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Méphistophéla/01-5

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E. Dentu (p. 155-188).
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V

Le crépuscule d’un soir d’octobre rosait le fleuve, la prairie, l’or rouillé des arbres de l’île forestière. Cette lueur était plus douce d’être si près de s’éteindre, avait l’infinie mélancolie d’un suprême regard d’amour. Aucun bruit dans la solitude bientôt nocturne, sinon celui de l’eau qui coule, pareil à un vaste glissement de soie sur de la soie, ou, par brusques réveils bientôt rendormis, des piailleries d’oiseaux dans un buisson, et aussi, quelquefois, venant de très loin, la musique, peut-être gaie là-bas, de quelque piano d’auberge, si atténuée, si éparse, si vaporisée d’avoir traversé le silence et la pénombre des branches qu’elle s’évanouissait en murmure dans la rêverie du jour finissant. Et autour de la petite maison de bois posée au bord de l’eau, il y avait ce langoureux ensommeillement qui monte, parmi la brume terrestre, des dernières fleurs automnales où soupire un parfum d’adieu, et cette paix mystérieuse qui descend de l’azur assombri. Heure, demeure, bien faites pour être préférées par les cœurs blessés, saignant encore de la cruauté des anciennes amours ; moment, logis, qui avaient de quoi plaire aussi à de jeunes âmes aimantes, heureuses d’aimer ; car même les premières tendresses s’accommodent de se prolonger en des mélancolies, et il n’est point de tendre bonheur sans un peu de tristesse. Un dernier jet de rayons, dans un déchirement de nuée, éclaboussa le balcon de la maisonnette, et, tout baigné des rougeurs solaires, le délicieux couple apparut, les lèvres proches, sous l’enveloppement des cheveux défaits qui ne faisaient qu’une seule chevelure d’or pâle et d’or sombre mêlés.

Il y avait plusieurs jours déjà que Sophie avait conduit Emmeline dans cette solitude, l’y tenait, l’y gardait.

En la rage dont l’exalta la flagellation devant son amie, elle ne songea plus à mourir. La honte du châtiment lui conseilla un amour, un orgueil du péché dont on l’avait voulu punir, qu’elle comprenait maintenant ! et, puisqu’une espèce de confrontation, la même nuit, de la violatrice nudité de l’homme, et de la passive nudité d’une vierge endormie, lui avait révélé, dans une occasion de choisir, son dégoût de l’une, sa convoitise de l’autre, eh bien ! son choix était résolu. À vrai dire, si elle savait très nettement pourquoi elle fuyait le mari, elle ne démêlait pas avec autant de lucidité pourquoi elle aspirait à l’amie ; l’emploi que celui-là avait voulu faire d’elle, avait fait d’elle, hélas ! ne lui enseignait que très confusément l’emploi qu’elle ferait de celle-ci. Le certain, c’était que, d’un côté, elle ne voulait pas, et que, de l’autre, elle voulait. Et elle emporterait Emmeline. Oui, puisqu’on l’avait battue, elle emporterait Emmeline. L’humiliation l’incitait à de furieux courages ! Mais, surtout, elle l’emporterait parce que, toute, elle ne vivait plus que du désir de l’avoir.

Sa mère à peine endormie, elle se leva, des douleurs aux reins, des douleurs au flanc — deux blessures dans le ventre à présent, celle d’un talon de botte, après… l’autre, ah ! cet homme ! cet homme ! oh ! l’homme ! — et elle descendit, à tâtons, vers Emmeline. Justement celle-ci, au même moment, affolée de l’horrible aventure nocturne, s’était évadée de l’appartement de sa mère, cherchait Sophie, pour savoir, pour comprendre. Elles se heurtèrent dans l’antichambre, chez Mme d’Hermelinge. « C’est toi ! s’écria Emmeline ; est-ce que tu souffres beaucoup ? — Parle plus bas, dit Sophie, et ne t’inquiète de rien. Je t’expliquerai. Nous partons. Oui, toi et moi. Pourquoi ne réponds-tu pas ? est-ce que tu hésites ? je veux que nous partions, nous partirons. » Elle disait ces mots sans élever la voix, d’un ton impérieux pourtant, qui n’admet pas de réplique. À ce moment, si Emmeline avait refusé de la suivre, elle l’aurait peut-être étranglée. Emmeline eut peur, puis, elle ne savait pas, elle faisait ce qu’on lui ordonnait, elle répondit : « Oui, nous partons, si tu veux… — Ah ! dit Sophie, attends, il faut que j’aille prendre de l’argent là-haut ; achève de t’habiller pendant ce temps-là ; ensuite, tu passeras par ma maison, je t’attendrai devant la porte. — Oui, oui, » dit Emmeline, la tête perdue. Quelques minutes après, elles se retrouvèrent dans la rue. Sophie avait une valise à la main. « Qu’est-ce que tu emportes ? demanda Emmeline. — Du linge, des robes. — Alors, aujourd’hui, nous ne rentrerons pas ? — Ni aujourd’hui, ni demain. Viens vite, il n’y a pas une minute à perdre, on va s’éveiller dans la maison, dans la ville, le train passe à six heures. » Emmeline était pleine de transe ; en même temps elle admirait son amie qui avait pensé à tout, ne s’émouvait de rien ; elles s’éloignèrent très vite.

Ce qui les empêcha d’être rejointes le lendemain ou le surlendemain, c’est que, par une erreur, ou peut-être par suite d’un adroit calcul de Sophie, elles quittèrent le train avant d’arriver à Paris, — à l’une des dernières stations. De là, l’inutilité des poursuites. La femme, à la gare, qui donne les billets, répondit au baron Jean et à Mme d’Hermelinge : « Oui, j’ai bien reconnu ces demoiselles ; même ça m’a étonné de les voir de si grand matin. Elles ont pris deux premières pour Paris. » Et, tandis qu’on les cherchait dans l’immense ville, — « toute la police en l’air ! » comme disait Mme Luberti, — elles étaient dans une des petites localités voisines de Paris, village presque banlieue, où l’on ne pouvait s’aviser de les aller surprendre. Justement, le patron de l’hôtel où elles descendirent avait une maison à louer dans une île, entre deux bras de la Seine, un chalet plutôt, où, l’an passé, un peintre avait mis son atelier. « Pendant la semaine, ce n’est pas bien gai, dit le propriétaire ; mais le dimanche, je vous promets qu’on s’amuse. Sophie n’hésita pas un instant ; elle donna tout l’argent qu’on voulut ; quelques heures après, elles étaient installées au bord de l’eau, dans une jolie maison de bois, que défendait des tumultueux dimanches un rideau de grands arbres ; et pendant qu’Emmeline répétait : « Ah ! mon Dieu, ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire, tout cela, et que pensera maman ? » Sophie se réjouissait d’être seule avec Emmeline, si loin de tout le monde. Quant au propriétaire, il crut que ces deux petites dames, gentilles du reste, voulaient loger là pour recevoir des messieurs de Paris ; et c’était une chance de louer cette maison, parce que, vraiment, l’île, pendant la semaine, surtout en automne, n’était pas drôle : il restait des trois ans sans louer sa bicoque. Ce qui acheva de le ravir, c’est qu’il fut prié d’envoyer, de son auberge, le déjeuner et le dîner de ses locataires. Tout à fait une bonne aubaine. Certainement il leur demanda leurs noms, qu’il nota au crayon sur une marge de journal, dans l’intention de les transcrire sur le registre de l’hôtel. Mais, rentré, il ne retrouva pas le morceau de papier ; que diable en avait-il fait ? enfin, n’importe, puisqu’elles avaient payé d’avance.

Seules, maintenant.

Emmeline, pendant les premières heures de cet isolement, garda l’alarme effarée du départ nocturne, du voyage furtif, l’inquiétude de la mère et du frère en courroux. Si elle avait osé, elle se serait écriée : « Retournons-nous-en ! je ne veux pas rester ici. » Puis, cela la tourmentait de ne pas savoir pourquoi Sophie avait hasardé cette aventure et l’y avait entraînée. Toujours son amie lui répondait : « Il s’est passé des choses qui nous obligeaient à fuir. Tu sauras tout, bientôt. Surtout ne te tourmente pas. Que peux-tu craindre, puisque je suis là ? Tu sais que je t’aime, chérie, que je te défendrai, viens, viens, je t’aime tant ! et cela est si bon d’être séparées de tous les méchants hommes. » La volonté de Sophie soumettait, cernait Emmeline, qui baissait la tête, captive consentante et résignée. En somme, pensait-elle, une équipée pas bien grave, quelque chose comme une escapade d’écolières pendant les vacances ; les parents, au retour, gronderaient, et pardonneraient. D’ailleurs, elle lui plaisait, cette île moins farouche que leur forêt, plus vaste et aussi jolie que leurs jardins ; et, parce qu’il faisait du soleil, elle n’était pas triste.

Une vie charmante commença. D’abord, à cause des blessures dont Sophie souffrait encore, elles n’avaient pu faire que de courtes promenades autour de la maison ; mais bientôt le mal s’atténua, cessa ; ce furent dès le matin des courses.

— Viens-tu ? criait d’en bas Sophie, habillée la première.

Elle s’était fait de sa robe un fantasque habit garçonnier : le corsage dégrafé sur une chemisette à plis avait l’air d’un gilet d’homme, la jupe en deux morceaux enroulée autour des jambes imitait un pantalon ; et, sous un grand chapeau de paille sans fleurs ni rubans, elle se campait en une cambrure fière, un poing sur la hanche.

Dans un entrebâillement de la fenêtre, Emmeline montrait sa mignonne tête ébouriffée et un peu de son épaule hors de la chemise glissante sur la pente grasse du bras.

— Je descends tout de suite !

— Comment, paresseuse, tu n’es pas encore prête ? Dépêche-toi ou je monte.

— Non, non, ne monte pas, je viens.

Quelques instants après, Emmeline sortait de la maison. Elle n’avait pas encore eu le temps de dire : « Me voilà ! » que déjà Sophie l’avait prise par la taille et soulevée ; très forte, elle la tenait en l’air en lui mettant des baisers brusques, multipliés, sur les yeux, dans les cheveux, dans le cou.

— Finis, finis donc, tu me fais mal !

Sophie la lâchait tout de suite, la regardait avec un air d’inquiétude.

— Je te fais mal, vraiment ?

— Sans doute ; on peut bien s’embrasser sans s’étouffer.

— Enseigne-moi.

— Tiens, disait Emmeline, comme cela.

Très doucement, le bras au cou de son amie, elle lui mettait sa joue sur l’épaule, lui effleurait d’un souffle, du souffle qu’aurait une rose, le fin duvet d’or blanc que Sophie avait sous le menton ; et Sophie chancelait. Puis elle faisait à son tour comme l’autre avait fait.

— De cette façon, dis ?

— Oui, non, ton haleine est brûlante.

Et Emmeline s’écartait. Alors Sophie hochait la tête tristement, les yeux humides.

— Tu n’aimes pas que je t’embrasse !

— Mais si, mais si ! Seulement, se promène-t-on, ou ne se promène-t-on pas ? Si tu fais la mine, je m’enferme dans ma chambre, et je boude toute la journée.

— Partons, partons vite !

Elles se mettaient en route, bras dessus, bras dessous, sautelantes comme des cabris lâchés, jetant des éclats de rire aux oiseaux, riant plus follement encore quand, des basses branches secouées du passage incliné de leurs têtes, avait floché sur elles, léger et cliquetant, l’or éparpillé des feuilles d’octobre qui hésitaient, les unes, le long de leurs reins, et, les autres, s’arrêtaient à leur chatouiller le cou. Le plus souvent elles revenaient déjeuner dans la maisonnette où elles trouvaient sur la table les plats refroidis qu’avait apportés le garçon de l’auberge ; d’autres fois, plus hardies, en un désir de voir et de délier le monde, elles sortaient de la solitude insulaire, s’en allaient, dans une barque hélée de la rive, vers quelque guinguette de l’autre côté de l’eau. Mais toujours c’étaient les mêmes repas charmants, avec des faims qui se moquent des viandes trop dures ou des fruits à demi gâtés, avec des soifs qui boivent au même verre un méchant petit vin aigre dont le piquettement émoustille les lèvres et la langue et fait pétiller les prunelles ; et pendant que l’une, devant l’assiette pleine, cherchait ou feignait de chercher sur la nappe quelque ustensile indispensable, disparu, l’autre — on se fait de ces niches — essayait de cacher entre ses genoux la fourchette volée. Car c’étaient deux enfants : Sophie elle-même, en qui s’exaspérait incessamment la démoniaque appétence, Sophie, n’ayant pas dix-huit ans, était une petite fille bien qu’elle fût une épouvantable femme, avait, avec toute la monstruosité déjà, toute la grâce encore ; les plus vénéneuses plantes, au printemps, fleurissent comme les églantiers.

Après les déjeuners, revenues de la guinguette ou évadées de la maison, elles s’en allaient dans quelque coin de l’île, sous la plus lointaine ombre du grand bouquet d’arbres. On eût dit que l’automne, à cause de ces enfants, se faisait printanier. Autour d’elles il y avait partout des fleurs, partout des oiseaux. La rousseur des feuilles prêtes à choir ne savait ce qu’elle disait, puisque des boutons d’or cliquetaient encore sous un glissement de brise, puisque les fauvettes à tête noire, gamines buissonnières, babillaient de ramille en ramille. Les deux amies s’asseyaient dans l’herbe plus rare, mais tiède et verte çà et là ; elles jouaient à des jeux, comme on fait dans les cours des couvents. La main-chaude, c’était très amusant. Y peut-on jouer quand on n’est que deux fillettes ? oui bien, voici comment : il ne s’agit point de nommer la personne de qui la main vous a touchée, — ça, ce serait trop facile, — mais de deviner avec quoi, bout d’un ruban, ou touffe de feuilles, ou l’ongle du petit doigt, ou la pointe d’une boucle de cheveux, elle vous a touchée. Sophie ne devinait presque jamais, soit qu’elle eût la pensée ailleurs, soit qu’il lui plût d’être celle qui met le front dans la robe. Très souvent, à genoux, la tête penchée, arquant les reins, et haletante, elle tardait longtemps à répondre. « Voyons, j’ai touché, dors-tu ? » Elle répondait enfin en un lent soupir qui se meurt : « Avec tes cheveux, je crois. » L’autre éclatait de rire : « Non, bête, avec de l’herbe ! » Quand Sophie relevait le front, elle était très pâle, les yeux clos, la bouche ouverte, elle vacillait sur ses genoux ; alors, elle prenait à pleins bras son amie, éperdument, et l’étreignait, lui mettant sa tête entre les seins. Mais Emmeline : « Tu as perdu, recommençons. — Je veux bien, » disait Sophie ; elle renfonçait sa tête, selon le jeu, entre la jupe, et, silencieusement, — la main derrière le dos, — elle avait les sursauts de quelqu’un qui sanglote. « Tu pleures ? demandait Emmeline. — Non, non, pourquoi veux-tu que je pleure ? Jouons ».

Une fois, par une après-midi très chaude :

— Regarde ! regarde !

Emmeline montrait un ruisseau qui courait sur des cailloux entre des glaïeuls et des flambes. L’eau était si claire, si diaphane, qu’on ne se fût pas aperçu d’elle, si, en sautillant, elle n’avait tinté avec un bruit grêle d’harmonica. Elles furent très étonnées de ce ruisseau, qu’elles n’avaient jamais vu. Pourtant, l’île, leur île, elles la connaissaient bien. Elles le regardaient, les yeux rafraîchis et charmés de sa transparence fluide. Mais le regard de Sophie quitta un instant l’eau courante pour les deux petites bottines d’Emmeline, aux bouts vernis, s’avançant de dessous la jupe comme deux becs noirs d’oiseaux ; elle tressaillit, à cause d’une idée qu’elle avait eue.

— Quoi donc ? demanda Emmeline.

— C’est que je pense à une chose. Tu as beaucoup marché, tu es lasse, veux-tu, dis, mouiller tes pieds dans le ruisseau ?

— Je crois bien que je le veux ! Toi aussi, n’est-ce pas, tu mettras tes pieds dans l’eau ?

— Moi, n’importe. Assieds-toi, là, sur le bord.

Emmeline s’assit très vite, les jambes vers le ruissellement frais. Mais elle se fâcha.

— Non, je ne veux pas que tu retires mes bottines, je saurai bien les ôter toute seule.

Sophie, agenouillée sur la rive, avait déjà dégagé quelques boutons.

— Voyons, dit-elle, laisse. Qu’est-ce que cela te fait que je te serve, comme une femme de chambre, puisque c’est mon plaisir ? Tu n’es pas gentille. Ce que je désire, tu ne le veux jamais.

Elle tira l’une des chaussures. En la blancheur du bas, le pied s’effilait si mignon. Il ressemblait à une petite colombe posée là, qui aurait clos les ailes. Sophie déboutonnait l’autre bottine. Elle avait les doigts un peu tremblants de quelqu’un qui caresse une oiselle ou une fleur, et l’ose à peine toucher de peur de la froisser.

— Maintenant, dit Emmeline en pouffant de rire, puisque tu es ma femme de chambre, enlève mes bas.

Si elle avait regardé son amie, elle aurait frémi, tant Sophie, les lèvres battantes, était blême !

— Mais dépêche-toi donc ! Est-ce pour aujourd’hui ?

Sophie, ses mains crispées par le désir et la peur de la peau qui, tout à coup rencontrée, l’eût rendue folle, cherchait sous la jupe, — ses yeux trop chauds lui faisaient mal, — le nœud de la jarretière. L’un de ses ongles effleura la chair. Elle s’écarta très vite, se releva.

— Non, toi, toi-même, je suis trop maladroite. Emmeline haussait les épaules.

— C’est vrai que tu es maladroite, oui.

Et, très vite, elle fit glisser ses bas qu’elle jeta derrière elle. Ses deux petits pieds nus étaient dans le ruisselet, l’orteil à la pointe d’un caillou. L’eau froufroutait autour d’eux, passait par dessus, les enveloppait d’un cristal glissant ou brisé. Ils étaient exquis, d’être si menus et si fins ; le talon était couleur d’ambre ; le pouce un peu écarté avait un ongle d’or ; les autres doigts, plus gras, se recourbaient à peine ; sur la peau très lisse, çà et là rosée, couraient des veines bleues. Sophie, retombée à genoux, regardait ces chers pieds nus. Elle se penchait de plus en plus comme si elle eût voulu boire le flot qui les mouillait.

Il était très froid, ce flot.

— L’eau est glacée ! dit Emmeline. Sûrement je serai malade. Tu as toujours de mauvaises idées.

Mais Sophie :

— Attends, attends. Tu verras, ce sera moins froid.

Tout à fait inclinée elle avait pris dans une seule main les deux petits pieds et, de ses lèvres ouvertes, elle aspirait de l’eau, qu’ensuite elle laissait choir, d’un peu loin, sur les beaux petits pieds nus, toute chaleureuse de sa bouche, comme un baiser ruisselant. Alors une brûlure, douce pourtant, l’ayant toute parcourue de l’orteil à la gorge, Emmeline, avec un cri qui expire en plainte, s’abattit en arrière, les yeux éteints sous le battement des cils, et Sophie, après un balancement de buste, s’étendit le long d’elle, délicieusement pleurante et mourante.

C’étaient leurs retours surtout, le soir, qui étaient doux, parce que jamais le rire que conseillent les hasards des promenades au soleil, n’y interrompait les langueurs. Le crépuscule se fait dans les âmes à l’heure où il se fait dans le ciel, les chuchotements de tout ce qui va s’endormir, — feuilles, nids, brins d’herbes, et brises apaisées, — donnent aux rêveries l’exemple des balbutiements mystérieux et des ensommeillements. Si lasse, Emmeline marchait avec plus de lenteur, soutenue entre les bras de Sophie à qui la fierté d’être comme une aînée donnait la force de porter presque cette frêle sœur défaillante ; et, dans le mystère assombri du ciel et de la terre, la tentatrice, si voluptueusement tentée, parlait, troublée de sa propre voix presque muette pourtant. « Chérie, chérie, endors-toi sur mon épaule. Rien ne saurait t’arriver qui te serait cruel, puisque je suis là, et que je te défendrais, puisque je t’aime. Ah ! que je t’aime ! si tu savais ! Je te sens sur moi ; c’est comme un trésor que je porte. Ce qu’il y a de meilleur, c’est d’être deux, comme nous sommes. Comprends-tu bien que je t’adore et te protège, que je t’enlace avec ma tendresse comme avec mes bras ? Je t’aime ! je t’aime ! Ne te fâche pas. Tu es mauvaise souvent, quand tu boudes, ou quand tu ris. Quand tu ris surtout. Tourne-toi un peu, mets-toi tout à fait contre moi, afin que ton cœur batte sur le mien. Attends, tu vas sentir battre mon cœur. Le sens-tu ? Ils battent l’un après l’autre, nos cœurs, puis ensemble, et c’est un seul battement, et c’est le même cœur. Ah ! petite chérie. Baisse la tête. Tu veux bien que je morde, pendant que nous marchons, les petits cheveux que tu as près de l’oreille ? Tu as dans les cheveux une odeur qui ne ressemble à aucune odeur. Ne réponds pas, ne dis rien. Tu me fais de la peine, quand tu as peur. Peur de moi ! Ah ! ceux qu’il faut craindre, ma chérie, ce sont les hommes, les méchants hommes. Tu le sais bien, qu’ils sont cruels ! Tu as vu comme il m’a battue et torturée et tuée, parce que je te regardais dormir. Mais, le plus affreux, tu l’ignores. Je l’ai appris, puisqu’on m’a mariée ! L’amour des hommes, vois-tu, est plus épouvantable que leur colère. Moi, je suis douce, n’est-ce pas ? Je suis forte aussi, mais si tendre. Jamais je ne te ferai du mal, ma frêle et tendre mignonne. Quelquefois, elle ressemble au parfum d’une rose blonde qu’on aurait brûlée sur un petit bûcher de santal, l’odeur de tes cheveux derrière le cou. Je dis des choses que je ne sais pas ; je cherche ce qui pourrait sentir meilleur que tout, pour le comparer à l’arome que tu as dans les cheveux. Pourtant, il est un autre parfum, plus exquis, et je le connais, pour l’avoir, une seule fois, respiré ! c’est celui qui sort de toi toute, quand tu écartes les draps qui glissent un peu et s’arrêtent… »

Leurs repas du soir étaient silencieux. Sophie, naguère enhardie par la pénombre pleine de lueurs baissées qui ne regardent pas, n’osait plus parler sous la fixité comme attentive des lampes ; Emmeline, vaincue par la fatigue des promenades et troublée des susurrements à l’oreille pendant les retours au crépuscule, détournait les yeux, aurait voulu ignorer que son amie était là, n’en aurait pas voulu être observée. Qu’éprouvait-elle ? une très soumise tendresse, qui pourtant s’effarouche, une tendresse qui sent que c’est mal, qui rêverait d’échapper ; il lui arrivait souvent, les coudes à la table, — sous les prunelles captatrices de Sophie, qu’elle subissait sans les voir, — de prendre sa tête entre ses mains, de balbutier plusieurs fois, sans savoir pourquoi elle disait ce mot : « non, non, non… » Après les dîners, elles ne lisaient pas ; elles n’avaient pas eu l’idée de faire venir un piano dont la musique eût occupé leurs soirées. Elles songeaient, l’une avec épouvante, l’autre avec un désir, épouvante aussi, que cette heure où elles se retrouvaient chez elles, cette heure nocturne, où rien ne leur arriverait qui ne vint d’elles-mêmes, où elles dépendaient d’elles seules, pouvait être le moment où se préciserait, d’où se dirigerait leur destination éternelle. Elles avaient, en ces soirées, l’impression diversement mais aussi fortement ressentie par toutes deux, d’être tout près d’une espèce d’abîme, duquel, si elles y tombaient, elles ne remonteraient jamais plus. Dans cette pièce close, loin du bruit, loin de tout le monde, loin des dangers — et des secours, — quelque chose de décisif, d’irrémédiable pouvait être dit, ou être fait, et c’étaient en toutes les deux un vertige, en l’une, avec un instinct de fuir, en l’autre, avec un instinct de se précipiter. De là, ces longs silences et des rêveries qui ne se décidaient pas. Puis, Emmeline se levait, prenait l’une des lampes, disait : « j’ai bien sommeil », sans même essayer de sourire, s’en allait vers sa chambre ; Sophie se levait à son tour, la suivait jusqu’à la porte, dans le couloir. Tout ceci en des lenteurs, comme l’accomplissement d’un rite mystérieux, grâce auquel un dieu, ou un démon, pourrait surgir. Devant la porte, Emmeline demeurait immobile, les yeux fermés à cause du regard de l’amie, et leurs poitrines se mouvaient. Sophie parfois, d’un élan… mais elle s’arrêtait ; et, comme ayant pris un courage — le courage d’avoir tout à fait peur — dans la menace qu’elle avait peut-être désirée autant qu’elle l’avait crainte, Emmeline entrait vite dans sa chambre et fermait la porte à double tour. Sophie, seule, dans l’ombre, s’appuyait au mur, restait là, l’oreille tendue, les yeux écarquillés, écoutant, croyant voir tomber une à une, de l’autre côté de la paroi, les étoffes, et frémissant quand un bruit l’avertissait du cher corps pâle et rose qui s’étendait sur le lit…

Quoi ! la voulait-elle moins ? la convoitise, directe, effrénée, qu’elle avait éprouvée près du lit d’Emmeline — en la nuit de noces qui fut aussi une nuit de fiançailles — s’était-elle détendue dans la douceur des tendres camaraderies ? non, plus ardemment chaque jour, elle désirait Emmeline. Oh ! revoir la jeune peau mûre, si lisse, mettre sa bouche au sein nu, au bout rosissant qu’un seul cheveu traverse de l’ombre d’un fil d’or ! Durant leurs promenades, il lui venait de furieuses envies de déchirer la robe où elle se frottait avec des lenteurs insistantes de féline ; les soirs, elle aurait voulu enfoncer cette porte derrière laquelle se déshabillait la jeune fille ; et, rentrée dans sa chambre, couchée à son tour, elle avait, en des sueurs partout, chaudes, puis froides, puis plus chaudes, pareilles à une rosée de feu, des essoufflements qui lui gonflaient la poitrine et le cou ; elle cherchait, elle touchait, de ses mains, sur elle, les ressemblances du cher corps qu’elle n’avait pas étreint, sa rage expirait en un bâillement chaleureux qui lâchait l’oreiller mordu.

Mais son désir avait peur d’effrayer, et toujours se rétractait pour qu’Emmeline n’en fût pas alarmée. Elle ignorait si l’ingénue enfant discernait autre chose, en leur tendresse, que les charmes d’une amitié permise. Amoureuse, Sophie était-elle aimée, comme elle aimait ? Il se pouvait, — la chère petite s’étonnait si peu des ardentes paroles, acceptait les caresses avec tant de calme — qu’elle n’y trouvât rien que de très simple et de très naturel ; et si, un jour, elle avait à s’étonner d’une ardeur où même la plus parfaite innocence ne pourrait se méprendre, elle se fâcherait peut-être, et s’enfuirait ! Rester sans Emmeline, c’eût été le pire des désastres. Sophie n’osait pas tout exiger de crainte de perdre ce qu’elle avait. C’était si adorable, déjà, cette vie à deux, toutes seules. À regarder Emmeline, elle avait des éblouissements qui lui mettaient dans les yeux, dans le cœur, dans tout l’être, comme une chaleur lumineuse ; à l’écouter, il lui semblait entendre un ange du paradis (souvenir des puériles chimères) descendre pour lui parler à l’oreille ; elle serait morte d’Emmeline disparue.

Le dimanche survint.

Comme elles sortaient, selon leur coutume, de la maison au bord de l’eau, elles virent qu’il y avait du monde dans l’île. Des gens se promenaient dans l’allée qui traverse le bouquet d’arbres ; plus loin, dans la prairie, quelques femmes, l’air hardi, en robes folles, des fleurs sur de grands chapeaux, se poursuivaient avec des rires et des cris jetés en l’air.

Les deux amies rentrèrent très vite, effarouchées. Elles se souvinrent que le propriétaire de la maison les avait averties de ce tumulte une fois par semaine ; le garçon, qui, chaque matin, apportait le déjeuner, leur fournit des explications plus complètes. L’île, le dimanche, était une escale de canotiers. Ils prenaient du bon temps, ces jeunes hommes, avec leurs maîtresses. Mais le plus drôle, c’étaient des dames qui venaient de Paris, le samedi soir, en bande, pour faire la fête. Des cocottes, naturellement. Elles couchaient à l’autre bout de l’île, en face du village, dans une maison blanche, qui avait au-dessus de la porte cette espèce d’enseigne : Maison Charmeloze. Ça suffisait. Tout le monde connaissait Félicie Charmeloze, une ancienne fée de féerie à maillots, qui tenait à Paris une table d’hôte où ne mangeaient guère que des femmes — une spécialité — et qui, sur ses économies, avait acheté la maison blanche ; elle y recevait chaque semaine ses clientes, ses amies, qui venaient se reposer, et se fatiguer. Non, la vie qu’on menait là-dedans ! « Si vous vous ennuyez, toutes seules, vous pouvez aller chez Mme Charmeloze ; on ne vous mettra pas à la porte, pour sûr ! » Et le garçon avait des sournoiseries dans son rire. Sophie l’interrompit, le congédia. Elle se sentait nerveuse et maussade. Pourquoi ? parce qu’elles ne pourraient pas, — tout ce monde dans l’île — aller se promener sous les arbres ? oui, pour cela. Puis, elle songeait que ces femmes, courant et riant dans la prairie, avaient peut-être vu Emmeline, tout à l’heure. Comprenait-elle donc ce qu’il y avait eu de sous-entendu dans le bavardage du garçon ? non, ou très vaguement, avec un éveil cependant d’une très lointaine pensée, d’une très vague crainte, crainte à peine. Mais il eût beaucoup mieux valu qu’Emmeline, ce matin-là, ne passât point la porte. Avant de se mettre à table dans la salle du rez-de-chaussée, Sophie ferma les volets des deux croisées qui s’ouvraient vers la prairie. « Tiens ! pourquoi ? demanda Emmeline. — À cause du soleil, il va faire très chaud. » En effet, un orage s’amoncelait en nuages blanchâtres, un orage des chaleureux jours d’automne, qui pèse lourdement.

Ce jour-là, elles ne furent pas comme elles étaient tous les jours. Sophie s’inquiétait, — de quoi donc ? — avec un froncement parfois des sourcils. Emmeline se montrait plus gaie, plus câline, comme les enfants qui ont quelque chose à demander. La vérité, c’était que cela ne lui plaisait pas du tout de rester enfermée dans la maison, les volets clos ; elle finit par dire :

— Voyons, pourtant, parce que d’autres personnes se promènent, ce n’est pas une raison pour ne pas nous promener, nous aussi.

Sophie tressaillit.

— Qu’est-ce que tu dis ? non, non, je ne veux pas que tu sortes.

— Voyons, pourquoi ?

— Mais… on pourrait nous reconnaître. Des gens de Fontainebleau.

— Ah ?… bien.

Emmeline alla s’asseoir dans un grand fauteuil, croisa les jambes, renversa la tête, ne dit plus une parole. Elle boudait. Cela lui arrivait quelquefois de bouder. Elle avait, avec son amie, de ces malices, presque des coquetteries. Elle ne boudait pas longtemps, puisque, tout de suite, Sophie, à genoux, lui disait : « Ce que tu voudras ! Ce que tu voudras ! » Mais aujourd’hui, Sophie ne se hâtait point de s’humilier, de s’avouer vaincue ; au contraire, après un mouvement d’humeur, elle sortit de la salle à manger, monta au premier étage. Qu’avait-elle donc, enfin ? Ce désir d’Emmeline, d’aller respirer l’air, n’avait rien de coupable ; s’y fût-il mêlé une sorte d’envie de voir, après une semaine d’isolement, des gens qui se promènent, il n’y aurait rien eu là que de très naturel. Pourtant, Sophie s’irritait presque, aurait voulu se fâcher contre quelqu’un. Par un hasard, allant et venant dans la chambre, elle se trouva près de la fenêtre. Deux ou trois femmes, — de celles qui riaient tout à l’heure sur la pelouse, de celles dont avait parlé le garçon de l’auberge — s’approchaient de la maison de bois, avaient l’air de guetter les fenêtres fermées. Sophie descendit tout de suite, comme on se précipite pour porter secours. À quoi bon ? quel danger courait Emmeline ? est-ce que, tous les jours, des personnes, à la campagne, en passant, n’observent pas avec curiosité les demeures closes ? oui, sans doute. Ce fut plus lentement qu’elle acheva de descendre l’escalier. Mais en entrant dans la salle à manger, elle vit son amie, inclinée entre deux volets, qui regardait au dehors.

— Emmeline !

Elle s’élança, la prit par la taille, l’emporta vers un coin de la pièce, la coucha dans le grand fauteuil ; et, tandis que l’autre la considérait, toute surprise, elle aurait voulu lui faire des reproches, la forcer à demander pardon. Quels reproches ? Pardon, de quoi ? « Voyons, est-ce que je suis folle ? » Eh bien, oui, folle ; parce qu’Emmeline avait voulu sortir, parce que des femmes l’avaient épiée, parce qu’elle avait regardé entre les volets. À cause de l’orage aussi, peut-être. N’importe, folle. Et d’une fureur qu’elle n’avait jamais eue encore, comme si, l’ayant perdue, elle eût retrouvé son amie, elle lui mit ses mains derrière le cou, l’attira vers elle, et la baisa violemment sur la bouche. C’était la première fois qu’elle la baisait sur la bouche. Parfois, naguère, ses lèvres effleurèrent ces lèvres en un frôlement qui laisse le regret d’un parfum. Mais maintenant c’était le baiser ! et il fut, ce baiser, si long, si profond, si tenace, qu’Emmeline, un moment résistante et roidie et tendant tout le corps, soudain s’abandonna comme une branche casse ou plie, et défaillit, les deux yeux fixes. D’un autre baiser, Sophie acharnée l’obligea de revivre. Et elle ne pensait plus à rien, sinon à cette bouche qu’elle avait sous sa bouche. Il lui entrait dans tout l’être des chaleurs, des fragrances, une délectation infinie. Ah ! ces lèvres, et, entre ces lèvres, ces dents ! Elle exultait, se divinisait. Quelle joie ! et quel orgueil de sentir son ivresse subie par Emmeline mourante et renaissante ! Rarement leurs bouches s’écartaient pour le passage de soupirs ou de paroles qui, en avouant le délice, le redoublaient. « Comme tes lèvres sentent bon, ma chérie, et comme il en vient une moiteur qui enivre ! On dirait que l’on boit le sang d’une petite grappe vivante. Je ne leur fais pas trop de mal, avec mes dents ? j’ai peur d’être méchante, sans le vouloir. Ne t’en va pas ; si je ne t’ai pas fait de mal, reviens. » Les deux bouches se rejoignirent comme deux belles roses très écloses qu’on enfoncerait l’une dans l’autre, et les regards languissamment s’éteignirent. Sophie parla encore : « Es-tu heureuse, dis ? Te sens-tu très heureuse ? » L’autre répondit d’une acceptation plus ardente de baiser. « Non, je veux t’entendre. — Oui, heureuse. » Alors Sophie : « Vois-tu, ta bouche, c’est tout. S’il existe des fleurs dans le ciel, elles ressemblent à ta bouche. Mais non, il n’y a rien dans le paradis qui vaille ton baiser. » Puis, plus bas : « Je ne sais pas si cela te fait la même chose, à toi ? moi, quand tes lèvres s’ouvrent, quand mon envie hume ton souffle, c’est ton cœur que j’aspire, et il vient, et il m’entre dans le corps, et nos vies confondues battent délicieusement en moi seule. » Leurs bouches plus impétueusement se ressaisirent et ne se lâchèrent plus. Presque en même temps, un sursaut de leurs poitrines l’une par l’autre oppressées, les obligea de se disjoindre, sans paroles ni haleines, en la caresse encore de leur étreinte dénouée ; dans la silencieuse chambre aux volets clos, une ombre douce était sur elles.

Et tout le jour, le baiser, paradis enfin trouvé, les enchanta ; le dîner, comme d’ordinaire, fut silencieux, non pas qu’Emmeline craignît d’entendre et que Sophie craignît de parler, mais parce qu’elles fermaient de leurs lèvres leurs lèvres, buvaient dans la rosée de leurs bouches la fraîcheur des fruits et la chaleur du vin : puis elles s’accoudèrent, dans le rose crépuscule, sur le balcon de la maison au bord de l’eau, et elles s’aspiraient infiniment, dans tout le silence de la pénombre, sous leurs cheveux défaits qui ne faisaient qu’une chevelure d’or pâle et d’or sombre mêlés. Puis, la nuit venue, ce ne fut pas, devant la porte d’Emmeline, l’adieu de tous les soirs ! Elles entrèrent ensemble, sans désunir leurs bouches. Leurs bouches, — ah ! comme elles se voulaient, de s’être possédées, comme elles se possédaient, de s’être tant voulues, ces bouches ! — leurs bouches, désormais, c’était l’unique et double foyer en qui convergeait tout le rayonnement d’elles-mêmes ; et d’avoir mêlé, de mêler, de mêler encore leurs haleines où s’essentialisait leur sève vitale, elles n’avaient plus qu’une seule âme chaleureuse entre les dents : comme de deux aliments on n’en fait qu’un en les mâchant.

Plus vite que ne s’évanouissent dans les mythologies les nuées dont se voilent les déesses, la robe d’Emmeline disparut, déchirée en lambeaux, loques inutiles : la vierge, la nuque dans l’oreiller, s’offrait rougissante et frémissante sur le lit mystérieux de la pâleur lunaire d’une seule lampe au globe blanchissant. Sophie la voyait toute, neige, roses, lueurs dorées, mais tout cela, chair, tout cela, femme. Elle reconnut le fil d’or fin comme un cil, qui s’érigeait près de l’une des pointes de la gorge, elle s’affola ! Instinct d’une plus proche étreinte, ou souvenir d’une nuit presque semblable — oh, non, non, pas semblable ! — elle jeta ses vêtements ; nue, elle vit Emmeline plus nue ; sa propre nudité était comme un miroir qui doublait la nudité de l’amie ; et d’avoir embrassé Emmeline, ainsi, elle cessa, soudain, de l’embrasser, et retomba sur le lit et ne bougea plus.

Quand Sophie rouvrit les yeux, Emmeline toujours couchée, la tête vers le mur, avait l’air d’attendre. Des tressaillements la parcouraient toute, ses paupières battaient… quoi donc ? qu’attendait-elle ? En la regardant de tout près, Sophie souffrit affreusement ! car elle devinait qu’elle n’avait pas donné l’incomparable et effrayante joie qu’elle avait connue ; que ni les embrassements, ni les caresses, ni le corps parmi le corps, ne furent la réalisation du désir qu’elle avait fait naître ; elle n’avait pas tenu, et jamais peut-être elle ne tiendrait ce qu’elle avait promis ! ni des mains, ni des lèvres, elle n’obligerait à l’extase, celle qu’elle avait obligée à l’espérance de l’extase. Pourtant, il était impossible qu’il n’y eût pas concordance d’assouvissements lorsqu’il y avait eu accord de convoitises ; il fallait que, chez l’une comme chez l’autre, l’exaspération s’achevât en un divin anéantissement. Oui, puisqu’Emmeline était là, puisqu’Emmeline ne résistait pas, puisqu’Emmeline s’abandonnait, il fallait que Sophie récompensât d’une excessive délice, cette présence, cette passivité, ce sacrifice. Ce fut horrible : elle pensa que les hommes seuls peut-être sont capables de donner aux jeunes filles les définitives ivresses ! Mais non, non, les hommes sont les tortionnaires de qui l’assaillement renverse, déchire, effondre. Ce n’est pas à eux que les vierges peuvent devoir le sourire des amoureuses gratitudes. Et pourtant, elle avait près d’elle son amie : et ni les baisers, ni les morsures, ni les souffles sur les duvets du bras et du cou, ne réussissaient à faire vibrer, jusqu’à la délicieuse rupture, la corde, pourtant tendue à rompre, du désir ; ils ne faisaient qu’accroître, que rendre plus difficiles à satisfaire les exigences de la nubilité. Emmeline, les dents serrées, — elle entendait grincer les dents d’Emmeline ! — palpitait éperdument, mais elle ne défaillait point, et, toujours, en dépit des lentes étreintes ou des enlacements furieux, elle avait l’air d’attendre. Alors, Sophie comprit qu’elle ne savait pas ! Voilà, elle ne savait pas. L’espérance qu’Emmeline avait avouée par l’acceptation des lèvres sur les lèvres, qu’elle avouait par sa nudité sur ce lit, cette espérance de quelque délectation inconnue, Sophie aurait pu la réaliser — mais elle ne savait pas, elle ne savait pas ! Et l’autre, encore, encore, toujours, haletait sur le lit, hélas ! virginal, se convulsait presque ; en l’attente impatiente de ce corps sursautant, qui ne se calmerait pas, il y avait, avec du défi, comme un insultant reproche : « Enfin, tu dois savoir, toi, puisque tu m’as induite à vouloir connaître. Je ne te demandais rien ! tu m’as contrainte à exiger ; est-ce que tu vas me refuser maintenant ce que je ne te demandais pas ? » Et devant la douloureuse amie inapaisée, devant la vierge si ingénue naguère et si paisible, qui, séduite, damnée, était devenue l’avide créancière de l’enfer, Sophie éprouvait les remords d’un tendre tentateur qui ne pourrait pas, en échange du salut renoncé, donner les joies promises. Son impuissance était une déloyauté. Cette âme, elle l’avait volée ! puisqu’elle ne la payait pas. Et elle multipliait en vain, presque féroce de l’inutilité de son désir, ses baisers et ses ignorantes morsures… Mais, tout à coup, elle roula du lit sur le plancher ! Elle tenait sa tête entre ses mains, elle fermait désespérément la bouche pour qu’un cri, dont elle pressentait le déchirement, n’en sortît point. Elle reconnaissait ce mal ! Elle entendait, comme elle l’avait entendu si souvent, le petit rire dans ses oreilles. Mais, enfin, ce rire, qu’est-ce que c’était ? Il encourageait et il se moquait. On eût dit qu’il invitait à l’effort dont il raillait l’avortement. Et c’était horrible, — plus horrible, ce soir, — d’avoir ainsi, dans les oreilles, un mauvais conseil qui ricane. Hélas ! Emmeline ! cette pensée ne la calma point. Elle sentait, irrésistible, l’approche de la crise qui la torturerait, la tordrait. Une idée insupportable : tout à l’heure, dans quelques secondes, elle serait peut-être, — convulsionnée, livide, la bave aux dents, des mains qui grattent le parquet, — un objet de répulsion pour Emmeline, pour cette enfant dont elle n’avait pas su faire une heureuse femme. Cela, ce n’était pas possible. Avec la volonté d’un ivrogne qui ne veut pas vomir devant les convives, elle se releva, chancelante, se retenant aux meubles, marcha, — ses deux jambes, qu’elle ne pouvait ployer, lui semblaient des béquilles où elle eût été perchée, — gagna la porte, retrouva, le long du mur, sa chambre, tomba sur son lit. La crise, un instant comprimée, s’échappa comme une bête qui a rompu son attache. L’œil vitreux sous les immobiles paupières, les doigts écarquillés, Sophie, avec des râles qui ressemblaient à de sourds aboiements, se roulait sur les draps ; quelquefois, en une courbe d’arc, son corps s’exhaussait, ne touchant le lit que des talons et du crâne ; enfin elle succomba ; sans mouvement, la bouche tordue, la face ridée, elle était pareille à une morte encore crispée d’une effroyable agonie.