cause de la faction anglaise, et moi, celle des Français, et, en conséquence, presque toute ma famille fut chassée de la Corse. Paoli me frappait souvent avec amitié sur la tête, en disant : « Vous êtes un homme de Plutarque. »

L’Empereur a parlé ensuite de l’entreprise de Copenhague. « Cette expédition témoigne une grande énergie chez vos ministres ; mais cette violation du droit des nations (et c’en était une odieuse !) blessa profondément vos intérêts, vous fit des ennemis implacables chez la loyale nation danoise, et vous ferma le Nord pour trois ans. Lorsque j’appris l’incendie de la flotte, je dus en être politiquement fort aise, parce que cet attentat séparait, pour longtemps, l’Angleterre des puissances du Nord. Les Danois ne pouvaient me fournir que soixante bâtiments de guerre, mais cela était peu important ; j’avais des vaisseaux en abondance, je n’avais besoin que de matelots que vous ne prîtes pas, et que j’obtins ensuite par cette entreprise.

« Durant la guerre avec l’Angleterre, je recevais fort régulièrement des nouvelles de votre gouvernement par les contrebandiers. Ce sont des gens intrépides, qui font avec adresse des choses presque impossibles. Une portion de Dunkerque leur était assignée, comme lieu de retraite. Mais comme ils franchirent ces limites, et se livrèrent à différentes orgies, je les envoyai à Gravelines, où on leur donna un camp tout à fait spécial ; il leur fut défendu de le franchir.

« La police avait à sa solde, indépendamment des contrebandiers, des émigrés, des royalistes qui lui donnaient fidèlement des renseignements sur les projets du parti vendéen, de Georges et des princes ; et, lorsqu’ils voulurent m’assassiner, je pus faire épier quelques-unes de leurs démarches. Plusieurs espions anglais, dans nos intérêts à peu près, appartenaient à la haute société : il y avait là de grandes dames.

« Les contrebandiers traversaient le canal dans des bateaux très étroits, grands comme cette baignoire. Il était prodigieux de les voir passer en bravant vos vaisseaux de 74. »

Je fis observer à l’Empereur que ces gens étaient aussi espions pour les Anglais ; qu’ils instruisaient ces derniers de ce qui se faisait en France. « Je le pense bien, dit Napoléon ; ils vous portaient les journaux, mais je crois que, comme espions, ils ne pouvaient pas vous apprendre grand’chose. Votre presse libre m’apprenait beaucoup plus. Et puis annuellement ils transportaient de France en Angleterre pour plus de quarante à cinquante millions de soieries et d’eau-de-vie : ils facilitaient l’évasion des prisonniers, et ils les ramenaient en France. Les parents des Français détenus en Angleterre allaient à Dunkerque pour faire marché avec les contrebandiers. Quelques renseignements leur suffisaient pour découvrir un homme : le nom, l’âge, un signe particulier qui pût inspirer confiance au prisonnier. Ils effectuaient sa délivrance en peu de jours. Ces hommes, qui avaient à faire un si terrible métier, tenaient leurs engagements avec loyauté. Différentes fois ils nous offrirent d’enlever, pour une somme d’argent, quelques membres de la famille des Bourbons et de les transporter en France. J’ai toujours refusé avec force ces offres ; ils m’offrirent aussi de m’amener Dumouriez et Sarrazin, qui étaient mes ennemis. Je ne voulus rien leur accorder sous ce rapport : puissant, j’ai méprisé la vengeance. »

« Pensez-vous, lui dis-je, que l’expédition de Walcheren, mieux menée, eut pu réussir. » Je transcris sa réponse.

« Si vous eussiez débarqué quelques milliers d’hommes à Willamstadt et que vous les eussiez dirigés droit sur Anvers, la surprise générale, le manque de points de défense, l’incertitude des habitants sur votre nombre vous auraient facilité un heureux coup de main ; cela fut impossible quand la flotte française fut réunie. Les équipages des vaisseaux, la garde nationale, les ouvriers donnaient près de quinze mille hommes.

« La ville d Anvers, quoique vieille, est bien fortifiée. Lord Chatam y montra une inhabileté sans exemple. L’expédition fut manquée dès qu’on eut perdu les premiers jours. Vous aviez trop et trop peu d’hommes ; trop pour un coup de main, et trop peu pour un siége régulier. « La population était tout entière contre vous ; elle avait bien vu que vous vous proposiez de saisir violemment la ville, de tout brûler, de tout détruire, puis de remonter sur vos vaisseaux et de fuir. Cette expédition vous fit un mal considérable : vos ministres ne connaissaient aucunement la situation du pays. Comment expliquer que, volontairement, on ait voulu rester dans un lieu pestilentiel, jusqu’à ce qu’on y ait perdu quelques milliers de braves soldats ? Cette résolution fut le comble de l’absurdité. Je fus charmé de ces fautes, elles servirent mes plans ; les progrès des maladies vous obligèrent, sans que j’eusse besoin de faire le moindre effort, d’évacuer le pays. Je n’avais envoyé là que des déserteurs et des mauvais sujets, j’avais donné ordre qu’on les fît coucher sur deux frégates que j’avais fait mener sur ce point ; on leur donna de l’eau fraîche et sans interruption : ce lieu néanmoins resta infect. L’Officier général qui défendit Flessingue ne tint pas aussi longtemps qu’il le devait. »

Lady Lowe est venue à Longwood, et, pour la première fois, elle a visité les comtesses Bertrand et Montholon. Napoléon me dit qu’il pensait que la visite de lady Lowe était une ruse de son mari per gettar la polvere negli occhi, pour faire croire que, malgré l’arrestation de Las Cases, le gouverneur était bien reçu à Longwood ; qu’il n’avait fait que son devoir. Je lui représentai qu’il était à ma connaissance que lady Lowe avait toujours eu le désir de voir les comtesses Bertrand et Montholon ; qu’elle avait saisi l’occasion qui s’était présentée depuis ses couches. Napoléon m’a répondu : « Je suis loin de penser que cette dame prenne part aux infamies de son mari ; mais le moment choisi pour sa visite n’est pas convenable. Comment ! il l’envoie à Longwood, en visite de politesse, quand notre compagnon Las Cases est traité avec barbarie ! Hier, après la visite de lady Lowe, madame Bertrand et sa famille allèrent se promener ; à leur retour, les sentinelles les arrêtèrent : on ne les laissa pas entrer, parce qu’il était six heures. Si le gouverneur voulait la paix, notre reconnaissance, il nous laisserait au moins jouir de la seule heure du jour où la promenade est agréable. S’il vous demande ce que je pense de la visite de son épouse, vous lui direz, sans rien changer à mes expressions, tout ce que je viens de vous dire. »

J’ai écrit à sir Hudson Lowe.

L’Empereur m’a entretenu de ce qu’il a fait pour les écoles d’anatomie et de chirurgie de Paris, et pour les étudiants de ces écoles, qui, depuis ses règlements et ses institutions, peuvent apprendre à Paris leur art, à peu de frais, et avec des maîtres placés au premier rang dans la science et la pratique.

La conversation qui suivit celle-là eut pour objet quelques personnages marquants de la révolution française. « Robespierre, bien que ce fût un révolutionnaire inflexible, n’était pas aussi cruel que Collot d’Herbois, Billaud-de-Varennes, Hébert, Fouquier-Tinville et tant d’autres hommes secondaires. Sur la fin, Robespierre avait voulu se montrer plus modéré, et quelques semaines avant sa mort, il avait dit qu’il était las des exécutions, et qu’il désirait suivre un autre système. Lorsque l’exécrable Hébert eut accusé la reine d’outrager la nature, Robespierre offrit de le dénoncer comme ayant fait une accusation sans fondement. »

L’Empereur m’a dit, dans le même entretien, que, dès le commenment de la révolution, Louis XVI avait eu devant les yeux l’exemple de Charles Ier. « Charles, après avoir lutté corps à corps avec le parlement, avait fini par succomber et perdre la tête. Sa fin tragique empêcha Louis, en plusieurs occasions, de s’opposer aux efforts des révolutionnaires. Lorsqu’on osa le mettre en jugement, il devait dire simplement que, d’après la constitution, il ne pouvait rien faire de mal, etque sa personne était sacrée ; la reine aurait dû faire de même. Cette protestation ne leur aurait pas sauvé la vie, mais ils seraient morts l’un et l’autre avec encore plus de dignité. Robespierre était d’avis qu’on fit secrètement mourir le roi. « A quoi servent ces vaines formalités, disait-il, lorsque vous allez le condamner à mort, innocent ou coupable ? » La reine Antoinette marcha à l’échafaud avec une espèce de joie céleste : ce devait être pour elle un grand soulagement de quitter une vie qu’on empoisonnait d’amertume avec une aussi exécrable barbarie. Si j’eusse eu quatre ou cinq ans de plus, j’aurais été guillotiné avec tant d’autres. »

Napoléon prenait son bain. La conversation a eu pour objet la position actuelle critique de l’Angleterre : « L’incurie, a-t-il dit, de Castlereagh a fait cette position périlleuse pour le pays. Il ne gouverne pas l’Angleterre, il ne fait que suivre les intrigues du continent ; il ne songe point aux intérêts vitaux de la patrie. Que de choses pouvaient être faites pour vous, dans ces derniers temps, qui ne l’ont pas été par suite de cette incapacité ! Vos ministres devaient dire aux gouvernements espagnol et portugais, après la fin de la guerre : « Nous seuls avons sauvé votre pays, et l’avons empêché de devenir une province de France ; nous avons, dans plusieurs campagnes, versé notre sang en servant votre cause ; nous avons dépensé plusieurs millions, et, par conséquent, notre pays est surchargé de dettes contractées pour vous, et que nous devons payer. Vous avez les moyens de vous acquitter ; notre situation exige que nous liquidions nos dettes ; nous vous demandons, en conséquence, que la nation anglaise soit seule autorisée à faire, pendant vingt ans, le commerce de l’Amérique du Sud, et que nos vaisseaux jouissent des priviléges des vaisseaux espagnols dans vos ports. Nous nous rembourserons de cette manière, sans ruiner vos finances. » Y aurait-il eu contre cette déclaration l’ombre d’une objection de la part des gouvernements rétablis ? c’était la justice que vous demandiez, vous les maîtres, les sauveurs, et aucune des puissances coalisées n’eût osé vous rien disputer. C’est vous seuls qui avez empêché l’Espagne et le Portugal de périr. Qui donc a secouru le Portugal, en hommes et en argent ? Vous ; vous lui avez conservé l’existence comme nation. Ces arrangements eussent enrichi votre commerce, vos manufactures ; vos matelots eussent continué de servir sur vos vaisseaux ; ils n’eussent pas péri de faim après la victoire de l’Angleterre.

« Un grand nombre de ces marins furent forcés de prendre la solde des nations étrangères. Et votre populace, que ne souffre-t-elle pas malgré les souscriptions nationales ?

« La France possédera bientot le commerce du Brésil ; vos colonies vous fournissent plus de coton et de sucre que vous n’en avez besoin ; vous ne prendrez donc plus les productions américaines en échange des objets de votre fabrication. Les Français le feront, car la Martinique ne peut fournir à leur consommation : ils échangeront leurs marchandises fabriquées, leurs soieries, leurs meubles, leurs vins, etc., contre des denrées coloniales, et incessamment ils auront tout le négoce du Brésil : ils auront également la préférence dans le commerce avec les colonies espagnoles, à cause de la religion et parce que les Espagnols, comme les autres nations, sont jaloux d’un peuple dont la puissance maritime est trop étendue : ils aideront, par conséquent, à l’affaiblir ; et la manière la plus sûre d’y parvenir est de diminuer le commerce de l’Angleterre.

« Une autre preuve de l’ineptie de vos ministres, c’est d’avoir exclu les nations de l’Europe du commerce des Indes, spécialement les Hollandais, qui deviendront les plus grands ennemis de l’Angleterre. Lorsque la France se sera relevée, vous verrez la Hollande se joindre à elle pour vous dominer. Mon hypothèse porte sur ce qui doit se faire dans une vingtaine d’années. Si vous eussiez fait les demandes que je viens d’indiquer, elles vous auraient été accordées ; tant que vous conserverez la suprématie sur les mers, que vous insisterez sur ce prétendu droit de recherches et sur les autres articles de votre code de marine, les puissances continentales seront jalouses. Alors vous auriez pu conserver votre empire maritime, qui doit infailliblement déchoir si votre commerce relatif n’est pas plus étendu que celui des autres peuples. Mais vos ministres ont eu de fausses idées des choses. Ils se sont imaginé qu’ils pouvaient inonder le continent de marchandises anglaises, et en trouver le prompt débit. Non, non ; le monde est maintenant trop éclairé. Les Russes eux-mêmes diront : « Pourquoi, tandis que nos manufacturiers sont nombreux et instruits, enrichir cette nation pour la mettre en état d’entretenir le monopole et d’exercer la tyrannie sur les mers ? Vous verrez que, dans quelques années, il se vendra fort peu de marchandises anglaises sur le continent[9]. J’ai donné une vie nouvelle aux manufactures. Les Français vous surpassent dans la fabrication des draps et de beaucoup d’articles. Ils font mieux que les Hollandais dans les toiles et la mousseline. J’ai contribué à former un grand nombre de fabricants ; j’ai affermi et développé l’institution de l’École polytechnique : les chimistes habiles sortent en grand nombre de cette école ; ils répandent aussitôt les connaissances de cette science dans les manufactures de l’empire, et appliquent la chimie aux arts. Tout marche en France, sur des principes certains et bien établis, l’ancienne méthode était vague et incertaine : à présent, le fabricant peut raisonner à fond ses opérations. Les temps sont changés ; vous ne devez plus compter sur le continent pour placer vos marchandises. L’Amérique, l’Espagne et le continent portugais sont vos seuls débouchés. Souvenez-vous de ce que je vous dis : dans une année ou deux, votre peuple se plaindra et dira : « Nous avons tout gagné, mais nous mourons de faim ; nous sommes dans une situation plus précaire qu’avant la paix. » Peut-être vos ministres se décideront-ils plus tard à ce qu’ils auraient dû faire auparavant. Vous n’êtes point en état, continua-t-il avec feu, de faire face, même à la Prusse, dans les champs de bataille ; et vous n’avez dû vos avantages sur le continent qu’à cette souveraineté maritime, que vous pourrez bien perdre si vos ministres s’entêtent à soutenir le misérable système militaire actuel. L’Angleterre a fait son va-tout. Elle a gagné beaucoup, fait de belles et difficiles choses ; cependant le résultat est zéro, un bénéfice sans fruit. Le peuple meurt de faim, et est dans un état pire que pendant la guerre ; tandis que la France, qui a tout perdu, se relève et est florissante. La France s’est engraissée, malgré les saignées nombreuses qu’on lui a faites, tandis que l’Angleterre se trouve comme un homme à qui des liqueurs stimulantes ont donné une force trompeuse et momentanée, mais qui, une fois désenivré, retombe dans son état de débilité. »

10.-— L’eau est très-rare à Longwood. Sir Hudson Lowe a ordonné que l’on conduisît à Hut’s-Gate des chevaux de l’établissement. L’eau qui sort des canaux de la maison est verte et bourbeuse, et a une odeur de corruption ; une pièce de vin est ici plus facile à trouver qu’une bouteille de bonne eau. Les détachements du 53e transportent chaque jour dans leur camp des tonneaux d’eau. Cette singularité rappelle l’Égypte à l’Empereur : l’eau y était hors de prix.

J’ai trouvé Napoléon assez triste. Le gouverneur ne lui a rendu qu’une partie de ses Commentaires des campagnes d’Italie ; il m’a chargé de lui dire que s’il les faisait transcrire, quoiqu’il n’eût à ce sujet aucun droit, il attendait de lui le renvoi des originaux lorsque cette transcription serait faite.

Je suis allé à Plantation-House pour faire part au gouverneur des inquiétudes de Napoléon.

12. — J’annonçai à l’Empereur que sir Thomas Strange, ancien grand juge dans les Indes orientales, désirait lui être présenté. J’ajoutai que sir Strange admirait beaucoup son génie, sa vie passée. Napoléon me dit : « Je ne veux recevoir que par l’entremise de Bertrand. »

Nous causâmes hier de Moreau. Entre autres questions, je lui fis celle-ci : « Quelle part peut-on attribuer à Moreau dans la conspiration ? » Napoléon répondit : « Moreau a avoué à tous ses avocats qu’il avait vu Georges et Pichegru, qu’il s’était entretenu avec eux, et qu’il se proposait de le dire lors de son jugement. Son conseil le dissuada de le faire, et lui dit que, s’il convenait avoir communiqué avec Georges, rien ne pourrait l’empêcher d’être condamné à mort. Moreau, dans une entrevue avec deux autres conspirateurs, persista à soutenir que la première démarche qu’il fallait faire était de me tuer ; qu’il aurait plein pouvoir sur l’armée quand je ne serais plus, mais qu’il ne pourrait rien faire tant que j’existerais. Lorsqu’on vint l’arrêter, son acte d’acusation lui fut remis : il y était accusé d’avoir conspiré contre la vie du premier consul et la sûreté de la république, de complicité avec Pichegru et Georges. La précision des griefs le terrifia, l’acte lui tomba des mains, et il perdit même connaissance.

« Quand je livrai la bataille de Dresde, je fis attaquer la masse des coalisés. Le centre resta immobile. Pendant l’exécution de mes manœuvres, je remarquai un gros de cavaliers ennemis à cinq cents verges environ : je supposai qu’ils observaient mes mouvements ; j’appelai un capitaine d’artillerie qui commandait un parc de dix-huit ou vingt pièces : Jetez une douzaine de boulets à la fois dans ce groupe-là, lui dis-je, peut-être y a-t-il quelques généraux. L’ordre fut exécuté sur-le-champ ; un de ces boulets frappa Moreau, lui emporta les deux jambes et traversa son cheval. Plusieurs officiers de sa suite furent tués. Quelques minutes auparavant Alexandre avait causé avec lui. Moreau fut amputé sur le champ de bataille. Un de ses pieds, que le chirurgien avait laissé sur la place avec la botte qui l’enveloppait, fut apporté par un paysan au roi de Saxe, comme la preuve qu’un personnage d’une haute distinction avait été frappé par un boulet. Le roi, supposant que l’on pouvait trouver, à cet égard, un renseignement dans l’examen de cette botte, me l’envoya : je la fis examiner à mes quartiers généraux ; on put s’assurer que cette botte n’était ni de manufacture anglaise, ni française. Le lendemain, nous apprîmes que cette jambe était celle de Moreau. Ce qu’il y a d’assez extraordinaire, continua l’Empereur, c’est que, dans une action qui eut lieu quelque temps après, ayant ordonné au même officier d’artillerie de tirer, avec les mêmes canons, dans des circonstances à peu près semblables, sur un groupe d’officiers, le général Saint-Priest (un émigré, général distingué, qui était chargé d’un commandement dans l’armée russe) fut tué avec plusieurs officiers. Rien n’est plus destructeur qu’une décharge d’artillerie sur une foule d’individus. On peut éviter un ou deux boulets ; mais il est presque impossible d’échapper à dix-huit ou vingt. Après la bataille d’Essling, lorsque j’eus réuni mon armée à l’île de Lobau, il y eut des deux côtés, tacitement, entre les soldats, et sans que les généraux y eussent aucune part, une suspension d’armes : le feu n’eût produit d’autre avantage que celui de faire tuer quelques factionnaires. Je courus à cheval pendant plusieurs jours et de tous les côtés. On n’attaqua ni d’un côté, ni de l’autre. Étant un jour accompagné d’Oudinot, je m’arrêtai un moment au bord de l’île, à peu près à quatre-vingts toises de distance de la rive opposée, sur laquelle étaient postés les ennemis. Ils m’aperçurent, et, m’ayant reconnu à mon petit chapeau et à mon habit gris, ils pointèrent sur nous une pièce de trois. Le boulet passa entre Oudinot et moi, et nous rasa de près tous deux. Nous donnâmes de l’éperon, et disparûmes promptement. Dans cette circonstance, l’attaque était, à peu de chose près, un assassinat. S’ils eussent tiré une douzaine de coups de canon à la fois, ils nous auraient tués.

14. — Napoléon a passé une très-mauvaise nuit : il est très-souffrant, il était encore couché ce matin à onze heures. « Docteur, m’a-t-il dit en m’apercevant, j’ai eu cette nuit une attaque de nerfs continuelle, qui m’a privé de tout repos ; j’ai eu un grand mal de tête et des agitations extrêmes ; j’ai perdu connaissance plusieurs fois : je pensais, j’espérais même qu’il me surviendrait une crise plus opiniâtre qui me tuerait avant le jour. Mon mal me paraissait ressembler à une attaque d’apoplexie ; ma tête était pesante, j’avais des tournoiements, comme si elle avait contenu une trop grande quantité de sang. J’essayai inutilement de me tenir debout. C’était une chaleur insupportable que je sentais : je me fis mouiller le crâne avec de l’eau froide ; l’eau finit par me paraître chaude, et avoir l’odeur du soufre, quoiqu’elle fût froide. »

Dans ce moment, sa transpiration était facile, la tête le faisait moins souffrir. Il m’entretint de la mort, il désirait que son corps fût brûlé. « On calmera ainsi leurs craintes, je ne reviendrai point. »

18. — Napoléon a ressenti dans la nuit une attaque comme celle du 13 moins violente pourtant. * Ali (nom qu’il donnait à Saint-Denis), effrayé, me jeta de l’eau de Cologne au visage, pensant que c’était de l’eau pure. L’âcreté de cette liqueur me causa de vives douleurs en m’entrant dans les yeux, je revins à la vie. »

21. — M. Gorrequer nous a écrit que le gouverneur permettait à Archambaud d’aller voir le lendemain son frère. Celui-ci, Santini et Rousseau étaient revenus du cap sur la frégate l’Orontes[10].

22. — Archambaud a revu son frère, en présence d’un agent anglais, mais il n’a pu ni voir ni parler à ses deux autres camarades.

23. — Hudson Lowe est venu à Longwood ; je lui ai fait part de l’indisposition de Napoléon. Il m’a répondu. « Il est inquiétant de penser qu’une de ces nuits, une pareille attaque puisse le tuer. Cette fin est inévitable, lui répliquai-je, si Napoléon ne change pas de régime, il lui faut l’exercice de la vie active.

Alors le gouverneur m’a demandé comment on pourrait lui faire prendre de l’exercice. Il faudrait diminuer la gêne qu’imposent les restrictions. Le gouverneur parle toujours du danger qu’il y aurait à laisser plus de liberté à un tel personnage.

Je suis entré chez Napoléon, il m’a dit : Le gouverneur fait des propositions à Bertrand, mais elles sont obscures et louches ; je ne puis y saisir sa véritable pensée. Il dit que Las Cases n’est point emprisonné ; mais alors il peut voir des Français, des Anglais, sans la présence de ses geôliers ? — Non. — Mais qu’entend-il par être en prison ?

« Mon Dieu ! que j’ai été fou de me lancer dans les mains des Anglais ! J’avais de fausses idées sur leur caractère national ; ils m’apparaissaient avec une grandeur véritable. Un peu d’orgueil me conseillait de ne point me rendre à ces rois que j’avais vaincus tant de fois : j’ai été bien puni de cette fausse honte et de mon estime pour vous. »

M. Baxter et moi nous sommes allés voir M. de Las Cases et son fils. Nous avons rédigé ensuite un rapport sur la santé du jeune homme ; nous l’avons adressé au gouverneur. Son affection est une dispepsie. Le climat de l’Europe peut seul le rétablir.

26. — Le gouverneur veut bien faire reculer la limite des promenades de Napoléon : il aura, comme du temps de l’amiral, la liherté de parler à ceux qu’il rencontrera sur son chemin.

Je suis allé voir Napoléon pour causer de ces changements. « Kn effet, mon seul désir, m’a-t-il dit, est que tout soit remis sur le même pied que pendant le gouvernement de l’amiral. Le gouverneur aurait raison de refuser la permission de venir chez nous aux personnes qui éveilleraient ses soupçons, mais qu’il y laisse venir les habitants honorables de l’île, les voyageurs connus. » Il ajouta : « Si je rencontrais un homme dont la conversation me fit plaisir, tel que l’amiral, je désirerais pouvoir l’entretenir une seconde fois, l’inviter à dîner, comme j’en avais la coutume avant l’arrivée du gouverneur. Qu’on m’en laisse la liberté. Je demande aussi que la position de mes compagnons soit définie ; par là ils échapperont aux insultes des agents du gouverneur et à sa volonté : voilà les bases d’un accommodement. Mais le gouverneur n’a ni justice ni élévation ; il traite un homme comme le cheval auquel on donne une botte de foin et un toit pour l’abriter. Sa politique est celle des petits princes de l’Italie : écrire et promettre beaucoup, offrir l’apparence de la liberté, et en refuser le moindre avantage. »

27. — Le gouverneur, auquel j’ai présenté les bases d’une réconciliation avec l’Empereur, accepterait s’il consentait à ne recevoir les adieux de Las Cases qu’en présence d’un officier anglais.

28. — Napoléon est malade ; toute la nuit, il a éprouvé un mal de tête très-violent. Je l’ai vu à trois heures du soir, il était encore couché, et n’avait reçu personne. Je ne lui ai rapporté qu’une partie de ce que le gouverneur m’avait dit au sujet d’un arrangement, que lui, Napoléon, confierait volontiers à l’arbitrage de l’amiral ; mais j’ai craint de l’irriter en lui disant la condition qu’il y met : l’accompagnement de M. Las Cases par un officier anglais. J’étais encore dans sa chambre lorsque Marchand vint lui apprendre que l’eau manquait, et qu’on ne pouvait lui donner le bain qu’il avait demandé. L’Empereur ne témoigna pas de mécontentement ; il me dit qu’il ne pourrait pas recevoir ce jour-là sir Pultney, si cet officier se présentait ; il recommandait, dans ce cas, de le conduire chez le général Bertrand.

Sir Pultney et lady Malcolm se sont présentés à Longwood, et ont rendu visite aux familles Bertrand et Montholon. Sir Pultney ne fait encore rien de la proposition du gouverneur de s’en rapporter à lui pour un arrangement : c’est avec tout son zèle qu’il s’efforcera de remplir cette mission.

J’ai vu Napoléon dans sa chambre à coucher avec le maréchal Bertrand. Le paquet de lettres que j’avais reçu du gouverneur était devant lui. Il venait de connaître la réponse d’Hudson Lowe, relative à la demande d’une visite d’adieu de Las Cases ; il a fait la réflexion que les criminels, condamnés à mort, avaient la liberté de dire adieu à leurs amis, sans que personne y fût présent. Napoléon dicta aussitôt au général Bertrand une protestation contre ces rigueurs avilissantes.

Voici ce qu’il m’a dit ensuite : « Ce gouverneur est un homme indigne de remplir le poste qu’on lui a confié ; il a de la ruse, mais ni talent ni fermeté. Il est soupçonneux, astucieux, menteur, double et plein d’insinuation : c’est un Italien d’il y a deux ou trois siècles. Il ne peut pas même dire simplement le bonjour ; on devrait l’envoyer à Goa. Je ne pense pas qu’il refuse définitivement à Las Cases de venir nous dire adieu.

« Que peut-il craindre ? que je lui dise d’écrire à ma femme : il le fera bien sans moi. Que je lui fasse part de nouveaux projets : il connaît toutes mes pensées. Le gouverneur pense-t-il que l’Europe soit une mine, et que Las Cases soit l’étincelle qui doit y mettre le feu ? »

29. — Poppleton a reçu une lettre du gouverneur, qui, à côté de la suscription, offrait ces deux mots : « très-pressée ; » une autre lettre adressée au comte Bertrand disait que, par suite de la conduite de Las Cases à Longwood, il ne pouvait pas le laisser prendre congé, sans témoin, du général Bonaparte. Quelques moments après, les généraux Bertrand et Gourgaud, le capitaine Poppleton partirent pour la ville, pour dire adieu à MM. de Las Cases.

Les intentions du gouverneur furent assez mal remplies ; car, une fois réunis, le capitaine Poppleton les laissa s’entretenir seuls. Le colonel Winyard et le major Gorrequer, chargés de les surveiller, de les écouter, se tinrent à l’écart. Il était près de trois heures quand Las Cases et son fils s’embarquèrent à bord du sloop de guerre le Griffon, pour le cap de Bonne-Espérance. Le gouverneur et sir Thomas Reade les accompagnèrent jusqu’au vaisseau. Le journal de M. de Las Cases et tous ses papiers sont encore dans les mains du gouverneur. Las Cases a laissé, avant de partir, l’autorisation de toucher à Londres, chez divers banquiers, 4.000 livres sterling qu’il y possède : cet argent est offert à Napoléon.

Cipriani a emporté ce matin, de Longwood, 500 livres sterling en argenterie.

1er janvier 1817. — Napoléon a reçu ce matin dans le salon. Je lui ai exprimé mes vœux pour lui. « J’espêre, m’a-t-il dit, que l’année qui commence changera cette affreuse position. » Il était très-gai, malgré la teinte triste des dernières paroles. Le général Montholon arriva ; Napoléon alla à lui, et, lui ayant parlé bas, il sortit et rentra avec une tabatière qu’il remit à l’Empereur, qui, venant à moi, me l’offrit. Je n’ai pas besoin de dire que ce présent, reçu des mains d’un tel homme, m’a touché profondément !

Mesdames Bertrand et Montholon ont reçu également d’inappréciables présents : c’étaient quelques pièces précieuses de la belle porcelaine que lui avait donnée la ville de Paris. Le général Bertrand reçut un superbe échiquier.

Le temps était si mauvais et si couvert, qu’il était impossible de voir le signal de Deadwood.

3. — Napoléon a été malade cette nuit, mais ce malaise a été sans suite.

Ce matin je lui ai demandé, dans une conversation générale, son opinion sur Georges Cadoudal. « Georges avait du courage, mais il n’avait que cela. Je cherchai à le gagner, parce que je désirais calmer tous les partis. Je le fis appeler ; il vint, et je lui parlai longtemps. Son père était meunier. Georges était grossier, ignorant. Cette audience n’eut aucun résultat ; quelques jours après, il partit pour Londres. »

5. — Le gouverneur fait de nouvelles ouvertures au sujet des promenades. Je lui ai dit que, si des mesures plus larges sont arrêtées, il faudra en prévenir le poste de Hut’s-Gate, qui, sans cet avertissement, continuera de faire arrêter les Français qui passeront les limites actuelles à Hut’s-Gate. Le gouverneur répondit que les sentinelles n’avaient point l’ordre de les arrêter ; il eut l’air d’être étonné de l’arrestation des généraux Montholon et Gourgand, se rendant à la maison d’alarme, qui se trouvait dans les limites. « Les factionnaires, me dit-il, n’ont jamais reçu cette consigne. » Je lui répliquai que, deux fois, j’avais été arrêté moi-même à cette place. « Cela est impossible, me répondit-il. — Je puis prouver ce fait. La sentinelle m’avait arrêté, parce quo sa consigne lui prescrivait d’arrêter les personnes suspectes. Lowc se mit à rire. Il se propose quelques changements, mais ees changements ne reculeront pas effectivement les limites.

Peu d’instants après, j’ai vu Napoléon, et lui ai communiqué le message du gouverneur ; il m’a demandé si l’on avait placé des piquets sur les hauteurs, comme on l’avait fait lorsqu’il était allé se promener à cheval dans cette direction. J’ignorais cela, n’y ayant fait aucune attention. Alors Napoléon a pris sa lunette, et l’a tournée du côté de Hut’s-Gate.

J’ai parlé à Napoléon du succès de lord Exmouth devant Alger ; il m’en a félicité, et a loué avec chaleur l’intrépidité de nos marins ; il a fait plusieurs réflexions intéressantes. J’en citerai quelques-unes : « Si les Algériens eussent fait feu quand vous avez opéré votre descente, au lieu de vous permettre de prendre tranquillement position, et de jeter l’ancre, comme si vous passiez une revue, vous n’eussiez pas réussi. Supposons que le dey d’Alger eût refusé, le lendemain de la bataille, de consentir à une seule des conditions de lord Ky mouth, qu’aurait fait votre amiral ? Rien, de toute évidence ; il ne se serait pas avisé d’attaquer une seconde fois avec des bâtiments démantelés, et manquant de poudre. Il eût été obligé de faire retirer sa flotte, la marine anglaise eût reçu là un affront ! car vous-mêmes vous avez appris à ces misérables à se battre.

« Si vous les avez frappés de terreur, si les lois que vous avez faites sont observées, vous aurez rendu un grand service à l’humanité. Je crains à présent que les Algériens ne veuillent pas changer la condition des prisonniers, et ne les soumettent toujours à l’esclavage ; je crains même que les prisonniers ne soient plus maltraités qu’auparavant, attendu que ces barbares n’auront plus d’espérance de rançon, ce qui était la raison qui les engageait à protéger la vie de leurs captifs. Ils les massacreront, les jetteront à la mer, ou les mutileront horriblement ; car ils croient faire une action méritoire en détruisant les infidèles ! »

Napoléon conserve une haute estime pour lord Nelson : il a cherche à atténuer le reproche que l’on adresse à sa mémoire, quanta l’exécution de Tarracioli, qu’il a rejetée sur le compte de cette méchante femme L* R* C*.

J’étais dans la chambre de Napoléon lorsque le général Gourgaud est arrivé, se plaignant d’avoir été arrêté par la sentinelle de Hut’s-Gatc vers les cinq heures du soir, au moment où il parcourait à cheval l’intérieur des limites. Il a été retenu jusqu’à l’arrivée du sergent commandant le poste. Le gouverneur m’avait parlé de plus de liberté ; ses promesses n’étaient pas tenues.

6. — Je tiens de Cipriani des détails intéressants sur M. Pozzo di Borgo ; son père était berger : il apportait tous les jours des œufs et du lait à la famille de Bonaparte. Comme le jeune Borgo était un enfant spirituel, Madame Mère s’y intéressa, et paya longtemps les mois d’école. Les fils de Bonaparte étant encore trop jeunes, la famille fit nommer ce jeune Corse député à l’assemblée législative. Pozzo di Borgo revint en Corse, nommé procureur général ; mais il s’y lia avec Pesaldi, et devint, comme lui, ennemi acharné de Napoléon.

7. — Napoléon a écrit lui-même, et fait écrire sous sa dictée jusqu’à trois heures du matin ; il s’est alors couché, s’est relevé à cinq heures, et a pris un bain chaud. Il n’a rien mangé jusqu’à sept heures du soir, et s’est mis au lit à huit.

8. — Je me suis entretenu avec Napoléon, de Desaix ; je l’ai prié de me dire s’il était vrai, qu’avant de mourir, il eût prononcé ces paroles : « Dites au Premier Consul que je meurs avec le regret de n’avoir point assez fait pour vivre dans la postérité. » — Oui, dit Napoléon. Il fit un vif éloge de Desaix.

Le brouillard était si épais qu’on ne pouvait exécuter les signaux.

10. — Napoléon a reçu sir Pultney Malcolm, et les capitaines de la marine royale, Meynel et Wauchope, qui sont venus à Longwood. L’Empereur a raconté à l’amiral quelques circonstances de sa vie.

Je suis allé à la ville, et j’ai prié Reade de permettre aux Français de Longwood d’acheter deux vaches.

L’épaisseur du brouillard a été telle que le signal de tout est bien {All’s well !) ne pouvait être vu ; on en a fait instruire le gouverneur et l’amiral par des ordonnances.

11. — Le mauvais temps a continué.

J’ai demandé quelques renseignements à Napoléon. Ces renseignements le concernent. « A votre départ pour l’Égypte, étiez-vous aussi mince qu’on le disait ? —Oui, très-fluet, mais d’une constitution nerveuse et solide, qui avait supporté des épreuves qui aurait abattu des hommes vigoureux et trempés : à trente-six ans j’ai pris de l’embonpoint. J’ai travaillé souvent quinze heures sur vingt-quatre, sans prendre ni nourriture ni repos. Dans quelques circonstances même, j’ai travaillé sans relâche pendant trois jours et trois nuits. »

14 — J’ai demandé au major de brigade Harrison, dont le poste est à Hut’s-Gate, s’il avait précédemment eu quelque changement dans les



Ayant parlé ensuite à ordres donnés ; si Napoléon pouvait dépasser le piquet planté à cette porte, et faire, sans être suivi d’un officier anglais, le tour de la maison de miss Mason et de Woody Ranye. Le major Harrison m’a répondu qu’il n’avait point reçu de nouvelles instructions, et que, si Napoléon voulait dépasser les limites, les sentinelles l’arrêteraient. Voilà la probité du gouverneur !

« On m’a imputé la mort de Picbegru, Wright, etc., mais pourquoi ? je n’avais aucun besoin de ces actions sanglantes ; j’avais besoin au contraire de son témoignage, pour prouver que Pitt gageait des scélérats chargés de m’assassiner. Je pense que Wright s’est tué pour ne pas oompromettre son gouvernement ; et, quant à Pichegru, sa culpabilité était trop évidente pour qu’il pût échapper à une condamnation capitale ; peut-être qu’après cela je lui aurais pardonné. Si on eût fait mourir Moreau secrètement, alors, oui, on aurait pu dire que je l’avais fait assassiner, toutes les apparences m’eussent accusé, car c’était le seul homme que je pusse redouter ! il fut reconnu innocent ! Il était bleu comme moi, Pichegru était blanc : on savait qu’il était payé par Pitt, et sa condamnation était immanquable.

« Nul autre que moi n’a su monter si haut de lui-même, sans abattre dans le sang les barrières et les rivaux. Un parent du duc de Bedford, dînant avec moi à l’île d’Elbe, m’a dit qu’on pensait en Angleterre que le duc d’Enghien n’avait pas été jugé, mais assassiné pendant la nuit dans sa prison, et fut surpris quand je lui dis qu’on lui avait fait un procès en règle, et que la sentence avait été publiée avant l’exécution. »

Je saisis l’occasion pour demander à Napoléon s’il était vrai que M. de Talleyrand eût retenu une lettre que le duc d’Enghien lui écrivit, laquelle ne lui eût été remise que deux jours après la mort de ce jeune prince. « Rien n’est plus vrai, me répondit-il ; le duc m’offrait ses services, me demandait un commandement. Talleyrand ne me remit cette lettre que deux jours après l’exécution du jugement.

« Coupable d’avoir porté les armes contre ses concitoyens, le duc d’Enghien fut jugé, condamné, fusillé, comme le commandaient les lois en vigueur.

« Vos ministres ont dénaturé ces faits. Quand il est question de la France, ils se rappellent toujours ce que disait le grand Chatam : « Si nous agissions de bonne foi avec la France, l’Angleterre n’aurait pas un quart de siècle à vivre. »

Il revint à Talleyrand : « C’est, me dit-il, un briconne capable de tous les crimes.

Ayant ensuite parlé à Napoléon d’objets traités dans une nouvelle dépêche du gouverneur, il me dit : « J’ai été vivement affligé de voir refuser à Las Cases la faculté de me faire ses adieux de vive voix ; c’est un acte superflu de barbarie ; il a augmenté, il est vrai, ma peine. »

L’Empereur m’a demandé le catalogue des livres de la bibliothèque de James Toown, et m’a prié de lui communiquer les renseignements que je pourrais recueillir dans l’ile sur l’Égypte.

L’Empereur est sorti aujourd’hui pour la première fois ; il est allé chez madame Bertrand pour la féliciter de son heureux accouchement. « Sire, lui a dit madame Bertrand, j’ai l’honneur de présentera Votre Majesté le premier Français qui, depuis notre arrivée à Longwood, s’y soit introduit sans la permission de lord Bathurst. »

27. — Dans son bain, l’Empereur s’est plaint de vives douleurs de tête ; il n’a pas de sommeil. Je l’ai engagé à faire plus d’exercice, car l’absence d’exercice est la cause de l’affaiblissement effrayant de sa constitution. Il pense comme moi à cet égard, mais il lui est impossible de se décider à prendre cet exercice : un découragement invincible le domine.

J’ai parlé à Napoléon de plusieurs conspirations tramées contre lui, voici ce qu’il m’a dit pour celle de la machine infernale.

« On était à l’approche de Noël, de belles fêtes se préparaient. Ce jour-là on me pressa d aller il l’Opéra, mais, épuisé par le travail de la journée, je cédai à un accès de sommeil, et restai sur un sofa ; Joséphine vint m’éveiller, et insista pour que je me montrasse au théâtre, car elle était avide de popularité pour son époux ; je me levai et montai en voiture, et tombai aussitôt dans un nouvel assoupissement : l’explosion m’en tira. La commotion que je sentis fut celle qu’eût produit le soulèvement de la voiture pour la lancer dans un courant très-rapide ; j’étais accompagné de Lannes et de Bessières. Les conjurés avaient fait faire une charrette comme celles dont on se sert pour porter de l’eau dans Paris, avec cette différence que le tonneau était placé en travers. Un de ces conjurés, le nommé Limoléan. remplit le tonneau de poudre, et le plaça au détour d’une rue que je devais traverser. Je dus mon salut à cette circonstance, que la voiture de Joséphine étant semblable à la mienne, et l’une et l’autre se trouvant escortées de quinze hommes, Limoléan ne put savoir d’avance dans laquelle je me trouvais ; incertain, il s’avança pour regarder dans nos voitures, afin de s’assurer de ma présence. Un de mes gardes, gaillard grand et fort, choqué ou inquiet de voir cet homme barrer le passage, et chercher ainsi à me voir dans la voiture, poussa son cheval sur lui, et lui donna un coup de sa botte, qui le renversa. Pendant ce temps la voiture passa. Limoléan relevé, et qui m’avait aperçu, courut à la charrette et y mit le feu : l’explosion eut lieu entre les deux voitures ; la détonation fut effroyable, elle tua le cheval d’un de mes guides, blessa le cavalier, démolit plusieurs maisons, et tua environ cinquante personnes.

« On se mit sur la trace des coupables. La police fit alors rassembler les débris de la charrette ; tous les ouvriers de Paris furent appelés pour les reconnaître : les renseignements qu’on recueillit, après cet examen, ne furent qu’insignifiants ; on sut pourtant que les matériaux de cette charrette avaient été achetés par deux hommes ayant l’accent bas breton ; ce fut, dans le premier moment, tout ce qu’on put apprendre.

On a dit alors que j’avais été sauvé par mon cocher, ce fait n’est pas tout à fait exact, puisqu’il était gris. C’est le guide qui m’a sauvé. Je ne dis pas que mon cocher ne m’ait grandement servi : son élan eut là une rapidité extraordinaire. Mais remarquez son peu de présence d’esprit dans cette scène, puisqu’il prit celle détonation épouvantable pour une décharge faite sur mon passage, en mon honneur ; je vous l’ai dit, Paris allait entrer dans des fêtes.

« Les cochers de la capitale offrirent un dîner ou mien, quelques jours après ; on y but largement, on y porta plusieurs fois la santé de César. Tout à coup un cocher dit haut : « César, je crois a présent avoir vu les hommes qui ont essayé d’assassiner le Premier Consul l’autre jour. Dans telle rue et dans telle maison, j’ai vu une charrette comme un tonneau à eau, sortir d’un passage ; comme je n’en avais jamais vu dans celle endroit, cela me frappa : je reconnaîtrais certainement le cheval et les hommes.

« Le ministre de la police interrogea cet homme, qui conduisit les agents de l’autorité à la maison dont il avait parlé. En effet, on y trouva des traces significatives, même la preuve de la préparation du crime, des instruments, un baril qui avait contenu la poudre, etc.

« Les déclarations du propriétaire de la maison firent connaître que, depuis peu de temps, des hommes, qu’il soupçonnait se livrer à la contrebande, étaient venus se loger chez lui, que le jour du crime, il les avait vus sortir avec une charrette, qu’il avait supposée remplie de marchandises prohibées ; que l’un de ces hommes paraissait appartenir à un rang plus élevé que les autres. De nouvelles recherches furent faites : enfin Saint-Régent et Carbon furent arrêtés, jugés, condamnés, exécutés. »

L’empereur poursuivit : A Schœnbrunn j’échappai encore à un péril imminent. C’était après la reddition de Vienne. Je passais mes troupes en revue ; un jeune homme s’approcha très-près de moi. Berthier le repoussa en lui disant que s’il avait à me parler, il fallait qu’il choisît un autre moment. « Adressez-vous au général Rapp, lui dit-il en allemand, il vous répondra, » Le jeune homme, se tournant vers celui-ci, lui dit qu’il désirait me remettre un Mémoire. Rapp lui fit la même réponse que Berthier, qu’il ne pouvait pas m’aborder dans ce moment ; le jeune homme parut insister, mais en gardant le silence ; il faisait semblant en même temps de chercher un placet dans sa poche. Rapp, impatienté, le repoussa vivement, mais il revint ; son insistance alarma le général Rapp qui avait déjà été frappé par sa physionomie sombre et ses yeux ardents, et qui le suivait depuis quelques minutes ; il le fit arrêter pour le faire examiner après la revue. Les gardes, eu l’entraînant, remarquant qu’il tenait une main cachée dans sa poitrine, le fouillèrent et trouvèrent sous son gilet un long couteau. Interrogé tout de suite sur l’usage qu’il comptait en faire, il répondit : Tuer l’Empereur, et il releva la tête avec fierté. On vint me parler de cet incident ; après la revue je me fis amener ce jeune fanatique. Je lui demandai ce qu’il me voulait : « Vous tuer. — Que vous ai-je fait pour vouloir attaquer ma vie ? — C’est vous qui avez ruiné, asservi ma patrie ; j’ai cru que Dieu m’appelait à être l’instrument de votre mort. » Il parla de Judith, d’Holopherne, et me parut guidé par le fanatisme de religion ; C’était le fils d’un ministre protestant d’Erfurth ; son père ignorait son projet. Je fis venir Corvisart et lui dis de tâter le pouls de cet insensé. Après l’avoir examiné et lui avoir adressé diverses questions, Corvisart me dit que ce jeune homme était calme et dans tout son sens. Je dus donner l’ordre de l’enfermer immédiatement dans un lieu sur, où on ne lui donna aucune nourriture durant vingt-quatre heures, et seulement de l’eau. Je voulais, en employant ce moyen, lui donner le temps de se calmer, de réfléchir ; qu’ensuite on l’examinât quand son estomac serait vide, et dans un moment où rien ne pourrait échauffer ou exalter son imagination. Les vingt-quatre heures écoulées, je l’envoyai chercher, et je lui dis : « Si je vous accordais votre pardon, feriez-vous d’autres tentatives contre ma vie ? » Il hésita pendant quelques instants et enfin il me dit, avec un regret visible, qu’il n’en ferait pas parce qu’il pensait que si son projet eût été agréable à Dieu, il l’eût mieux secondé dans sa première tentative. J’avais toute envie de lui pardonner, mais on me fit remarquer que l’extrême hésitation de sa réponse, au bout de vingt-quatre heures de jeûne, d’emprisonnement, était la preuve « qu’il conserverait des intentions contre moi ; je l’abandonnai aux tribunaux.

« Dans un autre temps, le roi de Saxe me prévint qu’un jeune homme allait partir de Stuttgard pour se rendre à Paris, dans le but déclaré de m’assassiner. Le roi m’adressait le signalement de l’individu. Il ne fut arrêté qu’à Paris dans la chapelle des Tuileries. Il a d’abord avoué qu’il avait eu l’intention de me tirer un coup de pistolet ; mais que, craignant de ne pas m’atteindre, il avait préféré se servir du poignard. On trouva cette arme sur lui. Je l’arrachai à la mort, et le fis enfermer ; il resta en prison jusqu’après ma chute, puis il fut mis en liberté. Il déclara quelque temps après que son dessein n’était plus de me tuer, parce que j’étais vaincu ; mais de tuer le roi de Prusse, pour avoir maltraité les Saxons et la Saxe. Après mon retour de l’île d’Elbe, lorsque j’allai faire l’ouverture des chambres, je revis ce même homme sur mon passage. C’était au commencement de la séance, dans la salle. On n’a pas su comment il s’y était introduit. Un accident l’y fit tomber, presque dans le même moment ; et un paquet, renfermant quelques préparations chimiques, éclata dans sa poche et « lui fit une blessure grave. Je n’ai pas su quelles étaient ses intentions ce jour-là. Il fut arrêté. Cet accident répandit l’alarme dans l’assemblée. Il me semble avoir entendu dire que depuis, cet homme s’était jeté dans la Seine. »

Je me permis d’adresser à l’Empereur une nouvelle question sur le projet qu’il avait conçu d’une descente en Angleterre. » Je me proposais de diriger tout moi-même, m’a-t-il répondu. Deux flottes auraient été envoyées dans les Indes Occidentales. Mais elles en seraient revenues immédiatement en se dirigeant sur le Ferrol. Elles en auraient fait lever le blocus et auraient protégé à leur sortie les vaisseaux de guerre qui s’y trouvaient renfermés. Avec ces renforts, ces flottes eussent trouvé, à Brest, quarante bâtiments de ligne qui les attendaient. Cette réunion effectuée, ces vaisseaux eussent fait voile pour la Manche, d’où les forces anglaises eussent été chassées par les nôtres ; ensuite, par des alarmes habilement répandues ; je comptais bien vous forcer d’envoyer des escadres à la recherche de mes flottes dans les Indes orientales et occidentales, et dans la Méditerranée. Avant que ces escadres eussent été de retour, j’aurais été le maître du canal pendant deux mois, ayant à ma disposition environ soixante-dix vaisseaux de ligne, indépendamment des frégates. J’aurais passé en Angleterre avec une flottille et deux cent mille hommes ; j’aurais débarqué le plus près possible de Chatam, et de là, je me serais dirigé sur Londres, où je pouvais arriver quatre jours après. J’aurais proclamé la république ! J’étais alors premier consul. J’eusse aboli sans coup férir la noblesse anglaise, la chambre des lords ; j’eusse donné à votre grand peuple les terres des gentilshommes opposés à mes projets : la liberté, l’égalité, la souveraineté du peuple, ces belles institutions établies en principes, m’eussent fait de nombreux partisans. La chambre des communes fût demeurée, sauf des réformes dans le mode électoral. La Grande-Bretagne eût vu alors que nous venions, comme amis de la nation, pour l’arracher au joug d’une aristocratie insolente, perverse, pourrie, et donner à son gouvernement les formes du siècle. La discipline de mes troupes eût justifié mes vues ; j’eusse sévèrement puni les moindres excès. En raisonnant d’après le grand sens des Anglais, ces changements m’eussent valu un parti formidable. J’eusse encore insurgé l’Irlande qui serait accourue à moi. » Je combattis plusieurs de ces hypothèses, et je dis à Napoléon que son armée se serait incessamment affaiblie, qu’un million d’hommes se seraient levés contre lui : que la ville de Londres eût été brûlée. « Je ne craignais pas cela, dit-il, vous êtes trop opulents, trop amis du luxe et des agréments de la vie pour brûler le théâtre de votre civilisation. Les Parisiens n’ont-ils pas juré de s’ensevelir sous les murs de leur ville plutôt que de souffrir la domination étrangère ? Paris, malgré cela, a été pris deux fois ; on ne peut pas dire ce qu’eussent été les événements ; mais je reste persuadé qu’une meilleure division des fortunes eût produit un grand effet sur le peuple anglais.

« Quelle résistance eût pu faire une armée improvisée contre la mienne, dans un pays qui, comme l’Angleterre, abonde en plaines ? Tout ce que vous venez de m’objecter, j’y avais songé ; mais j’avais aussi calculé l’effet qu’aurait produit la prise d’une ville grande et aussi opulente, de la banque, de toutes vos richesses, de vos batiments dans la Tamise et à Chatam.

« Je pensais rester maître du canal durait deux mois. Ce temps m'eût suffi pour agglomérer et disperser mes régiments, si bien qu'au retour la flotte britannique eût trouvé l'Angleterre hors de lutte, conquise, vaincue. Mes proclamations eussent eu en vue les opinions, les besoins du peuple, les matelots, les soldats, les moins favorisés de toutes les classes, etc. ; j'abolissais les coups de garcette. Ces proclamations contre une aristocratie avare et tyrannique, s'enrichissant du sang du peuple, l'établissement de la république, l'abolition de la monarchie, de la noblesse, le juste partage des biens, m'eussent gagné l'affection du peuple de Londres, de tous les mécontents ; je n'avais besoin que de ces incidents pour établir la suprématie de la France. »

A quelques objections sur l'esprit de nationalité des Anglais, Napoléon m'a répondu : « Il existe plus d'esprit national chez vous qu'en France ; cependant, je ne puis croire que vous eussiez « consenti à brûler Londres. L’incendie de la ville de Moscou, bâtie presque entièrement en bois, était d’une exécution facile. Celui de Londres n’eût point réussi sans des préparatifs impossibles et qui eussent trouvé des opposants. Je ne vous eusse pas attaqués comme à Rosette ; mais en vous portant précipitamment des coups terribles, je fusse arrivé, avec la rapidité du tonnerre, aux portes de Londres. Mon héroïque armée eût brisé toutes vos barrières !… Je sais bien que des objections pour et contre mon projet ne manquent pas ; mais une fois maître de Londres, un succès complet suivait l’invasion.

« Après le traité d’Amiens, une bonne paix avec l’Angleterre était possible. Quoi qu’en aient dit vos ministres, j’ai toujours été disposé à reconnaître sincèrement des conditions avantageuses aux deux nations.

« Pitt et vos ministres ont menti en disant que j’avais refusé la paix. Je vous l’ai offerte, établie sur la réciprocité dans les avantages. Je vous ai offert un traité de commerce. Je demandais l’échange des produits des deux nations, des valeurs respectives ; mais la fierté de vos ministres se révolta à cette proposition, et depuis ces mêmes hommes ont crié partout en Europe que je ne voulais pas la paix ! Je la voulais, mais équitable. Je ne les craignais pas ; je n’ai jamais violé les conditions de la paix d’Amiens. »

« On vous a beaucoup accusé d’avoir cherché la monarchie universelle. Aviez-vous donc un si grand but ? osai-je lui demander. — Non, mon projet était de rendre la France la plus grande des nations, je n’ai eu que ce dessein, mais je l’ai eu dix ans. Je ne voulais point aller au delà des Alpes ; je me proposais, en incorporant Naples, la Sicile et toute l’Italie en un royaume, ayant Rome pour capitale, de donner cet état à un second fils que j’étais fondé d’espérer. J’aurais retiré Naples à Murat. »

Je lui ai demandé s’il lui aurait donné un autre royaume. « Oh ! a-t-il répondu, tout cela se serait arrangé aisément.

« Si j’étais appelé à conduire les affaires de l’Angleterre, dit Napoléon dans un autre moment, je ferais consacrer les revenus de l’Église, hors un dixième environ, à la liquidation de la dette nationale. J’excepterais les établissements peu rentés ; mais je ne voudrais pas que le plus haut revenu des ecclésiastiques s’élevât au-dessus de mille livres sterling. Quels besoins ont donc les prêtres ? pourquoi veulent-ils ces richesses immenses ? Jésus-Christ leur a recommandé, comme pasteur de la multitude, l’exemple de l’humilité, du désintéressement et de la pauvreté ; il ne leur a prescrit ni ce luxe insolent, ni de passer leurs jours dans une honteuse oisiveté. J’affecterais encore au payement de la dette publique le revenu des sinécures. Je ne laisserais ces charges que comme récompenses des services rendus ; et là, j’eusse demandé aux titulaires des services, du travail dans l’intérêt social. Émancipez les catholiques, ils payeront volontiers d’immenses sommes pour acquitter la dette publique. Qui peut donc empêcher cette mesure dans vos conseils ? Quand toutes les nations sacrifient leurs préjugés, vous conservez les vôtres ; vous défendez de vieilles lois couvertes de rouille qu’anime l’esprit des siècles intolérants ! Lorsque la question de l’émancipation, demandée chez vous, fut gravement agitée, j’eusse donné de grand cœur cinquante millions pour être assuré que vous n’accepteriez pas cette proposition.

« Par cette mesure, vous auriez ruiné mes projets sur l’Irlande, certain que si vous émancipiez les catholiques, ils seraient devenus des sujets aussi loyaux que les protestants. Maître de ces affaires, j’eusse mis une taxe sur les absents, et peut-être que j’eusse réduit l’intérêt de la dette ; ces questions sont graves ; il faut oser les aborder. »

Je lui parlai de quelques actes d’intolérance des catholiques anglais ; il me répondit :

« Affranchissez-les, donnez-leur le rang politique, laissez-les venir au parlement, et ils ne seront plus intolérants. La persécution des opinions produit le fanatisme. Cette intolérance dont vous vous plaignez découle de vos lois oppressives : modifiez-les, et l’esprit d’intolérance s’éteindra chez les catholiques ; agissez envers eux, comme j’ai agi envers les protestants de France. »

30. — Napoléon s’est plaint de nouveau de l’hypocrisie d’Hudson. « Dites-lui que sa conduite, en acceptant la médiation de l’amiral et en la déclinant ensuite, est celle d’un homme senza parola e senza fide (sans parole et sans foi). Il a manqué au devoir le plus simple, rompu un traité que les Bédouins envisagent, d’homme à homme, comme sacré, mais que les agents des ministres anglais ne respectent pas ! »

31. — Je suis allé chez le gouverneur, et lui ai fait part, avec une grande modération, du message dont j’étais chargé. Il m’a répondu qu’il s’effrayait peu des plaintes que le général Bonaparte pouvait adresser en Angleterre.

L’amiral Malcolm, lady Malcolm, et le capitaine Meynel sont venus chez Napoléon.

1er  février. — Les discussions avec le gouverneur reprennent une nouvelle vivacité.

Il a rompu le cachet d’une lettre que le général Bertrand écrivait à son père, pour lui annoncer qu’un nouvel enfant lui était né ; cette lettre se terminait par ces mots : « Nous écrivons à M. de La Touche pour lui donner d’autres renseignements. » Ces mots effrayèrent le gouverneur, qui pensa qu’on avait déjà écrit ; il dépêcha aussitôt un message au comte Bertrand, pour se plaindre. Il fallut lui expliquer que cette lettre n’avait point encore été écrite.

J’ai rencontré Hudson Lowe sur les hauteurs de Hut’s-Gate. Je lui ai dit que Napoléon se plaignait encore de la surveillance sévère dont lui et les siens étaient l’objet. Je ne déguisai rien de l’aigreur des paroles de Napoléon : Hudson Lowe pâlit. Je lui rappelai qu’on ne pouvait pas trouvera Longwood de l’eau en quantité suffisante pour procurer à Napoléon quelques bains. « Je ne savais pas, dit-il, que le général Bonaparte eût besoin de se faire bouillir pendant un si grand nombre d’heures dans l’eau chaude ! »

2. — J’ai vu Napoléon, il était au bain. Bertrand a reçu une lettre du gouverneur ; c’est un tissu d’inepties et de lâchetés.

4. — L’eau devient de plus en plus rare à Longwood.

6. — Lady Lowe a fait une visite à la comtesse Bertrand.

J’ai eu aujourd’hui un nouvel et long entretien avec le gouverneur au sujet du rétablissement des anciennes limites. Sa conclusion est que, s’il les rétablit, Bonaparte ne pourra visiter aucune maison sans être accompagné d’un officier anglais.

Les explications, de plus en plus vives, ont continué.

Aujourd’hui nous avons parlé de l’Égypte. « Vos ministres ont fait preuve, dit l’Empereur, d’une triste incapacité en ne gardant point Alexandrie. Ce serait aujourd’hui un pied-à-terre comme celui de Malte, et il vous appartiendrait sans contestation ; cinq mille soldats vous eussent conservé cette position. Un immense commerce dans l’Égypte vous eût suffisamment défrayés ; je regarde cette possession comme plus avantageuse pour vous que Gibraltar ou Malte. Il est certain que si la France faisait la conquête de l’Égypte, l’Inde serait perdue pour vous. J’eus longtemps la pensée de vous arracher l’Inde. J’ignore pourquoi vous attachez une si grande importance à Gibraltar.

« Quand je gouvernais, j’étais fort aise que les Anglais fussent maîtres de Gibraltar, à cause de la haine que leur conservaient les Espagnols, intraitables sur ce point. » Je répondis : « Mais on a prétendu que vous vous étiez proposé de l’assiéger, de vous en rendre maître, comme aussi l’on a dit que ce n’était qu’un prétexte pour cacher l’intention que vous aviez d’occuper l’Espagne. » Napoléon sourit à ces mots, et répliqua : « C’est vrai. Tôt ou tard, continua-t-il, en revenant au sujet qu’il avait d’abord traité, la Turquie succombera ; on ne pourra la diviser sans en donner quelque portion à la France : cette portion sera l’Égypte ; la possession de l’Inde sera la conséquence de la possession de l’Égypte. Si vous fussiez restés maîtres d’Alexandrie, ce résultat eût été paralysé. »

Il est à peu près inutile d’insister auprès du gouverneur pour des adoucissements aux restrictions ; il répond maintenant que le général Bonaparte doit se regarder comme très-heureux d’avoir affaire à un homme aussi bon que lui, etc.

La viande, les légumes, le vin, envoyés à Longwood, y arrivent constamment gâtés. Cipriani a demandé au gouverneur d’aller dans la vallée, accompagné d’un soldat, pour y acheter un mouton et des légumes, la viande envoyée par le gouvernement n’étant pas mangeable. Le gouverneur a refusé. Les aliments et le vin sont apportés tous les jours en plein soleil.

14.— J’ai déjeuné aujourd’hui avec l’Empereur ; il m’a reparlé de la Russie. « Si Paul eût vécu plus longtemps, il eût forcé votre nation à signer la paix. Vous eussiez été incapables de résister longtemps aux puissances du Nord réunies à moi. J’avais écrit à Paul de construire des vaisseaux, et de s’efforcer de réunir les États de cette partie de l’Europe contre vous ; de ne point hasarder de batailles parce qu’il serait battu, mais de vous laisser épuiser, de recourir à tous les moyens pour former une nombreuse flotte sur la Méditerranée. »

Il m’a ensuite parlé de Tilsitt. « L’empereur Alexandre et le roi de Prusse dînaient tous les jours avec moi. Alexandre m’entretint un jour de son père, sujet qui le rendit fort triste. Quand je vis cela, je changeai de conversation. »

Je demandai à Napoléon s’il pensait que Paul fût devenu absolument fou ? « Oui, dans les derniers temps ; les affaires de la France lui avaient un moment tourné l’esprit. Il a été longtemps irrité contre les hommes qui y ont pris part. J’avais changé ses sentiments, je les avais rendus raisonnables ; je les avais éclairés dans une correspondance particulière et suivie. S’il eût vécu plus longtemps, vous auriez déjà perdu l’Inde. Nous avions formé ensemble le projet de l’envahir. J’avais tracé le plan de l’expédition ; je m’étais engagé à envoyer trente mille excellents soldats ; il devait y réunir un nombre égal de soldats russes, et quarante mille Cosaques. Je fournissais dix millions pour l’achat des chameaux et des objets indispensables pour traverser le désert. Nous devions demander ensemble au roi de Prusse qu’il accordât le passage à mon contingent sur son territoire ; ce que nous eussions obtenu. J’aurais fait la même demande au roi de Perse, qui n’eût pas refusé. Une négociation était entamée ; elle aurait réussi, parce que les Persans désiraient profiter de ces résultats. Mes soldats se seraient rendus à Warsaw, où les Russes et les Cosaques devaient les joindre.

« De ce rendez-vous, les troupes alliées marchaient sur la mer Caspienne ; elles s’y seraient embarquées, ou elles eussent poursuivi leur voyage par terré ; les circonstances eussent déterminé le choix des routes. Depuis, l’inhabileté de vos ministres a été telle, qu’ils ont laissé les Russes s’enrichir de quatre provinces, qui prolongent leur territoire au delà des montagnes ; Ayez la guerre avec la Russie, et la première année elle vous enlèvera l’Inde. »

Nous parlâmes des vues de la Russie sur la Turquie. Napoléon me dit : « Toutes les idées d’Alexandre ont cette conquête pour but. Nous discutâmes plusieurs fois la possibilité et l’éventualité du partage par rapport à l’Europe ; cette proposition me plut dans le premier examen. Je pensais que le partage étendrait les progrès de la civilisation, rejetterait au delà du Bosphore ces hordes demi-sauvages campées le long du Bosphore. Pourtant quand je considérai froidement les conséquences, quand je vis l’immense pouvoir que la Russie y recueillerait, le grand nombre de Grecs des provinces soumises au sultan qui se joindraient à cette puissance déjà colossale, je refusai net d’y concourir. Une autre difficulté tranchait la question : Alexandre voulait garder Constantinople : ceci détruisait l’assiette de la balance politique de l’Europe.

« Il était visible que la France, avec l’Égypte, la Syrie et les Indes, ne serait rien en comparaison de ce que deviendrait la Russie. Les Russes n’étaient déjà que trop puissants ; ils pouvaient un jour envahir toute l’Europe. L’Autriche tremble en considérant ces résultats. En effet, si la Russie et la Prusse se joignaient contre l’Autriche, celle-ci serait écrasée sans que l’Angleterre pût s’y opposer ; la France n’est rien sous les Bourbons, et les Autrichiens sont si faibles qu’ils seront facilement battus. Una nazione a colpo di bastone. Ils opposeront peu de résistance aux Russes, qui sont braves et patients. La Russie est d’autant plus redoutable, qu’elle ne désarme jamais : un soldat reste soldat. Les Russes sont des barbares qui n’ont point de patrie, et pour qui tous les pays sont préférables à celui qui les a vus naître. Lorsque les Cosaques vinrent en France, ils ne choisissaient pas les femmes ; vieilles et jeunes leur convenaient, parce que toutes valaient mieux que celles de leur pays. Les Russes sont pauvres, et il est nécessaire pour eux de conquérir, de s’avancer. Un jour l’Europe verra combien ma campagne de Russie était prévoyante ; mais il ne sera plus temps, je ne serai plus. Ma politique sera vengée, malheureusement par une inondation de barbares. »

Hudson parle du renvoi du comte Montholon : l’Empereur prend à ce sujet beaucoup d’inquiétude : « La perte de Montholon me sera bien douloureuse, parce qu’indépendamment de son attachement pour moi, il m’est de la plus grande utilité : il prévient tous mes besoins. »

J’ai accompagné la comtesse Montholon à Plantation-House, pour rendre visite à lady Lowe.

Hudson Lowe m’a communiqué quelques numéros d’un pamphlet intitulé l’Ambigu, d’un vieil émigré nommé Pelletier, revenu avec Louis XVIII. J’hésitais, bien entendu, à les porter à l’Empereur, car il y est très-mal traité. Quand il sut que j’avais ces brochures, il répondit à mes objections : « Bah ! il n’y a que les enfants qui craignent d’être maltraités. Ah ! c’est du Pelletier. Il y a vingt ans que celui-là écrit contre moi. Je suis charmé de pouvoir lire ses nouvelles brochures. » Cette lecture a beaucoup intéressé l’Empereur, malgré les faussetés matérielles, les calomnies et les ignorances surabondantes qui gâtent ces pages. « J’y ai lu, nous dit-il, un tableau presque exact de la bataille de Waterloo. L’auteur est certainement un officier qui était auprès de moi pendant l’affaire. Oui, je gagnais la bataille sans l’incapacité de Grouchy. — Grouchy vous aurait-il trahi ? lui demandai-je. — Non, reprit-il vivement ; mais il a manqué d’énergie. C’est de la part de quelques officiers de son état-major qu’il y a eu trahison. Je crois que plusieurs de ceux que je lui ai envoyés sont passés à l’ennemi. Pensez-vous, ajoutai-je, que le maréchal Soult ait bien servi votre cause dans les Cent-Jours, avec loyauté, avec énergie ? « — Oui, et il n’avait point trahi les Bourbons, comme on l’a écrit. Il n’a pas connu mon débarquement ; quand il l’a su, il a pris cette tentative pour l’acte d’un fou. Soult n’entend rien à la puissance des idées.

« Je n’ai pas approuvé la conduite de Ney. Que ne faisait-il comme Oudinot, qui demanda à ses troupes s’il pouvait compter sur leur fidélité ; sur quoi elles lui dirent unanimement : « Nous ne nous battrons pas contre l’Empereur. » Il ne put empêcher ses troupes ni les paysans de se ralliera moi ; mais Ney alla trop loin. Mouton-Duvernet a été une malheureuse victime des circonstances.

« Je n’ai que des éloges à donner à mes soldats de Waterloo : leur conduite a été admirable. »

L’Empereur m’a parlé de la détresse présente, de l’industrie, du commerce de l’Angleterre et des opinions politiques de Castlereagh.

« C’est le résultat de son incapacité ; sa fatuité et son ignorance des intérêts vitaux de votre beau pays sont les causes de ce malaise qui ne fera que s’étendre. Les malheurs dont je fus assailli ont donné un tel ascendant à l’Angleterre, qu’on lui eût laissé faire presque tout ce qu’elle eût voulu ; d’ailleurs ses sacrifices dans sa longue lutte pour les gouvernements de l’Europe constituaient un droit inattaquable. L’Angleterre a perdu une occasion de réparer les plaies de son intérieur, que les événements futurs de l’Europe ne lui rendront point. Elle pouvait se débarrasser de tout ce qui la gênait et se délivrer de la dette immense qui pèse sur elle. Mais l’orgueil de Castlereagh a voulu autre chose : au lieu de songer à fortifier votre puissance, il s’est borné à faire la cour aux rois, aux empereurs, qui flattaient sa vanité, en l’honorant de leur attention ; ils avaient vu sa faiblesse et savaient que, par ces égards, ils lui feraient négliger les intérêts de la Grande-Bretagne. Il a été complétement leur dupe.

« Je ne vois aucun moyen de vous tirer du mauvais pas où vous êtes engagés, que de réduire l’intérêt de la dette nationale, de confisquer, au profit de l’État, la plus grande partie des revenus de l’Église, toutes les sinécures, et d’établir un système de réduction générale. Votre caisse d’amortissement est illusoire. Imposez une taxe sur les absents. Il est trop tard aujourd’hui pour revenir sur les traités de commerce. Ce que l’on eût regardé dans le temps comme juste serait considéré aujourd’hui tout différemment. »

1er mars. — Clarke, suivant l’Observer, aurait retenu la pension de Carnot. « Je m’étonne, m’a dit Napoléon, de voir vos journaux s’occuper autant de ce ministre qui n’est pas un homme de talent. C’est tout simplement un travailleur, un homme utile au bureau, incorruptible, économe des fonds publics, incapable de s’approprier un gain illicite ; si l’on veut encore, un rédacteur excellent et un général ridicule ; je ne crois pas qu’il soit jamais allé au feu. Il est infatué de sa noblesse, et dit descendre des anciens rois d’Écosse ou d’Irlande.

« Clarke, au retour de l’île d’Elbe, me fit offrir ses services, mais je lui fis répondre que je n’employais pas les traîtres ; je crois pourtant qu’il m’aurait bien servi si j’avais été le plus fort. »

Napoléon souffre moins, je l’ai trouvé très-gai ; il m’a entretenu du comte de Las Cases, que le gouverneur accuse toujours avec sa mauvaise foi habituelle. L’Empereur a demandé un verre de porter : « A votre santé, » m’a-t-il dit avant de boire. J’en bus un autre ; puis nous avons continué de causer. « Quelle idée vous formiez-vous de moi avant d’être mon médecin ? Que pensiez-vous de ma capacité, voyons ! — Je vous voyais, lui répondis-je, les plus rares talents et une ambition égale, sans ajouter créance à la vingtième partie des libelles que j’avais lus contre vous. Je pensais cependant qu’un acte violent, nécessaire à l’accomplissement de vos vues, ne vous eût pas retenu. — Je suis charmé de cette opinion, me dit Napoléon. C’est, j’espère, celle de lord Holland et des Anglais qui me connaissent. Je suis parvenu à un trop haut point de gloire et de puissance pour ne pas avoir éveillé la jalousie et l’injustice. On a dit : Il est monté bien haut, mais pour parvenir, il a commis des crimes. Je défie cette accusation de préciser ses griefs. J’ai toujours marché avec l’opinion générale et suivi le cours des événements. Je n’ai pas eu la pensée d’un crime ; j’ai toujours méprisé les clameurs particulières et intéressées, précisément parce que j’aimais le peuple français et que je marchais comme l’opinion des cinq ou six millions d’hommes valides du pays.

« Je laisserai une grande réputation malgré l’immensité de mes revers. J’ai combattu dans cinquante batailles que j’ai presque toutes gagnées. J’ai écrit et fait appliquer un code de lois civiles digne du siècle. Je suis devenu par mes œuvres le premier souverain du monde. L’Europe a été à mes pieds pendant dix années. J’avais une immense ambition, je l’avoue ; mais elle était froide, toute logique, toute nationale. Les événements et l’opinion des masses me la donnaient. Comme j’ai toujours pensé que la souveraineté réside dans le peuple, et que je pense qu’on ne doit gouverner que pour lui, et sous son a action immédiate, mon gouvernement impérial était une espèce de république. Appelé à sa tête par la voix de la nation, ma maxime fut, carrière ouverte aux talents, sans distinction de naissance ou de fortune : c’est pour ce système d’égalité que les oligarchies m’ont fait une guerre implacable. La postérité me jugera dans les millions d’hommes qui ont vécu sous mes lois et dont l’assentiment et l’enthousiasme m’appuyaient. »

  1. Le général Gourgaud m’a raconté que, pendant cette bagarre, une troupe de corbeaux de plusieurs milliers, arrivée a Moscou, se percha sur les tours du Kremlin, d’où ils s’abattirent fréquemment en voltigeant autour des soldats francais, en battant des ailes et en croassant. Il m’a dit que les soldats furent frappés par cet incident qu’ils considérérent comme de sinistre augure.
  2. Napoléon avait raison. Il aurait pu citer à M. Bingham le régiment anglais the Scotch-Gray (Ecossais gris, régiment où le soldat n’est pas passible du fouet.
  3. Quand un soldat a été flétri par des coups de fouet, l’honneur de sa patrie l’intéresse fort peu.
  4. Vent du sud.
  5. Le lieutenant général Daumesnil.
  6. La santé de M. de Las Cases pére s’est raffermie ; il a même assiste depuis dix ans à tous les travaux de la Chambre des députés ; celle de son fils Emmanuel, membre également de la Chambre des députés, s’est fortifiée. Hudson Lowe vint à Paris quelques années aprés la mort de l’Empereur, en 1827 ou 1828. Peu de jours aprés il alla prendre un logement dans un hôtel de Passy. Le cœur ulcéré par la publication du Mémorial, et par la punition que M. Emmanuel de Las Cases lui avait récemment infligée à Londres en plein public (en lui appliquant une paire de soufflets), il parait avoir, vers cette époque, songé à se venger par un lâche attentat. En effet, à peu de distance de là, deux ou trois domestiques anglais attendirent vers le soir, dans un chemin de ronde, M. Emmanuel de Las Cases qui revenait de chez son père à Passy où il avait diné. M. Emmanuel, surpris, ne put éviter les premiers coups de stylet, mais les plus dangereux s’amortirent sur un portefeuille qui se trouvait dans la poche même de son habit à la place du cœur. Aux premiers cris de la victime, ces trois misérables disparurent : M. de Las Cases revint chez son père. Le fait était publié le lendemain par tous les journaux de Paris, et la coïncidence entre la présence d’Hudson Lowe à Passy et cet attentat était signalée par tous. C’est alors que la police s’empressa de faire quelques recherches. Les découvertes furent tout de suite très-graves, et on engagea Hudson Lowe à quitter Paris sans délai. Il s’éloigna aussitôt. Quel spectacle eût pu présenter Paris, si les mêmes faits circonstanciés fussent parvenus aux magistrats ! On eût vu une cour royale envoyer à l’échafaud le vil bourreau de Sainte-Héléne !
  7. Le premier Gouverneur de l’Ile.
  8. L’empereur François et le roi de Prusse.
  9. Je copiai sur-le-champ ce beau discours, et le communiquai à des agents supérieurs du gouvernement anglais.
  10. Hudson Lowe s’y était refusé d’abord.