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Ménexène (trad. Cousin)/Notes

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome quatrième
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NOTES
SUR LE MÉNEXÈNE.

Séparateur

Jai eu sous les yeux l’édition générale de Bekker, les éditions particulières de Gottleber et de Loers (Cologne, 1824), Ficin et Schleiermacher. — Millin (tome V des Mélanges de littérature étrangère) a traduit en français le Ménexène ; M. Roget (Genève, 1825) a retraduit le discours. La première de ces traductions est un contre-sens perpétuel ; la seconde vaut un peu mieux, et je m’en suis servi autant que je l’ai pu. On parle aussi d’une traduction de M. de Lescar, que je n’ai pu me procurer.

Ast rejette l’authenticité de tout l’ouvrage ; Schleiermacher n’admet comme authentique que le discours ; Socher défend et le discours et le dialogue qui le précède et le suit. Loers examine en détail toutes les critiques de Ast et de Schleiermacher, qu’il réfute en se servant ordinairement des argumens de Socher. J’incline presque partout à l’opinion de Loers et j’y renvoie ; ainsi que pour tous les éclaircissemens historiques dont ce discours a besoin, et que le lecteur trouvera abondamment dans Loers et dans Gottleber.

Page 183. — Cette suite non interrompue de témoignages…

Les voici :

Arist. Rhetoric., I, 9, 30 ; III, 11, 14. — Cicéron, Tuscul., V, 12 ; Orat., 44. — Denys d’Hal., du style de Démosthènes, t. VI, p. 1027, édit. de Reiske ; et sur la composition des mots, chap. 9 et 18. — Plutarque, Vie de Périclès, t. Ier, p. 658, édit. de Reiske. — Athénée, XI. — Longin, sur le Sublime, chap. 23, 28. — Proclus, Comment. sur le Parménide, liv. Ier, p. 21 et 22 du tome IV de notre collection des œuvres inédites de Proclus. — Synesius, p. 37, édit. de Petau.

Page 189. — Cependant tout autre dont l’éducation aurait été moins soignée, qui aurait appris la musique de Lampros et la rhétorique d’Antiphon…

Schleiermacher, qui prend au sérieux cette phrase, déclare qu’il est difficile de ne pas voir dans les derniers mots Thucydide ; et pour défendre Platon d’envie contre Thucydide, et le laver de ce reproche ridicule que lui fait Athénée, XI, Loers soutient qu’il ne s’agit pas ici de Thucydide, mais probablement de quelque autre élève d’Antiphon. La vraie réponse est que ce passage est une plaisanterie. Socrate ne rabaisse Lampros et Antiphon, dont la réputation était classique, que pour élever sa prétendue maîtresse Aspasie, et il n’a l’air de faire peu de cas des élèves de Lampros et d’Antiphon, que pour se vanter lui-même comme musicien et comme orateur ; et l’on sait si Socrate avait la moindre prétention dans ce genre. Le badinage est ici évident ; mais on n’est pas assez pénétré de cette idée, que le sérieux dans Platon n’est jamais à la surface, et, dupe de l’apparence, on disserte gravement où il n’y a qu’à sourire, et on se traîne toujours à la suite d’Athénée, dont les sottes calomnies trouvent encore des échos dans les critiques qui ne savent pas voir le fin et le délicat de la manière de Platon.

Page 192. — Et maintenant qu’ils ne sont plus, ils reposent dans le sein de celle qui les engendra et les nourrit…
Τῆς τεκούσης καὶ θρεψάσης καὶ ὑποδεξαμένης. Bekker, p. 383.

J’entends ὑποδεξαμένης à-peu-près dans le même sens que θρεψάσης, comme le veut Hermann, Hymn. à Cérés, v. 226, et comme δέχεσθαι se prend souvent. Le vers d’Homère est décisif ; ὑποδέψομαι et θρέψει ou θρέψαι y représentent parfaitement le θρεψάσης καὶ ὑποδεξαμένης de Platon. Les traducteurs, y compris Loers et Schleiermacher, ont entendu, qui les recueille après leur mort. Mais il n’eût pas été naturel de lier ὑποδεξαμένης à θρεψάσης par la même conjonctive καὶ, qui lie θρεψάσης à τεκούσης, si l’on eût voulu exprimer une opposition entre θρεψάσης et ὑποδεξαμένης. Nul doute que, surtout dans le langage antithétique de ce discours, l’auteur aurait mis : νῦν δὲ ὑποδεξαμένης.

Page 193. — Car c’est l’éloquence qui illustre et sauve de l’oubli les belles actions et ceux qui les ont faites.
Ἔργων γὰρ εὖ πραχθέντων λόγῳ καλῶς ῥηθέντι μνήμη καὶ κόσμος τοῖς πράξασι γίγνεται παρὰ τῶν ἀκουσάντων. Bekker, p. 382, lig. 5.

Il est étrange que Schleiermacher et Loers (sans parler des autres traducteurs) se soient tous imaginé que c’était là un passif absolu. Ils ont entendu : après que les belles actions ont été faites, l’éloquence immortalise ceux qui les ont faites. Mais il faut joindre ἔργων εὖ πραχθέντων avec μνήμη καὶ κόσμος, et construire ainsi : λόγῳ καλῶς ῥηθέντι, μνήμν καὶ κόσμος ἔργων εὖ πραχθ. γίγνεται τοῖς πράξασιν. — Bekker, dans sa ponctuation, indique ce sens.

Page 203. — Mais leurs ennemis se conduisirent envers eux avec plus de modération et de générosité que n’en montrent souvent des amis…
Ὧν οἱ ἐχθροὶ καὶ προσπολεμήσαντες πλείω ἔπαινον ἔχουσι σωφροσύνης καὶ ἀρετῆς ἢ τῶν ἄλλων οἱ φίλοι. Bekker, p. 393.

Nous convenons que notre traduction présente un sens presque ridicule. Rien ne paraît plus déplacé à tous égards que cet éloge des Lacédémoniens, et cette critique indirecte de la conduite des Athéniens envers des Athéniens, probablement au combat des Arginuses, où on ne put recueillir les morts, tandis que dans la campagne de Sicile les Lacédémoniens vainqueurs ensevelirent les morts des vaincus. Mais le texte est là, et les variantes de Bekker ne suggèrent aucune interprétation nouvelle. Schleiermacher et Loers ont été réduits comme nous à constater la difficulté sans la résoudre. Nous aurions bien voulu adopter le sens que propose M. Roget : « Mais telles furent leur bravoure et leur patience, que les Syracusains, leurs ennemis, ne purent s’empêcher de leur donner des éloges que d’autres furent loin d’obtenir, quoique regardés comme des amis. » Avec cette note : « Ce trait est d’une extrême délicatesse ; c’est une censure indirecte de la cruauté et de l’insolence que les Lacédémoniens montrèrent dans cette occasion. » — Malheureusement il est impossible de tirer ce sens raisonnable et ingénieux de la phrase grecque, et πλείω ἔπαινον ἔχουσι σωφροσύνης ne veut pas dire louer davantage la modération, mais être loué davantage pour sa modération. Au moins faudrait-il modifier le texte de Platon et lire πλείω ou πλεῖον ἐπαινοῦσι σωφροσύνης, le manuscrit de Munich omettant ἔχουσι. Mais outre qu’une saine critique ne peut admettre des corrections aussi arbitraires, on ne voit pas que les Athéniens, dans la campagne de Sicile, aient mérité le moins du monde que l’on célébrât leur σωγροσύνη, même dans un panégyrique.

Page 206. — Ils ne sont pas si éloignés et n’appartiennent pas à une autre génération…
Οὐ γὰρ πάλαι οὐδε πολλῶν ἀνθρώπων γεγονότα. Bekκer, p. 396.

Le manuscrit de Munich donne πρὸ πολλῶν ἐτῶν γεγονότα. Jacobs (sur Achill. Tat., p. 913) appuie cette leçon, et Loers se rend à l’avis de Jacobs. Avant de connaître la leçon du manuscrit de Munich, Heindorf (sur le Gorgias, p. 448) avait proposé οὐδὲ πολλῶν ἄνω γενεῶν γεγονότα, et Gottleber παλαιῶν. Malgré le manuscrit de Munich, Bekker a laissé dans le texte οὐδὲ πολλῶν ἀνθρώπων, que donnent tous les manuscrits. Là en effet est la vraie leçon, avec un léger changement très ordinaire et très légitime, savoir : οὐδ’ ἐπ’ ἄλλων ἀνθρώπων γεγονότα. Cette correction était trop raisonnable pour échapper à Bekker, qui la propose dans ses variantes.

Depuis la page 206 jusqu’à 209, il est fait allusion à l’expédition d’Agésilas en Asie, à la coopération de Conon dans la guerre des Perses et des Lacédémoniens, au rétablissement des murs d’Athènes, à l’entreprise de Thrasybule, à l’affaire de Lechée, et à la paix d’Antalcide qui termina cette guerre. Or la paix d’Antalcide eut lieu vers l’an 387, et la mort de Socrate vers l’an 400. L’anachronisme est évident, et ce n’est pas le seul qui se trouve dans Platon, même dans les dialogues les plus authentiques, par exemple dans le Banquet, comme l’a montré Wolf. L’explication de tous ces anachronismes est fort naturelle. Platon s’exprimait, il est vrai, par la bouche de Socrate, et ordinairement il reste fidèle à cette fiction dramatique, et se renferme dans le cercle des évènemens dont Socrate a été témoin. Mais quelquefois aussi il oublie que ce n’est pas lui, mais Socrate qui doit parler ; il parle pour son propre compte, et fait allusion à des choses que Socrate n’a pu voir. D’abord cela était inévitable ; quand une fiction dure long-temps, il est impossible qu’on n’y manque pas quelquefois. Ensuite il est bon qu’il en ait été ainsi ; car une fidélité trop scrupuleuse à son cadre dramatique eût ôté à Platon tout contact avec son temps, et par conséquent toute influence sur ce temps. Enfin, quant à l’art, nous n’hésitons pas à ajouter qu’une exactitude trop minutieuse eût été moins un mérite qu’un défaut, une servilité contraire à la liberté de l’art, qui, en idéalisant tout, élève jusqu’à lui et transforme, non-seulement les caractères, mais les temps, et dédaigne une fidélité pédantesque et insignifiante à la chronologie. L’art a une fidélité et des engagements un peu plus élevés et d’un bien autre caractère. — Puisque le Ménexène embrasse la paix d’Antalcide, il en est au moins contemporain. Il aurait donc été écrit quatorze ans après la mort de Socrate, et vers la quarante-quatrième année de la vie de Platon.

Au moment où je termine ces notes sur le Ménexène je rencontre l’ouvrage de M. Dahlmann, intitulé : Forschungen auf dem Gebiete der Geschichte, dans lequel se trouvent quelques pages sur le Ménexène, où l’auteur, après quelques critiques sévères, termine par cette sage conclusion, « qu’il est impossible de lire attentivement le Ménexène sans être tenté quelquefois de le regarder comme non authentique ou interpolé, et sans revenir à l’opinion contraire surtout lorsqu’on réfléchit à l’autorité de la citation d’Aristote. »