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Méphistophéla/01-6

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E. Dentu (p. 189-224).
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VI

La maison était vide. Éveillée, ou, plutôt, ressuscitée de cette catalepsie, de cette mort qui ne dure pas, Sophie avait trouvé la maison vide. « Emmeline ! Emmeline ! » Pas de réponse, et, partout, personne. « Eh bien ! quoi ? c’est qu’elle est sortie pendant que je dormais, elle va revenir ». L’attendre ? non. Sophie se jeta au dehors. Elle était bien sûre qu’elle rencontrerait la chère petite dans l’allée, ou au bord de la Seine, ou là-bas, sous les arbres ; peut-être près du ruisseau qui tinte sur les cailloux. Qu’Emmeline se fût enfuie, c’était impossible. « Je suis folle ! » Elle courait çà et là. Certainement, elle allait la voir, tout à coup peut-être, au détour de quelque sentier entre les branches. Cette idée : Emmeline disparue, était si absurde, qu’elle la chassait, qu’elle n’en voulait pas ; à quelqu’un qui était en elle, et qui lui disait : « tu ne la retrouveras pas, » elle répondait : « allons donc ! » Quelle plaisante imagination : elle, Sophie, sans Emmeline ! Elle faillit éclater de rire, tant c’était imbécile, cette idée ; comme s’il n’était pas évident qu’elles étaient liées pour toujours, que jamais rien ne les séparerait ! et, enfin, qu’Emmeline se promenait dans l’île. Sophie allait, venait, se hâtait d’un bord à l’autre bord, retournait vers le chalet, — l’enfant était peut-être rentrée ; non, elle n’était pas rentrée, — se remettait en quête, ne se lassait pas. À un moment, elle se trouva devant une grande bâtisse blanche. « Maison Charmeloze ». Ah ! oui, elle se souvint de ce qu’avait dit le garçon d’auberge, et des femmes, en robes extravagantes, dans la prairie, et de celles d’entre ces femmes qui s’étaient glissées vers la salle à manger, comme des espionnes. Un imbécile soupçon la traversa : Emmeline était peut-être là. On avait pu l’appeler, l’emporter, l’enfermer. Ce n’était pas supposable seulement ! Bien qu’il fût assez tard — dix ou onze heures du matin, — la maison Charmeloze était silencieuse, endormie encore, avec des volets pareils à des paupières closes. Et puis, sa mignonne, chez ces femmes ! Elle revint sur ses pas, elle chercha encore à travers l’île. Tout à l’heure, quand elle l’aurait retrouvée, comme elle rirait de son inquiétude. Inquiète ? non ; bien qu’elle sentît sauter jusqu’à son cou les battements de son cœur, elle ne voulait pas être inquiète, elle ne le serait pas. Elle s’arrêtait, elle appelait : « Emmeline ! » Quelquefois, elle disait : « Voyons, c’est une niche, je parie que tu me suis pendant que je cours après toi. Où es-tu ? tu m’as assez tourmentée, allons, viens ! » À la fin, c’était singulier qu’Emmeline ne se montrât pas. En revenant, pour la troisième fois, vers le chalet, elle aperçut, sur l’escalier du perron, le garçon d’auberge, qui faisait des signes, qui tenait en l’air quelque chose de blanc ; elle se précipita. « Ah ! vous voilà, dit l’homme, je vous attendais, depuis un bout de temps ; c’est une lettre que votre amie m’a remise tout à l’heure, à l’hôtel, avant de prendre le train. » Il ajouta : « Le déjeuner est sur la table, » et s’en alla.

Elle avait la lettre dans la main, elle n’ouvrait pas la lettre. « À l’hôtel ! avant de prendre le train ! » Elle réentendait le son de ses mots, sans en percevoir le sens. Ce qu’elle aurait pu comprendre était si épouvantable qu’elle ne voulait pas le comprendre, et elle restait immobile, le papier entre les doigts. « Ah ! » Il y eut dans ce cri, presque pareil à un râle, tout l’horrible besoin de savoir la vérité dont on mourra ! Et elle déchira l’enveloppe. Oui, l’écriture d’Emmeline, une écriture fine et longue, nulle, pareille à celle de toutes les demoiselles qui ont eu des institutrices anglaises. Emmeline ne s’excusait pas de son départ ; avec des mots sans tendresse, en des phrases correctes comme celles des jeunes filles qui ont fait beaucoup d’analyses grammaticales, elle disait qu’elle croyait nécessaire de retourner à Fontainebleau, que sa mère et son frère devaient être inquiets ; elle avouait qu’elle avait bien peur d’être mal reçue, d’être grondée ; elle avait peur aussi de voyager toute seule ; mais elle monterait dans le wagon des dames. Et elle conseillait à Sophie de ne pas s’obstiner dans sa révolte, qui avait quelque chose de trop excentrique. « Jean n’a pas été gentil avec toi, c’est vrai. Mais peut-être tu avais des torts toi-même. » Elle pensait bien que Sophie reviendrait à de meilleurs sentiments, qu’elle retournerait chez elle. Quand on est mariée, il faut vivre avec son mari ; comme, quand on est demoiselle, il faut rester auprès de sa mère. D’ailleurs tout s’arrangerait. « Dépêche-toi de venir. » Et elle l’embrassait de tout son cœur.

Cette lettre, Sophie la porta à sa bouche et la mordit et la déchira toute avec des dents féroces.

Une espèce de devoir français sur la nécessité d’être bien sage, bien obéissante à sa famille, à son mari, voilà ce qu’Emmeline, en la quittant, lui avait envoyé en manière d’adieu !

Mais, la lettre, ce n’était rien : il y avait cette chose abominable que la malheureuse était partie — et ne reviendrait pas ! car, là-bas, on la garderait étroitement ; puis, même mal gardée, elle ne reviendrait pas puisqu’elle s’en était allée de son plein gré ; il semblait à Sophie que deux mains lui avaient ouvert le cœur et que grouillait dans la déchirure une bête armée de dents et de griffes, mordante et lacérante.

Elle se mit à tourner dans le jardinet, autour de la maison. Seule ! seule ! elle était seule ! Ce qui la dominait, ce qui était plus fort en elle que tous les autres sentiments, c’était une fureur contre la lâche enfant qui l’avait laissée. Donc, pendant quatorze ans, elles ne s’étaient pas quittées : elles avaient grandi ensemble, joué ensemble, ensemble elles avaient appris à penser, à vivre ; et, sept jours, dans cette solitude, elles avaient été si heureuses que leurs puériles rêveries, jadis, n’avaient pas osé supposer de tels bonheurs aux angéliques hymens ; et voici — comme un fou jetterait ses trésors par la fenêtre, — voici qu’Emmeline n’en voulait plus de tous ces souvenirs d’enfance ni de leurs récentes joies, si violentes et si tendres ! Oui, oui, oui, cela était vrai, il n’y avait pas à douter, Emmeline était partie ; et en rôdant autour de la maison, Sophie, essoufflée de cette course circulaire, bégayait : « Partie ! partie ! mais, enfin, pourquoi ? »

Elle s’arrêta.

Elle comprenait pourquoi Emmeline avait fui ! et c’est contre elle-même alors que se tourna sa colère. À cette enfant qu’elle avait inquiétée toute petite d’étranges caresses, inconscientes, dans le hamac au fond du jardin, dont elle avait troublé, plus tard, la paisible dévotion par de mystiques emportements, qu’elle avait obligée, — comme on force à boire une jeune bête que l’on tient par le cou, — aux enivrements des poèmes et des musiques, à cette jeune fille destinée aux simplicités de quelque honnête mariage avec des enfants qui grouillent partout et qu’elle avait emportée dans les effrois d’une extraordinaire aventure, à cette vierge, affolée enfin, hier soir, par la bouche sur la bouche, et ne résistant plus, et s’offrant, et acceptant, qu’avait-elle donné, elle, Sophie, en récompense de tant de soumission, de tourments, et de convoitise subie et d’appétence enfin mutuelle ? rien. Elle avait été l’imbécile triomphatrice qui n’use pas de sa victoire. Elle avait été la tentation qui a menti, qui a triché, qui damne sans avoir divinisé. Stupide créature, inachevée, infirme, aimant sans savoir aimer, convoitant sans savoir posséder ! Emmeline était partie avec raison, parce que, enfin, ce n’est pas la peine de renoncer à toutes les pudeurs, de s’exposer à tous les reproches d’une conscience qui se souviendra, qui s’examinera, pour l’exaspération d’attendre une ivresse toujours refusée. Ah ! Sophie se serait volontiers arraché avec les ongles toute la chair de son inutile corps qui, voulant et éprouvant, faisait vouloir mais non pas éprouver. Elle ne s’arrêtait pas à cette idée, déjà repoussée, que l’homme seul oblige la femme aux suprêmes joies. Puisqu’elle les connaissait, ces joies, par la femme, d’autres femmes, par la femme, les pouvaient connaître. Seulement les mystérieux rites du culte dont elle était l’oblate instinctive, elle les ignorait ; absolument ? non ; elle soupçonnait, elle entrevoyait, elle devinait presque, mais, — tels du moins qu’ils lui apparaissaient, à peine possibles, — ils étaient si étranges, ces rites, qu’elle avait eu peur de se méprendre, et que, dans la crainte d’un sacrilège, elle n’avait osé s’y résoudre. Et Emmeline avait eu raison de s’enfuir ; comme un dieu déserterait un autel où on ne sait pas le prier.

Un instant, Sophie songea à une étrange similitude : elle était maintenant abandonnée, comme le baron Jean avait été délaissé. Emmeline s’échappait ainsi que Sophie s’était évadée. Chacune d’elles avait fui de même un lit différent ; et du rut trop violent de l’époux, de l’inactif désir de l’amie, résultait, dans une pareille solitude, le même désespoir.

Mais tout cela n’importait guère. Ce qui importait, c’était de reprendre Emmeline. Ah ! par exemple, une chose qu’elle savait, c’était qu’elle la voulait, heureuse ou non ; et elle l’aurait. Partie ? elle la suivrait. Oui, elle irait à Fontainebleau. La mère ? le frère ? bon, voilà des gens de qui elle se souciait peu. Emmeline, il n’y avait pas à dire le contraire, était à elle, n’était qu’à elle. On ne peut pas empêcher quelqu’un de ressaisir ce qui lui appartient. Elle possédait Emmeline, depuis le mariage dans le hamac, depuis toujours. La famille ? des voleurs. « J’arriverai, je dirai : ça ne me regarde pas, ce que vous pensez, ou ce que vous ne pensez pas ! » et elle prendrait sa chérie par le bras, et elle l’emmènerait. Ce serait une affaire finie. Elles s’en iraient ensemble, plus loin que la France, en Italie, en Sicile, plus loin encore, par delà les mers. On est bien partout, pourvu qu’on y soit seules. Enfin, voilà tout, il la lui fallait.

Elle rentra vite, pour prendre son chapeau, son manteau. Un train ? à toutes les heures il passe des trains. Vêtue à la hâte, elle s’en alla à travers l’île, vers le bord d’où une barque, démarrée d’un tronc d’arbre, transporte les gens de l’autre côté du fleuve, devant l’auberge. Elle marchait toujours plus vite, elle ne regardait rien, elle n’avait qu’une pensée : prendre Emmeline par le bras et s’enfuir avec elle. Quelque chose de frais lui mouilla les pieds ; elle baissa la tête. Elle traversait, — elle n’avait pas songé à faire des détours, — un ruisseau qui courait entre des glaïeuls et des flambes. Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! Elle fondit en larmes ; ce fut comme l’averse d’une nuée chargée d’orage qui crève tout à coup. Elle avait reconnu ce ruisseau, ces verdures mouillées ; Emmeline dans cette eau courante avait trempé ses pieds nus, pâles, roses, veinés de bleu, avec de l’ambre au talon et de l’or à l’ongle du pouce. « Qu’est-ce que cela te fait que je te serve, comme une femme de chambre ? » Puis la mignonne : « Enlève mes bas ! » Le bout de l’orteil, à la pointe d’un caillou luisant, parmi l’eau qui fait un petit bruit, Sophie le revoyait. Elle pleurait en la douceur d’une douleur infinie.

Ses nerfs détendus, il se fit en elle une lucidité comme il y a sous le ciel, après la foudre, de l’air respirable. Elle pensait plus nettement, les yeux encore humides : elle ne pourrait pas r’avoir Emmeline ! Non. Une mère a des droits, un frère a des droits ; ils lui diraient : « Qu’est-ce que vous voulez ? vous avez perdu l’esprit. Emmeline est malade, vous ne la verrez point, laissez-nous tranquilles. » Et il faut être un homme pour enfoncer des portes. Autre chose : le mari ! Jean la revoudrait, elle, la garderait, ne la lâcherait plus. Ceci, c’était effrayant ! elle ne pouvait pas revenir à Fontainebleau, sans s’exposer, sans s’offrir au péril sûr, inévitable, d’être reprise ; et, reprise, — si près et si loin d’Emmeline enfermée, — que ferait-elle ? on ne s’évade pas deux fois de la même prison ; la première fuite a mis pour longtemps en éveil l’attention des geôliers. D’ailleurs Emmeline ne consentirait pas à s’évader. C’était donc fini ! séparées, jamais plus elles ne seraient unies ! Une rage lui conseilla de prendre sa tête à deux mains et de se casser le crâne contre un tronc d’arbre qui était là.

Mais un espoir interrompit l’élan commencé. Elle ne savait pas à quelle heure, ce matin, Emmeline avait quitté la maisonnette ; dans la matinée, il ne passe que peu de trains : la fugitive, peut-être, était à la gare, encore, attendant ? c’était possible — ce n’était pas impossible du moins. Elle ne savait pas, la pauvre petite, ni comment on prend son billet, ni comment on monte toute seule en wagon, ni rien. Elle avait pu, elle avait dû perdre du temps. Peut-être aussi, en son évasion, avait-elle oublié de prendre de l’argent pour payer sa place ? cela arrive tous les jours, même quand on est très calme, très habituée aux voyages, qu’on oublie de prendre de l’argent. Enfin, oui, il se pouvait qu’Emmeline ne fût pas encore partie. Cela, ce serait trop beau, trop heureux ! la retrouver tout de suite ! Sophie courait à perdre le souffle. Elle arriva sur le bord. Pas de barque. Si, la barque ; mais très loin au milieu du fleuve, un peu plus près de l’autre rive. Le passeur répondit aux cris d’appel par des signes qui voulaient dire : « Eh ! vous voyez bien que j’ai du monde, attendez, je vais revenir. » Il fallait attendre. Attendre ! Mais, c’était vrai, la barque était pleine, pleine de femmes. Sophie les devina, plutôt qu’elle ne les reconnut. Celles qui riaient dans la prairie, celles dont avait parlé le garçon d’auberge. De loin, le bateau, avec leurs robes de toutes les couleurs et leurs grands chapeaux de verdure et de roses, ressemblait à une charretée de fleurs qui glisserait sur l’eau ; et il venait de leur groupe un bruit de jacasseries et des ritournelles de chansons. Par instants, à cause d’un coup de soleil, dix ombrelles s’ouvraient brusquement, se heurtaient, couvraient tout le bateau de rondeurs grises, bleues, rouges, et de dessous s’échappaient des folâtreries ; il y avait en l’air des mouvements de bras qui voulaient éloigner les ombrelles, qui rencontraient d’autres bras, et comme, par les écartements, s’élançaient des voix vives, on eût dit que c’était la chair des bras, hors des manches rebroussées, qui chantait et riait.

Le passeur revint. Sophie dit tout de suite :

— Vous avez vu ?…

Elle n’eut pas la peine d’achever.

— Oui, oui, dit l’homme (un vieux, très malin, qui en a entendu de belles, ne s’étonne plus, indifférent et goguenard), votre petite amie ? elle m’a hélé de grand matin, je n’étais pas encore levé. Si vous courez après elle, il faut vous dépêcher, elle a pris le train de huit heures pour Fontainebleau.

Et il ricanait dans sa barbe rousse et grise.

— Eh bien, faites donc attention !

En mettant le pied sur le bord de la barque, elle avait failli tomber dans l’eau ; il la retint, elle s’assit, il y eut un bruit de rames coupant l’onde ; le vieil homme se hâtait. Ah ! cela lui était bien égal qu’il se hâtât puisqu’Emmeline était partie depuis si longtemps, était déjà rentrée chez elle. Sophie fut sur le point de dire : « Non, j’ai changé d’avis, je reste, retournons. » Mais, rester, cela non plus elle ne le pouvait pas. Oh ! nouvelle épouvante, qui la fit sursauter ! c’était évident, c’était inévitable : Emmeline, chez sa mère, révélerait à Mme Luberti et au baron Jean le secret de la retraite où elles avaient passé toute une semaine, et ils viendraient la chercher, et elle serait obligée de les suivre, étant la fille de l’un et la femme de l’autre. Ceci, c’était l’horreur suprême, inacceptable. Comment ? son amie lui échappait, le cher être qui lui était plus précieux que le jour et l’air, elle l’avait perdu, ne pourrait pas le recouvrer ; et il fallait qu’à cette catastrophe, s’en ajoutât une autre, si probable, si certaine ? Jean, dans quelques heures, apparaîtrait, la prendrait par la main, la remporterait et, le soir, ce serait la seconde nuit conjugale ! Il la broierait sous son corps, avec un amour redoublé d’avoir été bafoué, avec un désir qui se venge. Les coups de fouet, la déchirante lacération de la courroie, c’était terrible, mais ce n’était rien au prix des caresses de cet homme ; elle l’aurait subi bourreau plutôt qu’accepté époux. Non, elle ne voulait pas de cette bouche sur sa bouche ! hélas, sa bouche qui avait baisé les lèvres d’Emmeline, qui en était encore toute parfumée, toute tiède, toute sucrée ! et il lui semblait qu’elle sentait à son ventre, comme récente, la déchirure exécrable de la virilité. « Sûrement, dit le passeur, vous avez quelque chose. Bah ! bah ! ça arrive tous les jours ; on se rencontre, on se met ensemble, on se lâche. On n’en meurt pas. C’est vrai, elle était gentille, la petite, avec son air modeste. Ces dames qui l’ont vue par la fenêtre de chez vous, disent que ça doit être une personne très bien. Mais il faut se faire une raison. J’en ai vu, de ces aventures-là, depuis que je passe la clientèle de Mme Charmeloze. » Qu’est-ce qu’il disait donc ? on l’avait donc devinée ? Son amour pour Emmeline était une anecdote parmi les gens du pays ? Mais sa pensée allait ailleurs. Le lit conjugal ! cette hideur effrayait et chassait tous les autres sentiments. Même — si ces deux achèvements avaient pu s’accorder, — la joie d’embrasser Emmeline n’eût pas compensé l’horreur d’être étreinte par le baron Jean ; celui-ci, elle l’exécrait plus encore qu’elle n’adorait celle-là. Elle avait le long des reins un frisson, au souvenir d’une abominable minute. « Mais, voyons, se disait-elle, que faire ? » Ah ! nulle hésitation possible : fuir, se cacher, disparaître, ne jamais être retrouvée. Quoi ? renoncer à Emmeline ? non. Seulement il y avait l’homme qui allait être averti, qui allait survenir ; il fallait se dérober, avant tout. « Eh ! vous voilà toute vaillante ! » En effet, après de la menue monnaie jetée dans la main du passeur, elle avait sauté sur le bord sans l’aide de la main qu’il lui tendait, et elle montait l’escalier de la berge. Elle demanda au garçon de l’auberge qui est à deux pas de la gare : « À quelle heure le train pour Paris ? — Dans trente minutes. » Bien. Car elle était résolue. C’était à Paris qu’elle se cacherait ; il y a tant de monde, tant de maisons dans l’énorme ville ; on ne la trouverait pas. Puis, de là, peut-être, ayant de l’argent, elle pourrait faire tenir une lettre à Emmeline. Il y a des gens adroits et résolus. La faire enlever ? cette idée romanesque lui traversa l’esprit. Mais le plus pressé, c’était de fuir, d’échapper à son mari. Son mari ! Une seconde fois, la nuit de noce, non ! et elle s’assit devant l’hôtel, attendant le train.

Une tente rose et grise descendait vers quatre lauriers épanouis encore : la tiédeur qui, par un soupirail, monte de la cuisine, leur donnait l’illusion d’un printemps de serre ; et il y avait çà et là de petites tables rondes de bois peint en vert. « Madame prend quelque chose ? » Elle ne savait pas ce qu’on prend. « Un vermuth ? — Oui, » dit-elle. Elle avait peur de voir sortir le baron Jean de la porte vitrée de la gare, en face d’elle. Elle tourna la tête. En riant, tout près d’elle, autour de quelques tables jointes, des femmes, huit ou dix, buvaient, fumaient des cigarettes. Les amies de Mme Charmeloze. Elle eut une envie de s’éloigner, d’aller attendre dans la gare. Elles étaient si singulières. Des créatures comme celles-là, elle n’en avait jamais vu. Comme elles ressemblaient peu à Emmeline ! Laides ? non, pas toutes. Il y en avait une, — très fardée, par exemple, — qui était jolie, avec beaucoup de petits cheveux rouges sur le front, descendant jusqu’à chatouiller les yeux. Et toutes elles tenaient des propos étranges, que Sophie comprenait mal. En parlant français, elles parlaient, eût-on dit, une autre langue. Mais dans les paroles même que Sophie entendait pour la première fois, elle percevait un sens répréhensible ; le son, quoique incompris, signifie. Elles bavardaient, les coudes à la table, ou le dos renversé sur le dossier des chaises, avec des éclats de voix. Certainement, des personnes mal élevées. Un dégoût d’elles, voilà, au milieu de ses angoisses, ce qu’éprouvait Sophie. Puis, des choses qu’avait insinuées le garçon d’auberge en mettant le couvert, de celles qu’avait dites le passeur, il lui venait un soupçon que ces femmes, — de mauvaises femmes, avec des toilettes excentriques, — n’étaient pas aussi différentes d’elle qu’on l’aurait pu croire. Ce soupçon lui inspira un mépris d’elle-même. Reconnaître qu’on ressemble à quelque chose de bas et de vil, c’est un châtiment déjà de sa propre bassesse. En même temps, il en résulte une sorte d’attirance. Mais l’idée de cette analogie était si vague en elle, qu’elle ne pouvait s’y arrêter. Puis, tant de désespérées tristesses ! Ce qui surtout la décida à s’en aller dans la gare, ce fut qu’elle se sentait regardée, épiée, détaillée sous le conciliabule de tous ces chapeaux groupés comme tout à l’heure les ombrelles ; et elle avait bien vu que l’une de ces personnes, la plus jolie, celle qui avait de petits cheveux sur les yeux, la désignait du regard, en chuchotant à l’oreille de sa voisine.

Elle demeura peu longtemps dans la salle d’attente. « Les voyageurs pour Paris ! » Elle avisa un compartiment vide, y monta, s’assit dans un coin ; après quelques minutes, le train s’ébranla dans un bruit de sifflets et d’eau précipitée. Et Sophie ne pensait presque plus, rompue par la crise nocturne et par tant de tortures. Dans ce repos enfin, que berçait le roulis, elle laissait aller son esprit à vau-l’eau d’une vague et désolée rêverie. Plus tard — se souvenant de cette matinée, — elle se demanda plus d’une fois, avec étonnement, pourquoi elle ne s’était pas tuée ; ce fut sans doute l’excès de sa lassitude après tant de supplices physiques et moraux qui la sauva du désespoir actif ; elle n’aurait pas eu l’énergie de mourir. Quant à ce qu’elle ferait à Paris, elle n’y songeait point. Dans sa tête, dans son cœur, il lui semblait qu’il y avait comme un vide très profond, très obscur, avec des apparitions çà et là de choses vaines et de vagues êtres ; un cimetière désert et fuligineux où hantent des fantômes. Et de plus en plus, elle s’affaiblissait, s’amollissait, s’enlizait dans la paresse de ses mélancolies.

Un arrêt du train ne la tira pas de cette torpeur, mais elle tourna la tête à cause d’une femme qui entra et s’assit à l’autre bout du wagon dans la turbulence gaie d’une robe de toutes les couleurs. Une femme très drôle, avec de petits cheveux rouges partout. Sophie reconnut l’une des personnes assises tout à l’heure sous la tente de l’hôtel. La plus jolie. Jolie ? la moins laide. « Celle qui parlait à l’oreille de sa voisine, en me regardant. » Toutes ces femmes sans doute s’en retournaient à Paris. Pourquoi donc celle-ci était-elle seule, et pourquoi changeait-elle de compartiment à cette station ? Sophie ne pouvait s’empêcher de la regarder, de coups d’œils rapides, à la dérobée. Même dans le plus sincère désespoir, dans le plus profond abattement, un homme ne saurait se défendre de remarquer une présence de jeune femme, de s’y intéresser ; de l’homme, Sophie avait cela. Elle s’étonnait de cette créature maigrichonne, et sèche comme du brésil, et se tortillant, qui, sous sa tignasse allumée, avait l’air d’un sarment qui pétille et qui flambe. Un tout mignon visage entre le fouillis des fanfreluches et des frisons ; et, dans cette face vive, un peu fripée quoique très jeune, le nez retroussé montrait des narines trop roses, le cerne des yeux, bleuâtre et bistre à la fois, descendait presque jusqu’aux commissures des lèvres écarlates et grasses, avançant comme un petit groin qui serait joli. Quand la voyageuse se remuait, — elle ne restait guère en repos — du crêpe beige de sa robe, semé de fleurettes, de ses manches où transparaissait la peau pas trop blanche, presque ambrée, des bras qui n’étaient point gras, et de l’ouverture en pointe de son corsage pas renflé, et de toute sa toilette, s’envolait, avivé par le musc des maquillages, un parfum de cuir de Russie et de tabac du Levant, qui était l’odeur de son corps ; elle était meilleure que si elle eût été bonne, cette odeur qu’on devinait faite exprès, très bien combinée ; et toute cette petite femme était aussi agréable à sentir qu’amusante à voir. Ce qu’elle avait de tout à fait charmant, c’étaient ses mains d’une petitesse et d’une finesse extraordinaires dans des gants de peau très tendue, et ses pieds, presque pas plus grands, qu’elle ne tenait pas à cacher, car, à peine assise, elle mit le bout de sa bottine au rebord de la portière ; la jupe glissa un peu, laissant voir les blancheurs feuilletées des dessous qui glissèrent aussi ; elle avait des bas de soie rose, tout percés de jours où la chair mettait des points d’or.

Parce que la petite femme l’avait regardée en souriant, Sophie se détourna très vite. Elle ne s’occupait plus que des arbres qui fuyaient devant la vitre du wagon. Mais l’autre éclata de rire.

— Ah ! bien, dit-elle, vous en faites une tête, vous !

Une brutale offense n’eût pas été plus pénible à Sophie que cette parole, jetée d’une voix de gamine, éraillée un peu, pas trop. Que lui voulait cette personne ? pourquoi lui parlait-elle ? elle feignit de n’avoir pas entendu, colla son front à la vitre.

— Je peux fumer, dites ? ça ne vous gêne pas ?

Sophie entendit le bruit d’un papier roulé très vite entre les doigts, le crissement d’une allumette.

— Dans la boîte à côté, où sont les camarades, reprit la voix de gamine, il y a un gros monsieur qui ne veut pas qu’on fume. Il paraît qu’il est asthmatique. Alors Charmeloze a dit : « Asseyons-nous dessus ! » et elle a fait comme elle disait : elle s’est assise sur le gros monsieur, elle pèse deux cents ! on se tordait. Mais moi, je n’y tenais plus : j’aurais donné tout ce que j’ai, — ce n’est pas gras, même en nature, — pour en griller une ; je les ai lâchées, et je suis venue ici. C’est aussi un peu pour vous que je suis venue.

— Pour moi !

Après un silence, la petite voyageuse reprit, d’une voix moins frivole, qui s’attendrissait :

— J’ai bien vu, devant l’auberge, que vous aviez du chagrin, du vrai chagrin. Les autres se moquaient de vous, parce qu’on leur avait raconté l’histoire. Oui, la petite qui était avec vous et qui est partie. Elles trouvaient que c’était d’un drôle ! Toutes les femmes n’ont pas bon cœur, allez. Je leur ai dit : « Si ça vous arrivait à vous, est-ce que vous aimeriez qu’on se fiche de vous ? » et ça peut arriver à tout le monde. Elles riaient plus fort. Moi, je sais ce que c’est que de souffrir par le cœur. J’ai eu de ces douleurs-là, plus d’une fois ! Puis, c’était gentil ce qu’avait raconté le patron de l’hôtel, et le garçon. Toutes seules, rien que vous deux, dans la petite maisonnette, pas plus d’homme que sur la main. J’ai l’air, comme ça, d’être folle, et, c’est vrai, je ne suis pas bien sérieuse. Mais quand je vois jouer un drame, je pleure toutes les larmes de mon corps. Même, c’est ennuyeux, ça démaquille. Votre histoire, une romance avec un drame au bout. Alors, vraiment, elle est partie, tout à fait ? pourquoi ? est-ce que vous avez eu des raisons ? ou bien, si c’est qu’elle est partie pour rejoindre son amant ? Ah ! dam, ça, c’est forcé, on n’est pas née avec des rentes. Des amants, il en faut bien. Si elle s’en est allée pour ça, vous ne pouvez pas lui en vouloir ; ce serait trop bête d’être jalouse des hommes. On sait bien que ça ne tire pas à conséquence, avec eux. Eux-mêmes, à présent, ils le savent aussi. Et ils sont devenus très gentils, pas exigeants, raisonnables ; pourvu qu’on les amuse, ils ne demandent pas qu’on s’amuse. On n’a plus besoin de s’esquinter à faire semblant. Moi, ça me dégoûterait de mentir ; je n’aime pas à tromper. Mais ils n’ont plus envie qu’on les trompe. Aussi, être jalouse d’un homme, plus souvent ! D’une femme, je ne dis pas, c’est autre chose. Tenez, quand j’étais avec la grande Amédine, on me dit un jour : « Tu sais, ton amie, elle te dit qu’elle va tous les matins chez un baron, aux Champs-Élysées, avec qui elle déjeune. Eh bien ! son baron, c’est une chanteuse de la Gaîté-Rochechouart, Léo, celle qui s’habille en homme pour chanter, et qui a un lorgnon dans l’œil. » Je n’ai fait ni une ni deux. Je me suis postée devant la maison de Léo, et, quand Amédine est sortie, je lui ai flanqué une volée ! Elle en porte encore les marques.

Sophie se rencognait, appuyait plus fort son front contre la vitre dans un instinct d’être moins près de la voix qui parlait ; il lui semblait que cette voix l’enveloppait d’une salissure. Elle aurait voulu s’écrier : « Mais enfin, je ne vous connais pas, taisez-vous, laissez-moi tranquille. » Elle n’osait pas, et elle se sentait pleine de dégoût, à cause de ce qu’elle entendait. Oh ! cette femme, — et les autres, dans l’autre wagon, qui devaient être pareilles. Emmeline était si pure, si douce, disait, d’un si clair accent, de si honnêtes paroles ! Quoi, des créatures comme celles-ci et Emmeline pouvaient exister en même temps ? Elle éprouvait quelque chose de ressemblant à la nausée d’un très jeune amoureux, un enfant, le cœur et l’esprit frais, qui, au retour d’un premier aveu aux genoux de sa cousine, entendrait un commis-voyageur raconter, avec de sales détails, les gourgandines à cent sous et les filles d’auberge qu’il a retroussées. Une honte aussi entrait en elle, celle de ne pas être tout à fait différente de ces filles. Elle avait beau se dire : « Elles n’aiment pas comme j’aime, » elle avait beau sentir en soi, pour son amie, tant de délicate tendresse et de dévote ferveur ; elle ne pouvait se cacher que, par la bouche qui veut la bouche, par le corps qui veut le corps, elles devaient lui être comparables ; hideuses, écœurantes, n’importe, c’étaient des espèces de sœurs qu’elle avait. Des sœurs ! À ce moment, l’odieux des étranges désirs, en elle, lui fût-il révélé par l’ignominie de leur réalisation en d’autres ? eut-elle peur du rêve qui était cela ? peut-être, par une de ces ouvertures vers l’avenir, qui se referment bientôt, entrevit-elle, — comme on verrait en une file oblique de miroirs de plus en plus sombres s’obscurcir de plus en plus et enfin s’éteindre une image, — la dégradation de diverses elles-mêmes jusqu’à l’effacement en de sales ténèbres ? Puis, soudain, une colère l’émut, la colère de l’orgueil désillusionné. Naguère, en la fierté qui est la ressource des damnés, elle avait pensé que l’élan vers un cher être féminin, que l’instinctif désir dont elle fut à toute heure tourmentée, — criminel ou non, elle ne s’était pas interrogée à ce propos, — n’existait qu’en elle seule ; exceptionnelle, voilà ce qu’elle pensait être ; et, probablement, l’infatuation d’être différente, extraordinaire, ne contribua pas peu à la maintenir, à la pousser sur la pente des mauvais désirs. Mais, maintenant, elle voyait qu’elle n’était point seule à subir l’anormale attirance. Ces créatures ne différaient d’elle que par plus de bassesse et d’impudence, et elle connut cette humiliation d’être, sans doute, banale. En outre, de quel droit méprisait-elle ces filles ? Si elle leur était supérieure par l’ardeur généreuse, par l’espèce d’héroïsme dont s’ennoblissait son désir, à d’autres points de vue elle ne les valait pas ; car, en l’immondice de leur passion, elles étaient complètes du moins. Ah ! cette pensée rénovait sa récente torture. Elles savaient, celles-ci ! rien de ce qui était le but même de leurs convoitises, ne leur était resté inconnu ; elles ne voyaient jamais, parmi les caresses, l’étonnement fixe et plein de reproches de deux yeux qui attendent. Et à présent, parmi les dégoûts et les hontes et les colères, se glissait en Sophie, et s’y installait, et s’y développait, une curiosité ardente, une envie de toute leur science, si voisine…

La petite voyageuse, en roulant une autre cigarette, continuait de bavarder :

— Par exemple, on ne peut pas vous faire le reproche, à vous, de parler à tort et à travers. Savez-vous que vous n’êtes pas plus polie qu’il ne faut ? Depuis une heure je vous conte un tas de choses, et vous restez dans votre coin, muette comme une carpe. Parce que vous ne me connaissez pas ? en voilà une raison ! Je m’appelle Magalo. Naturellement, ce n’est pas mon nom. Le nom de famille, le vrai, c’est sacré ; il ne faut pas le mêler aux malpropretés de la vie. J’ai été bien élevée, chez les Sœurs, j’ai toujours respecté mes parents ; au point que, quand ma mère, qui est une très honnête femme, est à la maison, pour rien au monde je ne recevrais quelqu’un. Je ne veux pas qu’elle sache. Une mère n’a pas besoin de savoir. D’ailleurs, elle est très discrète. Elle voit que je suis bien habillée, que je ne manque de rien, ça lui suffit, elle est contente, elle ne demande rien de plus. Seulement, elle me dit quelquefois : « Tu n’as pas oublié de payer les contributions ? » Payer les contributions, régulièrement, elle prétend que c’est indispensable, que c’est signe qu’on a l’esprit d’ordre. Ma mère a cette manie-là : l’ordre. Des manies, c’est naturel, à son âge. Elle ne m’appelle jamais Magalo, elle. Non, Tasie. Mais pour les autres Magalo. Un drôle de nom, pas ? il me vient d’une petite camarade que j’avais au grand concert Parisien. Ce qu’elle m’en a fait voir, celle-là ! Croiriez-vous que, quand j’étais dehors, la nuit, elle venait s’installer chez moi, avec toute une bande de musiciens de son orchestre ? Une fois, rentrée à la maison à dix heures du matin, je me couche, qu’est-ce que je trouve dans le lit : une boîte à violon. Comme elle chantait toujours : « Ô Magali, ma bien-aimée ! » on l’avait surnommée Magali, et moi, Magalo. Tiens, continua la bavarde, en venant s’asseoir en face de Sophie, je n’avais pas remarqué, tout à l’heure. Vous avez quelque chose d’elle, vous. Oui, dans le front, et dans le nez. Pas dans la bouche. Votre bouche est plus jolie, plus fraîche. Vous êtes toute jeune. Dix-neuf ans. Peut-être moins. Moi, j’ai commencé à quinze ans, je n’étais presque pas formée, avec un ami de papa, un vieux qui m’emmenait promener dans le bois de Vincennes. Mon père tenait un débit de vins, il a fait faillite, alors le vieux m’a prise avec lui. Vous, par exemple, à vous voir, on ne se douterait jamais… On dirait une jeune demoiselle qui est encore dans sa famille. Est-ce que la petite qui est partie — je l’ai mal vue, dans l’île, — était aussi jolie que vous, avait l’air aussi distingué ? Mâtin ! une jolie paire de tourterelles. Seulement, cet air de sainte-nitouche, il ne faut pas en abuser, avec les hommes. Ça leur plaît, un moment, ils n’aiment pas que ça dure ; vous comprenez, ils n’ont pas le temps. Mais, enfin, vous êtes agaçante de ne pas dire un mot ! Je vous raconte toutes mes affaires, moi. Allons, voyons, n’ayez plus de chagrin. Vous la retrouverez, elle reviendra, ou bien, ma foi, une de perdue, une de retrouvée. Dites donc, comme ça se trouve, acheva-t-elle en pouffant de rire, moi qui me suis disputée avec Hortense, hier soir !

Sophie ne comprenait pas. Ce n’était plus qu’un bruit autour d’elle, ces paroles. Mais elle songeait, avec un air de dormir ; elle ne pouvait pas éloigner l’obsession que cette fille, et, à côté, ses amies, savaient ce qu’elle ignorait, étaient descendues dans les plus obscurs mystères de la caresse. Infâmes, oui, mais savantes ! et, dans le bercement du train, dans l’alanguissement de ses mélancolies, parmi la parlerie de la voix qui piaillait comme un bruit de volière, — à cause, aussi, de ce singulier parfum, cuir de Russie et tabac du Levant, qui sortait de Magalo, — sa rêverie de plus en plus s’inclinait vers l’inconnu des baisers étranges ; il lui semblait qu’un frémissement lui courait dans les cheveux, et sur ses prunelles, très chaudes, ses paupières closes s’espaçaient d’une pénombre où s’allumaient au loin des contours de blancheurs et des choses roses ou blondes, visions vite éteintes comme s’évanouirait une volée phosphorescente de papillons, et que remplaçaient d’autres visions un instant plus précises, puis confondues et vaines dans la nuit.

Elle s’inquiéta. Magalo ne parlait plus. Lasse de ne pas obtenir de réponse, s’obligeait-elle, par dépit, au silence ? Avait-elle ouvert un journal ou un livre ? non, Sophie se savait regardée. Elle était certaine que la petite voyageuse, en face d’elle, penchée un peu, la regardait fixement ; il lui semblait que ce regard, si elle avait voulu remuer, l’en aurait empêchée ; elle se sentait prisonnière de ce rien infrangible : la volonté d’un regard ; l’idée de lever les paupières lui était insupportable à cause de la peur de voir les yeux qui étaient sur elle. Puis elle eut l’impression d’un assombrissement successif, comme si, par secousses, du jour s’échappait d’autour d’elle ; chaque secousse était accompagnée d’un glissement, eût-on dit, d’anneaux sur une tringle ; et, tandis que s’épaississait l’ombre sous ses paupières, elle cessa de sentir le violent regard sur elle, soit que les yeux de Magalo se fussent détournés, soit que leur fixité s’émoussât à travers l’obscurité plus opaque. Mais, de nouveau, le regard la saisit, plus proche, plus insistant, plus enveloppant ; elle en était toute touchée ; elle croyait qu’elle n’avait plus de vêtements, tant sa peau était prise et serrée, à même, de ce regard ; et c’était si insoutenable qu’elle haletait. En même temps, depuis qu’une presque nuit s’était faite autour d’elle, elle était assaillie, cernée, couverte d’un double et bizarre parfum ; Magalo s’était-elle assise, tout près, sur la même banquette ? Sophie l’avait entendue se mouvoir, et l’arome émanait peut-être du regard rapproché. C’était comme si elle eût été vêtue de fleurs ayant des yeux. Mais ces fleurs n’avaient pas la simple odeur de celles qui s’épanouissent, sauvages, aux buissons ou dans la prairie ; une odeur de roses artificielles qu’on aurait mouillées de grisantes essences, voilà ce qui sortait d’elles ; et, par instants, en une recrudescence du regard, le parfum s’échauffait, s’exaspérait ; l’exhalaison des artificielles fleurs parfumées se compliquait d’une effluence d’intimités féminines, artificielles aussi, vivantes pourtant, qui, comme expirée des essoufflements d’une gorge où la chair sous la poudre de riz s’attendrit de sueur, se faisait, par bouffées, plus chaleureuse, plus irrésistible. Comme liée de la brûlante et affolante caresse qui pourtant ne la touchait point, Sophie, les yeux toujours clos, ne bougeait pas, ne songeait plus à rien, éprouvait seulement, quoi donc ? Le dégoût qu’elle avait eu de cette fille entrée là et si impudemment bavarde, la colère, les humiliations de l’orgueil, et la curiosité aussi de la science qu’elle supposait en Magalo, tout cela n’était plus, s’était dispersé, avait fondu dans une langueur sous l’enveloppement de l’odorant regard ; et elle ne savait plus où elle était, elle sentait, voilà tout, qu’elle était environnée d’une délicieuse et dangereuse menace… Brusquement un souffle qui était comme une fumée de musc brûlé lui dessécha les lèvres ! Elle ouvrit démesurément les yeux. Tout près de sa face, ardait un petit visage fardé et fripé, avec des frisons chauds et des yeux d’où sortaient des flammes et des lèvres qui voulaient sa bouche ! Oh ! cette femme ! Emmeline ! Mais Magalo, d’un bras autour de la taille, l’avait prise, l’empêchait de se dérober, la serrait contre elle ; et elle lui parlait à l’oreille, l’haleine dans les cheveux ; Sophie ne pouvait s’empêcher d’écouter, immobile, avec cette stupeur des oiseaux qui, dans le piège, ne remuent plus. Les choses dites à présent ne ressemblaient pas à celles de tout à l’heure ; plus de rires, ni d’impertinentes frivolités : des câlineries de voix plutôt que des paroles, paroles cependant, chuchotées, qui suppliaient, qui voulaient attendrir, qui promettaient, avec d’étranges précisions parfois, tout un infini d’inconnues délices ; et à chaque promesse du susurrement tentateur, un soupir de Sophie était l’aveu d’en désirer la réalisation. Elle aurait voulu résister, parce que c’était criminel enfin ! parce qu’elle aimait tant Emmeline ! et puis, elle subissait la gêne d’une transposition : ce qu’elle entendait, elle n’aurait pas su le dire ; pourtant il lui semblait que c’eût été à elle de le dire ; et l’entendre d’une autre lui était comme une humiliation. Mais les chuchoteries s’acharnaient, plus désireuses, plus prometteuses, éperdues, et elle se mourait dans l’enlacement de la voix, du regard, de l’odeur.

Un instant elle faillit se reprendre ; ce fut quand Magalo, un peu écartée, demanda brusquement :

— À propos, comment t’appelles-tu ?

— Sophie.

L’autre éclata de rire.

— Ah ! ce nom ! voilà un nom bête, par exemple ! il est bon pour les filles de concierge. Sûrement, je ne t’appellerai pas comme ça. Tiens, j’ai connu il y a trois ans, dans la maison où je logeais, une femme qui avait ton nom. Elle était très chic et très jolie, très bien entretenue, convenable. Et elle était étonnante, quand on était seules ensemble. Mais, « Sophie ! » tu comprends, ce n’était pas possible. Alors, je ne sais pas pourquoi, nous l’appelions Sophor. Sophor, c’est drôle, ce n’est pas commun. Dis, tu veux bien, toi aussi, « Sophor ? » Convenu, n’est-ce pas ? allons, Sophor, fais risette.

À cause de ces niaiseries, la défaillante revenait à soi-même ; elle éloignait, de ses mains, l’obsession de tout à l’heure, détestables visions d’un délicieux cauchemar ; elle voulut se jeter dans l’autre coin, en face. Mais Magalo l’avait reprise, la tenait étroitement liée ; les prières à l’oreille, les alléchantes promesses, en des chaleurs de souffle, recommencèrent plus tendres, plus puissamment tentatrices. Au parfum qui venait de Magalo, Sophie sentait se mêler un parfum qui venait d’elle-même : ce fut comme un hymen, ce mélange d’aromes. Sous la pesée, à peine, d’une main qui la touchait derrière le cou, qui lui caressait à petits doigts les cheveux, il fallut bien, enfin, qu’elle s’inclinât vers la mignonne femme… ce fut de la bouche qu’elle reçut les balbutiements mouillés des petites lèvres trop roses qui avançaient.

Mais Magalo, dans un remuement de toute sa robe :

— Sapristi ! nous arrivons, dans trois minutes nous sommes en gare !

Tout de suite, de fenêtre en fenêtre, elle écarta ou fit se relever les stores. Le plein jour baigna le wagon. Effarée comme un oiseau de nuit qu’on épouvante d’un brusque flambeau, Sophie s’était rejetée dans l’encoignure, se cachait la tête avec les mains. Mais l’autre, en redressant son chapeau, en remettant un désordre vraisemblable dans ses frisons près des tempes :

— Ce n’est pas tout ça, parlons peu, parlons bien. Tu comprends qu’à cause des autres, nous ne pouvons pas partir ensemble. Non, ce qu’Hortense te crêperait le chignon ! Mais, écoute bien. Voilà mon adresse. (Après avoir fouillé dans toutes ses poches, elle lui remit une enveloppe de lettre). Tu me prends, chez moi, ce soir, à sept heures, et nous dînons, nous deux, rien que nous. Tu veux bien, n’est-ce pas ? Oh ! est-elle gentille, avec son petit air de revenir de l’autre monde, et d’y avoir été battue. Tu ne la regretteras pas, va, l’autre, la petite, qui a fichu le camp. Mais, voyons, parle, à sept heures ? Tu viendras ? Bien sûr ?

Sophie ne répondait pas, essayait de ne pas entendre, secouée d’un tremblement. Elle se haïssait, elle se méprisait. Hélas ! Emmeline, si pure, avec tant de fraîche candeur aux lèvres, — Magalo, au contraire, la bouche suintante comme d’une humide chaleur de fièvre, comme d’une espèce de mauvais miel fondant, trop sucré, qui saoule. Et puis, si singulières, ces femmes. Des filles. Mal élevées, grossières, — infâmes. Et elle se voyait, c’était affreux, pareille à elles, plus tard. Elle comprenait que sa destinée dépendait de cette minute. Non ! c’était non qu’elle voulait répondre. Il n’était pas possible qu’elle cédât à une telle tentation ; qu’elle désirât la vilenie de ces banales caresses. Mais le désir, avec le sang, lui courait dans les veines, crépitant et pétillant ; elle était si affolante, l’odeur, pas naturelle, qui sortait de cette petite créature toute de fard et de feu. N’importe ! elle ne voulait pas ! elle dirait non, certainement. Le train ralentissait sa marche, allait s’arrêter, s’arrêtait. La portière vite ouverte, Magalo mit le bout de sa bottine sur le marchepied ; les autres amies de Mme Charmeloze, une à une, du compartiment voisin, sautaient sur le quai, avec des rires et cent paroles mêlées. Alors Magalo se retourna, et, avant de descendre :

— Eh bien ! voyons, viendras-tu ? décide-toi. Hortense va te sauter aux yeux. C’est convenu, tu viendras ?

— Oui, dit Sophor.

FIN DU LIVRE PREMIER