Aller au contenu

Méphistophéla/01-4

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 143-154).
◄  III
V  ►

IV

Il eut l’impression de s’éveiller tout à coup. Que faisait-il, là, dans les ténèbres grises de l’avant-matin, devant cette table, à la porte d’une espèce de cabaret où flambaient encore des becs de gaz ? Il regarda autour de lui. À sa droite, le chemin de fer. Des débits de liqueurs ne ferment pas, près des gares, en prévision des arrivées nocturnes. Il se rappela, vaguement d’abord, ce qu’il avait fait, ce qui était arrivé ensuite : l’apparition des deux mères et des domestiques appelées par les hurlements de Sophie et les plaintes d’Emmeline. Il n’avait pas osé dire de quel abominable vice, de quel crime il avait châtié sa femme ! Ces mots seulement, avec la fiévreuse voix saccadée encore d’un délirant qui se calme : « Maman, emmène Emmeline, couche-la dans ton lit, et ferme la porte à double tour. Vous, madame, emportez votre fille et faites-en ce que vous voudrez ; si elle crève, tant mieux. » Après, à travers toutes ces femmes épouvantées, qui ne comprenaient pas, qui interrogeaient avec les bras au plafond, il était sorti ; il avait longtemps marché, sans penser, avec un instinct seulement de ne plus être là ; puis, tous les membres rompus, et la poitrine lourde comme si son cœur eût été de pierre, il était tombé sur cette chaise, devant ce café. À présent il se souvenait. Il regardait le pavé avec la stupéfaction que l’on aurait devant un grand trou noir brusquement ouvert. Oui, voilà, c’était ainsi, il n’y avait pas à dire le contraire, ni à douter, telle était la femme qu’il avait épousée. Il avait donné son nom à cette dévergondée ; il était lié à cette sale créature. Ah ! ça, ça existe donc, le désir de la femelle pour la femelle ? Jean, dans les soirées de garnison, avait bien entendu parler de cette salauderie ; les lieutenants, les jeunes capitaines qui lisent les journaux et les livres de Paris, racontaient à demi voix d’étranges choses, avec des sourires entendus, lorsque dans les Échos de quelque feuille, ils avaient trouvé des lignes telles que celles-ci : « On a remarqué, dans une baignoire d’avant-scène, Constance Chaput, et son inséparable, la petite Jeanne Chien-Fou ; elles ont fait venir du champagne, et, derrière l’écran de la loge… » Mais quoi ! c’étaient des choses que l’on écrit et qu’on répète pour s’amuser, pour faire rire. « Voyons, voyons, disait le baron Jean, ce n’est pas possible que des filles fassent l’amour avec des filles. Et, d’abord, pour faire l’amour entre elles, comment s’y prendraient-elles ? oui, comment, je vous le demande ? Sacrebleu ! il leur manque quelque chose ! » Et il pouffait de rire, bonnassement, en demandant un autre bock. Eh bien ! il s’était trompé, cette passion-là, cette pente de la femme vers la femme, cela existe, oui. Il avait vu la bouche de Sophie sur le sein d’Emmeline ! Mille tonnerres du diable ! c’était dans le lit de sa sœur que sa femme était allée achever la nuit de noces. Sa sœur, pauvre petite, oh ! elle, il ne l’accusait pas. D’abord, elle dormait, tandis qu’à travers la vitre il regardait dans la chambre. Puis, il devinait bien que, si elle était coupable, elle ne l’était que par faiblesse, que parce qu’elle avait cédé à l’ascendant de Sophie. Elle était si douce, si obéissante à tout le monde, la mignonne. Mais l’autre ! ah ! la gredine ! la salope ! il comprenait maintenant pourquoi elle se taisait, pourquoi elle grinçait des dents à l’heure de l’accomplissement nuptial, pourquoi elle serrait les jambes sur le lit. Ce n’était pas un garçon, c’était une demoiselle qu’il fallait à cette mariée-là ! Quelle garce, nom de Dieu ! et à la pensée de sa sœur souillée, et de sa femme corruptrice, un tel enragement reprenait le baron Jean qu’il regrettait de ne pas avoir étranglé Sophie, de ne pas l’avoir étouffée d’un genou sur l’estomac. D’ailleurs, aucun sentiment de jalousie. De la colère et du dégoût seulement. Le vice dont la réalité venait de lui être révélée, lui avait paru jusqu’à ce jour si chimérique, était toujours resté si étranger à sa pensée, en cet instant même lui semblait si bouffon dans son ordure, qu’il ne pouvait pas y voir même la ressemblance d’une trahison. Cocu par une femme ! il aurait éclaté de rire, malgré sa douloureuse colère, si cette idée lui était venue. À ses yeux, le baiser de la femme à la femme, c’était quelque chose de malpropre, voilà tout ; il n’y pouvait concevoir ni douceur ni amour. Oui, ça n’était que sale ! mais ça l’était à tel point, ça faisait tellement d’une créature quelque chose de moins qu’une bête mangeuse d’excréments au coin des bornes, qu’il en éprouvait des nausées ; et il cria : «  Garçon, une fine champagne ! » parce que le cœur lui tournait.

Mais, enfin, que ferait-il ?

Parbleu, ce n’était ni compliqué, ni difficile, ce qu’il ferait ! Il partirait par le premier train qui s’arrêterait en gare. Même c’était pour cela qu’il était venu du côté du chemin de fer. Et on n’entendrait plus parler de lui. Revoir la maison où il avait eu cette affreuse nuit de noces, et l’autre maison où sa femme était allée se marier à sa manière, lui serait impossible ; il s’évaderait de toute cette vilenie, en se secouant, comme un chien sort d’une mare de boue ! et il s’en retournerait au régiment, où sont les bons camarades, où on a l’esprit et le cœur en repos après les bonnes fatigues. Quelque guerre survenant, si une balle l’atteignait en pleine poitrine, ma foi, il n’en serait pas fâché et il lui dirait merci ! car, enfin, vivre avec de tels souvenirs derrière soi, ça n’est pas gai, et il n’y a rien de plus beau qu’une belle mort. En attendant, ni une ni deux, allons, en route ! Un coup de sifflet l’avertit de l’arrivée d’un train, il paya sa consommation et se hâta vers la gare.

Il s’arrêta.

Partir, voilà précisément ce qu’il n’avait pas le droit de faire. À cause de Sophie ? ah ! non, par exemple. Elle pouvait devenir tout ce qu’elle voudrait, cela lui était bien égal, cela ne le regardait pas. Il l’avait aimée, oui ; ils auraient été heureux ensemble, si heureux ! mais, maintenant…, la gueuse ! il refit, du pied dans le vide, le mouvement de brutal mépris dont il l’avait flanquée contre le mur. Quant à Mme Luberti, il ne pouvait pas la sentir, et il se défiait d’elle ; elle avait dû faire les cent coups, autrefois ; toujours, — sans oser le dire, à cause de sa mère, à cause de sa fiancée, — il lui avait trouvé, à cette vieille avare qui se maquillait quand il y avait du monde à dîner, un air de noceuse retraitée qui serre bien l’argent qu’elle a mal gagné ; il sortait d’elle une odeur de vieux coffre où il y a des billets de banque et des onguents qui moisissent ensemble ; qui sait ? elle était peut-être la cause de tout ; elle avait dû très mal élever sa fille, ou bien elle lui avait donné, sans le vouloir, des vices qu’elle avait dans le sang. Et le Luberti, l’italien, qu’on n’avait jamais vu ? on ne sait qui, mort on ne sait où, quelque crapule sans doute. Était-il le père seulement ? un chevalier d’industrie, rencontré en voyage, et de qui on fait un nom à l’enfant qui est né ou qui naîtra. La mère de Sophie laissait parfois échapper des mots qui avouaient qu’elle avait vécu en Russie, très longtemps. Ce qu’elle avait fait dans ce pays, on l’ignorait. Pas des choses honnêtes, à coup sûr. Sophie était peut-être sortie de quelque libertin de là-bas, de quelque seigneur qui bat ses serfs et viole leurs filles. Le baron Jean se souvint, à ce moment de ses réflexions, d’un tailleur, à Montpellier, qui raccommodait les uniformes des officiers. Il était bossu, ce tailleur. Quand on se moquait de lui, à cause de sa bosse, il disait avec un rire qui faisait de la peine : « Que voulez-vous, c’est dans la famille. Mon grand-père, lui aussi, avait une épaule plus haute que l’autre. » Les difformités morales se transmettent peut-être comme les difformités physiques. Le baron d’Hermelinge avait presque des pitiés pour Sophie, épouvantable, mais innocente héritière d’une race inoculatrice d’infamie. Mais, cette pitié, il la chassait vite. « Chienne ! Chienne ! » Ah ! tonnerre de Dieu ! pourvu qu’il ne lui eût pas fait un enfant sur le lit de noces ! Ce qui le retenait au moment du départ, ce qui le contraindrait à rester quelques heures encore du moins, c’était Emmeline, mal gardée par sa mère. Une bonne femme, Mme d’Hermelinge, mais ne voyant rien de rien, et contente si, entre la messe et les vêpres, elle a un peu avancé son éternelle tapisserie. Laisser Emmeline, comme seule, en proie à son exécrable amie, voilà ce qui était impossible. Donc, il ne partirait pas tout de suite, il rentrerait chez lui, dirait à sa mère : « Allons, les malles, plus vite que çà », et il emmènerait la vieille et la jeune, avec lui, à Alger, où était son régiment. Et, là-bas, il surveillerait la petite. Si elle avait déjà fait quelque chose de mal, eh bien ! elle s’en tiendrait là, bien surveillée, bien défendue ; à dix-sept ans, redevenir une honnête fille, rien de plus simple. Le vice, chez les très jeunes, c’est une plaie qui se ferme vite à cause du bon sang ; et, après, on n’en voit même pas la cicatrice. Un jour ou l’autre, Emmeline épouserait un militaire, un solide gaillard : ça lui paraîtrait autrement bon que les guenipes qui baisent ou qui mordent avec des bouches sans moustaches. Mais il n’y avait pas une minute à perdre. Il fallait l’emporter, cette gamine, avec la maman. D’avance, il était bien décidé à ne tenir compte ni des étonnements, ni des pleurnicheries. Et il s’en retourna vers chez lui.

Pourtant, non, il ne rentrerait pas tout de suite. Cinq heures du matin à peine. Les femmes du faubourg, qui s’éveillent dès l’aube, seraient surprises de ce marié n’ayant pas passé la nuit dans la chambre nuptiale. Il fallait, pour éviter les commérages, attendre le plein jour ; même, attendre jusqu’à dix ou onze heures vaudrait mieux. Comme ça, on supposerait : « Il est allé faire un tour dans la forêt, pendant qu’on habille l’épousée pour le déjeuner de famille. » Oui, attendre. Il se promena par les rues d’un quartier où il n’était pas connu, à L’autre bout de la ville. Quand il marchait vite, il éprouvait une espèce de tranquillité, comme si tout son tourment d’esprit et de cœur s’était dispersé en l’agitation physique. Mais, s’il faisait halte un instant, les dégoûts de la nuit lui revenaient, s’agitaient, grouillaient partout en lui. Il se remettait à marcher ; il ne s’arrêtait qu’essoufflé. Enfin, passant devant une chapelle, il entendit sonner l’heure du retour vraisemblable, et, après avoir demandé son chemin, — car, troublé de tant d’idées, il s’était perdu, — il reconnut, séparées par les deux jardins, les deux maisons. Ce qui arriverait, ce que dirait Sophie, ce que diraient les mères, n’importe : emmener sa sœur.

Comme il entrait dans le vestibule, une servante montait quatre à quatre l’escalier ; elle se retourna, elle dit :

— Ah ! monsieur, vous ne savez pas, elles sont parties !

Parties ? Il cria :

— Qu’est-ce que vous dites ?

La servante avait disparu dans le corridor du premier étage. Mais Mme d’Hermelinge apparut, se pencha en avant de la rampe et dit :

— Te voilà, enfin ! on les cherche partout, on ne sait pas où elles sont.

Et Mme Luberti se montra à son tour, agitant les bras, pendant que des domestiques descendaient en tumulte ; toute la demeure semblait pleine de l’agitation d’une maison de fous, dont on aurait ouvert les cabanons.

Jean saisit sa mère par les deux mains.

— Tu dis qu’elles se sont enfuies !

— Elles se cachent peut-être, dit Mme d’Hermelinge, on les retrouvera.

— Mais, enfin, que s’est-il passé ?

— Voilà. Dès que tu as été parti…, dis donc, tu avais perdu la tête ? battre une femme, toi !

— Oui, qu’est-ce que vous avez eu cette nuit ? interrompit Mme Luberti.

Mme d’Hermelinge continua :

— Pourtant, dès que tu as été parti, nous avons fait ce que tu voulais. J’ai mis Emmeline dans ma chambre, et Sophie, comme elle a pu, en se tramant, a suivi sa mère. Mais tu sais que tu es un monstre ! elle saignait de partout, la pauvre !

— Bien, bien, dit-il, le monstre, c’est moi. Après ?

— Après, dame, tu comprends, ton mariage, le réveil, toutes ces émotions, on était éreintées, nous nous sommes couchées et nous avons dormi.

— Mais, ce matin, dit Mme Luberti, quand je me suis éveillée, je suis montée chez Sophie : personne !

— Et moi, en ouvrant les yeux, dit Mme d’Hermelinge, j’ai vu qu’Emmeline n’était plus là, et, depuis ce temps, nous les cherchons, et personne ne sait ce qu’elles sont devenues.

Le baron Jean jura épouvantablement.

— Elles sont dans quelque coin, les gaupes, à se manger le corps !

Et il s’élança vers le jardin. Mme d’Hermelinge n’avait rien compris aux paroles de son fils. Mais l’autre mère, en se frappant le front, se jeta dans sa chambre. Elle semblait avoir compris, elle. Cependant, derrière les buissons, dans le labyrinthe au fond du jardin, dans le petit bosquet, dans la maisonnette aussi où pendait toujours le hamac, le baron Jean cherchait, fouillait, ne trouvait pas, et sa mère et les quatre servantes le suivaient, cherchant comme lui en un brouhaha d’exclamations et d’appels, lorsqu’un cri sorti d’une fenêtre les fit tous se retourner ; ils virent la maigre Luberti tendant vers eux des bras de guignol détraqué. « Ne cherchez plus ! c’est inutile ! elles sont parties pour ne pas revenir ; elles ont emporté trente mille francs en or et en billets, qui étaient dans mon armoire à glace ! C’est Sophie qui a fait le coup ! allez chercher la police. » À cause de tout ce remuement, de tout ce bruit, voici que s’ouvraient les portes des maisons voisines. Des femmes sortaient pour s’informer. On allait entrer dans le jardin. Le baron Jean était tombé sur un banc. Il se penchait vers le sable, avec des yeux menaçants, avec des dents qui veulent mordre, tandis que la vieille, à la fenêtre, gesticulante, criaillait : « La police ! la police ! il faut les faire arrêter ! » et les domestiques, autour de Mme d’Hermelinge consternée, regardaient, ne comprenaient pas, restaient stupides. Or, — comme il arrive, au commencement de l’automne, après les averses nocturnes, — le ciel était plein de rayons et de fraîcheur parmi les jardins fleuris encore ; des passereaux voletaient, des merles chantaient sur le tragique désastre du baron Jean, sur la douleur comique de l’avare dépouillée, toujours criante à la croisée ; la curiosité des voisines approchantes mettait un chœur de bavardages autour de ces tristesses et de ces bouffonneries caressées de brise et dorées de soleil.