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Méphistophéla/01-2

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E. Dentu (p. 91-107).
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II

Si amusant qu’il soit de s’embrasser dans le bois, il faut pourtant rentrer chez soi quand vient l’heure du dîner ; ce sont les hamadryades et non les jeunes personnes bien élevées qui séjournent éternellement sous les arbres. Donc, vers la fin de l’après-midi où elles avaient eu tant de plaisir à sécher leurs cheveux au soleil, les deux amies, Sophie, Emmeline, s’en revinrent à la maison, la main de l’une sur le bras de l’autre, — c’était Sophie qui offrait le bras, — l’air très sérieux, pas ébouriffées du tout (car on s’était recoiffées) et donnant l’exemple de la correction qui sied à des demoiselles de bonne famille.

Elles furent très étonnées quand elles entrèrent dans la rue du faubourg, fleurie et verte de jardins, où voisinaient leurs deux maisons.

Mme Luberti, qui d’ordinaire s’inquiétait peu de leurs absences et de leurs retours, se penchait en avant d’une fenêtre, et, avec des gestes d’automate détraqué, leur faisait signe de se hâter, de venir tout de suite. Elles coururent, elles entrèrent dans le vestibule. La mère de Sophie, descendue à leur rencontre, était en grande toilette, une robe rouge, avec des sequins dans les cheveux ! Elle avait gardé, de son ancienne vie, l’amour des couleurs violentes et du clinquant qui cliquette. Elle était hideuse, — sèche et jaune, — sous le joli de sa coiffure ; l’air d’une saltimbanque squelette.

— Allons, arrivez donc, on vous attend, dit-elle. Que diable faisiez-vous en forêt ? Vous êtes folles, hein ? oui, oui, vous êtes folles, mais tout ça va finir. Vous, Emmeline, rentrez chez vous, vous y trouverez quelqu’un que vous aurez plaisir à voir. C’est une surprise qu’on vous a ménagée. Toi, Sophie, monte dans ta chambre et habille-toi vite. Ta plus belle robe. Va, monte, j’ai à te parler.

Quelques minutes plus tard, Emmeline ayant traversé les jardins, Mme Luberti se trouva seule avec Sophie dans une chambre au premier étage.

— Voilà, dit-elle, c’est tout simple. Il s’agit d’un mariage. Le fiancé dîne ce soir chez Mme d’Hermelinge. Je sais bien, dix-sept ans, c’est un peu jeune. N’importe, il y avait longtemps que nous avions cette idée-là, la voisine et moi ; et mieux vaut tôt que tard. Ah ! seulement, tu sais, j’entends que cela marche comme sur des roulettes, et qu’il n’y ait pas de pleurs ni de criailleries. Vois-tu, gamine, je te connais ; je te le dis, je te connais beaucoup mieux que tu ne penses. Si tu me prends pour quelqu’un qui est une sotte, qui ne voit rien de rien, tu te trompes. Et j’en ai assez, de vos bêtises. N, i, ni, les soupirs au piano et les autres simagrées et toutes les attaques de nerfs. On est une demoiselle, on se marie, c’est dans l’ordre, et ça guérit des syncopes.

Là-dessus, Mme Luberti sortit en ajoutant :

— Habille-toi, on dîne à sept heures.

Des paroles de sa mère, Sophie, debout contre le mur, n’avait guère entendu que celles-ci : un mariage, un mari, et elle répétait ces mots, le regard fixe, avec un air de ne pas comprendre. Puis tout à coup : « Oh ! mon Dieu, on marie Emmeline ! » soit que, dans son esprit, le dîner chez Mme d’Hermelinge impliquât qu’il s’agissait d’Emmeline, soit que l’hypothèse d’être mariée, elle, lui apparût comme totalement absurde, comme inimaginable. Elle n’avait jamais songé, non, jamais, qu’elle serait la femme de quelqu’un, qu’elle dormirait dans le lit d’un homme ! Parmi tant de rêves, celui-là, qui aurait été un cauchemar, ne lui était pas venu ; cela était différent d’elle, étranger à elle. Aussi, aucune hésitation. Elle murmurait : « Emmeline ! un mari ! » Une immense désolation, comme l’air de la nuit solitaire emplit un décombre, pénétrait dans toute elle ; il lui semblait qu’elle n’avait plus de sang, plus de cœur, qu’elle était vide de tout ce qui fait vivre. Elle essaya de raisonner. D’abord, ce n’était pas bien sûr que l’on songeât à faire d’Emmeline une épousée ; Mme Luberti disait souvent des paroles qui n’avaient point le sens qu’on leur pouvait attribuer ; elle était très étourdie, malgré son air grave. Puis, en somme, quoi ? une jeune fille, c’est fait pour devenir une jeune femme. Tous les jours, on se marie. Qu’est-ce qu’il y avait d’extraordinaire en soi et de pénible pour elle dans cet incident, si naturel, le mariage de son amie ? Est-ce que cela les empêcherait d’être de bonnes camarades, que l’une d’elles eût un ménage, des enfants ? Et, certainement, Emmeline serait très jolie en la robe blanche qui traîne, sous les fleurs attachées au long voile… Elle eut la vision d’Emmeline entre les bras d’un homme ! de cette frêle bouche, rose comme une rose pas éclose, sous la broussaille d’un baiser barbu ! et, précipitée contre le mur, elle le frappait de la tête en criant : « Non ! je ne veux pas qu’elle se marie ! Je ne veux pas qu’elle se marie ! Je te dis que tu ne te marieras pas ! »

À ce moment, après un « eh bien ! es-tu prête ? » de l’autre côté de la porte, Mme Luberti rentra dans la chambre.

— Oui, prête, allons, dit Sophie.

— Tu ne changes pas de robe ?

— Je suis bien comme cela, allons.

Elle parlait d’une voix rude, saccadée. Elle sortit la première, très vite, elle voulait voir sur le champ celui qu’on destinait à Emmeline. Ce qu’elle ferait, elle ne le savait pas. Mais, avant même de s’asseoir à table, elle ferait quelque chose de brutal, de terrible, qui romprait le mariage. L’idée la traversa que, ayant du poison, on en peut mettre dans le verre de quelqu’un qui boit à côté de vous. « Du poison ! Si j’en avais ! » Elle trouverait un autre moyen, aussi effrayant. Ou bien, tout simplement, elle dirait à cet homme : « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Vous venez pour épouser Emmeline ? Je ne veux pas. Allez vous-en. » Oui, je ne veux pas, et on lui obéirait. Les jardins traversés, elle monta l’escalier de la maison voisine, très rapidement, le front haut, une flamme sèche dans les yeux, les mains tremblantes.

Emmeline lui sauta au cou.

— Vois ! vois ! c’est Jean, mon frère. Il a un congé, il restera avec nous, pendant trois mois, regarde-le donc ! N’est-ce pas qu’il est beau en uniforme, et qu’il a l’air d’un général ? et, général, il le sera.

Sophie parcourut des yeux toute la chambre, cherchant quelque autre homme auprès du baron Jean d’Hermelinge, capitaine de cuirassiers, qui la saluait assez gauchement, avec l’embarras, devant une demoiselle, de ses chamarures et de son sabre sonnant. Personne, lui seul. « Mais alors, celle qu’on veut marier, ce n’est pas Emmeline, c’est moi ! » Elle éprouva un grand soulagement, une caresse de lait tiède coulant sur une brûlante blessure qu’on aurait ; et, considérant le frère de son amie, elle avait une douceur de reconnaissance envers cet homme qui ne pouvait pas épouser Emmeline. Elle ne se préoccupait point de l’idée qu’il venait pour elle, du projet que les deux mères avaient formé. Il ne s’agissait pas de cela ! Il s’agissait d’Emmeline qui resterait demoiselle ; voilà ce qui était important ; le reste, on avait du temps devant soi, on verrait ; Sophie, tout entière, fondait en aise.

Le dîner fut très gai, parmi les extases de Mme d’Hermelinge qui ne pouvait se lasser d’admirer, de tâter, d’embrasser ce gros homme robuste et réjoui qui était sorti d’elle, et les gaietés d’Emmeline qui, un moment, se mit autour de la taille le ceinturon d’où pendait le sabre : le képi sur la tête, les poings aux hanches, elle marchait d’un mur à l’autre, le pas guerrier, en criant : « Par file à gauche ! en avant ! marche ! » Qu’elle était mignonne, avec son air de belliqueuse fillette ! Sophie se montrait tout à fait joyeuse ; puis, le champagne aidant, — car on but du champagne pour fêter l’arrivée du baron Jean, — le dessert s’acheva dans des éclats de rire.

M. d’Hermelinge riait plus fort que tout le monde, rouge par secousses du liseré du col à la racine de ses courts cheveux taillés en brosse, et s’esclaffant jusqu’à une quinte de toux dans la serviette où il enfonçait sa bouche ; le rire d’un brave homme qui s’amuse vite, de tout, et qui est content parce qu’il est bon.

C’était un fort gaillard, trop grand, gros, non point gras, pesant d’os et de muscles, sans mollesse de chair ; en marchant, il ébranlait le plancher ; il avait failli, en s’asseyant, rompre la chaise. Pas plus de trente-trois ans, la face congestionnée, même quand il ne riait pas, sous de rudes cheveux poivre et sel, plutôt poils que cheveux, — l’air d’une barbe sur un crâne, — les narines battantes et reniflantes, de belles lèvres écarlates entre lesquelles luisaient de larges dents très saines, il donnait l’impression d’une force bonne ; et dans ses grands yeux, d’un bleu d’azur, chastes, inviolés, il y avait une candeur d’enfance ; il faisait penser à une espèce de soudard vierge. Il était rude et doux, brutal et pur. On sentait que la vie n’avait pas gâté cet homme. Eh ! parbleu, c’est certain, on n’est pas une demoiselle, les soirées de garnison sont longues, et, après les punchs, faire la noce avec de bonnes filles, ce n’est pas défendu. En Algérie, par exemple, on ne s’amuse pas tous les jours ! s’il y a des jours où l’on s’amuse trop, cela fait compensation. Mais, à ce soldat, tout ce qui, dans la joie, n’est pas la franche humeur, et, dans l’amourette, n’est pas le prompt plaisir sans lendemain, « adieu, adieu, ma fille ! au plaisir de te revoir, toi, ou une autre ! » était resté inconnu ; et, dépourvu de toute complication, n’allant pas chercher midi à quatorze heures, comme on dit, aimant la guerre et la joie, il avait la simplicité d’être un héros et un excellent homme.

Ainsi fait, avec sa rudesse familière et son gros rire d’enfant géant, il n’était pas importun à Sophie ; elle lui parlait sans gêne, s’égayait autant que lui ; et comme de son côté le cuirassier regardait et écoutait avec un plaisir qu’il ne cachait pas cette jeune fille ni minaudière ni coquette, l’œil franc et la répartie rapide, les deux mères qui, depuis longtemps, en leurs promenades au jardin, préméditaient le mariage de Sophie avec le baron Jean — mariage de tout point souhaitable, où se rencontraient toutes les convenances de fortune — se faisaient des signes, à la dérobée, d’un bout de la table à l’autre bout, des signes qui voulaient dire : « cela va bien, cela va aussi bien que possible ! » Mais la plus contente c’était Emmeline : « Si Sophie épouse mon frère, ce sera comme si elle devenait ma sœur. » Elle s’attendrissait à cette pensée, au point d’avoir des larmes dans les yeux. Elle aurait voulu que ce fût déjà fait, ce mariage. Pourvu que Jean ne déplût pas à Sophie ! pourvu qu’elle lui parût jolie ! À chaque instant Emmeline se levait de table pour aller arranger les cheveux de son amie, toujours désordonnés, ou pour lui refaire le nœud de l’étroite cravate verte qu’elle portait autour d’un col de toile, droit. Seule, Sophie ne songeait pas du tout qu’il y avait là un prétendu. Avoir un mari, cette possibilité, toujours, lui était restée si étrangère, qu’elle ne savait pas y penser ; et aucune appréhension ne l’empêcha de se dire que ce serait très agréable, très amusant, pendant le congé du capitaine, d’avoir ce bon compagnon. Après le dîner, ils se promenèrent côte à côte dans le jardin, suivis, non de trop près, par les deux mères et par Emmeline ; ils parlaient de mille choses, de la vie en campagne, des batailles où il s’était trouvé ; elle l’admirait pour les quatre blessures qu’il avait reçues, elle les lui enviait ! Il lui dit : « Si vous voulez, je vous apprendrai à monter à cheval ; » elle accepta tout de suite ; et au moment de se séparer ils se donnèrent une bonne poignée de mains, comme deux hommes.

Ce fut une cordiale camaraderie, une vie de bons garçons qui n’engendrent pas la mélancolie ; on faisait de grandes promenades en forêt, Jean et Sophie à cheval, les mères et Emmeline en voiture, on dînait sous la tonnelle des auberges ; plusieurs fois, les deux camarades suivirent les chasses à courre, furieusement, au grand galop, franchissant les fossés, sautant par dessus les roches ; un jour, ils jetèrent leurs bêtes à l’eau pour suivre parmi la meute le cerf qui traversait l’étang. En ces durs exercices, en cette virile activité, Sophie sentait se réjouir et se développer normalement sa vie ; et, comme le baron ne lui parlait pas d’amour, la regardait bien en face sans soupirs ni airs de langueur, ne lui avait jamais baisé le bout des doigts, — brave homme qui, sûr d’épouser cette jeune fille, ne voulait pas diminuer par les vaines joies des fiançailles l’entier bonheur de l’hymen, ne voulait pas être le larron de son propre trésor, — elle l’aimait, franchement, sans arrière-pensée, d’une affection chaque jour plus vive ; de sorte que, lorsque Mme Luberti, un matin, tout à coup, lui dit : « À propos, tu sais, Jean a reçu l’autorisation ministérielle, on va publier les bans, vous vous mariez dans trois semaines… — Bien, bien, répondit-elle en pensant peut-être à autre chose, comme il vous plaira, » et elle se dépêcha d’aller mettre son amazone, parce que M. d’Hermelinge l’attendait ; ils devaient aller, avec Emmeline, déjeuner à Franchard. Durant toute une semaine, se levant tôt, et le soir, après la saine fatigue des chevauchées dans le vent et le soleil, s’endormant vite, elle n’eût pas le loisir de songer au consentement qu’elle avait donné. Mais, enfin, dans les conversations des repas, dans les projets de voyage, dans l’arrivée, en de grandes voitures, des meubles qui meubleraient le second étage de la maison Luberti, jusqu’alors inoccupé, dans le bruit des tapissiers clouant des tentures, dans le bavardage des couturières venues de Paris pour les toilettes de noces, l’idée du mariage à tout instant la hanta ; évidente, précise, inévitable. Et puisqu’elle avait dit oui, il était trop tard pour dire non ; une telle injure au baron Jean, à cet honnête et loyal camarade, c’était impossible, aussi impossible que de résister à toute la poussée, autour d’elle, des volontés, des exhortations, des choses préparées et comme impatientes. Elle ne dégagerait pas sa parole, elle se marierait, certainement, — prochainement ! et elle s’alarmait, l’œil fixe tout à coup, en un frisson qui la laissait immobile et glacée.

À présent, elle refusait de sortir, voulait rester seule, se tenait dans sa chambre la plus grande partie de la journée ; et la nuit, après la lampe éteinte, elle ne dormait pas, le coude dans l’oreiller, le front sur le poing, regardant droit devant elle, quoi donc ? elle ne savait pas, rien, l’ombre ; et, comme entre deux mâchoires d’étau, elle se sentait prise entre ces deux convictions, entre ces deux certitudes, qu’elle ne pouvait pas ne pas épouser le baron Jean et qu’elle ne pouvait pas l’épouser. C’était ainsi : noces inévitables, noces impossibles. Impossibles, pour quelle raison ? Elle ne trouvait pas de réponse. Est-ce que toutes les jeunes filles ne se marient pas ? est-ce que M. d’Hermelinge n’était pas digne d’amour et d’estime ? elle demeurait cruellement troublée. Si, pour épouser le frère d’Emmeline, elle avait dû s’éloigner d’Emmeline à qui la liait une si chère tendresse, elle aurait compris que ce mariage lui fût intolérable ; mais non, les deux amies ne seraient pas séparées ; où qu’ils allassent, Mme et Mlle d’Hermelinge, c’était convenu, suivraient les deux époux. Donc pas de raison. Cependant, elle sentait, elle comprenait, en une parfaite lucidité d’instinct, qu’elle ne devait pas être la femme du baron, ni d’aucun autre homme ; il lui semblait que l’hymen, pour elle, c’était l’inhabitable, l’irrespirable, qu’elle y mourrait tout de suite. Elle était devant l’union prochaine, comme un oiseau lié des pattes et des ailes et que l’on voudrait jeter dans un fleuve ; l’eau, il ignore ce que c’est ; des êtres y vivent, lui ne pourra pas y vivre, et il se débat en une affreuse épouvante. Et des colères venaient à Sophie, contre elle surtout, pas pareille aux autres, et pour elle-même inexplicable ; contre le baron, si brave cœur pourtant, si jovial compagnon : est-ce qu’il n’aurait pas pu rester au régiment ? qu’avait-on besoin de sa présence ? contre Mme Luberti, contre Mme d’Hermelinge : l’importante chose, pour l’une, d’avoir un gendre titré et, pour l’autre, de donner à son fils une riche héritière ! la noblesse, l’argent, voilà des choses dont elle ne se souciait guère, elle ! Et elle s’emportait aussi contre Emmeline ; celle-ci n’aurait-elle pas dû détester le mariage pour son amie, comme Sophie, pour son amie, l’avait détesté ? Ah ! la fausse ! l’ingrate ! Fausse ? ingrate ? pourquoi ? Sophie ne trouvait pas de motif à l’horreur qu’Emmeline aurait dû éprouver ; ne s’expliquant pas davantage celle qu’elle avait ressentie elle-même à l’idée d’Emmeline mariée.

Le jour fixé pour la noce approchait.

On voyait sur le visage de Sophie l’expression d’un effroi continu. Car, par la proximité de l’événement, les détails probables, tels que les pouvait percevoir sa virginale innocence, s’en précisaient dans sa pensée ; sans relâche, — ni sourire, le jour, ni sommeil, la nuit, — elle voyait la chambre nuptiale, le lit commun, et la menace des caresses ; elle s’imaginait le voisinage d’un corps, le contact, peut-être, d’une peau… un frisson la secouait toute ; à chacun de ses pores elle sentait la piqûre d’une aiguille de glace. Si occupé qu’il fût de son bonheur prochain, le baron ne put s’empêcher de remarquer les froideurs, les pâleurs, avec des yeux effarés, de sa fiancée devenue en peu de jours si différente d’elle-même ; il pensa qu’elle était malade ; il serait peut-être bien de remettre le mariage ; il consentirait à attendre une ou deux semaines de plus. Mais Mme Luberti insista avec une grande vivacité pour qu’il n’y eût aucun ajournement. C’est très fréquent et très naturel, ces peurs de jeune fille, sur le point d’un aussi grand changement dans la vie. Si on les écoutait, ces gamines, on ne les marierait jamais ! La mère de Sophie avait peut-être quelque raison, qu’elle n’avouait pas, de précipiter les noces. Et il fut fait selon sa volonté. Le mariage eut lieu à la date fixée.

Ce fut avant midi, un clair jour d’automne ; le soleil, à travers les vitraux, illuminait l’église ; pendant que, sa pâleur excusée par la blanche transparence du voile, et refoulant en un effort de volonté dont elle ne se serait pas crue capable le râle d’angoisse qui lui montait à la gorge, Sophie, à travers les invités, un peu vite, avec une hâte d’abréger un supplice que tant d’autres supplices, hélas ! devaient suivre, marchait vers le chœur resplendissant d’or et de cierges, il lui sembla, dans une douceur bientôt changée en amertume, qu’elle reconnaissait ce soleil dans la nef, ce soleil sur la sainte nappe, et les lumières de l’autel doré ; elle retrouvait, revoyait quelque chose de délicieux ; elle se sentait vivre en une joie ancienne, renovée ; vêtue de blanc comme aujourd’hui, elle s’était avancée jadis dans cette église, sous la clarté, mais alors, si heureuse… La réalité présente la reprit, lui serra le cœur ; ce fut comme on tombe qu’elle s’assit dans le fauteuil des mariées.

Pourtant, durant la célébration des rites, tandis que chantait majestueusement la voix nuptiale de l’orgue, ou que le prêtre, après s’être incliné devant le rétable, se retournait vers les époux, ou que tintait la sonnette qui ordonne l’agenouillement, elle, les yeux baissés vers le tapis des marches, — inconsciemment peut-être, peut-être demandant à la résurrection d’une heure exquise la force de subir l’heure affreuse, — elle évoqua la cérémonie d’autrefois ; le voile sur son front, sur ses bras, sur toute elle, était comme une caresse consolante qui l’enveloppait du passé, l’isolait des actuelles tristesses ; et voici que, dans une réalisation de souvenir, elle sentait des ferveurs passionnées lui monter du cœur aux lèvres, des rêveries de paradis où s’aiment des couples angéliques s’épanouir dans son esprit, et, au moment où l’officiant lui donna la patène à baiser, au moment où la réminiscence de l’incarnation divine mettait en elle une chaleur dévoratrice qui l’avait déjà brûlée, tout à coup, sous un grand jet de rayons en touffe, elle se retourna pour étreindre Emmeline ! C’était le baron Jean qui était à côté d’elle, tenant levé l’anneau que le prêtre avait béni et qu’elle porterait à son doigt.