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Méphistophéla/01-3

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E. Dentu (p. 109-142).
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III

Après la belle humeur du repas familial, et les violons muets, et tous les invités partis, s’établit la douce paix nocturne ; entre le bruit d’une petite pluie fine et pressée qui battait les vitres, la maison, dans son calme, s’isolait ainsi qu’une île de silence.

Il y eut des pas le long du mur, dans le corridor qu’une lampe opaque, descendant du plafond, tendait partout comme d’une très diaphane mousseline ; le baron Jean s’arrêta devant une porte et heurta, du doigt ? non, d’une touffe de fleurs d’oranger qu’en sortant de l’église il avait détachée de la robe nuptiale. Imagination peu subtile, superstition presque niaise ; c’était grâce aux chastes fleurs pas ouvertes, sœurs de la vierge encore, qu’il entrerait dans la chambre de l’épouse, où s’épanouirait l’enchantement mystérieux de l’hymen ; et cette idée, puérilement tendre, qui ressemblait à un souvenir de romance sentimentale, qui aurait fait sourire les gens d’esprit, c’était touchant, en ce grand gaillard robuste, un peu grossier, pas compliqué ni élégiaque, simple comme un héros.

Pas de réponse.

Il ne faisait qu’un bien léger bruit, ce choc des grêles boutons contre le bois du battant. Sans doute Sophie n’avait pas entendu. L’époux heurta encore, le plus fort qu’il put, avec précaution cependant, pour ne pas briser les fleurs. Cette fois, Mme Sophie d’Hermelinge (il se disait ce nom à lui-même, d’une voix très basse, qu’il écoutait avec délices, parce que ce double nom, c’était elle et lui, mêlés, c’étaient leurs deux tendresses en un seul bonheur indivisible), cette fois, sa femme (il pensait aussi : ma femme !) répondrait sûrement : « C’est vous, mon ami ? » ou bien : « C’est vous, Jean ? » puis ajouterait, après un silence qui a un peu peur : « Venez, oui, venez ». Un infini contentement entrait en lui à l’idée qu’il posséderait toute et pour toujours cette belle et jeune créature. Il n’était pas de ceux, trop subtils, qui usent leurs émotions à les vouloir raffiner, ou les dispersent en des minuties d’analyse ; il éprouvait en bloc. Amoureux et marié, il ne voyait que cela, il était heureux, tout l’être épanoui, et ses yeux se mouillaient de bonnes larmes. En même temps, quelque crainte aussi. Une demoiselle comme Sophie, bien élevée, timide malgré ses airs de bon garçon, et ne sachant rien de rien, — que Mme Luberti parlât à la mariée, lui expliquât les choses, il ne l’avait pas voulu, il trouvait ça bête, il y a le mari, que diable ! — une demoiselle de dix-sept ans, ça n’a rien de ressemblant, grâce à Dieu, aux coquines des villes de garnison qui, depuis longtemps, ne s’étonnent plus. Il se demandait s’il ne paraîtrait pas grossier à cette candeur, brutal à cette délicatesse. Toucher à une jeune fille, sans lui faire mal, ce ne doit pas être aisé ; c’est encore plus cassant que de la porcelaine fine ou du cristal, la naïveté, la faiblesse d’une vierge ; et lui, il se connaissait : pas un comme lui pour briser les verres ou les assiettes. Mais il userait de tant de précautions ! Il aurait des doigts d’ouate, moins sentis que le frôlement d’un flocon de neige pas froide ; et il prenait, en sa bonté, en son effroi de faire peur, des résolutions d’épargner, d’étreindre comme on berce, de caresser comme on endort, d’atténuer le baiser jusqu’à des légèretés de souffle…

Sophie n’avait pas répondu. La pensée qu’elle s’alarmait, redoublait la timidité du baron Jean. Il se demandait s’il oserait entrer avant qu’elle eût dit : « Oui, mon ami, venez. » Allons donc ! sacrebleu, un soldat ! et, rassemblant son courage, il saisit le bouton de la porte, poussa le battant, — oh ! pas très fort, pas fort du tout — et lentement entra ; alors, quand il eut vu, dans la pénombre de la chambre, devant les bûches flambantes, la blancheur du peignoir où s’enveloppait sa femme, tous les sains désirs du conjugal amour, toute la fierté des honnêtes possessions, lui montèrent à la gorge en une bouffée de joie ; sa rude face était rayonnante.

La mariée ne bougeait point.

Il s’approcha, sur la pointe des pieds, s’agenouilla devant le fauteuil, tendit les mains comme pour prier ! vraiment, il y avait de la piété dans sa tendresse.

Quelques minutes passèrent. Il se sentit fâché, presque. Pourquoi ne se tournait-elle pas vers lui, ne le regardait-elle pas avec un sourire ? elle avait les yeux clos en son visage très pâle. Comment, cette mélancolie des jours qui avaient précédé le jour des noces, elle la gardait encore ? Il avait compris qu’elle cessât de rire dès qu’avait été plus proche l’heure auguste de l’hymen ; il n’avait pas désapprouvé, tout en la jugeant excessive, la réserve souvent morose qu’elle avait montrée ; mais, enfin, il ne faut pas pousser les plus délicats sentiments à l’extrême. Ils étaient unis, ils étaient seuls. Si peureuse qu’elle fût du baiser prochain, si farouche que se rétractât la sensitivité de sa jeune pudeur, elle aurait bien pu, puisqu’elle l’aimait, puisqu’elle était bonne, le regarder un peu, lui dire une parole. Oh ! par quels mots, dont elle ne s’effraierait pas, déciderait-il à se lever, ces paupières, à s’entr’ouvrir, ces lèvres ? des mots, il n’en trouvait pas, ou bien ceux qu’il trouvait lui paraissaient trop hardis ; après un long silence, ainsi qu’on éveillerait, lentement, sans secousses, une convalescente, il effleura de sa bouche la main, la chère main fine et pâle que Sophie allongeait sur le bras du fauteuil.

Comme on bondirait brûlé d’un fer rouge, la jeune fille sursauta dans son peignoir serré contre elle en des bras éperdus et se jeta au fond de la chambre ; le dos au mur, les mains croisées sur sa poitrine, blême, hagarde, elle ouvrait démesurément les yeux ; et, dans son attitude de bête acculée qui voudrait mordre et fuir, dans ses yeux fixes, il y avait une telle expression d’inexorable effroi que le baron Jean, comme après un coup de massue sur la tête, faillit choir en arrière, les mains ballantes, en balbutiant : « Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! qu’avez-vous, Sophie ! oh ! mon Dieu ! » Et le désespoir le traversa que jamais, à aucune heure de sa vie, il n’oublierait le regard dont Sophie le regardait en ce moment.

Mais, voyons, elle était malade, ou folle. Ne lui avait-on pas dit que, toute petite, elle avait eu des attaques de nerfs, des convulsions ? Il se remit, se rapprocha, de quelques pas seulement, parla d’une voix très douce. Il avait bien deviné, n’est-ce pas ? elle souffrait ? oui, c’était parce qu’elle souffrait qu’elle avait ce visage sinistre ; il n’était pas possible qu’elle eût contre lui, véritablement, l’espèce de rage et d’épouvante qu’elle montrait. Hélas ! il l’aimait tant qu’il était digne d’amour, non de haine ! Avait-elle besoin de quelque chose ? voulait-elle qu’il appelât les domestiques, qu’il éveillât Mme Luberti ? Non, elle avait raison, il la soignerait, lui, mieux que tout le monde. Ah ! que c’était cruel ! une nuit où devaient tenir tous les bonheurs rêvés, et où il n’y avait eu place encore que pour une telle tristesse : Sophie malade. Mais cela ne serait rien, cela passerait vite ; si elle consentait à lui dire ce qu’elle avait, où elle avait mal, il imaginerait quelque moyen de lui porter secours, de la guérir. Comment ? elle ne voulait pas s’expliquer ? pourquoi ne voulait-elle pas ? Mais c’était peut-être sa maladie, justement, qui la faisait se tenir ainsi, silencieuse avec l’air mauvais ; tout à l’heure, remise, elle ne serait plus méchante. Ce qu’il y avait de plus pressé, c’était de ne pas la laisser là, debout contre le mur. Elle allait se coucher sur le lit, tout habillée, elle serait beaucoup mieux sur le lit ; il s’assoierait à côté d’elle, ne parlerait pas, si elle ne voulait pas l’entendre parler, ne la toucherait pas, si cela l’importunait qu’il la touchât. Oh ! elle pouvait être tranquille ! il ne ferait rien dont elle pût s’alarmer, et elle s’ensommeillerait doucement, dormirait quelques heures, aurait de bons rêves pendant que lui, comme une maman qui veille son bébé, la regarderait dormir, et après le repos, elle s’éveillerait calme, souriante, étonnée d’avoir eu du mal, n’en ayant plus, heureuse… Adoucissant jusqu’à de maternelles câlineries la rudesse de sa voix et l’énergie coutumière de son geste, il voulut la prendre par la manche du peignoir pour la conduire vers le lit ; mais dès qu’il étendit la main, les dents de Sophie claquèrent affreusement, et ses yeux plus écarquillés dardaient l’éclair froid d’une plus menaçante horreur.

Alors il se dressa et, après un coup de poing sur le marbre, dont tremblèrent les candélabres de la cheminée, il cria entre des jurons :

— Tu me hais ! tu me hais ! misérable fille, tu me hais !

On eût dit qu’elle le défiait, du même regard terrible ; il faillit se jeter sur elle !

Il se contraignit, il s’écarta, les phalanges aux dents ; il se mit à marcher furieusement du mur au mur, à l’autre bout de la chambre ; s’il était resté près de Sophie, il l’aurait peut-être tuée. En allant, en venant, il sacrait, il bégayait :

— C’est cela. J’y vois clair. Tu ne m’aimes pas. Tu ne peux pas me souffrir. Malade ? ah ! bien oui. Si je n’étais pas là, moi, ton mari, à côté de ce lit où j’ai le droit de te coucher, tu ne grincerais pas des dents, et tu sourirais et tu rirais. J’aurais dû me douter de ce qui arrive d’ailleurs ! Ce n’était pas l’air d’une fiancée éprise, l’air que tu avais ces jours-ci. J’étais bête, parce que je t’aime ; puis on me disait que toutes les demoiselles s’inquiètent de la nuit des noces, de l’inconnu qu’il y a pour elles dans l’amour ; qu’elles ont peur du mariage tout en le désirant.

Triple brute que je suis ! Ce n’est pas du mariage que tu avais peur, c’est du mari. Mais, sacré mille tonnerres ! puisque je te fais horreur, pourquoi m’as-tu épousé ?

Il s’arrêta pour lui dire, en face, pas de trop près :

— Parle, réponds, je veux que tu répondes, pourquoi m’as-tu épousé si tu ne m’aimes pas ?

Elle demeurait toujours sans parole, sans mouvement, avec des yeux de folle. Exaspéré, frappant du pied, trépignant presque, il reprit :

— Tu m’entends ? tu entends ce que je te demande ? tu vas répondre, j’espère ? Ah ! réponds ! Si tu ne réponds pas, prends garde !

Le même silence, la même furieuse immobilité. Il n’y tint plus, il s’élança sur elle :

— Tu parleras ! tu parleras !

Mais, tout près de Sophie, le courage lui manqua, il ploya les jarrets, il sanglota.

— Oh ! pardonne, je crie, je m’emporte. J’allais te faire du mal, moi qui t’adore ! Mais enfin, aussi, tu es là, tu ne dis rien, et tu me regardes d’une si affreuse façon. Oh ! je ne menace plus, non, je te prie, je te supplie, je te conjure, je t’implore, parle-moi, dis un mot, un seul mot. Dis-moi que je me trompe, que tu ne me détestes pas ; ou, si tu me détestes, explique pourquoi. Je veux savoir ce que j’ai qui te déplaît. Ah ! Dieu, tout ce qu’il te plaira que je sois, je le deviendrai pour que tu sois contente, pour que tu n’aies plus cet air de cruauté et de colère. Si tu savais tout ce que j’ai pour toi de douceur dans le cœur, mon trésor, ma chérie, ma femme ! Pour te faire un plaisir, je mourrais si tu voulais ; pour t’épargner un chagrin il me semble que j’aurais le courage de vivre sans te voir. Ah ! j’ai trop d’amour pour que tu n’en aies pas un peu. Viens, sois bonne, ne me déteste pas. Enfin, pense, je t’aime, nous sommes seuls, et c’est notre nuit de noces !

Avec ces paroles, avec d’autres encore, balbutiantes, pleurantes, il marchait vers elle, sur les genoux, et, sans emportement, avec une craintive tendresse, il lui mit autour de la jupe ses bras.

Mais elle le repoussa d’une détente de sa jambe en pleine poitrine ; le coup fut si rude qu’il manqua de choir à la renverse.

Il se leva, fou de colère enfin.

Mais elle avait eu le temps de se précipiter vers la fenêtre et de l’ouvrir : elle se serait jetée dans la rue, si, d’une main, par les cheveux et, de l’autre, par le milieu du corps, il ne l’eût saisie, enlevée, emportée vers le lit où il tomba sur elle.

Alors, la tenant ferme, avec l’éperdu effroi, car il l’aimait tant, de l’avoir vue si proche de la mort, avec la rage aussi de la sentir si rebelle à son amour, il la serra contre lui et se serra sur elle. À travers les étoffes, il sentait la chair qui lui était due. Ah ! sa colère exaspérait le désir si longtemps contenu par le respect des fiançailles. Il la tenait ! il la tenait ! maintenant il la tenait. Il fermait les yeux de peur de voir l’affreux regard fixe, mais il lui venait, de ce corps sous son corps, de toute cette roideur qui s’opposait à l’hymen, et de cette bouche qui grinçait des dents, qui ne criait pas, qui crissait, et de cette gorge sans battements, et de ces cuisses closes comme par une catalepsie, une furieuse convoitise d’opprimer, de tordre, d’enfoncer, d’ouvrir. Si elle avait proféré une plainte, si elle lui avait dit : « De grâce, » ah ! comme il l’aurait laissée, comme il serait tombé devant le lit en demandant pardon, et comme il aurait été heureux de l’espoir qu’un jour, plus tard, quand elle aurait voulu, elle eût entr’ouvert ses lèvres souriantes. Mais non, la résistance d’un marbre, de qui l’immobile insensibilité serait faite de haine, voilà ce qu’il avait entre les bras, et, dans un hasard de menace ou de prière, — il faisait des gestes qui étaient de la fureur ou de la supplication, qui étaient ces deux emportements mêlés, — il écarta la mousseline du peignoir : il eut, devant lui, les seins ! Il avait touché, il vit cette chair froide et féroce de jeune fille, cette chair qu’il voulait, qui était à lui. Et il s’animalisa. Tout ce brave homme n’était plus qu’un mâle. Pourtant des pensées mêlées à des instincts : qu’elle était horrible, qu’elle l’obligeait à cette dureté, qu’elle ne voulait pas ayant consenti, qu’elle se refusait s’étant accordée, et qu’elle avait préféré mourir à lui appartenir, et qu’il avait deux fois le droit de la prendre, l’ayant épousée et l’ayant sauvée ; puis, en une douceur, que, peut-être, c’étaient les suprêmes effrois de la vierge, attendrissements, demain, de l’épouse, ces refus, ces courroux, ces mépris… N’importe, cette peau qu’il avait touchée, il la voulait. Oh ! comme il la voulait ! Il arracha le peignoir, il arracha la chemise, il arracha ses propres vêtements. D’une main, toujours, la tenant, elle ! il était nu sur sa femme nue, qui se taisait, avec le va-et-vient, seulement, des dents contre les dents. Il l’opprima, l’écrasa sous une pesanteur de bœuf qui se rue ! et, d’un double écartement forcené, irrésistible, il obligea la vierge à subir l’intromission triomphale de l’époux. Elle ne proféra pas un soupir, n’eut pas une seule plainte ; ses dents, sous ses lèvres jointes, avaient cessé de grincer, c’était plus affreux. Lui, il s’acharnait sur cette muette, sur cette immobile, avec la véhémence, plus éperdue d’être sacrilège, d’un violateur de tombe, qui voudrait obliger une morte à la résurrection du plaisir. Épouvantablement, il s’acharnait. Il mettait, ce soldat, dans ce déchirement, dans ce défoncement, une furie d’assaut ! Sa victoire ne s’achèverait que dans l’aveu de la défaite ! Mais, pas même en un cri d’horreur, pas même en un sanglot, cet aveu, il ne l’obtenait ! et il se ruait sur la martyrisée avec des ahans de bourreau que saoule le sang des tortures et qui exulte dans les supplices. Tant qu’enfin, comme un ivrogne tombe, il succomba à côté d’elle, dans un sommeil de brute.

Il y eut dans la pénombre de la chambre, hélas ! nuptiale, un long silence entre le petit bruit de la pluie sur les vitres.

Enfin, Sophie, restée là sur les draps comme une assassinée, remua, se dressa, s’assit. Elle avait sous les paupières l’horreur infinie d’un retour d’enfer. Elle ferma les yeux comme on fait quand on veut penser plus profondément. Elle demeura assez longtemps ainsi. Puis, très vite, elle tourna le regard vers l’homme qui dormait à côté d’elle ; un zigzag froid lui courut les reins. Les yeux refermés, elle pensait de nouveau avec un effort qui lui ridait toute la face. Elle avait l’air d’une ressuscitée, épouvantée encore d’avoir été morte, qui voudrait se rappeler les affres de l’agonie et du sépulcre. Après quelques instants, elle glissa du lit sur le plancher, sans bruit, comme un linge tombe. Elle prit sa chemise, son peignoir, se rhabilla. Maintenant elle avait les gestes résolus et méthodiques d’une somnambule. Elle ne se hâtait pas. Elle prenait son temps. Quand elle fut revêtue, elle marcha vers la porte. Avant de l’ouvrir, elle tourna encore le regard vers l’alcôve, considéra celui qui était endormi ; il lui jaillit des yeux un éclair de féroce haine ! on eût dit qu’elle allait se précipiter sur l’époux qui l’avait vaincue. Elle se maintint, elle ouvrit silencieusement la porte, se trouva dans le couloir, descendit l’escalier du second étage. Elle dut passer devant la chambre de sa mère ; elle continua son chemin, toujours silencieuse. Les fantômes traversent ainsi les maisons endormies. L’autre escalier, cherché à tâtons, s’offrit. Elle descendit encore, longea le mur du vestibule, décrocha les chaînes de la porte d’entrée. Elle était dans la rue où la pluie persistante battait les pavés. Alors, quand elle fut hors de la demeure, hors de la famille, hors de l’hymen, un cri lui partit de la poitrine, un cri suivi de sanglots, comme l’épargne jaillit d’un sac crevé ; et, brusquement, sans savoir vers où, elle se mit à courir, ses cheveux et ses manches agités derrière elle ; elle ne s’arrêtait pas, même essoufflée, elle fuyait blanche et blême, sous la lune çà et là entre la pluie, et à chaque instant, sans ralentir sa course, elle mettait ses deux mains au bas de son ventre, où elle sentait comme une lourdeur la honte douloureuse de la plaie nuptiale.

Voilà donc ce que c’était, le mariage ! voilà ce que c’était, un mari ! un homme en chemise, avec une rudesse de peau et de poils, tombe sur une jeune fille, s’étend sur elle, l’étouffe, la déchire, et, s’il a dit entre deux syncopes : « Je t’adore, » il pense qu’il a payé en amour les dégoûts de la vierge. Il est comme l’acheteur d’un champ qui, enfonçant dans le sol le fer de la charrue, attendrait les remerciements de la terre labourée ; et cela enfante, cette terre !

Sophie, le long des maisons, s’en allait ; la pluie, elle en voulait bien ; cette eau du ciel la lavait de l’étreinte maritale, lui ôtait de la poitrine, du ventre, des cuisses, la chaleur de l’accouplement ; il lui semblait qu’elle était délivrée, par l’ondée, d’une peau sur sa peau, même de sa propre peau déshonorée ; elle avait l’impression d’un arrachement frais. Elle s’en allait, elle se précipitait comme une bête qui secoua la selle et le mors, — plus vite quand elle croyait sentir, dans l’illusion d’une pesée, l’assaillement opiniâtre de l’hymen ; et son mal entre les jambes éperonnait sa fuite.

Toute son horreur détestait la masculinité triomphante ! elle avait eu, c’était épouvantable, la bouche de cet homme sur sa bouche, les dents de cet homme sur ses dents. Ah ! comme elle comprenait, à présent, comme elle approuvait son instinctif effroi des noces et des nuits matrimoniales. Ah ! mon Dieu, Emmeline ! Emmeline, si on l’avait mariée, aurait dû subir, elle aussi, ces exécrables outrages. Sophie était presque heureuse, en son désespoir, d’avoir été, elle, la victime ; la vision de son amie souffrant comme elle avait souffert elle-même, lui était si effrayante qu’elle se réjouissait presque du mal que, seule, elle avait supporté ; il lui semblait, en un étrange besoin de sacrifice, comme réalisé d’être si ardent, qu’elle avait été, cette nuit, une remplaçante, qu’elle s’était substituée ; elle avait l’orgueilleuse joie d’une hostie expiatoire. Mais la fierté chimérique du dévoûment ne l’emportait pas sur les affres réelles. Elle sentait toujours à son flanc la pesanteur de l’ignominieuse blessure. Elle aurait voulu être morte. Après cet homme sur elle, de la terre sur elle, le cercueil après ce lit. Elle eût aimé, dans le caveau mortuaire, la lampe de la chambre conjugale ! La toile des draps lui aurait plu, linceul ! Saleté pour saleté, le rampement des pourritures doit être moins puant que le baiser de l’homme.

Tandis qu’elle fuyait toujours le long des maisons, elle se demandait, dans le tumulte de mille pensées, comment elle mourrait. Se tuer, certainement, mais de quelle façon ? Ce qu’elle aurait voulu, c’eût été de l’eau fraîche, très pure, très claire et profonde, où l’on se nettoye en même temps qu’on y meurt. Elle se sentait si souillée, qu’elle avait un amour de cette propreté, de cette espèce d’innocence physique, qu’il y a dans l’eau. La pluie exaspérait, en le satisfaisant à demi, son besoin d’être nette. Mais, une rivière où l’on se précipite, où l’on surnage ensuite avec des langueurs d’Ophélie, elle n’en trouverait pas ; la Seine ? très loin ; pourtant, mourir, n’être plus, voilà ce qu’il fallait. Eh bien ! n’importe comment, elle mourrait : on peut se briser le front contre un mur, s’étrangler soi-même avec des mains qui ne lâchent pas prise, s’étouffer d’un mouchoir dans la bouche ; et la paix de la tombe est la même après les diverses morts. Justement elle se trouva devant la voie du chemin de fer. Même aux heures nocturnes des trains passent. Se hisser par-dessus la haie et se coucher sur les rails, attendre la locomotive avec son œil au ventre, tout rouge dans la nuit, être brisée, rompue, aplatie sous le tonitruant passage de la machine et des wagons, puis ne plus penser, ne plus se mouvoir, espèce de chiffon de chair sanglante, c’était possible, c’était offert ; et, folle à cause du lit derrière elle, elle allait franchir la haie, lorsque elle se souvint d’Emmeline. Déjà, pendant les hideurs de cette nuit, pendant cette fuite vers le salutaire trépas, elle avait songé à la très pure et très douce enfant qui, à cette heure, dormait, sans mauvais rêves, en son lit de jeune fille, inviolé. Oui, souvent, dans ses angoisses, la pensée de son amie s’était glissée comme il entrerait de l’aurore dans une chambre pleine de ténèbres et de spectres. Mais elle l’avait repoussée, de peur d’y trouver trop de charme et d’alanguir en cette douceur, en les réminiscences tendres de leur enfance, la force de chercher dans la mort l’oubli de l’abominable hymen. Elle ne voulait plus aimer la vie ; il fallait donc qu’elle écartât de son esprit et de son cœur le seul être qui la lui rendait chère. Mais, maintenant, si près d’accomplir la résolution fatale, si près d’être une morte, — car, peut-être, à peine couchée en travers des rails, entendrait-elle le train se précipiter avec des roulements de foudre et des crachats de cratères, — elle ne pouvait s’arracher à la caresse des heureux souvenirs ; elle revoyait la chère mignonne, si blonde et si jolie, et leurs courses à travers bois, et leurs jeux dans les jardins, et, dans le hamac de la maisonnette, leurs siestes de petit mari et de petite femme. Ce mot « mari », — car la rêverie profère en silence des mots entendus pourtant, il semble que l’esprit se parle à voix très basse, — aurait dû la troubler, l’irriter ; au contraire, un contentement lui venait parce que, dans ce mot, à l’idée de mariage, se mêlait l’idée d’Emmeline ; et rien, dès qu’Emmeline y mettait de sa grâce, ne pouvait plus être laid ni cruel, comme par la présence d’un ange l’enfer deviendrait paradis.

Sophie comprit qu’il lui serait impossible de mourir sans avoir vu Emmeline une dernière fois ; elle avait besoin d’emporter un peu de cette clarté dans le grand voyage sombre.

Oui, la voir.

À cette heure ? Comment ?

Dans une rapide clairvoyance, elle songea que tout le monde dormait, des deux côtés du double jardin, dans les maisons voisines ; que le baron Jean, saoul de sa sale victoire, cuvant son ignoble joie, n’avait pas dû s’éveiller ; elle reviendrait chez elle, — elle se rappela qu’elle n’avait pas repoussé le vantail — traverserait les jardins ; quant à entrer chez Mme d’Hermelinge, rien de plus aisé ; à cause de la grille solide, et des hauts murs hérissés de chardons de fer, on négligeait presque toujours de fermer la porte-fenêtre du perron et, de l’autre côté de cette porte, Sophie n’aurait pas besoin de lumière pour trouver la chambre d’Emmeline. Elle revint très vite sur ses pas, le long des murs.

La pluie n’avait pas cessé de tomber, fine et drue. Tout à l’heure, en s’enfuyant, Sophie s’était déjà réjouie de l’averse, mais elle ne s’était pas sentie assez mouillée, comme si sa fièvre buvait l’eau. À présent son peignoir l’enveloppait d’une caresse glacée qui lui était agréable, l’apaisait, la rassérénait, lui mettait sur le corps — sur son triste corps meurtri — une sensation de propreté, de santé, lui mettait aussi dans l’esprit une fraîcheur pure ; de sorte qu’elle se demandait si ce bien-être lui venait de la pluie ou de la proximité de voir Emmeline.

Au moment d’entrer dans le vestibule de sa maison — obscur de ténèbres opaques, — une terreur la saisit. Si le baron Jean ne dormait plus ! s’il apparaissait tout à coup sur l’escalier, une lampe à la main, lui, le mari, en chemise, nu peut-être, énorme ! s’il s’élançait sur elle, l’enlevait, l’emportait, la recouchait sous l’exécrable viol conjugal, la touchant partout avec ses grosses mains où il y avait des poils, lui couvrant toute la bouche d’un baiser très large, qui souffle ? Elle fut sur le point de s’enfuir de nouveau. Mais non, personne, l’ombre, le silence. Elle entra, tâtonna, descendit dans le jardin, suivit très vite l’allée qui conduisait d’une maison à l’autre. Selon l’habitude, la porte du perron n’était pas close. Sophie n’eut qu’à pousser le battant de verre ; elle fit quelques pas, sans bruit, rencontra de la main un bouton de cuivre, et avec la furtivité lente d’un chat qui se glisse par un entre-bâillement pénétra dans la chambre d’Emmeline. D’abord elle ne distingua rien, à cause de tous les rideaux fermés et de la veilleuse presque morte. Mais, parfum et murmure d’haleine, il y avait dans cette chambre de jeune fille une odeur de fleur avec un petit bruit d’abeille.

— Si je l’éveillais ?

Oh ! non, Emmeline serait si surprise, aurait si grand’peur peut-être ; puis, que lui dire ? comment lui expliquer cette présence nocturne, ce peignoir humide de pluie ?

— Je la regarderai seulement, je lui dirai adieu sans qu’elle m’entende, et je m’en irai pour toujours.

Pour la voir il fallait écarter un rideau, celui de la fenêtre qui était en face du lit ; pendant les nuits les plus noires, il y a un peu de jour dans l’air. Sophie, très silencieusement, longea la paroi, arriva devant la croisée, leva l’un des rideaux, qu’elle suspendit à la patère. Mais que les ténèbres étaient obscures ! Pourtant la chambre s’éclaira d’une soudaine lumière, pas très vive ; lueur de lune ou d’étoiles, entrée tout à coup ? non ; la veilleuse, dans sa petite urne ouverte sous le plafond, s’était ranimée en un grésillement ; et sur l’oreiller clair, parmi l’or tendre des cheveux déroulés, souriait en songe, pâle au front et aux joues, rose aux lèvres, le visage d’Emmeline. Le drap montait jusqu’au menton. Que c’était joli, ce visage d’enfant, rose et pâle, dans ces touffes blondes.

Autour du lit de fer, étroit, d’où avait glissé une courtepointe de mousseline doublée de satinette bleue, la cretonne des murs et des tentures mêlait des fleurs, des papillons, des oiseaux ; il semblait qu’Emmeline dormît dans une volière fleurie ; si ces fleurs ne bougeaient point sous un bercement de brises, si ces oiseaux ne voletaient ni ne gazouillaient, c’était pour ne pas troubler la jeune fille ensommeillée. Sur les meubles, sur la cheminée, cent menus objets, gants, rubans, fanfreluches, petits coffrets de nacre, où l’on met des bonbons, paniers à ouvrage d’où pendent les laines rouges, vertes, bleues, portraits, dans des cadres de cristal, de la mère ou du frère, de Sophie aussi. Et dans un coin il y avait un autre lit, tout de dentelles et de blondes enrubannées, beaucoup plus petit, celui de la poupée qu’Emmeline avant de s’endormir avait déshabillée et couchée ; entre les bras d’une mignonne chaise s’étageaient la petite jupe, et les petits pantalons de batiste, et les bas de soie à jour, et les petits souliers de vernis noir ; par-dessus tout cela, sur la chemise pliée en quatre, le chapeau de satin bleu, un bord relevé, dressait une fantasque plume qui était une queue d’oiseau rose. En un grand fauteuil près du grand lit, les vêtements d’Emmeline étaient rangés tout comme sur la mignonne chaise les vêtements de la poupée ; on fait de même pour sa petite sœur et pour soi. Et le printemps immobile des murs, l’enfantillage souriant des menues choses éparses, entouraient de ressemblances la fraîcheur et l’innocence de la vierge endormie.

Dans cette chambre, où elles avaient passé de si bonnes heures, petites filles, puis jeunes filles (car elles venaient s’y reposer parfois, après les jeux dans les jardins, après les promenades en forêt), dans cette chambre où tout était sourire, pudeur, tranquille rêverie, — si différente de l’autre chambre, au second étage de l’autre maison, avec l’horrible lit plein d’un homme ! — Sophie sentait renaître en elle le calme et les ignorances des puériles années ; elle oubliait ce qu’elle avait appris, hélas ! Même elle s’apparaissait meilleure qu’au temps des ardentes dévotions de son adolescence et des emportements dans les poèmes et les musiques ; elle se persuadait qu’elle était, ici, tout à fait pareille à Emmeline ; et, parce qu’elle la trouvait si digne d’être aimée, elle s’aimait de lui ressembler ; pendant plus d’une heure, debout près du lit, un sourire de paradis aux lèvres, elle regarda dormir le pâle visage rose.

Puis, un étonnement lui vint, pour la première fois.

C’était singulier, enfin, cette tendresse qu’elle éprouvait pour son amie. Oui, singulier. Les jeunes filles sans doute se plaisent à rire avec les jeunes filles, préfèrent celles-ci, ne peuvent souffrir celles-là ; Sophie, en regardant de sa fenêtre passer en file deux à deux les pensionnaires des couvents et des school-houses, avait remarqué que c’était d’ordinaire les mêmes visages qu’elle reconnaissait aux mêmes rangs ; et il devait y avoir, en ces amitiés de fillettes, des besoins de ne se jamais quitter, des dévouements avec des jalousies. Mais il lui semblait qu’elle avait pour sa compagne d’enfance un sentiment que ne devaient pas connaître les plus tendres voisines de classe ou de dortoir. Peut-être une sœur chérit sa sœur comme Sophie chérissait Emmeline, et peut-être, par une étrange rencontre, à cause de similitudes ou de différences concordantes, étaient-elles, bien qu’elles ne fussent point nées de la même mère, comme deux sœurs en effet ? non ; malgré la simplicité de cette explication où elle se serait apaisée, elle ne pouvait pas croire qu’elle aimait Emmeline ainsi qu’on aime une sœur. Elle l’aimait, non pas moins, bien davantage ! autrement. Et elle s’étonnait. Autrefois, en leurs promiscuités enfantines, — petit mari et petite femme dans le hamac de la maisonnette, — en leurs emportements bientôt défaillants devant l’image sainte ou devant le muet clavier sonore, elle n’avait pas ressenti à un tel point ce trouble de ne pas se comprendre, — sauvée de l’inquiétude par l’ignorante candeur de l’instinct ; et elle renonçait vite à s’interroger puisqu’elle n’aurait pas pu se répondre. Mais, à présent qu’elle avait grandi et qu’un horrible instant l’avait faite femme, lui avait révélé le désir mâle, épouvantable, — si différent de celui qu’elle éprouvait, avec des ressemblances pourtant, — à présent qu’elle concevait, d’en avoir subi l’impudeur, la passion qui précipite les bouches sur les bouches, les flancs contre les flancs, elle se demandait, avec orgueil parfois, avec tant de trouble aussi, s’il n’y avait pas en elle adorant le sommeil d’Emmeline, quelque chose de presque pas pareil, d’analogue cependant, à l’ardeur de l’époux qui s’était rué sur elle ; et c’était comme si elle avait entrevu la chimérique possibilité d’être le mari de son amie. Oui, la concupiscence de Jean, par une étrange transposition, et malgré les naturelles décences féminines, éveillait en elle comme une clairvoyance de sa propre convoitise. Puisque l’homme étreint ce qu’il aime, pourquoi n’étreindrait-elle pas ce qu’elle aimait ? Son innocence même, qu’un seul enseignement, en sa rapide rudesse, avait rendue mal savante de la virilité, l’inclinait à des confusions ; et, parce qu’elle n’avait appris qu’en une effroyable promptitude de viol, l’amour de l’homme, parce qu’elle l’avait appris cependant, elle pouvait s’imaginer qu’un tel amour, attendri, épuré par l’impossibilité même de sa criminelle violence, n’était pas impossible en la femme vers la femme. Mais ces idées passaient vite, s’effaçaient, n’étaient plus. Puisqu’elle avait dix-sept ans, puisqu’aucune lecture malsaine ne lui avait dévoilé sa propre âme infâme peut-être, et qu’un baiser de soldat avait fait de cette enfant non pas une épouse, mais une vierge saignante, puisqu’elle ignorait tout ce qu’elle savait, son esprit ne pouvait s’arrêter à des songes voisins du crime qu’elle n’aurait pas su commettre ; et, toute, elle se laissait aller au chaste délice, si lointain du lit tortionnaire, de contempler, ensommeillée parmi les boucles blondes et sur la blancheur de l’oreiller vierge, Emmeline.

Pourtant, elle s’inquiétait, car, malgré soi, elle regardait avec une précision de plaisir les lèvres si fraîches et la si pâle joue, et un peu du cou frêle de la dormeuse. Elle avait beau chasser les étranges pensées qui, du lit conjugal, l’avaient suivie, dont la pluie nocturne ne l’avait pas délivrée, elle sentait qu’elle aimait tendrement, éperdument, désespérément, son amie. Toute la pudeur qui, de celle-ci, rayonnait vers elle, entrait en elle et la faisait pareille à cette pudeur même, ne l’empêchait pas d’être délicieusement et amèrement troublée, et elle ne savait pas pourquoi.

Un instant, elle tressaillit, elle porta très vite les mains à ses oreilles. Est-ce qu’elle allait être malade, comme au temps des crises puériles ? Elle avait reconnu, plus vague, plus ironique aussi, le petit rire dont s’inquiétait le médecin de la famille. Non, ce bruit s’éteignit. Elle ne souffrait pas. C’était avec une douceur infinie qu’elle considérait le repos, dans tous les cheveux défaits, de l’enfantine mignonne. Mais, heureuse, elle s’interrogeait encore, surprise de tant l’être.

Il arriva qu’Emmeline, soit mi-éveillée d’un bruit, soit à cause de cette instabilité d’un sommeil qui change de rêve, remua dans son lit, et, sans ouvrir les yeux, d’une inconsciente main, elle écarta le drap, en tournant, avec un soupir, sa tête vers le mur.

Les deux seins d’Emmeline étaient nus.

Parce que, si blonde, elle était un peu grasse, elle avait des seins de femme déjà, courbes tendues, fermes d’une élasticité de gonflement, blancheurs mûres où pointaient, presque pas plus roses au milieu d’un cercle presque pas rose, deux cimes fines comme celles qui interrompent la rondeur des pêches ; et un seul cheveu blond, très court, si mince, pareil à un imperceptible fil d’or, s’érigeait d’auprès d’un des bouts rosissants à peine, s’inclinait vite en une penchaison de brin d’herbe. Cette gorge d’enfant-femme, en sa montée, en sa descente, vivait délicieusement ; à cause des chaleurs du lit, une sueur, dont les gouttes de rosée s’étaient confondues, avaient flué en une tiédeur lisse, la mouillait toute, sous la veilleuse, d’une lueur.

Emmeline, après le soupir d’un réveil inachevé, se mut encore, si faiblement, s’enliza de nouveau dans le sommeil. Mais, la toile ayant suivi la pente du soulèvement, une lisse pâleur, en deçà de la gorge, le long du ventre pur, à peine renflé, glissait jusqu’au reflet mystérieux, sur le glacé comme aminci et çà et là bleuissant de la peau, d’une ombre vaguement dorée que des plis de drap, restés, voilaient comme d’une touffe de pudeurs. Et l’odeur qui sortirait d’un coffret de santal, longtemps clos, où l’on aurait enfermé des roses blanches et une seule rose-thé, émanait de cette virginité offerte en sa mi-éclosion.

Les mains aux tempes, pour y comprimer le battement des veines, et sentant, de tous les points de son corps, sa vie lui monter aux lèvres et aux yeux, Sophie contemplait cette jeune nudité ; c’étaient, en elle, des chaleurs partout et des fureurs qui voulaient s’achever en pâmoison. Se comprenait-elle ? s’expliquait-elle enfin de quel amour elle était poussée ? elle ne pensait pas, elle n’aurait pas pu penser. À peine la vague et intermittente idée qu’il avait dû éprouver, lui, le mari, l’homme, quelque chose de ressemblant à l’exquise et toute-puissante ivresse qui la maîtrisait. Elle n’était plus une conscience, elle n’était plus qu’un désir, à cause de cette gorge et de ces flancs. Pas un atome de sa chair qui n’exigeât le contact de toute cette chair. Et à ce sensuel délire aucune excuse. Elle n’admirait pas, artiste, cette beauté de vierge ; elle ne se laissait pas ravir par les innocences d’aurore qui étaient sur Emmeline comme sur de la neige une jonchée de roses ; elle convoitait, voilà tout, cette chose vivante, elle la convoitait avec une folie de bête qui a faim. Le monstre qui, de tout temps, fut en elle, en voulait sortir et se satisfaire. Enfin se précisait, — parce qu’Emmeline en dormant avait écarté ses draps, — l’instinctive passion qui, toujours, dès l’enfance, tortura Sophie, qui l’avait jetée sur son amie, le jour de la première communion, dans la cérémonie presque nuptiale. Que le rut marital lui eût révélé, par le désir qu’elle avait fait éprouver, la vraisemblance d’éprouver elle-même un désir analogue, c’était probable ; elle ne réfléchissait pas ; elle prenait, elle attirait vers soi, de tous ses regards absorbeurs comme d’acharnés tentacules, le sommeil nu d’Emmeline. Un seul sentiment un peu différent de son unique envie : la satisfaction, l’apaisement, — malgré tant de troubles encore, — d’avoir trouvé, détestable ou non, sa voie. Mais elle n’osait pas ce qu’elle voulait. À cause justement de l’excès de sa convoitise, elle craignait, — en la trouble lucidité que permettent les délires de l’instinct, — d’épouvanter, de meurtrir celle qui était l’objet de cette convoitise. Elle avait peur aussi du réveil étonné de ces yeux d’enfant ; que répondrait-elle à son amie disant : « Tu es là ? ah ! mon Dieu, pourquoi es-tu là ? que veux-tu ? laisse-moi, va-t’en ! » Imposer à Emmeline — car elle se sentait forte, avec des virilités dans les bras, — une minute ressemblant à la nuit de noces qu’elle avait subie, elle, Sophie, cela lui apparaissait comme tout à fait impossible. Ce sont les hommes qui sont les violents, qui sont les brutes ! Pour la première fois, l’idée la traversa que l’enlacement féminin pourrait avoir, des masculines caresses, tout ce qu’elles ont de tendre, sans rien avoir de ce qu’elles ont de déchirant. Être un époux avec des douceurs d’amie ; être la force qui ne fait point de mal, qui veut, non moins que sa propre joie, la joie de l’adorée, cette possibilité lui apparut, lointaine, mais si douce ! elle n’entendrait pas, sous sa bouche, grincer les dents d’Emmeline, comme ses dents à elle avaient grincé sous la bouche de l’homme. Elle consentait aux mansuétudes, aux attentes, calmée par la prière d’épargner qui émanait de cette tendre chair immaculée. Mais elle ne pouvait pas ne pas aimer ce corps qu’elle se refusait ! elle regardait les deux seins nus et le lisse ventre, si pur, et le reflet de l’ombre. Au désir d’étreinte succédait une espérance de frôlement, peut-être parce que, en ses sens prompts, l’outrance même du désir en avait amené, dans une inconsciente pâmoison, l’attendrissement : elle voulait moins, d’avoir trop voulu ; elle voulait cependant, en sa concupiscence alanguie ; et, très lentement penchée, avec la légèreté d’un souffle sur le sommeil d’un berceau, elle effleura de ses lèvres l’un des seins endormis et vivants, celui dont la cime à peine rose était traversée de l’ombre d’un seul cheveu pareil à un imperceptible fil d’or.

Toute la croisée, en un fracassement de boiseries et de vitres, tomba sur le tapis. Jean d’Hermelinge était debout sur le rebord de la fenêtre, à peine habillé, en manches de chemise, et faisant claquer, comme un valet de chiens, un court fouet à la courroie durcie de nœuds. Quel fouet ? celui dont le cocher fouaillait les bulls-dogs et qu’on accrochait près du perron, à la porte de l’écurie ; Jean avait pris ce fouet ; et il se jeta dans la chambre ! se rua, un bras en l’air, sur cette femme qui s’était penchée vers le sein d’une femme. « Chienne ! chienne ! chienne ! » Tandis qu’Emmeline, éveillée en sursaut, affolée de surprise et d’effroi, poussait comme en un cauchemar de petits cris plaintifs, il avait empoigné Sophie et, la tenant ferme, il la flagellait à grands coups de courroie noueuse. Elle geignait sous la douleur ! elle voulait fuir ! mais, le poignet serré comme entre deux mâchoires d’étau, elle ne pouvait que tourner ; il tournait derrière elle, la flagellant encore. « Chienne ! chienne ! » Maintenant, il frappait moins précipitamment, à coups réguliers, avec une méthode d’exécuteur, et, à chaque coup, ce mot « chienne ! » rythmait d’outrages le supplice. Sous le fouet, la chair apparut entre les loques du peignoir et de la chemise ; il fouetta la chair nue de Sophie hurlante enfin. Lacérée, rayée de rouge et de bleu, elle saignait, cette chair ! il la fouettait, plus lentement encore, levant plus haut le bras pour que la retombée de la courroie fût plus violente et plus déchirante. La douleur, causée par les infatigables étrivières, fut telle que, d’un élancement irrésistible, la martyrisée s’échappa de la poigne qui l’étreignait ; elle tomba de tout son long sur le ventre ; en l’impuissance de sa rage, elle mordait et mangeait la laine du tapis ; alors, il rompit le manche du fouet sur son genou, et il cracha sur cette femme presque nue qui battait l’air des jambes et des bras, et d’un coup de pied, qui eût éventré une bête, il l’envoya rouler contre le mur où le crâne sonna sur le bois de la plinthe.