Ménon (trad. Croiset)/Notice

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Notice au Ménon de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome III, 2e partiep. 227-231).

NOTICE



C’est encore de la vertu qu’il est question dans le Ménon, comme dans le Protagoras et le Gorgias. La vertu s’enseigne-t-elle ou non ? Le problème est ainsi posé dès le début avec netteté et la discussion va s’engager presque sans préambule. Par la nature du problème examiné, le Ménon se rapproche donc des deux dialogues précédents ; ce serait pourtant une erreur de croire qu’il reprenne simplement la même question sous une autre forme ; en réalité, il y introduit des idées nouvelles fort importantes et il ouvre dans ses dernières pages des perspectives qui vont loin dans la philosophie platonicienne. Beaucoup plus bref que les deux autres, moins riche d’épisodes et de caractères, il a d’ailleurs dans sa simplicité de structure un grand charme littéraire.

I

LES PERSONNAGES

Les personnages sont au nombre de quatre : Socrate et Ménon d’abord, qui tiennent les deux rôles essentiels, ensuite deux comparses : un esclave de Ménon, qui sert de sujet d’expérience psychologique pendant quelques instants, puis Anytos, le célèbre accusateur de Socrate, qui ne paraît que peu de temps vers la fin.

Ménon est un Thessalien de Larisse, élève et ami de Gorgias, dont il a fait la connaissance durant le séjour du grand rhéteur en Thessalie. Suivant des témoignages postérieurs il aurait lui-même été sophiste[1]. Cela ne ressort pas du dialogue platonicien, où il semble plutôt un amateur riche, qui voyage avec de nombreux serviteurs, et qui cultive la science, en particulier la géométrie, par goût plus que par métier. Il vient d’arriver à Athènes, et désire connaître l’opinion de Socrate sur la question souvent débattue, si la vertu peut s’enseigner. Ce n’est pas l’avis de son maître Gorgias, qui se moque, dit-il, des sophistes lorsqu’ils ont la prétention d’enseigner la vertu, et qui se donne lui-même uniquement pour un maître de rhétorique (95 c). Ménon croit savoir ce que c’est que la vertu quand Socrate le lui demande, mais il en parle comme tout le monde, non en savant qui l’enseigne, et il n’a pas l’infatuation que Platon prête habituellement aux sophistes. À l’égard de Socrate, il est déférent, et Socrate à son tour le traite en ami, non en adversaire. Il a cette qualité qui est, aux yeux de Socrate, la qualité philosophique primordiale, l’inquiétude de savoir : à la fin du dialogue, il est tout près d’être un disciple, et il n’a jamais été un adversaire.

Quant à Socrate, il est d’abord le dialecticien minutieux, impitoyable, qu’il est partout et toujours dans la recherche d’une définition et dans la réfutation des idées fausses ou l’éclaircissement des idées confuses. Mais en outre, comme nous le verrons tout à l’heure, il apparaît ici sous des traits plus platoniciens que dans les dialogues purement « socratiques ».

Ne parlons pas de l’esclave, qui n’a pas de caractère propre.

Reste Anytos. Bien que celui-ci ne figure que dans quelques pages, sa physionomie est très vivante et dramatique. Il est présenté comme lié avec Ménon par des relations héréditaires d’hospitalité. C’est cependant par hasard, semble-t-il, qu’il se trouve présent à l’entretien et sa présence n’est signalée que vers la fin. Homme politique influent, il était naturellement désigné pour être l’interprète de la doctrine qui voit les véritables maîtres de la vertu dans le peuple, et spécialement dans le parti des « honnêtes gens », représentés par les chefs du peuple, les hommes d’État. Son portrait n’est qu’une esquisse, mais vivante, vraie, et très dramatique. Ses brèves réponses, tranchantes et dédaigneuses, trahissent à la fois la certitude du fanatique et la haine de l’homme d’action pour les remueurs d’idées. Il exècre tous les sophistes, parmi lesquels il range visiblement Socrate. Il ne se borne pas à les haïr en théorie : il les menace, et ses avertissements à mots couverts rendent un son tragique, par l’évocation anticipée de ce fait réel, la condamnation du philosophe coupable de ne pas penser comme tout le monde.

II

LA DISCUSSION

Socrate résume lui-même très minutieusement, vers la fin de l’entretien (98 c — 99 a), la suite des arguments purement dialectiques d’où s’est dégagée, pour Ménon et pour lui, la conclusion que la vertu ne pouvait être enseignée. Nous ne nous y arrêterons pas : ils ressemblent à ceux qu’on trouve dans d’autres dialogues et ne sont pas exempts de ce verbalisme qui, dans la dialectique socratique et platonicienne, inquiète la pensée moderne. Notons seulement que, dans la première partie du dialogue, dans la recherche d’une définition de la vertu, plusieurs définitions sont tour à tour essayées puis rejetées, et qu’il se dégage de là une intéressante théorie de la définition.

Mais, enseignée ou non, la vertu existe : d’où vient-elle donc ? Elle ne peut venir d’une science proprement dite, car on ne voit personne qui possède cette science. Mais il est une forme de connaissance, une seule, qui, à défaut de la science, peut diriger utilement la conduite de l’homme, comme le fait la vertu : cette chose unique, c’est l’opinion vraie, qui n’a pas la certitude et la solidité de la science, mais qui, en fait et tant qu’elle existe, aboutit aux mêmes résultats pratiques. Or, l’opinion vraie, c’est précisément ce qui fonde la vertu des honnêtes gens et celle des hommes d’État quand ils ne s’égarent pas.

Qu’est-ce donc que l’opinion vraie, et d’où vient-elle à son tour ? Comment l’homme peut-il trouver ou seulement chercher la solution de problèmes relatifs à des choses qu’il ne sait pas encore ? Or il la cherche et la trouve : Socrate le démontre par l’expérience, en faisant trouver à un esclave, qui n’a jamais appris la géométrie, un certain nombre de vérités géométriques. Il a suffi de l’interroger pour l’amener à retrouver en lui-même des souvenirs oubliés : savoir, c’est se ressouvenir ; l’opinion vraie est une réminiscence, et la science est un système d’opinions vraies liées par le raisonnement, et rendues ainsi stables et définitives.

Comment s’explique cette réminiscence ? par la conception pythagoricienne des existences successives que traversent indéfiniment les âmes éternelles. À l’appui de cette conception, Socrate cite un passage de Pindare où elle est résumée.

Est-ce à dire que le Socrate du Ménon soit absolument pythagoricien ? Non. Il dit lui-même qu’il n’affirme pas tout ce qu’il vient de rapporter. La conception de Pythagore et de Pindare a donc pour lui la valeur d’une représentation de la réalité qui n’est pas démontrée ni démontrable, qui n’est peut-être pas rigoureusement exacte, mais qui renferme cependant une part de vérité : c’est au moins une hypothèse instructive et utile. Cette conception du mythe est toute platonicienne : le Socrate du Ménon, s’il n’est pas pythagoricien, est du moins très platonicien.

Il l’est bien plus encore dans les dernières lignes du dialogue, quoique sous une forme énigmatique et enveloppée. Après avoir dit en effet, à plusieurs reprises, que l’opinion vraie est une faveur divine (θεία μοῖρα), qu’elle est le lot des « hommes divins », des prophètes et des inspirés, ainsi que des bons orateurs et des honnêtes gens dénués de science, il ajoute que tout cela, en somme, reste une conclusion provisoire tant qu’on n’a pas défini la vertu en soi. Mais comment la définir ? Et pourquoi ne l’a-t-il pas fait dans la première partie du dialogue, où tant de définitions ont été proposées ? Il est difficile de ne pas voir dans cette conclusion une allusion volontairement obscure à la théorie purement platonicienne des Idées.

Une autre observation s’impose encore à propos de la signification générale du Ménon. Ce dialogue ne doit-il pas être considéré comme un complément naturel du Gorgias, où nous avons signalé l’absence totale de la théorie de l’opinion vraie, bien que cette théorie y semblât appelée nécessairement par le jugement porté sur les orateurs et les hommes d’État ? Logiquement, en effet, le Ménon complète le Gorgias ; mais il implique en même temps un changement dans la pensée de Platon. Car, dans le Gorgias, tous les plus grands hommes d’État athéniens sont condamnés en bloc, sauf Aristide, tandis que les mêmes hommes, dans le Ménon, sont nommés avec éloges.

III

LES DATES

La date fictive où est censé avoir lieu le dialogue ne saurait être déterminée avec précision. Elle doit être placée dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse, puisque Gorgias a déjà fait ses voyages en Thessalie et que Protagoras n’existe plus (91 e) ; mais on n’en peut dire davantage. Le lieu de la scène n’est pas moins incertain. On pourrait songer à la maison d’Anytos, puisque Ménon est en relations d’hospitalité avec lui ; mais il est évident qu’Anytos se trouve là par hasard (89 e). Reste donc, comme la plus vraisemblable, l’hypothèse d’un gymnase ou d’une place publique.

Sur la date de composition du dialogue, nous ne sommes pas mieux informés. La mention d’Isménias de Thèbes (90 a) tendrait à faire croire que le Ménon est de date assez tardive ; car cet Isménias est très probablement celui qui fut mis à mort par les Lacédémoniens après la prise de la Cadmée (382), et il est permis de croire que Platon n’aurait pas songé à lui si cet événement dramatique n’avait eu lieu peu de temps avant la composition du dialogue. Ce que nous avons dit des doctrines exposées dans le Ménon conduit d’ailleurs à la même conclusion. Quant à l’invraisemblance qui consiste à faire mentionner ce personnage par Socrate, on sait assez que Platon en ces matières donne une large place à la fantaisie.

IV

LE TEXTE

Mêmes sources que pour le Gorgias. En ce qui concerne les mss. B et T, je m’en suis tenu aux collations des précédents éditeurs. J’ai revu sur la photographie et, à plusieurs reprises, rectifié celle que Burnet avait déjà faite avec soin du Vindobonensis 54 (W) pour son édition. Quelques autres mss. tels en particulier que le Vindobonensis 55 (F), cités à l’occasion, donnent parfois la bonne leçon. Une collation nouvelle du Vindobonensis, suppl. gr. 21 (Y), faite également sur la photographie, m’a permis de publier un certain nombre de leçons et de signaler diverses lacunes de ce ms. encore mal connu. Sauf cette exception, je n’ai donné en note, comme pour les précédents dialogues, que les variantes qui m’ont paru présenter un intérêt sérieux.



  1. Cf. Plutarque, Sur le grand nombre des amis, 1.