Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 15

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 643-693).


Chapitre 15.


Brienne. — Talleyrand. — Égypte. — Lavallette. — Docteur Warden. — Waterloo. — Jaffa. — Lallemand. — Moreau. — Buste du roi de Rome. — Sieyes. — Toussaint Louverture. — Marlborough.


Je n’aurais jamais consenti à ce que la Russie fît simplement de la Pologne une de ses provinces ; quand les belles contrées du sud de l’Europe seront gouvernées par les Barbares du Nord, on verra que ma politique était prévoyante. Ma faute, c’est d’avoir laissé la couronne au roi de Prusse. Après Friedland, j’aurais dû lui enlever la Silésie et la Pologne prussienne, et faire passer ces provinces sous le gouvernement saxon. Ces provinces conservées intactes au roi de Prusse, il devait arriver qu’il se sentirait trop abaissé pour ne pas chercher à se venger à la première occasion. »

En lui lisant l’Observer, il m’a interrompu plusieurs fois pour lui expliquer exactement un article dans lequel on racontait que Marie-Louise était tombée de cheval dans le Pô, et qu’on avait eu grand’peine à la sauver. Cette nouvelle l’a vivement affecté.

Le général Gourgaud a reçu une lettre de sa sœur : elle lui écrit que sir Georges Cockburn lui a rendu visite à Paris ; elle lui apprend encore que madame Dillon, mère de la comtesse Bertrand, se porte mieux. La famille du général est dans la joie de ces nouvelles. Moi, qui suis errant, courant les mers depuis des années, je n’avais pas cette idée de l’ivresse que peut produire dans l’âme d’un exilé une lettre de parents ou d’amis éloignés. Il était facile de distinguer, à la joie des physionomies des habitants de Longwood, ceux qui avaient reçu des lettres du continent. Les traits des autres étaient affectés. Une ligne venue d’Europe est sans prix sur ce rocher de Longwood.

L’Empereur m’a reparlé de Wright. « Il y a bien certainement quelque chose de grand dans l’action de cet officier qui se tua pour ne pas compromettre son gouvernement. »

L’Empereur a vu dans quelques articles du Times et du Morning Chronicle, que ces deux journaux le défendent.

« Rappelez-vous que je vous ai dit que les Anglais changeraient d’opinion sur mon compte, qu’ils verraient en voyageant en France et en Italie que vos ministres m’ont lâchement calomnié ; je n’ai laissé que des institutions et des regrets. Mes actes y parlent haut. Eh bien ! ce changement arrive… Avant peu il sera complet, ils diront de retour au continent : Trouvons-nous une belle route, un pont élégamment construit, et demandons-nous quel souverain a fait cela ; on nous répond : Napoléon ! Il a donc encouragé les arts, les sciences, l’instruction publique, celle des classes les plus pauvres pendant sa puissance. » Il m’a reparlé de Talleyrand.

Voici quelques nouvelles explications sur ce personnage : « C’est un coquin, un homme vil, mais un homme d’un esprit éminent. Lorsque j’eus marié le prince Eugène, je dus le destituer par suite des plaintes que m’adressèrent les rois de Bavière et de Wurtemberg. Il leur était impossible de faire ni traité ni convention pour le commerce, sans l’voir acheté à un prix exorbitant de ce ministre. Ces sortes d’affaires dans ce temps-là étaient nombreuses. Louis XVIII a agi sagement en l’éloignant du pouvoir ; à la première occasion, il n’aurait pas manqué de le trahir. Pendant les Cent-Jours, ne m’en a-t-il pas fait faire la proposition ? » Napoléon m’a dit ici :

« Pourquoi donc vos ministres ne font-ils pas des efforts directs pour opérer la séparation des colonies de l’Amérique méridionale espagnole, de la mère-patrie ? Vous trouverez, dans cette combinaison, l’occasion d’ouvrir avec les Américains du Sud un commerce très-étendu et très-lucratif. Si vous ne vous pressez pas, les Américains vous préviendront. Si vous commencez à présent, ils accepteront la concurrence : il faut que vous leur fermiez toute communication avec la France et avec l’Espagne.

« Si la guerre eût duré encore deux ou trois ans, la France serait arrivée au point de pouvoir se passer de colonies, par suite des primes que j’accordais à ceux qui appliquaient la chimie à la confection du sucre, surtout par le moyen de la betterave. Avec quelques perfectionnements de plus, j’aurais fait fabriquer du sucre qui n’eût pas coûté plus cher que par l’importation des Indes occidentales. Et le café ? les Français ne peuvent pas s’en passer. Je voulais le faire cultiver dans les départements du midi de la France. »

Le gouverneur a fait demandera Longwood, par lettre ministérielle, pourquoi, dans la dernière semaine, la consommation du poisson avait été dépassée de quatorze schellings. Il a trouvé aussi fort, mauvais l’emploi de quarante livres d’orge pour l’usage de madame la comtesse Bertrand. Il a défendu expressément cette générosité.

Il a fait d’autres observations sur les dépenses faites à Longwood pendant la quinzaine ; mais il y a de quoi mourir de honte et de dégoût.

Le gouverneur déclare le comte de Las Cases coupable d’impudence. Il a osé adresser aux prisonniers de Longwood, du cap de Bonne-Espérance, de l’huile de Florence, du vin de Madère !

L’Empereur m’a parlé ce matin des troubles qui agitent l’Angleterre. Il regarde la réduction des taxes comme urgente. « Il est impossible, a-t-il ajouté, qu’une nation consente à payer de sang-froid, en temps de paix, des impôts presque aussi forts que ceux qu’elle payait en temps de guerre. Il y a alors ce stimulant, cette irritation d’esprit, qui font regarder ces impôts comme nécessaires ; nul ne veut que son pays soit envahi par une armée étrangère. L’Angleterre est actuellement dans une fausse position ; il faut que quelque changement s’y opère. »

On m’avait dit que l’Empereur avait manqué de tomber dans les mains des alliés autour de Brienne, je lui en parlai. « En effet, je me rappelle qu’à la bataille de Brienne, vingt-cinq uhlans ou cosaques environ se placèrent sur les ailes de mon armée et s’efforcèrent d’enlever un parc d’artillerie. C’était à la chute du jour, l’horizon commençait à s’obscurcir. Je ne sais par quel accident ils tombèrent sur moi et sur l’état-major ; notre présence les déconcerta. Ils ignoraient qui j’étais ; dans le premier moment je ne les reconnus pas, je pensais qu’ils faisaient partie de mes troupes. Mais Caulaincourt s’aperçut que c’étaient des ennemis, et me le dit. Dans ce moment ces soldats effrayés s’enfuirent. Mon état-major faisait déjà feu sur eux. Un de ces soldats galopa si près de moi qu’il me poussa rudement. Lorsque je le reconnus et voulus faire feu sur lui, il était hors de mon atteinte. Je tirai l’épéc ce jour-là, ce qui ne m’arrivait presque jamais, car je n’ai gagné mes batailles qu’avec des calculs[1]. »

Je demandai encore à Napoléon s’il n’avait pas été au moment d’être pris par les Cosaques dans la retraite de Moscou. « Non, j’avais toujours avec moi une forte garde ; avec elle je pouvais repousser un parti, et même l’attaque d’un petit corps. »

14. — L’Empereur était gai. Les journaux de Londres publient que M. de Montchenu, invité à dîner par Napoléon, lui aurait répondu qu’il avait été envoyé à Sainte-Hélène pour garder sa personne, et non pour dîner avec lui. C’est une pure invention. Napoléon a levé les épaules en disant : « Ces messieurs ne changent pas. Il est assez sot pour avoir menti comme cela. »

Le gouverneur communique avec empressement à l’Empereur les libelles contre lui qu’il reçoit de Londres. Il est peu sensible à ces flots d’outrages.

15. — Le gouverneur redouble de rigueur.

L’Empereur est très-gai. La conversation est revenue sur le prince de Talleyrand. « C’est un prêtre qui a épousé une femme déjà mariée, un homme qui a vendu, trahi tout le monde et tous les partis ! L’entrée de la cour était fermée à sa femme, dont la réputation était mauvaise et qui avait reçu de quelques marchands génois 400.000 francs, pour hâter la conclusion d’une négociation commencée avec son mari. Cette dame était très-belle, anglaise ou née dans les Indes orientales ; mais la sottise et l’ignorance même.

« Vous connaissez de réputation M. Denon. Eh bien ! voici une anecdote que je tiens de lui. Talleyrand, grand spéculateur sur tout, ayant besoin de l’opinion de cet homme distingué pour conclure une affaire de sa façon, l’invita à dîner ; il connaissait tout le crédit que ses talents et sa probité avaient sur mon esprit. Cette invitation faite, il dit à sa femme : Madame, j’ai invité Denon à dîner. C’est un voyageur instruit ; dites-lui quelque chose de flatteur sur ses voyages ; il peut nous être très-utile auprès de l’Empereur. Sa femme, qui n’avait pas ouvert d’autres livres de voyage que Robinson, supposa que ce Denon était Robinson. Voulant, en présence d’une société brillante, lui faire de grandes civilités, elle lui demanda des nouvelles de son fidèle domestique Vendredi. Denon, surpris, ne savait d’abord que penser ; les mêmes questions étant répétées, l’étrange ignorance de madame de Talleyrand parut au grand jour. Les convives se regardaient. Le lendemain, l’anecdote était dans toutes les bouches, et égayait les salons de Paris. »

Napoléon m’a ensuite parlé de l’Égypte. « Je voulais établir des canaux de communication en Égypte. J’avais résolu d’en faire deux ; un qui de la mer Rouge aurait communiqué avec le Nil et le Caire, et l’autre qui se serait réuni à la Méditerranée. Je fis sonder la mer Rouge : il se trouva que ses eaux, dans leur plus grande hauteur, s’élevaient de trente pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée, et n’avaient que vingt-quatre pieds d’élévation au-dessus de cette même mer quand elles étaient au plus bas. Je voulais empêcher l’eau de couler dans le canal, tant que les eaux seraient basses. Ce plan ne présentait point de grandes difficultés, attendu qu’il n’y avait que trente lieues de ce point à la Méditerrannée : il suffisait d’établir des écluses. Le Nil, à son plus bas cours, était sept pieds au-dessous de la mer Rouge et quatorze pieds au-dessus (j’évalue) pendant l’inondation. Mes calculs donnaient une dépense de 18.000.000 de francs, et demandaient deux années de travail.

« L’ignorance des Turcs garantit seule votre commerce dans l’Inde ; sans leur présence vous seriez facilement ruinés. Si quelque nation européenne possédait l’Égypte, elle vous ruinerait vite ; un jour l’Égypte sera une des causes de la destruction de votre compagnie des Indes. Si Kléber n’eût pas été assassiné, vous n’eussiez jamais conquis l’Égypte. « Il eût fait en neuf jours descendre l’armée du Caire, et vous aurait écrasés. Si je m’y étais trouvé, je l’aurais fait descendre du Caire en sept jours, et j’aurais été sur la côte avant votre débarquement ; c’est ce que j’avais déjà fait quand les Turcs débarquèrent avec Sidney Smith. »

17. — Aujourd’hui Napoléon s’est promené autour de l’habitation. Le capitaine Poppleton a écrit au gouverneur pour lui faire savoir que les chevaux de Longwood manquent de foin depuis trois jours, qu’ils n’ont plus de litière ; que ce que l’on envoyait à la place du foin était de l’herbe fraîchement coupée. Quelles misères !

18. — « Si mes plus grands ennemis, disait aujourd hui Napoléon, savaient les traitements dont je suis l’objet sur ce rocher, ils auraient compassion de moi. Des millions d’hommes pleureront sur la fin de ma vie en Europe, quand on y saura ce que j’ai souffert ici. »

20. — Ayant parlé à l’Empereur de ce qui avait été raconté d’une scène que Ney lui aurait faite, à Fontainebleau, en 1814, lorsqu’il parut hésiter à signer son abdication : « On a fait un conte que les témoins ont dû démentir. Ney ne s’est jamais permis de paroles impérieuses et violentes en ma présente ; il était très-soumis. Je sais pourtant qu’il se livrait quelquefois, lorsque je n’étais plus présent, à des accès d’irritation et d’amertume.

« Lavalette n’a point connu le projet de mon retour de l’île d’Elbe, ni de ce qui s’y passait. Madame Lavalette était de la famille Beauharnais. Elle était très-belle femme ; mon frère Louis en devint amoureux et voulait l’épouser ; afin d’y mettre empêchement, je la mariai à Lavalette.

« Lavalette a rempli pour moi des fonctions secrètes et très-honorables. Voici ces fonctions : douze personnes distinguées d’opinions différentes, jacobins, royalistes, républicains, impériaux, ayant 1.000 francs par mois, lui apportaient chaque mois des rapports sur l’état de l’opinion publique relativement aux actes du gouvernement, à l’état général des choses en France. Lavalette recevait ces rapports cachetés, et me les apportait. Après les avoir lus, je les brûlais. Mes ministres, mes amis ignoraient que je reçusse ces communications si importantes pour moi. »

20. — « Monsieur le docteur, les brochures que je viens de lire m’apprennent que j’ai, dans un âge très-tendre, empoisonné une fille, que j’en ai fait périr d’autres par plaisir ; que j’ai assassiné Desaix, Kléber, le duc d’Abrantès, et beaucoup d’autres encore ; que la première armée d’Italie, où je commandai en chef, n’était composée que de galériens charmés de voir en moi un confrère. Que d’infamie le temps balaye ! Fox est le seul de vos hommes d’État qui ait souhaité sincèrement la paix ; les autres ont fourni des bâtiments pour débarquer des assassins ; ils leur ont même donné de l’argent : ne se sont-ils pas ainsi rendus complices de l’attentat ? »

Après avoir redemandé à l’Empereur s’il n’avait jamais eu la pensée d’être en réalité le maître de l’univers, il m’a répondu non ; et comme il a déjà fait, il a discuté pour démontrer que l’existence de cette souveraineté universelle était impossible. « La France, dit-il, a des bornes naturelles, je ne voulais pas les franchir ; mon objet était tout simplement de détruire la prédominance de l’Angleterre. Aujourd’hui vos ministres s’efforcent de diminuer le mérite de mes travaux civils. On va jusqu’à dire que je n’accordai le rappel des émigrés qu’aux intercessions de Joséphine ; mais qu’importent ces mensonges ! encore quelques années, il n’en restera plus de traces dans les esprits. Joséphine était assurément la meilleure des femmes, mais je ne lui laissais aucune influence sur ma politique. »

L’Empereur a reçu sir Pultney, lady Malcolm et trois capitaines. L’un de ces officiers paraissait très-étonné de trouver en Bonaparte un homme doux, très-poli, et de la conversation la plus spirituelle.

L’Empereur est revenu sur différents détails de la bataille de Waterloo. Le 15, à Charleroy, il avait battu les Prussiens avant que Wellington le sût ; il avait gagné quarante-huit heures de manœuvres sur lui, ce qui était un grand point ; si ses généraux eussent exécuté ses ordres comme autrefois, il aurait pu, sans donner bataille, surprendre l’armée anglaise dans ses cantonnements.

« Mes généraux pensaient qu’ils ne devaient rencontrer partout que des armées de cent mille hommes. Il y avait chez eux, dans ce moment, les craintes les plus exagérées. Attaché sans interruption par la diversité et l’immensité des affaires générales, je ne pouvais, malgré mon désir, prêter une attention plus longue aux détails des corps, je ne pouvais faire marcher moi-même les officiers supérieurs ; alors l’ensemble n’était plus le même ; ma pensée n’était plus exécutée avec confiance, énergie. Cette fois, en raison de ces difficultés que j’appréciais bien, j’avais compté racheter ces inconvénients par la rapidité des opérations générales ; j’avais compté surprendre mes adversaires et les battre partiellement. Je sus l’arrivée de Bulow à onze heures, mais je n’y fis pas attention ; j’avais en ma faveur quatre-vingts chances sur cent.

« Mon armée était admirable. Je ne redoutais que quelques-uns de vos corps : c’étaient trente-cinq à quarante mille Anglais, braves comme mes soldats. La perte de la bataille vint d’abord de la paralysie soudaine de Grouchy ; et ensuite de ce que les grenadiers à cheval et la cavalerie commandée par le général Guyot, que j’avais en réserve, et qui ne devaient pas me quitter, s’engagèrent malgré moi, contre mes ordres, de sorte qu’après la dernière charge, lorsque mes troupes furent battues, et que la cavalerie anglaise se montra, je n’avais plus un seul corps de réserve. Il fallut céder… La charge des Anglais réussit. Ney m’avait enlevé ma cavalerie.

« Le plan de Wellington ne mérite aucune attention. Il ne s’était réservé qu’une route, qu’une issue étroite pour la retraite ! battu, je ne lui laissais pas sauver un soldat ! Et pourquoi partager son armée et s’isoler de Blucher ? ce dernier revenant sur moi, quoique battu la veille, a montré le talent, l’activité d’un vrai général. »

L’Empereur m’a reparlé des pamphlets ; il ne peut répondre. « Il faudrait écrire au bas de chaque page : faux ! faux ! Je n’y ai trouvé qu’un fait exact. c’est ce que je dis de Rapp sortant de la mêlée à Austerlitz. Lorsque je l’aperçus couvert de sang, les habits déchirés, courant à moi : « Oh ! comme il est beau ! » Ces paroles, ce mouvement sont vrais ! Mais, le croiriez-vous, les misérables me font un crime de cela. C’est la preuve, disent-ils, que je me délectais dans le sang. »

J’ai annoncé à l’Empereur notre ambassadeur en Chine, revenant de ce pays où il avait refusé de se soumettre à quelques formalités. Napoléon n’approuve pas ces scrupules de la nation anglaise dans ses rapports avec une nation si riche. « Peut-être les ministres, par cette bêtise, font-ils perdre au commerce de grands avantages. » Je lui fis observer que nous pourrions facilement, au moyen de quelques vaisseaux de guerre, forcer les Chinois à nous céder un traité favorable ; par exemple, nous pourrions intercepter l’importation du sel ; il ne faudrait pour cela que quelques croiseurs. A cela Napoléon m’a répondu : « Ce serait bien la plus grande sottise que vous eussiez faite depuis plusieurs années, que de vous mettre en guerre avec un empire immense, et qui possède les ressources de celui de la Chine ! Vous réussiriez d’abord, vous vous empareriez de quelques vaisseaux, et vous détruiriez leur commerce ; mais vous leur feriez apprécier à la longue leur puissance. Ils seraient forcés de se défendre. Ils réfléchiraient et diraient : Il nous faut égaler cette nation. Pourquoi souffririons-nous qu’un peuple si éloigné de nous agisse envers nous en maître ? Construisons des vaisseaux, mettons-y des canons, égalons-le ! Ils feraient venir des artilleurs et des constructeurs de la France et d’Amérique, de Londres peut-être. Ils construiraient une flotte, et vous battraient plus tard ! »

Lord Amherst doit faire une visite à Longwood. « S’il m’est présenté par Lowe, a dit Napoléon, ou si celui-ci envoie quelque officier avec lui, je ne le recevrai pas ; mais s’il vient avec l’amiral, je le recevrai avec plaisir. »

« La dernière lettre du gouverneur, a-t-il continué, est une nouvelle insulte. Il écrit que nous pouvons faire le tour de la maison de miss Mason, mais que nous ne pouvons pas quitter la grande route. Où est donc cette route ? il n’y en a point. Si je venais à m’éloigner de quelques pas, ses factionnaires feraient feu sur moi. »

27. — J’ai trouvé Napoléon au bain ; il m’a parlé du silence qu’il avait gardé à l’armée d’Égypte, à l’apparition de la peste. « On y nia d’abord l’arrivée de cette maladie pour maintenir le moral du soldat. J’allai à Jaffa visiter l’hôpital : j’y touchai un malade pour persuader aux soldats que la maladie n’était point contagieuse et surtout que ce n’était pas la peste. Je crois être parvenu à leur persuader, durant près de quinze jours, que ce n’était qu’une fièvre avec des bubons. »

29. — La conversation de Napoléon revint sur des idées qu’il a déjà émises. « Si je gouvernais encore, Ferdinand serait mon ami. Si les Espagnols et les Portugais conservent leurs colonies dans le sud de l’Amérique, ils resteront ennemis de l’Angleterre ; l’Europe est trop éclairée pour vous laisser le monopole de la fabrication. J’ai donné pendant ma puissance près de cinq cents couvents, à la seule condition qu’on y établirait des fabriques. J’ai avancé à des Français près de « 50.000.000 de francs de ma cassette, pour soutenir des entreprises industrielles. Mes débiteurs jouissaient de ces fonds pendant neuf ans, sans payer d’intérêt ; après ce terme, je reprenais le capital.

« Chez vous, les machines sont si parfaites, si multipliées, que dans peu d’années vous ne pourrez plus occuper vos ouvriers. Vous êtes contraints d’avoir recours aux machines, parce que les objets utiles à la vie coûtent deux fois plus cher chez vous que sur le continent ; vos taxes sont six fois plus fortes. Il faut que vous vendiez bon marché pour avoir des débouchés ; de là l’urgence de moyens expéditifs, peu coûteux. »

Napoléon m’a reparlé de lord Amherst. Il m’a dit que « ce serait insulter un ambassadeur chinois, si cet ambassadeur résidait à Londres, que de le soumettre par réciprocité aux formalités exigées à Pékin. A Pékin, ces cérémonies étant naturelles, il n’y a pas d’insulte faite à l’ambassadeur anglais : ce serait le contraire à Londres. « Si le roi de France exigeait de l’ambassadeur d’Angleterre qu’il lui baisât les mains, ce serait, parce que ce n’est pas l’usage en France, lui faire une insulte, bien que l’ambassadeur sût que cette cérémonie fût d’usage à Londres. Ainsi, demander à un mandarin de faire en face du portrait du roi Georges l’acte de politesse exigé à Pékin, d’après d’antiques usages, ce serait se rendre coupable d’une bêtise et d’une insulte relativement à la Chine. Mon Dieu, prenons les habitudes telles qu’elles sont ! Un cabinet habile envoie à Pékin pour traiter des affaires utiles au pays ; ce n’est pas pour discuter des formes d’étiquette puériles ; il se conforme à l’usage ; si on lui demande davantage, il refuse. »

2 avril. — Napoléon a retrouvé quelque gaieté en causant. Lui ayant dit qu’on avait répandu le bruit, dans le temps, qu’il avait quitté l’Égypte, parce qu’il avait cru que le Directoire voulait l’y faire assassiner : « C’est un mensonge ! s’écria-t-il ; cette idée n’est venue à personne. Les directeurs étaient jaloux de moi ; j’avais trop de gloire, mais nul parmi eux n’a eu la pensée de me faire assassiner, et, dans la situation où se trouvait la France, je ne crois même pas qu’ils aient pu désirer ma mort. Je suis revenu, parce que je pensais que ma présence était indispensable. »

Le capitaine Cook et M. Mackensie étant venus à Longwood ont été aperçus par Napoléon, qui les a fait demander.

27. — M. Mackensie était garde-marine du vaisseau qui transporta Napoléon à l’île d’Elbe. L’Empereur reconnut M. Mackensie ; il lui dit qu’il avait grandi considérablement depuis qu’il l’avait vu ; il lui demanda des nouvelles du capitaine Usher. N’adressant ensuite au capitaine Cook, il lui demanda depuis combien d’années il servait : « Depuis trente ans, » répondit-il. Napoléon fut surpris. Ayant demande le nom des affaires auxquelles il s’était trouvé, Cook cita Trafalgar.

Je dis à l’Empereur, quand ces deux officiers l’eurent quitté, que j’avais appris de leur bouche que les matelots de l’Indomptable l’aimaient beaucoup. « Je le crois, répondit-il, j’avais l’habitude de leur parler de leur existence, de leurs familles. Je blâme bien la manière avec laquelle vos officiers les traitent ! Les Anglais sont trop aristocrates ; vous tenez toujours une immense distance entre vous et le peuple. Ces façons de fierté sont finies ; il faudra un jour honorer davantage le soldat et le peuple.

« Je ne vois à cette morgue aucune utilité ; je n’y vois que des inconvénients. Il suffirait à la discipline que les officiers ne vécussent pas avec les matelots, qu’ils ne souffrissent ni un refus, ni une familiarité. Qu’est-ce, en vérité, que cette froide et fière réserve ? La nature a fait les hommes égaux sous certains rapports. Moi, je me mêlais aux soldats, je causais franchement avec les hommes du peuple, je m’intéressais à leurs affaires : voilà la cause de ma popularité ; après mes victoires, au contraire, je tenais constamment à distance les généraux et les officiers, bien que j’aimasse à les élever par eux-mêmes. »

Napoléon a ajouté : « On a remis à Gourgaud une nouvelle brochure sur Waterloo. C’est une communication du gouverneur. Entre autres choses instructives, j’y ai lu que je suis un imbécile, que mon armée était un ramas de voleurs, que ma faute capitale, à Waterloo, fut d’avoir attaqué Wellington, lorsque je voyais qu’il s’était adossé à une forêt. Mais c’est le contraire, l’inexplicable faute de Wellington, car une fois battu, il n’avait qu’une seule route par laquelle il pût essayer de sortir de cette forêt.

« Une armée considérable, comme l’était celle de votre général, avait besoin de plusieurs routes pour reculer par masses, avec célérité ; de routes où ces masses pussent même se retourner et se battre en cas d’attaque. L’armée de Wellington n’eût pu traverser la forêt sans avoir douze heures devant elle. La retraite par une seule route, d’une armée battue, ayant sur elle des soldats comme les miens, était une opération impossible.

« Je lis dans un autre écrit de ces judicieux royalistes, que la conquête de l’Italie fut faite avec quelques milliers de galériens. Et ce sont des Français qui écrivent et signent ces choses-là ! » Napoléon était très-animé. Il a poursuivi : « Jamais une pareille armée ne reparaîtra dans le monde ; je n’en ai pas vu qu’on pût lui comparer. J’ai trouvé là l’élite de la jeunesse française, une génération puissante, surexcitée par le renouvellement social, qui avait une passion immense de liberté et de gloire ! elle avait le sentiment des belles destinées qui l’attendent. Plus de la moitié de ses rangs ne comptaient pour soldats que des fils de négociants, d’hommes de loi, de médecins, de riches fermiers. Les deux tiers des soldats savaient écrire, et étaient aptes à commander. On n’eût pas pu dire dans un régiment quel était le meilleur sujet ou le plus brave. C’étaient les plus dignes esprits, le meilleur sang de la France d’alors.

« En marche, il m’arrivait souvent d’appeler le premier soldat et de le faire écrire sous ma dictée. Dès que je demandais une personne pour écrire, j’étais entouré d’une douzaine de soldats ; il y en avait peu qui n’écrivissent pas parfaitement.

« C’est un Français qui écrit ces infamies à l’étranger ! Vous avez trouvé des Français plus ennemis de la France que les Anglais eux-mêmes ; alors vous avez pu réussir. »

Napoléon a reparlé de Hoche : « Il était brave, intelligent, plein de talent, de résolution et de pénétration. Il avait de l’ambition ; s’il eût débarqué en Irlande, selon sa pensée, il aurait réussi. Je crois qu’il possédait les premières qualités du capitaine. Il était accoutumé à la guerre civile ; il avait su la faire avec de grands succès ; il avait pacifié la Vendée. Je pense qu’il eût dirigé les Irlandais avec intelligence. Il avait une belle figure, et était très-entreprenant. C’est sans doute par suite de quelque erreur qu’on le mit à bord d’une frégate qui n’arriva pas jusqu’à la côte d’Irlande, tandis que le reste de l’expédition (environ dix-huit mille hommes) entra dans la baie de Bantry, où les troupes restèrent pendant quelques jours libres de débarquer. Mais Grouchy, qui, à ce que je crois, avait le commandement après Hoche, ne sut comment s’y prendre ; après être demeuré dans l’inaction, il fit lever l’ancre, et les bâtiments revinrent en France sans avoir rien tenté. Si Hoche était arrivé, vous auriez perdu l’Irlande. »

J’ai parlé à l’Empereur du maréchal Davoust. « N’est-ce pas un de vos premiers officiers ? — Il s’en faut de beaucoup ; pourtant c’était un général habile, d’un commandement sûr. Je ne puis dire quel était mon meilleur général. Je suppose que c’était Suchet ; car, dans les dernières années, je ne pouvais plus compter Masséna dans le service actif ; il pouvait être regardé comme mort : il avait une maladie de poitrine incurable. Suchet, Clauzel, Gérard, Lamarque[2], sont, à mon avis, les meilleurs des généraux français. » Il a parlé aussi du maréchal Soult avec chaleur : il a loué ses rares talents.

6. — Napoléon a fait un nouvel éloge de Cornwallis. « J’ai conçu seulement, d’après lui, une haute idée de la nation anglaise : c’était l’intégrité, la générosité, le vieil honneur personnifiés. Je n’ai jamais oublié ce qu’il disait un jour : Il y a de certaines qualités qu’on peut acheter ; mais un bon caractère, la sincérité, le calme à l’heure du danger, ne peuvent pas s’acheter. Je lui donnai le commandement momentané d’un régiment de cavalerie à Amiens : il le faisait manœuvrer. Les officiers de ce régiment l’aimaient infiniment.

« Ce n’est peut-être pas avec tous ses mérites un homme de premier talent. Il n’a pas manqué à sa parole à Amiens ; le traité était prêt, et il devait le signer à neuf heures à l’hôtel de ville. Il arriva quelque chose qui l’empêcha de le faire, mais il fit dire aux ministres français qu’ils pouvaient considérer le traité comme signé par lui, et qu’il le signerait le jour suivant. Un courrier d’Angleterre vint le soir, avec ordre de ne pas acquiescer à certains articles, et de différer la signature du traité. Quoique Cornwallis eût pu se prévaloir de cet ordre, il dit qu’il considérait sa promesse comme sa signature, il écrivit à son gouvernement qu’il avait promis, et qu’ayant donné sa parole, il voulait la tenir ; que s’il n’était pas content, il pouvait refuser de ratifier le traité.

« Il aurait fallu envoyer un Cornwallis ici, au lieu de ce misérable assemblage de fausseté, de bassesse, et de poltronnerie ! Sa mort m’affligea. Quelques personnes de sa famille m’écrivirent, dans diverses occasions, pour demander des grâces pour quelques prisonniers, et je les leur ai toujours accordées.

« Je n’ai songé à prendre le parti de me livrer aux Anglais que parce que je me souvins que dans les dernières négociations de 1814 à Paris, Castlereagh dit à Caulaincourt : « Mais pourquoi Napoléon ne va-t-il pas à Londres ? Il y serait reçu avec une grande considération. Je ne lui conseille pas pourtant d’en faire l’objet d’une demande officielle, parce que les moments sont pressés, mais qu’il passe la mer et vienne tout simplement demander notre hospitalité. »

L’Empereur m’a parlé aujourd’hui du ministre prussien, baron de Stein. « C’est un bon Allemand, patriote ; il a des talents, l’activité, l’esprit propre aux affaires, aux intrigues. Il ne m’a point fait le mal que vous supposez, parce que son impatience paralysait sa haine. Il poussait la Prusse à des résolutions extrêmes contre moi, ce qui l’eût perdue si la prudence du roi ne l’eût pas contenu. Je fus cause du renvoi de Stein de la cour de Prusse, mais il eût été très-heureux pour moi que l’on eût suivi ses avis ; car si la Prusse se fût déclarée prématurément, je l’aurais écrasée. J’aurais pu, sous le plus léger prétexte, détrôner le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche, et aussi aisément que je mets à présent ma main en mouvement.

« J’ai eu avec lord Whilworth une entrevue, maintenant fameuse. Mais cet ambassadeur a menti audacieusement dans le récit qu’il en a donné. La conférence s’est passée le plus tranquillement du monde : il parut même satisfait en prenant congé de moi, et dit ce que je vous raconte aux autres ambassadeurs à Paris. Quelques jours après, les journaux de Londres imprimèrent un prétendu récit de l’entrevue, dans lequel il était dit, d’après lui, que je m’y étais montré furieux. L’étonncment fut grand parmi les diplomates de Paris, qui lui firent des représentations. « Mylord, voilà des faussetés, car vous nous avez raconté tout différemment cette audience ; vous fûtes d’avis alors que tout irait bien. » Whilworth ne sut que dire. »

Napoléon m’a reparlé des Algériens. « J’ai proposé à l’Angleterre de « les exterminer, ou au moins de les forcera vivre en honnêtes gens ; « vos ministres ont refusé mes offres. Ces pirates servaient la politique de votre cabinet, car sans cela vous les eussiez étouffés depuis longtemps. En laissant subsister ces misérables, vous accapariez à vous seuls la plus grande partie du commerce de la Méditerranée, parce que les Suédois, les Danois, les Portugais et autres, craignaient d’envoyer leurs bâtiments dans ces parages ; durant la guerre, vous aviez donc presque tout le commerce de la Méditerranée. C’est pour vous mettre dans les bonnes grâces des Italiens que vous vous êtes présentés devant Alger ; c’est pour empêcher qu’ils ne me regrettent. Sans cela, ils vous auraient crié que, pendant la puissance de Napoléon, ils étaient à l’abri des attaques des pirates. L’expédition a été mal calculée. Vous avez perdu mille hommes et cinq ou six bâtiments. J’aimerais mieux la vie de vos mille braves marins que la totalité des États barbaresques. En bloquant Alger avec un vaisseau de 74 et trois frégates, commandés par le capitaine Usher ou Mailland, le résultat eut été le même. »

J’ai demandé à Napoléon si ce fut à Lodi ou à Areole qu’il prit un drapeau, et s’élança au milieu des bataillons ennemis. « C’est à Arcole ; j’y fus blessé légèrement. »

La conversation a eu pour sujet, aujourd’hui, le général Lallemand, dont il a loué beaucoup le caractère. « Lallemand, que vous avez vu sur le Bellérophon, fut envoyé par moi à Saint-Jean-d’Acre, comme négociateur auprès de sir Sidney Smith ; il remplit cette mission avec infiniment d’habileté. Au retour de l’île d’Elbe, lui et Labédoyère prirent les premiers mon parti. Lallemand a beaucoup de résolution : il a le feu sacré. Il commandait les chasseurs de la garde à Waterloo : il enfonça quelques-uns de vos bataillons. »

L’Empereur a ensuite parlé de Victor, duc de Bellune, comme d’une bête, sans talent ni tête ; mais de Soult, comme d’un excellent ministre de la guerre.

Napoléon, dans le cours de la conversation, a parlé des eunuques ; il regarde l’usage de mutiler des hommes comme odieux et criminel. « Je l’ai aboli dans tous les pays que j’ai gouvernés. Je l’ai même défendu à Rome, sous peine de mort. Je pense que, quoique le pape et les cardinaux soient maintenant les maîtres, il ne reparaîtra pas. »

23. — Hier, Napoléon a été indisposé ; il a eu recours à ses remèdes habituels, la diète et les dissolvants. Il a gardé la chambre tout le jour et n’a rien mangé. Il m’a dit qu’il s’était levé à trois heures du matin, et qu’il avait écrit ou dicté toute la journée.

30. — L’Empereur depuis quelques jours se lève à trois heures du matin. Il dicte des commentaires sur les ouvrages du grand Frédéric ; j’ai vu quelques pages de son écriture, qui est plus nette que jamais.

2 mai. — L’Empereur est vivement inquiet de la maladie du général Montholon.

12. — Les persécutions du gouverneur recommencent avec fureur.

L’Empereur a parlé de la princesse Charlotte. « Le prince Léopold était un des beaux jeunes hommes qui vinssent à ma cour. La princesse Charlotte doit certainement le trouver de son goût et l’aimer. Il avait demandé auprès de moi une place d’aide de camp : il ne l’obtint pas. »

Napoléon m’a signalé, au nombre des espions qu’il avait eus en Angleterre, M. le comte D***. « Toutes les machinations dirigées contre moi partaient de votre île ; votre prince y était étranger ; cependant j’étais autorisé à lui écrire que si elles étaient poursuivies à l’avenir, j’userais de représailles. J’eusse suivi l’exemple de votre Cromwell, qui, ayant découvert un complot tendant à sa mort, formé en France, fit dire à Louis XIV, que si jamais il entendait parler de rien de pareil, il prendrait ses représailles, et payerait des assassins pour le frapper. »

13. — Napoléon désire quelques livres de veau en plus pour sa table. Le major Gorrequer demandera au gouverneur la permission de les faire acheter pour notre compte.

14. — Napoléon a souri douloureusement lorsque, me demandant pourquoi j’étais allé dîner au camp, je lui répondis : « C’est parce qu’il n’y avait rien à manger à Longwood. »

Moreau est revenu dans la conversation. « Son talent n’était pas supérieur : c’était seulement un bon général de division ; il a prouvé plusieurs fois qu’il ne valait rien pour un premier commandement, pour soumettre des difficultés imprévues, pour seconder le militaire par l’homme d’État. Il était brave au combat, mais mou et trop bon vivant. À son quartier général, vous le trouviez étendu sur un sofa, ou se promenant la pipe à la bouche ; il ne lisait pas ; à Paris, il se laissait mener par sa femme et sa belle-mère, deux intrigantes. Sa conduite vis-à-vis Pichegru a été déloyale. Voici les faits. Après l’arrestation du comte d’Entraigues à Venise, Desaix vint me voir ; nous parlâmes de Pichegru. Je dis : Nous avions bien été trompés tous les deux sur son compte ! Mais, comment sa trahison n’a-t-elle pas été a découverte plus tôt ? — Desaix me répondit : C’est la faute de Moreau. Nous connaissions cette trahison trois mois avant qu’elle fût découverte. Il me raconta que Moreau, près duquel il servait alors, avait trouvé dans les bagages du général autrichien Klingen une correspondance dans laquelle Pichegru détaillait à ce dernier ses plans pour renverser le Directoire. Il lui expliquait les fausses manœuvres qu’il ferait devant lui, et lui indiquait les moyens de détruire en détail l’armée républicaine. — C’est une horreur ! m’écriai-je. Mais pour quoi Moreau n’a-t-il pas envoyé ces pièces au Directoire ? — Moreau, continua Desaix, me supplia de garder le silence ; il ne voulait pas perdre un vieux camarade. Mais lorsque les intrigues de Pichegru furent découvertes, Moreau le dénonça à l’armée comme un traître, et envoya au Directoire les papiers qu’il avait dans ses mains depuis plusieurs mois. — Ainsi, il avait souffert que Pichegru fût choisi pour président du Corps législatif, quoiqu’il conspirât contre le gouvernement. On accusa avec raison Moreau d’une double trahison. — Tu as, disait-on, trahi ton pays, en cachant la trahison de Pichegru, et tu as inutilement trahi ton ami en dévoilant ce que tu devais faire connaître plus tôt. Puisque tu avais tenu secret ce qui a été découvert par d’autres moyens, tu aurais dû garder un éternel silence. »

L’Empereur a parlé ensuite de la retraite de Moreau en Allemagne. « Cette retraite, selon moi, était une faute. Je crois que si, au lieu de se retirer, il eût tourné l’ennemi et marché sur les derrières du corps du prince Charles, qu’il aurait écrasé, il eût pu prendre l’armée autrichienne.

« Le Directoire me portait envie ; il avait besoin de diminuer la gloire militaire que j’avais acquise. Ne pouvant accréditer Moreau par une victoire, il le vanta pour sa retraite, et le loua officiellement en termes pompeux ; les généraux autrichiens prouvaient alors, par les meilleures raisons, que cette retraite était une faute. Pichegru avait, à un degré plus remarquable, les talents du général. »

Napoléon est revenu sur le compte de Pichegru. Il a répondu à quelques objections que je lui ai faites, pour repousser l’idée que les ministres anglais aient voulu le faire assassiner. « Je ne dis pas qu’ils aient positivement donné cet ordre à Georges ou à Pichegru, mais ils savaient bien que l’assassinat ferait seul le succès de leur entreprise contre la France. Dans ce but, ils ont fourni de l’argent et équipé des bâtiments pour les débarquer en France ; ce qui, de toutes les façons, les rendait leurs complices.

« Pitt n’avait pas besoin de se débarrasser de Napoléon Bonaparte, mais du Premier Consul : Fox m’écrivit plusieurs fois à ce sujet. Il nia, comme vous, que les ministres anglais eussent été instruits d’un projet d’assassinat ; il ne s’en défendit que lorsqu’il connut mes rai sons de le croire. L’empereur d’Allemagne ne fit pas comme Pitt : lorsque je fus maître de Vienne, il défendit fermement, par des motifs religieux, tout attentat de cette nature comme contraire à la morale, à la religion, comme criminel. »

J’ai dit à Napoléon qu’on avait cru remarquer, en Allemagne, en 1813, que Bernadotte était très-peu attaché à la ligue contre la France.

« Il paraissait jouer deux rôles. C’est qu’il est Gascon et fanfaron. Je pense aussi qu’il serait revenu à moi, si la victoire eût rejoint mes drapeaux. Il aurait agi en cela comme les Saxons, les Wurtembergeois, les Bavarois.

« Après la bataille de Dresde, l’empereur d’Autriche m’écrivit, m’appela son cher fils, et me conjura, par l’amour de sa fille, de ne pas profiter de ma victoire et de me réconcilier avec lui.

« À Leipsick, si les Saxons n’eussent pas déserté avec l’artillerie, je gagnais la bataille. La position des alliés eut été bien différente. »

16. — J’ai vu Napoléon dans sa chambre à coucher ; il s’est plaint du mal de tête, et a pris un bain de pieds. Il était un peu triste, mais ensuite il est devenu assez enjoué. Il a parlé de l’Égypte, et m’a fait beaucoup de questions : entre autres, il m’a demandé si un vaisseau à trois ponts pourrait, sans être débarrassé de son lest, entrer dans le port d’Alexandrie. J’ai répondu que je croyais que oui ; et que, dans tous les cas, il était très-facile d’alléger un vaisseau.

Napoléon me dit qu’il avait expédié du Caire un officier nommé Julien, chargé d’ordres formels pour Brueys, d’après lesquels celui-ci devait entrer dans le port d’Alexandrie ; mais Julien avait été tué en route par les Arabes. « J’ai donné son nom à un fort que j’ai bâti à Rosette.

« Je comprends peu que Brueys se soit décidé à jeter l’ancre, sans avoir préalablement fortifié l’île de vingt-cinq ou trente pièces de canon, et avant d’avoir appelé près de lui un vaisseau vénitien de 64, et plusieurs frégates stationnées dans le port d’Alexandrie.

« Je m’étais entretenu avec lui, quelques semaines auparavant, à bord de l’Orient, de la possibilité d’une attaque des Anglais. Il m’avait expliqué lui-même qu’une flotte à l’ancre ne devait pas engager une action, ou du moins qu’une flotte qui agirait comme cela serait aisément battue en raison de la facilité qu’auraient les vaisseaux attaqués de prendre position. Il existait un ordre, et c’était, je crois, de Brueys lui-même, qui défendait d’attaquer. L’amiral français pensait que si Nelson l’attaquait, ce serait par sa droite ; il regardait sa gauche comme invincible parce qu’elle s’appuyait sur l’île. Je cherchai à le convaincre qu’un ou deux bâtiments de sa gauche, chassés par une force supérieure, offriraient à la flotte ennemie une entrée. Avant le départ de Julien, j’avais envoyé des ordres à Brueys pour qu’il ne s’éloignât pas des côtes d’Égypte avant de s’être assuré qu’il était impossible à la flotte d’entrer dans le port d’Alexandrie. Dans le cas de possibilité, il avait ordre d’exécuter ce mouvement, et, dans le cas contraire, de conduire les bâtiments à Corfou. Brueys n’approfondit point assez ses recherches à ce sujet ; bien que Barré lui assurât que l’entrée était praticable, ce que j’avais pensé également. Malgré cela, l’amiral ne se crut pas suffisamment autorisé à se retirer ; d’un autre côté, il craignit d’entrer dans le port, bien que cette entrée lui parût possible : il jugeait la mesure hasardeuse, ne sachant pas encore si nous étions maîtres du pays dans la partie déjà occupée. Brueys ignorait mes mesures au Caire ; il n’en eut connaissance que vingt-quatre heures avant d’être attaqué par Nelson. Il était resté incertain et n’avait point songé à sa sûreté. S’il eût fait sortir ses frégates et fortifier l’île, votre amiral ne l’eût pas attaqué, ou Brueys l’eût battu. L’amiral français était un homme d’un talent supérieur, mais il lui manquait cette résolution, qui, dans les moments décisifs, frappe les grands coups. Cette qualité rare est aussi importante chez l’amiral que chez le général. Il n’était pas expérimenté dans la proportion de ses talents ; il n’avait pas, dans la bonté de ses plans, cette confiance qui donne le triomphe, et qu’il faut puiser dans une connaissance complète des moyens qu’on emploie, dans l’énergie du caractère. Avec cette assurance-là, j’ai commandé une armée à vingt-cinq ans.

« Si Nelson eût rencontré la flotte de Brueys durant le voyage de l’armée française pour l’Égypte, je ne sais pas ce qui vous serait arrivé, parce que j’avais placé sur chaque bâtiment trois cent cinquante à quatre cents hommes, exercés à la manœuvre du canon deux fois par jour ; j’avais donné l’ordre à chaque bâtiment d’attaquer un des vôtres. Vos vaisseaux étaient petits, et, je pense, faibles d’équipage ; vous n’auriez pas obtenu l’avantage, malgré la supériorité de votre manœuvre.

« Le marin français est aussi brave que le marin anglais. Les Français avaient, au commencement de la guerre, beaucoup trop de mépris pour les troupes anglaises. Ce mépris venait des défaites du duc d’York, du peu de vigilance et d’activité de vos avant-postes ; enfin, de désastres sans gloire qui avaient frappé vos armées. Les Français avaient tort, et les Anglais ont fait voir qu’ils sont braves. Cette idée injuste fit battre en Égypte Régnier par le général Stuart ; les Français avaient pensé que vous fuiriez et que vous vous jetteriez vite sur vos vaisseaux. Régnier était un officier très-instruit, d’un grand talent, et à cause de cela, plus propre à mener au feu trente mille hommes que les cinq à six mille qu’il a commandés ce jour-là. Les soldats de Régnier n’étaient en grande partie que de braves Polonais. Pendant longtemps, sur le continent, il n’y avait que vos matelots que les militaires estimassent. »

Ici l’Empereur prit une plume et écrivit un renseignement destiné à ses Mémoires. Il me parla ensuite des revues de Tilsitt, faites en société avec l’empereur Alexandre et le roi de Prusse. « J’étais le plus ignorant des trois dans la connaissance du costume militaire. Ces souverains, surtout le roi de Prusse, connaissaient parfaitement tous les détails sur la coupe et la confection d’un habit : combien de boutons devant et derrière, comment les revers doivent être taillés ; le roi de Prusse aurait pu lutter de connaissances avec le meilleur tailleur de mon armée :

« J’étais obsédé de questions futiles. Je n’y entendais pas un mot ; pourtant, pour ne pas les blesser, je répondais poliment, mais je dus leur paraître passablement ignorant sur tous ces points. J’allai voir un jour le roi de Prusse ; je trouvai qu’au lieu de bibliothèque il avait tout simplement une chambre grande comme un arsenal, pleine de tablettes, de clous. Ces derniers tenaient suspendus cinquante à soixante habits. Chaque jour, ce prince endossait un nouvel habit.

« C’est un homme grand, sec ; sa tournure et sa physionomie ont quelque chose d’étrange ; il paraissait attacher infiniment de prix à la coupe d’un uniforme de dragon. Et cependant il venait de perdre son royaume !

« A Iéna, l’armée prussienne, magnifique, nombreuse, exécuta les plus brillantes manœuvres ; mais je lui fis connaître, avec mes bandes, qu’il y a une grande distance entre parader avec des uniformes étincelants et se battre. »

18. — Le major Fehrzen est venu à Longwood. On lui a demandé pourquoi il ne visitait pas de temps en temps la famille Bertrand ; il a répondu que le gouverneur lui avait fait dire qu’il désirait qu’il n’existât d’autre communication qu’un salut entre les officiers du 53e régiment et les prisonniers.

Il nous a assuré que nous n’avions rien à craindre, que le 53e régiment n’aurait jamais d’assassins dans ses rangs.

Napoléon me dit qu’un jour l’Europe reconnaîtrait qu’il avait été dirigé par une haute raison et une prévoyante politique, en cherchant à reconstituer la Pologne en royaume indépendant, qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’arrêter le progrès des Moscovites. « L’Europe sera un jour inondée par eux. Je ne vivrai pas assez d’années pour être témoin de cette effroyable invasion. Mais vous qui êtes encore jeune, vous la verrez : vous verrez la Russie conquérir l’Inde, ou entrer en Europe avec quatre cent mille Cosaques et tribus des déserts, et deux cent mille soldats russes. »

Venant aux projets de Paul sur l’Inde, l’Empereur continue : « Il me demanda un plan, je lui envoyai des instructions développées. » Et ici l’Empereur me fit voir sur une carte les points d’où les Russes devaient partir. « On partait d’un des ports de la mer Caspienne. La Russie doit ou crouler, ou s’agrandir, et je suppose plus vraisemblable la dernière hypothèse. Ces invasions donneront deux avantages tranchés à la Russie, de nouveaux progrès à sa civilisation, ce poli que peut communiquer le frottement avec d’autres puissances ; ensuite de l’argent et des rapprochements entre elle et les habitants des déserts, avec lesquels elle était en guerre il y a quelques années. Les Cosaques, les Calmoucks et les autres barbares qui ont suivi les Russes en France ont vu et pris le goût de notre luxe, de nos commodités sociales ; ils rapporteront dans leurs déserts le souvenir enivrant des lieux où ils ont eu de si belles femmes, une si excellente nourriture ; ils ne pourront plus vivre dans leurs pays barbares, stériles, et ils communiqueront à leurs voisins la pensée d’aller conquérir ces contrées délicieuses. Il est de toute probabilité qu’Alexandre sera obligé de vous enlever l’Inde pour acquérir des richesses et fournir de l’occupation à ses peuples ; par là, il préviendra peut-être une révolution en Russie. S’il ne fait pas cela, il se mettra à la tête de quelques cent mille de barbares à cheval, et de deux cent mille hommes d’infanterie, et arrivera au centre de l’Europe, chassant tout devant lui. L’histoire confirme mes prévisions, elle nous montre que toutes les fois que les barbares du Nord ont pris du goût pour le midi de l’Europe, ils sont revenus à la charge pour le conquérir, et ont fini par s’en rendre les maîtres.

« Ces canailles ont tout ce qu’il faut pour former d’excellentes ar mées : ils sont braves, actifs, supportent la fatigue avec persévérance, vivent de peu, sont pauvres et ne demandent pas mieux que de s’enrichir. Tout dépend à la vérité, cependant, du sort définitif de la Pologne. Si Alexandre réussit à incorporer la Pologne à la Russie, en réconciliant les Polonais avec le gouvernement russe, et non pas simplement en subjuguant le pays, il aura fait le plus grand pas vers la conquête des Indes. Mon opinion est qu’il cherchera à exécuter l’un ou l’autre des deux projets dont je viens de parler : je pense cependant que ce sera plutôt le dernier. »

J’objectai à l’Empereur les distances, le manque de numéraire en rapport avec ces entreprises. « La distance n’est rien : on peut aisément transporter les vivres sur des chameaux, et les Cosaques pourront toujours s’en procurer un assez grand nombre. Ils trouveront de l’argent en arrivant. L’espérance de la conquête réunirait sans frais des armées de Cosaques et de Calmoucks. Qu’un czar intrépide leur offre le pillage de quelques grandes villes de l’Europe, et des milliers se réuniront sous ses bannières ! L’Europe, et surtout l’Angleterre, auraient dû s’opposer à la réunion de la Pologne et de la Russie. Les vues de votre cabinet ne vont point à l’avenir ; je ne lui vois qu’une idée, c’est de tenir la Belgique séparée de la France, parce que la France possédant la Belgique, peut se regarder, en cas de guerre avec l’Angleterre, comme maîtresse de Hambourg. Ministre anglais, j’eusse préféré laisser ce pays dans les mains de l’Autriche ; en cas de guerre avec la France, cette puissance peut résister ; tandis que la Hollande succombera sous les premiers coups des Français.

« Mon expédition contre la Russie réussissant, j’aurais contraint Alexandre d’accéder complétement au système continental que j’avais créé contre vous ; par là, je vous forçais à la paix. Je faisais de la Pologne un royaume indépendant. »

Je lui dis : « Mais quelles conditions nous laissiez-vous ?

« — De très-bonnes : j’aurais seulement mis un terme à vos vexations maritimes. — Et Malte ? — Je vous l’aurais laissée ; j’étais las de me battre, et je me sentais fort en état de bien gouverner ; j’aurais perfectionné tous les services de mon empire, enrichi et embelli la France ; j’aurais élevé mon fils, et écrit ma vie.

« Les clameurs des aristocrates dont j’ai été l’ennemi ne peuvent m’enlever la gloire de mes grands travaux publics en France, en Europe. J’ai fait ouvrir des routes pour traverser les Alpes, et j’ai réuni des mers. Aujourd’hui ils ne peuvent travailler au bien-être de leur pays sans revenir sur mes traces ; les peuples comparent. On ne peut m’enlever ce Code de lois que j’ai créées ; il passerait la postérité la plus reculée. »

Dans le même entretien, je lui dis que je venais de faire des recherches sur le nombre des vaisseaux français que nous avions pris avant sa proclamation de la détention des Anglais en France ; nous n’avions pu prendre que deux chasse-marées dans la baie de Quiberon. « Deux chasse-marées, reprit-il ; eh quoi ! il y a eu pour 70 millions de marchandises enlevées, environ deux cents bâtiments retenus, avant que je fisse cette proclamation ? Mais c’est ce que l’Angleterre a toujours fait. Dans la guerre de 1773, vous en avez agi de même, en nous donnant pour excellente raison que c’était votre usage. La grande querelle entre vous et nous est que je ne voulais pas vous permettre d’agir à votre guise en mer, ou au moins que je prétendais, dans ce cas, faire ce qu’il me plairait sur terre ; enfin, que je ne voulais pas recevoir la loi de vous. Peut-être en cela ai-je poussé les choses trop loin, j’ai pu me tromper ; mais j’ai dû, quand vous avez bloqué la France, bloquer l’Angleterre ; et ce n’était pas un blocus sur le papier, puisque je vous ai forcés à envoyer vos marchandises autour de la Baltique, et à occuper une petite île dans la mer du Nord, pour faire la contrebande. Vous avez dit que vous vouliez me fermer les mers, et moi j’ai dit que je vous fermerais la terre. Cela vous a réussi ; mais vous n’avez pas dû cette réussite à vous-mêmes, mais à des accidents inattendus par votre cabinet. Votre pays ne s’en trouve pas mieux, par la sottise de vos ministres qui ont agrandi la Russie.

« Les efforts de vos ministres pour détruire la liberté et mettre les Anglais dans les fers m’étonnent ; je vois là un changement dans l’esprit du gouvernement. Que les Russes et quelques peuples allemands soient traités ainsi, je n’en suis pas surpris : ces nations ne sont ni libérales, ni libres. Chez elles, la volonté du souverain a toujours tenu lieu de loi ; les esclaves obéissent, cela est conséquent. Mais que l’Angleterre soit traitée comme ces nations, je ne le conçois pas ; j’y vois l’envie, de la part de vos oligarques, d’abaisser ceux qui se sont enrichis par les affaires de commerce et l’industrie. C’est un « contre-sens ; c’est l’opposé du système qui a porté si haut la puissance anglaise ! »

23. — Le gouverneur m’a reproché vivement d’avoir communiqué différents journaux politiques qui venaient d’arriver à Sainte-Hélène. Il regrettait surtout que le fait de la dissolution de la chambre législative de France eût été porté à la connaissance de Napoléon.

Les questions inquisitoriales les plus minutieuses, les plus variées, les plus tracassières me furent faites à ce sujet.

24. —L’Empereur fait remarquer les amusantes contradictions des pamphlets. « Dans les uns, on écrit que j’ai poussé la corruption des mœurs jusqu’à entretenir un commerce secret avec mes sœurs ; et dans d’autres, on dit nettement que je suis impuissant. Cette dernière version a eu plus de crédit que l’autre ; elle était parvenue en Russie quand il y fut question d’un mariage entre une sœur d’Alexandre et moi, l’impératricc mère dit à son fils qu’elle ne pouvait donner sa fille à un homme impuissant ; que si je l’épousais, on serait forcé de recommencer ce qui avait été fait à l’égard de Gustave, acte qui blesserait tous ses principes ; vous savez l’histoire de Gustave ? — Non, Sire. — Eh bien, Gustave était impuissant ; n’ayant pas par conséquent d’héritier, on fit coucher un de ses chambellans avec la reine, et c’est à cette circonstance que doit le jour le sot qui a résigné la couronne, il y a quelques années.

« Alexandre répondit : « Ma mère, si vous étiez plus jeune, je vous souhaiterais Napoléon pour époux, et je vous assure que vous auriez un nouvel héritier. » Je tiens cette anecdote du prince Kourakin. »

Le souvenir de madame de Staël a donné lieu à quelques appréciations. « C’était une femme de beaucoup de talent, mais elle avait tant d’ambition, et était si intrigante, si remuante, que j’ai été obligé de l’éloigner. A Genève, elle forma une liaison avec mon frère Joseph, qu’elle séduisit par l’éclat de sa conversation. Lorsque je revins de l’île d’Elbe, elle voulut me présenter son fils, elle me demanda le payement de deux millions que M. Necker, son père, avait prêtés à Louis XVI. Comme je ne pouvais rien lui accorder sans être injuste, je refusai de recevoir son fils. Joseph prit sur lui de me le présenter ; j’écoutai sa demande. Ma réponse fut qu’il n’était pas en mon pouvoir d’accueillir sa réclamation ; que je la regardais comme contraire aux lois ; que cette exception serait une injustice pour d’autres. Madame de Staël écrivit encore une longue lettre à Fouché : la conclusion était qu’elle avait besoin d’argent pour marier sa fille au duc de Broglie ; elle promettait, ce service une fois rendu, d’être pour moi noire et blanche. Fouché me conseilla d’accueillir cette réclamation, attendu que cette dame pouvait rendre de très-grands services dans ce moment si critique. Je ne voulus pas du marché.

« Vous savez cette autre anecdote : A mon retour de la première campagne d’Italie, je fus abordé par madame de Staël ; c’était dans une grande société : je ne pus éviter un échange de quelques paroles polies. Madame de Staël me demanda : « Général, quel est selon vous, aujourd’hui, la première femme de France ? — Madame, lui repartis-je froidement, c’est celle qui a le plus d’enfants. » Elle fut toute déconcertée. »

27. — L’Empereur considère l’Angleterre comme en décadence. Il en trouve une preuve dans la prohibition de ses marchandises en Russie et en Allemagne. « Pour reprendre la puissance qu’elle posséda au temps du grand lord Chatam, il faut qu’elle rentre dans son rôle naturel de première puissance maritime. Avec vos flottes, vous pouvez menacer d’une attaque les côtes des puissances qui vous refuseront leur bienveillance ; vous pouvez troubler leur commerce, sans craindre de représailles : votre manière actuelle d’agir vous fait perdre tous ces avantages. Vous avez abandonné votre arme la plus puissante, et vous envoyez une armée sur le continent, où vous êtes inférieurs en forces même à la Bavière. Vous me rappelez François Ier, qui, à la bataille de Pavie, avait une artillerie belle et formidable ; il mit sa cavalerie devant et masqua ses batteries, qui, si elles eussent fait feu, lui assuraient la victoire : il fut battu, perdit tout et fut fait prisonnier. Vous faites de même : vous désertez vos bâtiments, que l’on peut comparer aux batteries de François Ier, et vous jetez sur le continent quarante mille hommes que la Prusse, ou telle puissance qui voudra prohiber vos marchandises, attaquera et taillera en pièces, si vous usez de représailles.

« Comment ! vos ministres ont tout rendu ! Les autres puissances ont acquis du terrain et des millions d’âmes, et vous, vous avez rendu les colonies ! Vous rendez l’île Bourbon à la France ; vous ne pouviez rien faire de plus imprudent ; au contraire, vous deviez tâcher de faire oublier aux Français la route de l’Inde ; mais non, vous les replacez à demi-chemin. Pourquoi avez-vous rendu Java ? Pourquoi avez-vous rendu Surinam, la Martinique et quelques autres colonies ? N’étiez-vous pas les maîtres ? ne pouviez-vous pas dire que vous les reteniez les cinq années que les puissances alliées devaient rester en France ? Pourquoi n’avez-vous pas demandé Hambourg en échange du Hanovre ? vous auriez aujourd’hui un comptoir en Allemagne pour y vendre vos marchandises. »

30. — L’Empereur m’a fait appeler pour lui traduire différents passages du discours de lord Bathurst, rapporté par le Times. Il a été prononcé à la chambre, en réponse à la généreuse motion du lord Holland, en faveur de Napoléon. Bathurst soutient que les plaintes du général Bonaparte ne sont aucunement fondées. « Allons, dit Napoléon, il faut continuer de souffrir ; mais le règne du mensonge finira ! »

Napoléon a répété quelques-uns des reproches qu’il adresse à nos ministres. « L’état de crise qui tourmente l’Angleterre est leur ouvrage. Si les lords Grenville et Welesley avaient été ambassadeurs, je suis convaincu qu’ils auraient consulté autrement les intérêts de l’Angleterre. Que diraient les Anglais qui vivaient il y a cent ans, s’ils sortaient de leurs tombeaux, et si, apprenant tout à coup les grandes victoires de l’Angleterre, ils jetaient les yeux sur leur patrie, et voyaient que dans le nouveau traité, pas un seul article n’a stipulé un bénéfice pour le pays ; qu’au contraire, vous avez renoncé à des possessions et à des droits commerciaux indispensables à votre existence ? £t cela, quand l’Autriche voit sa population augmenter de dix millions d’habitants, la Russie de huit, la Prusse de dix ; quand la Hollande, la Bavière, la Sardaigne et les autres puissances, gardent des agrandissements de territoire ! Pourquoi l’Angleterre n’a-t-elle pas joui d’avantages égaux, elle qui a été la cause essentielle des succès ? Que ne rétablissiez-vous les petits états maritimes indépendants, tels que Hambourg, Stralsund, Dantzick, Gênes, pour servir d’entrepôts à vos manufactures, avec des conditions secrètes pour votre commerce ? Vous avez bêtement donné Gênes au roi de Sardaigne, et réuni la Belgique à la Hollande.

« Considérons la position dans laquelle vous vous trouvez. Vous êtes « presque aussi complétement exclus du continent que lorsque je ré « gnais et que j’ai proclamé le système continental. Je vous le demande, « en supposant que j’eusse été vainqueur, aurais-je pu dicter une paix « plus désavantageuse pour l’Angleterre, dans ses conséquences, que ne « l’a été celle de lord Castlereaghaprès votre victoire ? Rappelez-vous « que je vous ai dit, il y a quelques mois, que je regardais comme mal « habile de laisser les troupes anglaises en France et d’en nommer lord « Wellington général en chef. Vous voyez à présent les conséquences de « cette double faute. La Prusse refuse vos marchandises. Que pouvez-vous faire ? Vous ne pouvez ni essayer d’intimider cette puissance, ni en venir à une guerre ouverte, attendu qu’elle tomberait sur lord Wellington et ses quarante mille hommes. Vous ne serez point indépendants, tant que vous laisserez vos régiments sur le continent. Après vos succès, il fallait retirer vos troupes ; vous ne vous fussiez pas attiré la haine et la jalousie des autres puissances ; l’Europe ne vous fermait pas ses ports, ou vous lui disiez : « Je bloquerai les ports si vous ne permettez pas l’entrée de mes marchandises, aucune autre n’y entrera ni n’en sortira. » Ils vous auraient cédé ; vous avez maintenant les mains liées. En vous mêlant des affaires du continent et en essayant de vous faire grande puissance militaire, vous vous êtes affaiblis.

« Vous êtes une nation de marchands ; vos grandes richesses viennent du commerce, l’Angleterre n’est pas autre chose. Ce n’est ni dans I’étendue de son territoire, ni dans sa nombreuse population, ni par ses mines d’or, d’argent ou de diamants, que la Grande-Bretagne peut alimenter sa prospérité. Je vous ai appelé nations de boutiquiers, mais nul homme de sens ne doit rougir de cette qualification ; pourtant votre prince et vos ministres paraissent vouloir changer aujourd’hui l’esprit des Anglais, et faire de vous une autre nation : ils prétendent vous faire honte de vos boutiques et de votre commerce, qui vous ont fait ce que vous êtes. Ils ne s’occupent plus que de noblesse, de titres, de décorations : ils n’ont de but que celui-là ; avec ces cordons, ces croix, que l’on répand à pleines mains, on essaye de vous transformer en nation de nobles, au lieu de vous laisser les Anglais d’autrefois. Rougissez-vous d’être vous-mêmes et voulez-vous devenir une nation de nobles et de gentlemen ? Tout cela pouvait aller avec moi en France, parce que cela s’accordait avec l’esprit de la nation ; mais cela est « contraire à l’esprit et à l’intérêt de l’Angleterre. Attachez-vous à vos bâtiments, à votre commerce et à vos comptoirs, et laissez les cordons, les croix et les uniformes brillants au continent. C’est là le moyen de prospérer. Lord Castlereagh a rougi de ce que l’on vous appelait une nation de marchands, et il disait souvent, lorsqu’il était en France, que c’était une fausse idée que de supposer que l’Angleterre tenait tout de son commerce, et lui devait ses richesses ; il ajoutait même que le commerce ne lui était nullement nécessaire. Je haussai les épaules quand on me rapporta ces paroles. Il a trahi son pays lors du traité de paix. Je ne veux pas dire (en posant la main sur son cœur) que la trahison soit venue d’ici ; mais il l’a trahi en négligeant ses vieux intérêts. Il n’a été, dans le fait, que le commis zélé des souverains. Peut-être a-t-il voulu les convaincre que vous n’êtes pas une nation de marchands, et fait dire aux nations : « Oh ! que l’Angleterre s’est noblement comportée ! » Si Castlereagh eût entendu les intérêts de son pays, s’il eût stipulé des traités de commerce, demandé l’indépendance de plusieurs villes et états maritimes, pour assurer quelques avantages à l’Angleterre, l’indemniser du sang versé et de ses énormes sacrifices, il est vrai qu’alors on eût pu dire : Quel peuple mercenaire ! c’est une vraie nation de marchands : ils ne demandent que des marchés ! Et lord Castlereagh n’eût pas été si bien reçu dans les hauts salons.

« Il peut avoir montré du talent dans quelques circonstances, et une grande opiniâtreté à consommer ma ruine ; mais pour ce qui est de connaître et faire valoir les intérêts de son pays, c’est à quoi il ne s’est pas entendu. Il est probable que de mille ans l’Angleterre ne retrouvera une semblable occasion de s’agrandir. Dans la situation où sont les choses, on n’aurait rien pu vous refuser ; mais après des succès si romanesques, si surprenants ; après avoir été favorisé de Dieu et du hasard, comme vous l’avez été ; après avoir fait l’impossible ; après avoir effectué, je puis le dire, ce que jamais l’imagination la plus ardente n’aurait pu seulement présumer, quel profit en est-il résulté pour l’Angleterre, si ce n’est les cordons des souverains alliés qui décorent lord Castlereagh ? Quand une nation a été aussi favorisée que la vôtre, et qu’il existe de la misère chez cette même nation, l’incapacité des ministres est prouvée. »

4 juin. — La maison de Longwood a reçu aujourd’hui vingt-huit livres de viande.

Outre la garde ordinaire, on a placé un officier à Hut’s-Gate, depuis l’arrivée des vaisseaux venus d’Angleterre, avec ordre de surveiller de très-près les individus qui s’approcheraient de Longwood, et de refuser le passage aux personnes suspectes.

Un buste en marbre du fils de Napoléon a été apporté à Sainte-Hélène sur le Baring. Thomas Reade a conseillé au capitaine de le jeter à la mer et de n’en rien dire.

10. — J’ai parlé à l’Empereur d’une brochure sur Murat qui venait d’être publiée. C’est l’ouvrage d’un ancien aide de camp du roi de Naples, du colonel Macirone. Je lui rapportai qu’entre autres choses •Murat aurait dit au colonel que la bataille de Waterloo avait été perdue parce qu’on y avait fait un mauvais usage de la cavalerie, et que s’il l’eût commandée ce jour-là, les Français auraient battu les AnJe crois cela aussi, dit Napoléon. Murat était le meilleur général de cavalerie de l’Europe. Il eût donné plus d’impétuosité aux charges. Il fallait enfoncer deux ou trois bataillons, et je crois que Murat serait parvenu à le faire. C’était un officier unique, il entraînait tout. Dans l’artillerie, Drouot laissait voir le même mérite, la même intrépidité, la même décision. Murat avait environ vingt quatre ans, et était capitaine lorsque je le choisis pour aide de camp ; il m’adorait malgré ce qu’il a pu faire. J’ai eu tort de le laisser dans le midi en 1815. Il n’était rien sans moi ; mais à mes côtés, c’était un admirable officier. Je disais à Murat d’aller culbuter quatre ou cinq mille hommes sur un point, il y volait : exécuter cet ordre n’était pour lui que l’affaire d’un moment ; si je l’abandonnais à lui-même, ce n’était plus le même. Il était toujours au fort du feu. Des plumes magnifiques surmontaient son bonnet, étincelant de diamants et de broderies ; son costume entier était couvert d’or. Les soldats ennemis ne voyaient et n’admiraient que lui. Je ne puis expliquer comment il a échappé mille fois à la mort. Il est vrai que les ennemis, et les Cosaques surtout, poussaient des cris de joie en l’apercevant. Chaque jour il engageait quelque combat singulier avec eux ; il ne revenait jamais sans a voir teint son sabre de leur sang. C’était un véritable paladin. Mais, considéré comme chef d’État, dans le cabinet, c’était un poltron sans jugement et sans décision. Murat et Ney étaient les deux hommes les plus braves que j’aie connus. Le caractère de Murat était plus noble, plus franc que celui du maréchal. Murat, malgré son affection pour moi, m’a fait plus de mal que qui que ce soit au monde. Quand je quittai l’île d’Elbe, je lui envoyai un courrier pour l’informer de mon départ ; il voulut aussitôt attaquer les Autrichiens. La personne envoyée en courrier le supplia inutilement de différer. Murat me croyait déjà, non-seulement maître de la France, mais encore de la Belgique et de la Hollande, et il voulait, disait-il, faire une bonne paix avec moi. Il chargea les Autrichiens comme un fou avec sa canaille napolitaine ; il ruina mes affaires. J’étais au moment de négocier avec l’Autriche, le traité allait être conclu. Quand l’empereur François apprit cette attaque impétueuse, il pensa que Murat n’agissait ainsi que d’après mes instructions. Metternich dit alors : « L’Empereur est toujours le même ; c’est un homme de fer. Le séjour qu’il a fait à l’île d’Elbe ne l’a pas changé : rien n’est capable de le guérir. Tout ou rien, c’est sa règle. » L’Autriche se joignit à la coalition.

« Murat ignorait que ma conduite était toujours réglée d’après les circonstances. Il était comme un homme qui regarde les changements de décorations à l’Opéra, sans jamais penser à la machine qui les met en mouvement ; il n’a pas cru me faire un grand tort en se séparant de moi la première fois, car il ne se serait pas joint aux alliés. Il calcula que je serais obligé de céder l’Italie et quelques autres pays ; il n’a jamais envisagé ma ruine. »

Le gouverneur s’est rendu chez le général Bertrand et lui a fait connaître que M. Manning avait apporté au nom de lady Holland quelques présents qui lui étaient destinés ; qu’il était aussi arrivé, adressé par un sculpteur de Livourne, un buste du jeune Napoléon ; qu’il désirait savoir si le général Bonaparte le recevrait. Bertrand lui répondit affirmativement ; mais il fallait renvoyer en échange au sculpteur un cadeau de cent guinées.

Napoléon m’a demandé si je connaissais ce qui avait été dit dans l’île, sur ce buste ; je répondis que j’en avais entendu parler. « Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit ? ajouta Napoléon. J’avais résolu, si ces objets ne m’eussent pas été remis, de rédiger une plainte qui aurait fait dresser les cheveux à la tête de tout Anglais. J’aurais raconté des choses qui eussent fait exécrer cet infâme Hudson Lowe par toutes les mères d’Angleterre. J’ai su qu’il avait délibéré à ce sujet, et que son premier ministre Reade avait ordonné que le buste fût brisé. Sa femme lui aura sans doute reproché l’atrocité d’un pareil procédé. »

Dans la même conversation, Napoléon m’a parlé de sa mère. « Mon excellente mère, dit-il, est une femme d’âme et de beaucoup de talent[3] ; elle a un caractère mâle, fier et rempli d’honneur Elle vendrait tout pour moi, jusqu’à sa chemise. Je lui avais assigné un million par an, outre un palais, et je lui faisais beaucoup de présents. Je dois ma fortune à la manière dont elle m’a élevé : je suis d’avis que la bonne ou mauvaise conduite à venir d’un enfant dépend entièrement de sa mère. Elle est très-riche. Plusieurs personnes de ma famille ont réfléchi que je pouvais mourir, qu’il pouvait arriver des accidents, et en conséquence ont eu soin de se conserver une partie de leur fortune. Joséphine est morte riche de dix-huit millions. Elle était protectrice des arts. Elle avait fréquemment de petites querelles avec Denon et avec moi, parce qu’elle voulait se procurer aux dépens du Musée de belles statues et des tableaux pour sa galerie. J’ai pensé sans cesse à l’instruction et aux jouissances du peuple ; toutes les fois que j’ai pu me procurer une belle statue et un tableau de grand maître, je l’ai fait et envoyé au Musée ; il devait y augmenter les plaisirs de la nation.

« Quand le pape était en France, je lui donnai un très-magnifique H palais richement meublé, à Fontainebleau, et cent mille couronnes par mois pour sa dépense. On lui tenait prêtes quinze voitures pour lui et ses cardinaux, quoiqu’il ne sortît jamais. C’était un excellent homme, mais un peu exalté. Il était grandement fatigué des libelles dans lesquels on soutenait que je l’avais battu. Il les démentit publiquement, déclarant qu’excepté en matière politique, je l’avais toujours très-bien traité. J’eus dans un temps la pensée de le nommer mon aumônier, et de faire de Paris la capitale du monde chrétien. »

Nous avons reçu enfin le joli buste en marbre blanc du jeune Napoléon ; il est presque de grandeur naturelle, fort bien exécuté, et porte cette inscription Napoléon François-Charles-Joseph, etc.

On a placé ce buste sur la cheminée du salon. « Regardez-le, dit Napoléon avec émotion. Voyez cette figure ! Celui qui a voulu la briser à notre insu est un monstre ! elle toucherait le cœur d’une bête sauvage. Celui qui voulait la briser plongerait un couteau dans le cœur de cet enfant, s’il était en son pouvoir. » Les regards de l’Empereur exprimaient les plus vifs sentiments de la paternité ; sa joie, la douce fierté de ses traits étaient attendrissantes.

Nous avons eu de nouveaux détails sur l’affaire du buste. Le gouverneur avait proposé de le jeter à la mer.

On a adressé au général Bertrand, pour Napoléon, un jeu d’échecs magnifique et son damier, deux corbeilles à ouvrage en ivoire d’un charmant travail, une boîte à jetons provenant des fabriques de la Chine. La lettre d’envoi disait qu’ils étaient offerts à l’illustre habitant de Longwood au nom de M. Elphinstone, comme un souvenir de sa profonde reconnaissance pour celui dont la bonté généreuse avait sauvé les jours de son frère.

La veille de la bataille de Waterloo, le capitaine Elphinstone, blessé, avait été fait prisonnier. Sa très-grave blessure obtint l’intérêt de Napoléon, qui ordonna à un chirurgien de le panser ; apprenant que la perte de son sang l’avait jeté dans une grande défaillance, il lui envoya un gobelet d’argent plein de vin de son office. Lors de l’arrivée du Bellérophon devant les côtes de la Grande-Bretagne, lord Keith était allé faire ses vifs remercîments à Napoléon ; le capitaine était son neveu.

J’ai vu l’Empereur dans son cabinet. La conversation a eu pour sujet le roi d’Espagne Ferdinand et le baron Kolli. « Kolli, dit-il, fut découvert par la police, parce que partout où il entrait pour manger il demandait qu’on lui servît le meilleur vin ; cela s’arrangeait mal avec la pauvreté de ses vêtements. Cette singularité frappa les agents mis sur ses traces ; on l’arrêta, et on trouva sur lui une lettre de*** qui engageait Ferdinand à fuir et lui assurait des secours. Un agent de police se mit à la place de Kolli et continua son voyage. On l’envoya avec les papiers de Kolli auprès de Ferdinand, qui, après les avoir lus, refusa de s’enfuir.

« A Bayonne, j’offris à ce prince de retourner en Espagne, en lui notifiant toutefois qu’après son arrivée je lui ferais la guerre. Ferdinand refusa de rentrer, à moins que ce ne fût sous ma protection. Je ne le surveillais pas. Il était libre à Bayonne, et pourtant que n’a-t-on pas dit ! Il avait auprès de lui autant d’amis et de nobles qu’il le désirait, je ne lui ai rien fait de ce que je supporte ici. Je voulais établir en Espagne une constitution libérale ; j’aurais détruit l’inquisition, anéanti la superstition, les droits féodaux et les priviléges. Cette constitution aurait appelé aux premières charges du royaume et aux emplois publics tous ceux qui auraient eu des talents et du mé rite, sans distinction de naissance. Les hommes qui gouvernaient en Espagne avaient trop peu de capacité pour que ce pays me fût en rien utile. Avec un gouvernement vigoureux, on aurait pu faire usage des grandes ressources que présentent ses belles provinces, et on aurait pu s’en servir surtout si avantageusement contre l’Angleterre ; je l’aurais forcée de ce côté à signer la paix, et la paix conformément aux droits maritimes et généraux. Sans doute je désirais détrôner les Bourbons, à qui je supposais naturellement d’assez malveillantes intentions. Je n’ai jamais cru nécessaire d’y placer mon frère, mais un partisan de ma cause. Ce qui était pressant pour moi était d’écarter les Bourbons du gouvernement. »

Napoléon, dans une autre partie de cette conversation, a reparlé de Fox. « Il était sincère, m’a-t-il dit, il avait de la droiture, et voyait juste ; s’il ne fût pas mort, la paix se serait faite, et l’Angleterre serait florissante. Fox avait une connaissance parfaite des intérêts anglais. Il fut reçu comme un grand homme et un ami de l’humanité dans toutes les villes de France où il passa. On lui offrit des fêtes et on lui rendit des honneurs. Cet homme d’État aurait réconcilié les deux pays. »

Napoléon m’a raconté quelques actes de la carrière du vieux général Wurmser : « Quand je faisais assiéger Mantoue, peu de temps avant sa reddition, un Allemand fut saisi au moment où il pénétrait dans la place. Pris pour un espion, on le fouilla ; on ne trouva rien. On le menaça : alors un Français qui parlait un peu allemand survint. Informé du fait, il dit au prisonnier qu’il allait le tuer, s’il ne disait pas sur-le-champ ce qu’il venait faire dans la place, tira son sabre et lui en porta la pointe au corps. Le pauvre diable, effrayé, dit qu’il avait avalé ses dépêches pour Wurmser, et qu’en attendant quelques heures on pourrait les connaître. Lorsqu’il me fut amené, je le fis enfermer dans une chambre avec deux officiers d’état-major. En effet, quelques heures après, on retrouva une lettre de la main de l’empereur François à Wurmser. Il lui disait de tenir quelques jours de plus, et qu’alors il serait secouru par une forte colonne qui venait dans une direction qu’il mentionnait, sous les ordres d’Alvinzi. Éclairé par ce renseignement, je partis avec la plus grande partie de mon armée, je marchai sur la route indiquée ; je rencontrai en effet Alvinzi au passage du Pô, je le battis complétement et revins à mon siége. C’est alors que le vieux maréchal me fit proposer à certaines conditions la reddition de la forteresse. Il ajoutait que sa garnison avait encore pour quatre mois d’approvisionnements. Ma réponse fut que je savais positivement qu’il n’avait pas pour trois jours de vivres, mais que j’avais une si haute idée de son courage et de ses talents, qu’il avait si brillamment défendu la place confiée à son épée, que j’étais prêt à signer à cause de lui et ses braves la capitulation la plus honorable. Découragé par l’exactitude de ces renseignements, et encouragé par ma générosité, il m’envoya ses propositions ; j’acceptai et m’éloignai, ne voulant pas jouir de l’humiliation de ce noble soldat. Wurmser ne me désignait jamais que sous le nom de jeune homme. Il était très-âgé, brave comme un lion, mais extrêmement sourd : il n’entendait plus siffler les balles auprès de lui.

« Je courus dans ce moment à la rencontre des troupes papales qui venaient de se révolter.

« Wurmser me sauva la vie quelques jours plus tard. En arrivant à Rimini, je reçus une lettre de lui ; un de ses courriers me l’apporta : il m’écrivait qu’on devait m’empoisonner, et il me nommait le lieu, le jour où cette entreprise devait se consommer. C’était à Rimini, et les auteurs du complot n’étaient rien moins que quelques canailles de prêtres. Ils auraient réussi, si je n’eusse pas été prévenu. Comme Fox, il avait l’âme noble ! »

J’ai fait part au gouverneur de la réponse que Napoléon m’avait chargé de lui porter. (Il est toujours question du buste.) Le gouverneur n’a pu l’entendre, sans s’exaspérer au plus haut degré[4], « Dites à Bonaparte, continua-t-il d’un ton de voix qui n’était rien moins que calme, que, pour prouver que je ne crains pas d’envoyer quelque message que ce soit en Angleterre, je suis résolu à faire passer au ministre le rapport qu’il vient de m’adresser. »

Lorsque je lui dis que l’Empereur avait dit à lord Amherst : « Je suppose que sir Lowe ne vous a pas appris que je ne puis quitter cette route, » le gouverneur à ces mots se leva avec fureur, et s’écria : « C’est faux ! je n’ai point donné cet ordre. » Je lui démontrai qu’il se trompait. Quand sa rage fut tombée, je lui fis observer qu’il n’était pas naturel qu’il fût étonné de la vivacité des plaintes de Napoléon. « Mettez-vous à sa place ; profiteriez-vous de la permission de monter à cheval, s’il fallait vous enfermer dans les restrictions que vous lui imposez ? »

M’ayant demandé, la conversation une fois adoucie, ce que je pensais du discours de lord Bathurst, je lui dis que plusieurs parties reposaient sur des faussetés. Le colloque reprit toute sa vivacité. « Vous êtes donc, me dit-il, l’avocat des Français ! » Il me menaça. Je le revis le lendemain 21. Ses paroles ne s’adoucirent pas : je lui offris alors ma démission.

L’Empereur me donna à lire sa réponse au discours de lord Bathurst ; elle commence ainsi : « Le bill du parlement anglais n’est ni une loi ni un jugement. » Il compare ce bill aux proscriptions, « aussi justes, aussi nécessaires, mais moins barbares, que Sylla et Marius traçaient avec la pointe encore sanglante de leur épée ; avec cette différence, que le bill du parlement anglais avait été rendu en temps de paix et avait été sanctionné par le sceptre d’une grande nation.

« Lorsque j’entrai à Berlin, m’a dit Napoléon, j’y ai trouvé la mère du prince d’Orange, sœur du roi ; elle avait été laissée malade dans les appartements élevés du palais. Elle n’avait pas d’argent, et personne ne venait la voir. Après mon arrivée, ses domestiques vinrent invoquer ma protection : ils manquaient même de bois pour se chauffer. Le roi avait oublié sa sœur. Lorsque je sus cette circonstance, j’adressai 100,000 francs à la princesse ; je pourvus à ses besoins. Nous eûmes plusieurs entrevues ; j’aimais même sa conversation.

« On m’apporta, quelques années après aux Tuileries, des lettres écrites d’Angleterre par son fils, alors aide de camp de Wellington, et qui recherchait à Londres la main de la princesse Charlotte. Je ris beaucoup en lisant ces lettres, qui arrangeaient fort mal certains grands personnages d’Angleterre de mes ennemis. Je pensai à les faire imprimer dans le Moniteur. Dans l’intervalle, l’agent instruisit la princesse qu’il avait été arrêté, ses papiers saisis, et il lui disait, en partie, ce qui avait été écrit par le jeune prince ; il était de moitié dans ses pensées. La princesse me conjura, dans une lettre qu’elle m’écrivit sans délai, de ne pas rendre ces papiers publics, m’exposant le tort que cela ferait à son fils et à sa famille, et elle rappela à mon souvenir le temps où j’étais à Berlin. Je fus touché de sa prière, et je ne laissai pas publier ces lettres qui devaient faire un grand bruit en Europe. »

Napoléon parla de la reine de Prusse ; il avait eu une haute considération pour son caractère, et si le roi l’eût menée tout de suite à Tilsitt, il aurait obtenu des conditions plus favorables. Elle était élégante, jolie, spirituelle et fort instruite. Elle déplorait vivement cette guerre : « Ah ! disait-elle, la mémoire du grand Frédéric nous a perdus ; nous nous sommes crus pareils à lui, et nous ne le sommes pas. »

Je rappelai à Napoléon que c’était principalement à l’occasion de la reine de Prusse que ses ennemis avaient exagéré leurs reproches : « Et que disent-ils ? Prétendent-ils que je l’ai empoisonnée ? — Non ; mais ils parlent des chagrins que vous lui avez donnés ; c’est, disent-ils, la cause de sa mort.— Mais à qui la faute ? Cette sensibilité, à la vue des malheurs de sa patrie, l’honore ; mais pourquoi le roi et la reine ont-ils voulu la guerre ? »

Revenant ensuite à une idée que sa situation ramène toujours, Napoléon m’a dit avec calme : « Il serait plus honorable pour l’Angleterre de m’avoir fait fusiller sur-le-champ, dans le premier moment de rage, lorsque je me rendis sur le Bellérophon, que de me condamner à vivre sur ce rocher ! »

22. — J’ai vu Napoléon ; il s’est levé à quatre heures du matin et a écrit sans cesse. Il m’a fait voir son habit vert retourné.

« Si j’avais trouvé la mort à Moscou, j’eusse laissé la réputation la plus éclatante des siècles : il m’a manqué une balle.

« Il est vrai que je me suis relevé à Lutzen, à Bautzen, à Hanau. Les marches de la campagne de France en 1814 n’ont point affaibli cette réputation. Mon retour de l’île d’Elbe a bien montré que j’étais encore propre aux entreprises audacieuses.

« J’ai fait deux grandes fautes à Dresde, j’ai consenti à un armistice après d’éclatantes victoires, et je n’ai pas ensuite signé la paix. Si j’avais continué mes marches victorieuses, je revenais sur la Vistule, et les Autrichiens n’auraient point eu le temps de prendre parti contre moi.

« Les alliés à Paris, ma cause n’était point perdue. Je savais que je pouvais compter sur le peuple : j’y fusse revenu dans la nuit ; le peuple, poussé en avant, eût alors tout attaqué, tout massacré. Mais la trahison du duc de Raguse, qui commandait l’avant-garde, rendit ce plan « impossible. Je fus des lors compris, livré. »

Lui ayant demandé, dans le même entretien, quelle avait été la plus heureuse époque de sa vie, il me dit sans hésiter : « Les vingt jours de ma marche de Cannes à Paris en 1815. »

« En l814, dit-il ensuite, quand Castlereagh se trouvait à Châtillon, auprès des ambassadeurs des alliés, cette ville était investie, par suite des batailles que je venais de gagner. Ce ministre paraissait inquiet, il craignait de tomber dans mes mains, n’étant ni accrédité comme ambassadeur, ni revêtu d’un caractère diplomatique, relativement à moi. Il alla trouver Caulaincourt pour s’expliquer à ce sujet : il était agité, et reconnut que j’avais le droit de le traiter assez mal. Ce qui ajoutait à ses alarmes, c’est que sans un événement inespéré, il était difficile qu’il échappât à mes soldats.

« Caulaincourt m’instruisit de cela ; je lui fis dire sans délai que, le cas échéant, je regarderais Castlereagh comme ambassadeur. »

Napoléon a parlé de M. le comte de Narbonne, ambassadeur à Vienne, tué par un boulet devant Torgau. Il en a fait le portrait : « M. de Narbonne réunissait à l’esprit le plus brillant l’équité du caractère : il était très-habile. Tant qu’il fut à Vienne, la France ne fut pas dupe de Metternich : il pénétrait admirablement ce ministre et son cabinet. En envoyant, en 1812, à l’empereur de Russie cet homme distingué, je pense que j’aurais conservé la paix. Alexandre demandait Dantzick et une indemnité — pour le duc d’Oldenbourg. Après le début brillant de mes armées en Russie, Alexandre m’envoya un parlementaire pour dire que si je voulais évacuer l’empire et revenir sur le Niémen, il traiterait. Je n’ai pas cru alors à sa bonne foi. Si cette offre fût revenue, et que nous nous fussions rapprochés, la guerre n’avait pas lieu cette fois. »

23. — Le général Gourgaud m’a raconté quelques circonstances intéressantes de la bataille de Waterloo. Lorsque la dernière charge de la cavalerie française eut échoué, la cavalerie anglaise s’approcha et donna à cent pas de Napoléon. Il était là avec ses meilleurs généraux, Soult, Drouot, Bertrand ; Gourgaud y était aussi. Celui-ci, sur l’ordre de Napoléon, rangea un petit bataillon en carré, et fit jouer trois pièces de campagne ; la cavalerie fut arrêtée aussitôt : un des boulets vint emporter la jambe du marquis d’Anglesea. Napoléon était à la tête de la colonne, criant : « Il faut mourir ici ! mourir sur le champ de bataille ! »

Napoléon voulait exécuter une charge avec ce peu de monde, mais les tirailleurs anglais gagnaient du terrain. Labédoyère galopait autour d’eux le sabre au poing, cherchant une mort digne de lui. Les amis de Napoléon l’empêchèrent de se jeter au milieu de l’ennemi ; Soult saisit son cheval par la bride, en lui disant qu’on ne le tuerait pas, mais qu’il serait fait prisonnier ; et, avec l’aide de quelques autres personnes dont il était entouré, ce général parvint à lui faire abandonner le champ de bataille. Il n’y avait plus alors dans ce lieu que la faible colonne dont on vient de parler qui pût s’opposer aux progrès des Prussiens. Napoléon était si fatigué, que sur la route de Jemmapes et de Philippeville, il serait tombé de cheval s’il n’eût été soutenu par Gourgaud et par deux autres personnes qui l’accompagnèrent pendant la moitié du chemin. Ils gardaient tous un profond silence. Arrivé sur la route de Paris, il fut décidé que Napoléon se rendrait directement au sénat, où il entrerait avec ses bottes et ses éperons ; ce projet fut abandonné.

25. — J’ai parlé de l’Espagne à l’Empereur, et je lui ai demandé s’il était vrai qu’en sa présence la reine eut dit à Ferdinand qu’il n’était pas le fils du roi. « Cela n’est point vrai, me dit Napoléon ; mais, dans un mouvement de colère, elle a dit qu’il ne ressemblait pas à un fils de roi. » Lui ayant rappelé qu’on avait dit qu’il avait voulu marier Ferdinand à une de ses nièces : « Ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais songé à lui pour une alliance dans ma famille. »

Il a parlé de ses campagnes : « A la bataille d’Essling, j’ai conservé le champ de bataille ; mais dans la nuit je l’ai évacué, on a pu croire un moment que je me regardais comme battu ; la victoire très-disputée de Lutzen a été très-décidément gagnée à Bautzen[5]. »

Robespierre a été jugé de nouveau par l’Empereur : « Il s’est opposé au jugement de la reine ; il n’était point athée, comme on l’a dit, et défendit, contre ses collègues, la croyance d’un Être suprême. Ce n’est pas lui qui conseilla le massacre des nobles et des prêtres pour affermir la liberté en France comme le pensaient les révolutionnaires énergiques. Robespierre avait demandé que Louis XVI fût mis hors la loi ; il pensait que le jugement était un très-inutile et très-ridicule simulacre de justice politique. C’était un fanatique, mais il était incorruptible, et incapable de voter ou de causer la mort de qui que ce fût par inimitié personnelle ou par désir de s’enrichir. Enthousiaste, il croyait agir selon la justice en se conduisant comme il l’a fait à l’égard des nobles. La mort le trouva pauvre. Sous ces rapports, ce réformateur était un honnête homme. Après sa mort ses condisciples les plus sanguinaires ont tout rejeté sur lui : ces autres fanatiques s’étaient honorés également par la plus scrupuleuse probité ; ils avaient cependant tous trempé leurs bras dans le sang des classes supérieures de la société.

« Pouvoir singulier du fanatisme, de la foi à des opinions, ces hommes implacables eussent refusé les victimes qu’ils marquaient à toutes les séductions humaines. Ils ont fait guillotiner plusieurs de leurs collègues pour crime de concussion, pillage. Talleyrand, Danton, n’ont pas fait comme cela dans les emplois. Talleyrand, homme d’esprit, est le plus corrompu et le plus vil des agioteurs, il vendait tout ; Fouché un peu moins. Ils étaient connus.

« Carnot avait une haute intégrité ; il a bien servi la révolution ; il a quitté la France sans posséder un sou. »

Je dis à Napoléon que j’étais étonné que Barrère eût échappé à toutes les vicissitudes révolutionnaires : « Parce que Barrère n’avait pas de caractère à lui ; c’était un homme qui changeait de parti à volonté, qui les servit successivement tous. Je me suis servi de sa plume sans beaucoup d’effet. Il employait les fleurs de la rhétorique ; mais ses raisonnements n’avaient aucune solidité, rien que coglionerie enveloppées dans des termes élevés et sonores. »

C’est de Sieyès qu’il m’a parlé ensuite. « Après le 18 brumaire, j’eus avec cet homme d’esprit un long entretien sur la situation générale de la France, sur la tâche que je me faisais d’avance. Sieyès, en me quittant, alla souper chez quelques chauds républicains. Il leur dit en arrivant : « Il n’y a plus de république ! Un seul homme va tout remplacer. Ce n’est pas seulement un grand général, c’est encore un homme d’État, capable de tout voir, de tout embrasser, de diriger les affaires générales. Ses connaissances sont immenses, sa raison supérieure. Il n’a besoin ni de conseillers ni d’appui. La politique, les lois, l’art de gouverner lui sont aussi familiers que le commandement d’une armée. Il est jeune et déterminé. La république a cessé d’être avec ce chef-là. » Les républicains furent émus. « Mais si c’est un tyran, il faudra le tuer. — Hélas ! mes amis, dit Sieyès, notre situation deviendrait encore plus fâcheuse ! »

L’Empereur a parlé de Fouché. « Il m’a dit qu’il n’avait jamais eu sa confiance. C’était un plat courtisan qui affectait une sorte d’adoration pour ma personne ; flatterie qui me touchait très-peu. Je me suis servi de lui contre les jacobins, mes ennemis ; il les surveillait, les dénonçait. J’en ai éloigné à peu près deux cents : c’étaient ses vieux collègues et amis. Il les trahit sans remords. Je n’ai jamais compté sur lui ; dans les solennités officielles, je ne permettais pas qu’il m’adressât le premier la parole. Je ne crois pas à la réalité de ses talents.

« Il n’en a pas été ainsi pour Talleyrand, qui, pendant beaucoup d’années, a connu toutes mes idées. Celui-là possède des talents supérieurs ; mais il est avide, méchant, corrompu.

« Sieyès a eu aussi ma confiance : c’est un homme de grand mérite ; il est probe ; c’est le contraire de Talleyrand. Il aime l’argent, je le reconnais, mais il est incapable de recourir, comme Talleyrand, à des moyens odieux pour augmenter sa fortune. »

1er septembre. — Le journal du Cap répète une nouvelle d’Europe, de laquelle il résulterait que la sœur de Napoléon, ancienne femme de Mural, a épousé le général Macdonald. Napoléon a refusé de croire à cette nouvelle. « Caroline ne peut pas passer si vite à de secondes noces, à moins qu’elle ne soit folle ; elle est arrivée à l’époque de la vie où les passions s’affaiblissent ; elle a quatre enfants, un jugement remarquable, et des talents trop supérieurs à la plupart des personnes de son sexe pour que cette action me paraisse probable. Après tout, qui peut répondre des affections d’une femme ? »

L’Empereur m’a dit qu’il lui avait été rapporté que lord Wellington avait le premier désigné Sainte-Hélène pour le lieu de sa détention. Je lui répondis que je l’avais entendu dire aussi. Cela lui fera peu d’honneur dans la postérité[6].

L’Empereur se plaint de nouveau très-justement du gouverneur. « Il avoue impudemment son arbitraire. Il prétend qu’il a le pouvoir de déchirer la couverture d’un livre, d’examiner toutes les pièces d’un ameublement, alors même que ces objets seraient consacrés à mon usage. »

La méthode des Anglais pour assiéger les villes a été l’objet de quelques critiques. Lord Wellington était, selon lui, un bourreau d’hommes ; la preuve, c’étaient les sacrifices immenses devant Badajoz et Ciudad-Rodrigo.

En 1814, l’assaut de Berg-op-Zoom fut une tentative plus hardie, mais qui ne devait et ne pouvait réussir, parce que les troupes qui formaient la garnison de la place étaient plus nombreuses que celles qui l’investissaient. « L’échec que les Anglais essuyèrent provint en partie de ce que l’un de leurs généraux ne communiqua point avec son collègue, de sorte qu’ayant été mortellement blessé, les troupes s’étaient trouvées sans chef. » L’Empereur me répondit que dans l’hypothèse la plus favorable, en supposant que cet accident ne fût pas venu déranger les combinaisons des assiégeants, l’assaut ne pouvait réussir que dans le cas où la panique se serait communiquée aux assiégés, ce qui était possible après tout. « Graham, qui a été tué à ce siége, était commissaire de l’armée, lors de son début à Toulon. C’était un homme hardi quoique âgé. »

5. — Le gouverneur songe à réduire le nombre des feux à Longwood. Les observations que j’ai pu lui faire sur les besoins que ressentent particulièrement les Français de se garantir du froid et de l’humidité, n’ont point changé son opinion. Il m’a répondu que lady Lowe n’avait pas de feu dans sa chambre. »

L’Empereur s’est entretenu aujourd’hui avec l’amiral de la structure et de la capacité ordinaire des vaisseaux anglais. L’amiral lui a démontré qu’un vaisseau de 74 peut prendre environ quatre-vingts tonnes d’eau de plus, au moyen de ses réservoirs.

« Si j’avais su cela, en 1806, dit Napoléon, j’aurais envoyé trente mille hommes dans l’Inde ; j’étais conduit par divers calculs, pour expédier un corps de cette importance ; seulement je trouvais toujours que mes troupes manqueraient d’eau pendant un mois. »

Lui ayant demandé quelques renseignements sur son plan, il me dit : « Le port de Brest renfermait de quarante à cinquante voiles, vaisseaux de ligne ou frégates ; j’aurais placé les trente mille soldats sur ces quarante vaisseaux, à raison de huit cents par vaisseau ; quatre cents matelots les eussent accompagnés ; j’aurais proportionné à ce nombre les batiments de transport ; dix vieux vaisseaux de ligne de peu de valeur auraient transporté le reste du contingent, les soldats de cavalerie démontés, les artilleurs avec un complément d’approvisionnement ; j’aurais fait conduire cette escadre à l’île de France, en grande diligence. Là, elle aurait refait ses provisions, repris de l’eau, descendu ses malades à terre, enlevé des troupes fraîches pour remplacer les malades, augmenté le contingent de trois mille noirs organisés en bataillons coloniaux. De là, cette escadre se serait rendue dans l’Inde. Le débarquement se serait effectué le plus près possible des Marattes, vos ennemis naturels, auxquels je me serais réuni, pour vous faire une guerre opiniâtre ; je recevais souvent de l’Inde des nouvelles plus récentes que vous n’en aviez en Angleterre. Le roi de Perse était bien disposé pour nous ; ce plan ne put recevoir son exécution par la raison que je donnais tout à l’heure, que j’avais reconnu, d’après mes calculs, que les bâtiments seraient privés d’eau pendant un mois. Si j’avais su qu’on pût établir des réservoirs, j’aurais certainement consommé l’entreprise. »

Napoléon calcula le nombre des tonnes d’eau qu’on aurait eues de plus au moyen de ces réservoirs, et trouva que les bâtiments se seraient trouvés suffisamment approvisionnés. Pour une puissance secondaire sur la mer, cette invention serait d’une grande importance, puisqu’elle dispenserait d’entrer dans les rades pour y faire de l’eau. »

Je causai avec Napoléon de Toussaint Louverture : « Vous savez, lui dis-je, que vos ennemis ont dit que vous l’aviez fait mettre à mort dans sa prison. » Voici sa réponse : « Je n’ai pas besoin de répondre à toutes les absurdités que l’on peut débiter. Quelle raison avais-je de faire mourir ce nègre après son arrivée en France ? et qu’aurais-je eu en vue ? L’une des plus grandes fautes que j’aie faites, ç’a été d’envoyer une armée à Saint-Domingue. J’aurais dû prévoir l’impossibilité du succès. C’est une faute grave : je suis coupable d’imprévoyance, de précipitation ; j’aurais dû reconnaître l’indépendance de Saint-Domingue et le gouvernement des hommes de couleur ; j’aurais dû leur envoyer des officiers français pour les organiser avant la paix d’Amiens. Si je m’y fusse pris de cette manière, je vous aurais fait un tort incalculable. Je vous enlevais la Jamaïque, et vos colonies se trouvaient compromises. L’indépendance de Saint-Domingue reconnue, je n’aurais pas eu à envoyer une armée pour combattre les noirs. Mais lorsque la paix fut signée, les anciens colons, les marchands et les spéculateurs m’accablèrent de demandes. La nation elle-même désirait recouvrer cette riche colonie ; j’ai cédé. Si, au contraire, j’avais fait mon traité avec les Haïtiens avant celui d’Amiens, j’aurais pu refuser de faire aucune démarche pour reprendre Saint-Domingue ; en agissant différemment, j’aurais été en contradiction avec moi-même. »

7. — Napoléon s’est plaint de douleurs rhumatismales. « Chaque soir, m’a-t-il dit, quand je quitte ma petite salle, où il y a du feu, pour entrer dans ma chambre à coucher, j’éprouve en y mettant le pied la sensation que l’on ressent en descendant dans une cave humide ou dans un tombeau. Si ce n’était la chambre assez claire et bâtie en bois sec, que Cockburn a fait construire, dans laquelle je me promène et fais de l’exercice, il y aurait longtemps que je serais enterré. C’est, je crois, ce que demande votre oligarchie. »

La conversation est ensuite tombée sur la nouvelle noblesse. « Je n’ai plus besoin de défendre ma création ; cette noblesse est celle du peuple ; j’ai pris indifféremment le fils d’un fermier, d’un artisan, et j’en ai fait un duc, un prince, selon ses talents. Ma pensée fut un système d’égalité générale. Je voulais que chacun fût admissible dans les grands emplois, quelle que fût l’obscurité de sa famille. Mon gouvernement se fût soutenu et élevé encore par les gens de mérite. »

Courses de chevaux à Deadwood. — Les commissaires étrangers y ont tous assisté, mais les Français de Longwood n’y étaient point, excepté les enfants et quelques domestiques. J’avais emprunté deux chevaux au général Gourgaud, pour Miss Éliza Balcombe et moi ; instruit de cette circonstance, le gouverneur se livra contre moi à une sortie violente. J’avais commis un grave délit à ses yeux ; j’avais osé prêter un cheval à une jeune dame anglaise ! il fallait d’abord en solliciter la permission de sir Lowe.

Napoléon m’a parlé de plusieurs femmes qu’il a connues. « Je crois, m’a-t-il dit, que la plus belle personne que j’ai vue en ma vie était mademoiselle G**s, née en Irlande, ou appartenant à une famille de ce pays. C’était du temps de Joséphine. Un jour que j’étais à la chasse dans la forêt de Saint-Germain, les personnes qui m’accompagnaient la laissèrent venir à moi, son placet à la main. Elle se jeta à mes pieds ; sa figure, que je pus remarquer à travers le voile, était ravissante. Je fus ébloui et pressentis quelque intrigue ; mais je n’en marquai aucun mécontentement. J’ai revu plusieurs fois cette jeune dame : mais ayant remarqué rapidement que sa présence aurait pour effet de lier quelque intrigue dans mon intérieur, je ne la reçus pas plus longtemps.

« La veille du jour où je quittai Paris pour me rendre à Waterloo, dans la soirée, une belle Anglaise vint aux Tuileries et demanda à me voir. Elle parla à Marchand, qui lui dit que cela était impossible, que je quittais Paris le lendemain. Cette réponse parut l’affliger ; elle eut beaucoup de peine à se retirer.

« Après la prise de Vienne, une princesse autrichienne se passionna pour moi. Elle accourut à Schœnbrunn et demanda instamment à me parler. Murat devina sa pensée ; comme il était un très-beau garçon, il essaya de changer l’objet de ses desseins, mais elle le repoussa avec vivacité. On la fit entrer ; je me présentai à elle comme étant le maréchal Duroc. Elle parlait assez mal le français et l’italien, et, de mon côté, je n’entendais pas l’allemand. Je lui dis de ne point parler si haut, parce que l’Empereur était là, et je montrais Duroc que je voulais faire passer pour moi ; mais elle m’avait vu, et elle s’écria : — Non, non ! vous, vous l’Empereur ! — Elle était très-jolie.

« Lord Castlereagh a dit, m’assure-t-on, dans la chambre des commumes, que j’avais fait dresser une liste des plus riches héritières de France, que je les mariais, bon gré, mal gré, à mes officiers. Quels plats mensonges ! Une fois j’ai désiré vivement le mariage de Caulaincourt, un de mes officiers les plus aimés, avec mademoiselle ***, fille d’un banquier, immensément riche ; eh bien ! elle lui a été refusée nettement. »

Napotéon s’est montré dans la galerie de Longwood. Le gouverneur en conclut qu’il n’est pas malade ; il m’a fatigué de questions ridicules.

J’ai trouvé Napoléon dans son bain, abattu, gardant le silence : il était très-souffrant par suite d’une longue insomnie. Il m’a donné des détails qui me prouvent de plus en plus que l’exercice du cheval est nécessaire à sa santé ; je lui ai recommandé de nouveau les promenades ; mais il s’y est refusé : « Je ne puis de gaieté de cœur, m’a-t-il dit, m’exposer aux insultes des factionnaires. »

Napoléon a parlé avec véhémence contre ses bourreaux. « J’aimerais mieux cent fois tomber sous les coups du stylet… C’est pour mourir que l’on m’a envoyé ici ! On a jeté un homme qui a gouverné l’Europe, diront les siècles futurs, sur le rocher le plus affreux du monde, pour lui imposer une existence dont nul être humain n’a l’idée. »

Napoléon est étonné de l’existence d’un article qui le concerne, dans the Edinburgh Review : « Où le rédacteur a-t-il eu ces renseignements fidèles ? je n’ai jamais parlé de cette circonstance, du déjeûner des trois amis. Il est vrai que j’en fus l’auteur, et que cela produisit un assez grand effet en France : mais je ne me rappelle pas d’en avoir jamais parlé. Il y a plusieurs erreurs dans l’article de cette Review. Je n’ai point connu Barras à Toulon ; ma première connaissance avec lui a commencé à Paris, après le siége de Toulon. »

Il m’a parlé de l’étonnement qu’éprouva Marie-Louise, lorsqu’elle le trouva sans gardes aux Tuileries. Son père, quoique vivant sans faste et fort aimé, prenait beaucoup plus de précautions à Vienne. « Quoi ! des sentinelles seulement aux portes extérieures du palais ; les portes des appartements ne sont même pas fermées ! » Quand j’étais à Paris, j’avais coutume de me mêler sans gardes ni escorte au milieu de la populace, de recevoir les pétitions, etc. ; j’étais souvent si étroitement entouré par le peuple, que je ne pouvais bouger. »

Lorsque j’eus questionné Napoléon sur la circonstance de sa vie où il avait vu la mort de plus près : « C’est à Toulon, et surtout à Arcole. Dans cette affaire, mon cheval fut percé d’une balle sous moi ; l’animal, devenu furieux par sa blessure, prit le mors aux dents et galopa vers l’ennemi ; puis s’enfonça dans un marais où il expira, me laissant plongé presque jusqu’au cou dans la fange. Je crus un moment que les Autrichiens allaient me couper la tête que j’avais hors de la vase : ce qu’ils allaient faire ; je n’eusse pas pu résister. Mais la difficulté était d’approcher de moi ; l’arrivée de mes troupes les arrêta, et j’échappai à la mort. J’ai été blessé dans plusieurs autres batailles, mais rarement j’ai eu besoin d’un chirurgien ; une seule fois la blessure fut assez forte pour me donner Ia fièvre. A Marengo, un boulet emporta un morceau de la botte de ma jambe gauche avec un peu de peau. Je ne fis usage que d’un petit morceau de linge imprégné d’eau salée. »

Je lui demandai quelques renseignements sur une cicatrice profonde que j’avais aperçue dans la partie inférieure de la cuisse gauche. Napoléon me dit que e’était un coup de baïonnette. Je lui demandai aussi s’il n’avait pas eu très-souvent des chevaux tués sous lui.

« Oui, dix-huit ou dix-neuf. »

« Le régiment de La Fère, dans lequel j’ai commencé ma carrière, se conduisit si mal à Turin, que je fus obligé de le dissoudre. Je le fis venir à Paris, je le passai en revue ; après quoi ses drapeaux lui furent enlevés, et portés couverts d’un crêpe funèbre aux Invalides. Je plaçai les officiers dans d’autres régiments. J’exceptai pourtant les auteurs du mal. Quatre mois après je reformai entièrement le régiment, officiers et soldats. Les drapeaux, que j’envoyai reprendre avec une pompe toute militaire à l’hôtel des Invalides, furent lacérés, brûlés et remplacés par de nouveaux que je fis distribuer avec solennité.

« A l’âge d’environ dix-sept ans, je faillis me noyer dans la Seine ; une crampe me prit pendant que je nageais, et après avoir fait quelques efforts inutiles, je coulai au fond de l’eau. J’éprouvai de vives angoisses, et je perdis connaissance ; mais le courant de la rivière me rejeta sur le bord, où je restai étendu je ne sais combien de temps. Je fus enfin rappelé à la vie par mes camarades, qui me reconnurent par hasard ; m’ayant vu disparaître au milieu de la rivière, ils m’avaient cru perdu. « 

L’Fmpereur, en parcourant des journaux, a vu dans un article, que Castlereagh venait de faire des acquisitions considérables dans le nord de l’Irlande. « Ah ! le voilà, ma fortune paye ces propriétés ; c’est une portion de l’argent que La Bouillerie a porté au comte d’Artois après mon abdication. Castlereagh, Hardenberg, Metternich, Talleyrand, se sont partagé vingt-cinq millions sur quarante. »

Il a bientôt laissé là ce sujet, puis il a parlé des talents nécessaires au général. « L’esprit d’un bon général devrait ressembler, quant à la clarté, au verre du télescope qui a passé sur la meule, et ne présente point de tableau à l’œil. Parmi les généraux modernes qui nous ont précédés, le plus grand, à mon avis, c’est Turenne. Le maréchal de Saxe n’était que général, mais il n’avait pas d’esprit ; Luxembourg en avait beaucoup ; le grand Frédéric extrêmement, et il voyait promptement et avec justesse. Marlborough n’était pas simplement un grand général, mais un homme d’infiniment d’esprit. Wellington, jugé par les dépêches que j’ai lues, par ses actes et sa conduite dans l’affaire de Ney, qu’il aurait dû défendre, la capitulation de Paris à la main, est un homme sans esprit, sans générosité, sans foi. Madame de Staël et Benjamin Constant disaient derrière lui, dans les salons de Paris, qu’il n’avait pas deux idées. »

2t. — On a ressenti à Longwood trois secousses de tremblement de terre : toute la maison en a été ébranlée avec un bruit sourd et prolongé. Nul accident grave n’a été la suite de cet événement.

22. — Quand j’entrai, Napoléon était occupé à faire des calculs. Il leva les yeux, me regarda, et dit en souriant : « Eh bien ! docteur, tremblement de terre, hier soir. » Cet événement a été le sujet de quelques entretiens. Napoléon avait cru d’abord que c’était l’explosion d’un navire, mais la seconde secousse lui fit reconnaître que c’était un tremblement de terre. Il dura de seize à dix-huit secondes : c’est mon opinion ; mais, contrairement, Napoléon pensait qu’il n’avait pas duré plus de douze secondes. Il m’a dit qu’à Ferrare, il avait déjà été témoin d’un tremblement de terre.

La conversation de Napoléon est revenue sur l’Inde et a pris un intérêt très-vif. Voici quelques-uns des développements dans lesquels il est entré. « On me dit que lord Moira demande de l’Inde un nouveau contingent de vingt mille hommes. Voilà un des effets de l’imbécillité de vos hommes d’État. Ce sont les Français qui vous inquiètent, si toutefois cette nouvelle est vraie. Pourquoi leur rendre un établissement au delà du Cap ? Je pars ici du point de vue anglais ; quelques aventuriers, mus par la haine nationale, y auront soulevé les Marattes contre la tutelle de l’Angleterre. Au lieu de rendre Pondichéry et Bourbon à la France, vous auriez dû imiter la conduite des Romains à l’égard de Carthage, et dire fermement : Vous n’irez pas au delà de telle latitude, non pour toujours, mais pour dix ans, ou, par exemple, jusqu’a ce que vos craintes sur l’Inde n’eussent pas été sérieuses. Après avoir remis Pondichéry, l’île Bourbon, vous serez obligés de laisser dix mille Anglais de plus dans l’Inde. Quand je gouvernais la France, je n’aurais pas donné un quatrino pour reprendre ces possessions, sinon pour vous chasser de l’Inde ; ce projet rendait l’île de France ou de Bourbon un point précieux pour moi.

« Tous les ans, je recevais aux Tuileries des nababs et des princes de l’Inde, principalement des Marattes, des ambassadeurs qui me suppliaient de venir les affranchir ; ils offraient de vous expulser de l’Inde avec seize mille de mes vieux soldats, avec des officiers et de l’artillerie. Ils devaient fournir une nombreuse cavalerie, et ne me demandaient en général que des officiers. La haine qu’ils vous portent est au comble ! Ces propositions me revenaient chaque année par différentes voies. Je recevais le plus habituellement ces nouvelles par l’île de France ; de petits mercantuzzi m’apportaient fréquemment des lettres : ils venaient par terre ou sur des bâtiments danois.

« Je pense bien que vous avez eu quelques vues commerciales en restituant Pondichéry : vous avez espéré, par exemple, importer vos marchandises de l’Inde par les contrebandiers français. Mais cet avantage n’est qu’un résultat minime auprès des inconvénients ; voyez près de l’Inde les effets de la rivalité et de l’activité des Français, corroborés par les dispositions qui remplissent l’âme des populations indiennes à votre égard. Ce n’est pas le voisinage d’une nation rivale qui était nécessaire à vos possessions de l’Inde. Vous avez excité chez les Français, par des restitutions partielles, l’envie de reprendre tout ce qu’ils ont possédé autrefois. Si aucune nation européenne n’avait pu passer le Cap, vous vous seriez conservé le commerce exclusif avec la Chine. Au lieu de déclarer la guerre aux Chinois, vous auriez dû la faire aux nations qui veulent trafiquer avec eux. Vous auriez dû empêcher les Américains d’envoyer un seul bâtiment dans ces parages. Vous avez rendu Batavia aux Hollandais, point qui vous était nécessaire ; le thé que les Hollandais consomment en si grande quantité, eh bien ! vous le leur auriez vendu. Les intérêts directs de la nation sont ceux qui doivent dicter les traités quand on est victorieux. »

25. — Dans la soirée, l’Empereur m’a fait appeler ; je l’ai trouvé souffrant : il avait eu quelque envie de vomir. Il m’a questionné sur la nature de son tempérament. Ma réponse fut celle que je lui avais toujours faite : l’exercice continuel, l’emploi alternatif et actif de ses facultés morales et physiques. « Vous avez certainement raison, me répondit Napoléon, c’est ce qui m’a toujours été dit depuis que j’existe, c’est ce qui me manque, ce qui me sera indispensable tant que durera la machine. Je prends bien l’exercice de tête ; et, je le conçois, il faudrait y joindre l’exercice corporel ; mais je suis entre les mains d’un boja, qui me l’interdit, puisque ses restrictions me mettent dans le cas d’être insulté, ou de recevoir un coup de feu, si je m’écarte par distraction. »

  1. Dans la même nuit, 1rs Français reprirent le parc de Brienne : Blucher et son état-major faillirent y être faits prisonniers en se retirant. Deux cosaques arrêtèrent Blucher prés d’une palissade au moment d’une nouvelle marche en avant ; sans cette circonstance, ce général tombait dans les mains des Français. Ils furent obligés de tirer leurs épées ; cette reconnaissance coïncide assez singulièrement avec le fait que je viens de raconter, et sur les mêmes lieux, aux mêmes heures. On pourrait penser que les uhlans dont parle Napoléon étalent Blucher et ses officiers : je tiens ces derniers détails de sir Hudson Lowe. Il a ajouté, comme un trait piquant de Blucher, que lors de la première invasion, le maire d’une ville lui offrit ses services, et que le général prussien lui dit : Amenez-moi une fille.
  2. Il a nommé aussi Foy. Voir le récit de M. de Las Cases.
  3. Madame mère, lorsque j’eus l’honneur de la voir a Rome (en 1819), gardait les restes d’une grande beauté ; elle était pleine de dignité. Ses manières étalent nobles, et sa conduite conforme au caractère de la mère de Napoléon. — Elle ne voyait que peu de société ; Je crois que nous sommes, le duc Hamilton et moi, les seuls Anglais qui aient diîné chez elle. Sa maison était tenue avec magnificence, bien qu’elle vécût presque en famille, sans faste.
  4. Napoléon était si fortement frappé de l’idée qu’on essayerait de violer son asile, que peu de temps après le départ de sir Georges Cockburn, il avait toujours dans sa chambre quatre à cinq paires de pistolets chargés et quelques épées, dont il avait l’intention de faire usage pour se défaire du premier qui entrerait contre sa volonté.
  5. A Lutzen Napoléon n’avait que deux régiments de cavalerie.
  6. Voici comment le fait est raconté : Wellington, revenant des Indes en Angleterre sur une frégate commandée par le capitaine Cockburn (aujourd’hui sir Georges), relâcha à l’Ile Sainte-Héléne, où il fut retenu plusieurs jours. Dans cet intervalle, il manqua de se noyer dans la rade, ayant été renversé dans une chaloupe par une de ces rafales si ordinaires à cet ancrage. Lorsque Napoléon était à l’Ile d’Elbe, le duc de Wellington communiqua au congrès l’idée de faire transiter le prisonnier sur ce point, en ajoutant que cette Ile serait propre à son emprisonnement perpétuel, et offrirait toute sécurité.