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Méphistophéla/02-1

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E. Dentu (p. 225-256).
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LIVRE DEUXIÈME

I

Arrivés près de l’Opéra, les deux promeneurs s’arrêtèrent. Presque seuls à ce coin du boulevard, ils voyaient plus loin, à droite, entre les cafés allumés d’une splendeur jaune, au delà d’une longue file tassée de curieux, le terre-plein de la place, noir et lisse d’une pluie récente, pareil à un lac d’encre, glacé ; et le grand escalier de pierre, blanchi de clarté, montait vers la façade au fronton bordé de mille petites flammes frémissantes, obscure cependant, et les détails des sculptures, les nuances des marbres, éteints d’une pénombre que faisait paraître plus foncée le jour de la galerie intérieure pleine d’une vapeur de lumière un peu bleue.

Le docteur Urbain Glaris demanda :

— Vous allez au cercle ?

— Oui, dit M. de Maël-Parbaix.

— À la bonne heure. Jouer, c’est une ressource contre la pensée. Les vivants modernes n’ont qu’un but : échapper à la conscience sans recourir au suicide ; et, de toutes les passions, le jeu est peut-être la plus jalouse, la plus absorbante, celle qui annule le plus complètement les facultés qui ne lui sont pas indispensables ; elle supprime tout ce qui n’est pas elle, condense et simplifie l’humanité en un seul éréthisme. Mais, sachez-le, le jeu est la ressource suprême ! et, le jour où, les jetons sur le tapis, on songe, pendant que les cartes tombent une puis une devant vous, à autre chose qu’au sort prochain, c’est fini, on est perdu.

M. de Maël-Parbaix répondit en souriant :

— On sait vos idées. L’oubli d’avoir vécu, le non sentiment de vivre, c’est là ce que cherchent et doivent chercher les hommes d’aujourd’hui.

— Pas tous. Un casseur de pierres sur les grandes routes, un mineur dans l’étroite galerie, un paysan qui sème ou laboure, peuvent penser, sans être effroyablement malheureux, à ce qu’ils ont fait hier, à ce qu’ils font, à ce qu’ils feront. Mais l’homme des cités nouvelles, tel que l’ont parachevé enfin l’abus du désir ou du rêve et la lassitude ou l’impossibilité des réalisations, l’homme qui a, dans le Parisien, sa manifestation totale, ne saurait trouver d’allègement à sa perpétuelle angoisse que dans l’abolition aussi parfaite que possible de soi-même. S’oublier ! s’ignorer ! Il n’y a de contentement qu’en l’inconnaissance. Mais qu’il est difficile, l’oubli ! tous le cherchent, peu le trouvent. L’ivrogne n’est pas toujours ivre, le fou a des heures lucides. On dirait que l’immémorial désespoir humain a tari le Léthé.

— Eh bien ! venez oublier, avec moi, en jouant.

— Non, j’ai des devoirs qui m’intéressent, oh ! à peine. Je crois même qu’ils ne m’intéressent pas du tout. Je les remplis par habitude. Il faut que j’aille voir mes malades.

— Vos malades ? après minuit ?

— C’est mon heure, et la leur.

Après s’être serré la main, les deux hommes se séparèrent. Mais en tournant la tête, M. de Maël-Parbaix vit le docteur traverser le terre-plein de la place, se diriger vers l’Opéra ; il le rejoignit, et dit avec un peu d’ironie :

— Vos malades sont là, dans cette fête ?

— Sans doute. Les plus gravement atteints. Je vais étudier les progrès de la maladie, sans espérance, hélas ! de la guérir.

— Je n’ai guère envie, cette nuit, de gagner ou de perdre. Voulez-vous me permettre de vous suivre…

— À ma clinique ? très volontiers.

— Au moins, le mal n’est pas contagieux ? dit M. de Maël-Parbaix avec un peu de honte, d’ailleurs, de sa médiocre plaisanterie.

— Certes, il l’est. Mais qu’importe ? puisque, inévitablement, vous en serez atteint, si vous ne l’êtes déjà.

Ils montèrent l’escalier tout pâle de clarté, poussèrent un battant de cuir, entrèrent.

M. de Maël-Parbaix était un fort célèbre clubman. Ce nom « clubman », on le donnait déjà à ces aimables oisifs, levés tard, qui traînent la paresse de leur indifférence de la salle d’armes au cercle, du cercle à l’alcôve de quelque cabotine pas encore rentrée mais qu’on attend, couché, le cigare aux lèvres, sur la chaise longue du cabinet de toilette où se mêle aux parfums de vingt flacons cette odeur persistante, inchassable, l’odeur de l’amour lavé. Eh ! oui, lavé, puisqu’il fut sale. Entre l’assaut chez le maître fameux, et le baccara sur quelque tapis vert bien famé, il y a eu le dîner en habit noir, dans la gargotte à la mode, sans appétit. Avoir faim ! cette admirable santé est refusée aux viveurs, même à ceux qui se portent bien ; — en ce temps-là, on disait encore « viveurs », comme on dit : « Euménides », par antiphrase. Ah ! s’ils osaient manger des œufs à la coque ! ils n’osent pas, à cause des pauvres diables, qui, de l’autre côté de la vitre, sur le trottoir, envient la bécasse ou le perdreau. Et, devant le menu présenté avec une familiarité obséquieuse par le garçon qui dit : « Monsieur le baron, ou monsieur le comte », un bâillement avoue l’ennui de leur estomac. Spirituels ? certes. Intelligents ? pas du tout. M. de Maël-Parbaix était quelque peu supérieur à la plupart de ses pareils ; il était convaincu d’avoir, il avait des aspirations élevées. Non, jouer au baccara, parier aux courses, se débrailler chez des filles, ce n’est pas toute la vie : il se permettait d’avoir du goût, ne manquait pas de littérature. Il avait lu les premières pages au moins de tous les livres publiés depuis vingt ans. Lui-même, il écrivait, en revenant du Bois, avant déjeuner ; il mettait des choses sur le papier, qu’il avait pensées dans l’allée des Poteaux. C’était extraordinaire, le cheval, en le secouant, lui remuait les idées. Même, il avait fait jouer au Cercle une revue très drôle, avec des couplets chantés par une pensionnaire de la Comédie-Française. Oh ! il n’avait aucune prétention. Mais, enfin, il faut bien se distraire, et l’encanaillement dans un peu de vaudevilisme ne messied pas aux gens de bonne race. D’ailleurs quoique médiocre, pas méchant ; chose rare. Cet homme ne haïssait pas ce qui lui était étranger, pardonnait au génie, à la gloire ; il admettait l’héroïsme. Sans doute, ce qui l’inclinait à ces indulgences, c’était que, fort élégant, bien fait de sa personne, avec le bon goût de ne pas teindre des cheveux grisonnants, — quel âge ? quarante-cinq ans, l’âge où l’on cesse de vieillir — il avait encore des succès de boudoir mondain bien propres à lui inspirer des contentements qui s’épanouissaient en bonté. Et c’était un homme heureux, très heureux ! car, vraiment, cent mille livres de rente, peu de dettes, de bonnes banques et de belles maîtresses, rien ne lui manquait de ce qui fait ces sortes de bonheur dont le docteur Urbain Glaris avait l’impertinence de douter. Un jour, ce médecin fantasque, à un illustre banquier réputé honnête et l’étant, entouré comme une idole en or — en bon or, — des génuflexions universelles, et qui se plaisait à dire : « Regardez-moi, je ne me plains de rien ! toute la félicité possible, je l’ai ! » répondit : « Je voudrais savoir ce qu’en pense… — Qui donc ? — Votre oreiller. »

Il y avait un peu de charlatanisme dans l’originalité, d’ailleurs à peine ridicule, de ce savant. Savant ? oui, incontestablement ; ses travaux, ses livres, avaient obligé à une certaine estime même les rares hommes, qui, solitaires dans leurs laboratoires, se dérobent à la curiosité des reporters. De là, sa renommée extraordinaire et son autorité presque triomphale dans le monde parisien. À ceux qu’alarmait l’excès de sa paradoxale faconde, on objectait la solidité de ses titres à la confiance ; les femmes, qui raffolaient de lui, étaient ravies et fières de pouvoir motiver leur enthousiasme ; et ce qu’il avait de semblable à Berthelot ou à Pasteur, autorisait à s’éprendre de ce qu’il avait de pareil à Cagliostro. Il n’était pas sans ressemblance avec un prophète qui tirerait les cartes. Il les tirait bien. La spécialité des études où il s’était longtemps consacré confinait d’un si étroit voisinage aux rites des magies et des sorcelleries ; la réalité de ses expériences, — en la recherche vers l’ignoré des hystéries et des suggestions magnétiques, — était si proche de l’impossibilité réalisée, du prodige, qu’il apparaissait comme un investigateur qui serait une espèce de thaumaturge ; mais il excellait à user de ce qu’elles avaient, certainement, de scientifique, pour ne point trop émerveiller de ce qu’elles avaient, peut-être, d’illusoire. Et la parfaite distinction de sa personne, — très élancé, de longues mains fines en des gants qui moulent les ongles, — sa jeunesse attardée à la trentième année, une langueur dans les yeux, dominatrice à force de prière, le sourire un peu crispé de ses lèvres presque pas dérougies, la courbe à peine fatale de son nez, — seule obéissance à la tradition des surannés Mesmers, — en un mot, la grâce d’être un homme du monde qui est le plus grand des savants, peut-être des sorciers, ajoutée à la curiosité d’un exotisme qu’on n’avait jamais tiré au clair, — car, s’il s’avouait Suisse ou Russe, ou Polonais, beaucoup de gens affirmaient qu’il était né en Serbie, — faisait de lui quelqu’un de charmant, qui pourrait être effrayant, s’il voulait. Il élégantisait la science et le mystère. Une fois que, chez la marquise de Portalègre, — oh ! après combien de supplications, car c’est une chose, enfin, presque blasphématrice, ces familiarités avec l’inconnu, — il avait obligé, d’une main sur le front, une jeune demoiselle, — Cagliostro aurait dit une colombe, — à confesser le nom qu’elle préméditait de donner à une petite chatte qu’on lui avait promise : « Ce qui me plaît en lui, dit Mme de Lurcy-Sévi, c’est qu’il fait des miracles comme on assure qu’il fait les autopsies, sans se déganter. »

D’ailleurs, la femme moderne a un dominateur : le médecin. Et il ne pourrait pas en être autrement. Du temps qu’elle avait une âme, ou croyait en avoir une, — ce qui est absolument la même chose, — la femme dépendait du prêtre ; à présent qu’elle est seulement un corps, un corps tressaillant de nerfs, ou s’imagine n’être que cela, — ce qui revient tout à fait au même, — elle se soumet au médecin. Il lui est impossible de ne pas s’avouer ; la confession (de l’avoir compris, sortit le triomphe de l’église catholique), est la loi de l’instinct féminin. Il faut que la femme parle d’elle, menteuse ou non, qu’elle se livre ou feigne de se livrer. Menteuse ? non. Elle est, dès qu’elle parle, convaincue de dire vrai ; et son involontaire hypocrisie ne la soulage pas moins que le plus franc abandon. Or, puisque selon la mode elle est tombée du sentiment à la sensation, de la passion à la névrose, c’est sa chair et ses muscles et ses nerfs qu’elle avoue, véridiquement ou non. Le confesseur était le médecin des âmes, — du temps des âmes, — le médecin est le confesseur des corps. Mais s’il veut maîtriser parfaitement sa malade, sa pénitente, il doit mettre à sauver l’être physique un peu de la religion que le confesseur mettait à guérir l’être moral ; de même que le prêtre, jadis, devait, sous peine de l’autel déserté, charmer d’un peu d’ensorcellement attendri, l’inquiétude des scrupuleuses ou le tourment des ardentes. Puisque la femme fut un esprit qui était des nerfs, puisqu’elle est des nerfs qui sont un esprit, il fallait, — de là Grandier à Loudun, — qu’il y eût dans le prêtre un peu du médecin (médecin, sorcier, c’était la même chose), et il faut, — de là les jeunes docteurs aux yeux suggestionnistes, aux lents gestes effleurants, — qu’il y ait dans le médecin un peu du mage (prêtre, mage, presque pas de différence). On cite, d’un illustre praticien, ce mot : voyant venir à sa clinique un étudiant à peu près paysan, aux gros doigts noueux de laboureur. « Bien ! bien ! dit-il, vous exercerez en province ; à Paris, on ne soigne bien qu’avec des mains d’évêque. » Il avait raison. Il est indispensable, — surtout s’il s’agit d’une femme, — de traiter avec un air de bénir ; et, dans la bénédiction, une ressemblance de caresse ne saurait nuire à la convalescence, concourt même à l’analepsie. On n’imagine pas ce qu’il peut y avoir, que dis-je ! ce qu’il doit y avoir d’élégance sacerdotale, — la plus jolie de toutes les élégances, à cause de l’air sacré dont elle s’originalise, — en l’homme qui est admis à tâter le pouls d’une Parisienne ; il est un goujat s’il n’est pas une espèce d’apôtre qui, d’ailleurs, pour un peu, s’agenouillerait. Soigner la femme moderne, — j’entends celle qui loge dans les quartiers où il n’y a que des hôtels, — autrement qu’avec les airs doucereux et bénins d’un directeur de conscience, homme du monde, enclin aux indulgences, serait une incongruité parfaite. Après les péchés mignons, voici les maladies mignonnes : il n’y en a point d’autres sous les rideaux où l’odeur des drogues s’annule dans les batistes et les dentelles parfumées de santal ou d’oppopanax. Mais les complaisances du médecin, — en leur mondanité, — ne doivent jamais aller jusqu’à l’abandon de ses prérogatives presque ecclésiastiques ! il doit ressembler au prêtre qui, tout à l’heure, au confessionnal, sera solennel avec la fillette dont il vient, dans la cour du couvent, de caresser le menton d’une main encourageante. La femme ne se plaît à la grâce que lorsqu’elle y devine une force. Si elle aime à être victorieuse, c’est de qui peut la vaincre ; elle ne veut être adorée que par des dieux ! et il convient que le médecin, — parmi les courtoisies familières, — demeure cérémoniel, étrange, comme lointain, tout-puissant. L’ordonnance, c’est une pénitence imposée ; on avale une pilule ainsi qu’on dirait un ave ; « vous êtes guérie », c’est l’absolution ; et il y a un paradis : la morphine.

Dès qu’il fut assis dans une loge, à côté de M. de Maël-Parbaix, le docteur Urbain attira tous les regards ; derrière les éventails, il y avait des chuchotements vers lui. C’étaient ses clientes, toutes les belles personnes venues à cette fête de charité, — ses clientes admiratrices ; puisque, à la gravité presque emphatique de beaucoup de science, il joignait l’amusement d’un peu de diablerie. Mais ce qui lui méritait surtout la sympathie ardente des mondaines, c’était, plus accomplie en lui qu’en aucun autre, la délicatesse presque cléricale de ses interrogations, les matins, près du chevet, quand la femme de chambre, après deux oreillers de dentelles placés sous les épaules de la malade, a dit : « Monsieur le docteur peut entrer. » Il avait une façon qui n’était qu’à lui, de ne presque pas demander, de deviner tout de suite la cause du malaise. Avec tout autre, on eût été gênée. Vraiment, il était le seul par qui, un peu enrhumée, on pût se laisser ausculter. On ne saurait dire avec quelle réserve, dans la chambre presque obscure, — « oh ! non, non, Rosette, ne levez pas les rideaux ! » — dans la chambre toute parfumée des chaleurs d’un sommeil qui a eu un peu de fièvre, il s’inclinait l’oreille vers les bronches ou les poumons. Il ne demandait jamais qu’on écartât la chemise ! c’était à travers des malines qu’il écoutait le va-et-vient du souffle ; mais il excellait à faire sentir d’une pression à peine insistante qu’il constatait la fermeté de la gorge ; et, lorsqu’un mal plus mystérieux le contraignait à de plus intimes observations, il avait une si scrupuleuse manière de se détourner à demi pendant que la malade, d’une main qui hésita longtemps, mettait à nu, en la cernant de batiste en touffe, la très étroite place où pointait quelque roseur, moins qu’un bouton, objet d’une grande inquiétude. Il avait souvent, en ces occasions, d’hypocrites innocences, qui étaient bien faites pour lui concilier l’estime des personnes soucieuses de leur bonne renommée : et, plus d’une fois, il lui arriva de conseiller les plus compliqués médicaments à propos d’une trace un peu rougissante, un peu bleuissante, vers le haut du bras, — qui était la persistance d’un baiser. On n’est pas de meilleur goût. Mais il devenait grave près des malades qui ne sont point malades et souffrent infiniment. Là, il ne souriait plus, il cessait d’être courtois, il redevenait le savant, le penseur, — le rêveur qu’il était véritablement. Il croyait aux maladies imaginaires. Il croyait que l’on peut avoir, en un corps sain, plus d’affreuses souffrances qu’il n’en saurait tenir dans une chair mordue de plaies ; et il était plein de pitié pour les inguérissables ; il jugeait que les gens atteints de coliques néphrétiques sont, en effet, moins à plaindre que ceux qui disent, avec une peur d’être raillés : « Vraiment, docteur, je ne sais pas ce que j’ai, » et qui ont la mort dans l’âme, tout en ayant la vie dans le corps. Il se prenait la tête entre les mains, plein de miséricordieuses pensées, devant des lits de jeunes femmes qui tendaient les mains en murmurant : « Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! j’aimerais mieux mourir ! » et qui, le soir, iraient au bal. Traiter par des coups de fouet ces maladies-là, ou par des seaux d’eau jetés à la face, c’est la théorie de quelques praticiens. Ils ont peut-être raison. Il ne voulait pas avoir raison, comme eux ; il était persuadé que ce n’est rien, une jambe cassée, au prix d’une lente inquiétude entre les deux yeux, qui dure, et que la crainte d’un frisson dont on tressaillera tout à l’heure, peut-être, — si, encore, c’était certain, le retour de ce frisson, on s’y accoutumerait, — l’emporte en cruauté sur les plus brutales douleurs ; et il écoutait les mélancoliques plaintes ; et il lui arrivait de ne pas dire non, lorsque l’œil du malade implorait l’un de ces bons poisons qui font dormir, rêver, oublier.

Ce soir, la reconnaissance de celles qui souffrent tant le matin — à Paris, on n’est jamais malade aux lumières, — l’environnait de sourires, le remerciait de gracieuses inclinaisons de tête ; car il n’y avait pas dans cette fête une seule femme, parmi celles qui comptent, qui ne se fût confessée à lui avec la confiance en Urbain Grandier des religieuses de Loudun. Mais il était très réservé, n’avait jamais usé de son pouvoir jusqu’à le perdre. Et, regardé par toutes les loges lumineuses de diamants et de chair, les saluant comme il convient, avec de la réticence dans la familiarité, il ne savait même plus, — avec un peu d’affectation pourtant dans l’oubli, — que ces créatures éclatantes et désirables, en toilettes de gala, il les avait vues, toutes, ou presque toutes, en chemise, ou nues.

La fête, — concert, bal, tombola au profit des incendiés de Ségovie, — riait, étincelait, s’agitait bruyamment sous la splendeur des lustres ; toutes les belles femmes de Paris étaient là, puisque les plus illustres mondaines, dames patronnesses de l’œuvre, avaient elles-mêmes sollicité la présence et le concours, — que ne hasarderait-on pas en une intention charitable ? — non seulement des comédiennes célèbres, mais aussi des petites cabotines à qui la plénitude avérée de leurs maillots assurait une riche clientèle. Tandis que, sur l’immense estrade, où s’entassaient deux cents musiciens, Céphise Ador, de la Comédie-Française, récitait quelque poème, les duchesses et les marquises, dans le foyer, dans les couloirs, se faisaient présenter par leurs maris ou leurs amants Mlle Anatoline Meyer, des Bouffes, ou Constance Chaput, des Nouveautés, vendeuses de fleurs et de programmes. Une curiosité sans malveillance, un désir de voir de près les jolies créatures dont parlent les chroniques et les échos, attirait les évadées des salons vers les échappées des coulisses ; et il y avait dans le rapprochement des chevelures, des épaules, des bras, la resplendissante confrontation des diamants de famille, dont s’enorgueillirent les aïeules, avec les joyaux récents, mal acquis et bien gagnés, des vendeuses de plaisir. Ce fut la nuit de cette fête, on s’en souvient, que, pour la première fois, se trouvèrent face à face, se considérèrent en la totalité de leurs triomphes, et ressemblantes par le même luxe, par le même éclat, ces deux états de la femme : la prostitution et l’aristocratie, la Fille et la Grande Dame. Non pas voisines et lointaines pourtant, comme aux premières représentations, comme aux tribunes de courses, mais mêlées, se coudoyant, ne faisant qu’une foule. Et elles se traitèrent en égales. Ce ne fut pas, d’une part, orgueil, défi, ni, de l’autre, dédaigneuse courtoisie. Non, se voyant de près, se mesurant, se constatant, elles reconnurent qu’elles étaient deux forces également considérables ; que leurs disparates de rang et d’éducation n’excluaient pas leur équivalence ; comme deux plateaux de métaux divers peuvent avoir le même poids. Ennemies, sans doute, mais ennemies entre qui la victoire resterait douteuse. Cette nuit ressemblait à ces trêves entre guerroyeurs policés, où l’on voit les officiers de la ville assiégée souper dans la tranchée ou sous la tente avec les officiers assiégeants, non sans des félicitations de la belle conduite en les récentes batailles. Après avoir offert un verre de champagne à la petite Léa Nicot, — qui le vida fort joliment, le nez dans la coupe, et garda un peu de mousse aux narines, — « oh ! que c’est amusant, comment faites-vous cela ? » — la marquise de Belvélize ne manqua point de la complimenter à propos de la façon dont la mignonne comédienne avait ruiné M. de Marciac qui s’était vu réduit à l’élevage des moutons dans l’Amérique du Sud ; et au buffet, près de l’orchestre tzigane, Mlle Rose Mousson, en bouquetière Louis XV, osa offrir une cigarette à la comtesse de Lynnès, — le comte était l’amant de Rose, — en lui disant : « Ma foi, à sa place, je vous préférerais ! » Mme de Lynnès parut très touchée de cette flatterie.

Puisqu’elles étaient là, les filles et les mondaines, la plupart des hommes qui comptent par la race, la fortune ou le talent, les vieux, les jeunes, n’avaient pas manqué de venir à cette fête. Élégante cohue de fracs et d’uniformes, traversée, illuminée de chevelures, de bras nus, d’épaules. Et parce que les plus réservés ne pouvaient s’empêcher de continuer auprès des grandes dames la familiarité permise avec les petites cabotines, parce que des moiteurs de chairs se vaporisaient dans la chaleur des clartés, et que les musiques fouettaient les nerfs et les muscles, et que quelques verres de champagne, parmi tant de peau nue, suffisent à allumer les cervelles, à faire flamber les yeux, une exubérance ravie, épanouie, l’exubérance des belles fêtes parisiennes, des fêtes de charité surtout, où le sentiment d’une bonne action accomplie légitime et, pour ainsi dire, sérénise le plaisir, ajoutait des lueurs aux lumières, et de la beauté aux femmes, et de la flamme aux satins, et de la splendeur aux diamants et, à toute la joie, de la joie.

— Parbleu ! s’écria M. de Maël-Parbaix (il riait, comme tout le monde), voilà des malades de qui l’aspect est aussi sinistre que possible !

Le docteur Urbain feignit de n’avoir pas entendu le rire.

— N’est-ce pas qu’ils sont effrayants ? dit-il, et qu’une salle d’hôpital, avec ses lits d’où sortent des odeurs de plaies et des râles, avec les faces livides des moribonds aux yeux caves, de qui les doigts grattent la couverture, avec toute la hideur du mal et du cadavre prochain, est moins horrible à considérer que cette fête ? Ah ! les pauvres ! ah ! les misérables ! Il serait moins lugubre de les voir pleurer que de les entendre rire ainsi. Il n’y a point de torture aussi atroce que leur plaisir. Hélas ! comme ils sont gais, comme ils sont heureux, comme ils s’amusent ! comme je les plains. J’ai vu bien des désespoirs, j’ai pénétré dans toutes les gehennes humaines, dont j’ai compté et noté les supplices ; mais ces désespoirs, ces supplices ne sont rien au prix de cette désolante joie.

— Convenez du moins, docteur, qu’ils cachent assez bien leurs souffrances ?

— Oui, ils les cachent les uns aux autres ; et ils essayent de se les cacher à soi-même ; c’est précisément de ne pas s’avouer, que redouble leur mal, qu’il s’exaspère jusqu’à la rage. Ah ! s’ils étaient chez eux, s’ils étaient seuls, devant le feu, sous la lampe, leur tourment s’alentirait peut-être dans la paix et dans le silence ; il y a dans la solitude d’invisibles mains douces aux pires blessures. Mais ils n’ont pas osé rester chez eux ! ils ont eu peur du pas-de-bruit où ils auraient entendu les voix intérieures, peur des miroirs où ils auraient vu leur image, de l’insomnie déserte, du sommeil aussi, peuplé de cauchemars ; et tous, hommes et femmes, ils sont venus ici, pour se distraire, les infortunés ! comme ils iront demain dans quelque autre fête. Mais le mal, acharné, les y suivra, comme il les a suivis ce soir, plus acerbe d’être remué, secoué. La bête qui les mord n’aime pas qu’on la fasse danser, et elle s’enrage à ne pas être laissée tranquille.

— Voyons, parlez-vous sérieusement, docteur ?

— Aussi sérieusement que possible.

— Vous croyez que les Parisiens, que les Parisiennes souffrent sous leur apparente belle humeur.

— Épouvantablement. Quelques-uns, quelques-unes sont épargnés : les parfaits imbéciles, comme il y en a dans cette foule d’habits noirs, et les parfaites inconscientes, comme on en trouve parmi les filles. Mais quiconque est capable de réfléchir, en éprouvant, à ce qu’il éprouve, est plus à plaindre que le plus torturé des forçats.

M. de Maël-Parbaix jugeait enfin qu’il y avait quelque mauvais goût en ce paradoxe emphatique et maussade ; pourtant il demanda encore :

— Et leur mal, c’est ?…

Des loges, de l’estrade où frétillait l’allegro d’un chœur tout chatouillé des pizzicati de l’orchestre, de toute la salle et des couloirs, il venait plus de bruits joyeux et de dansante folie ! Avec cette solennité un peu affectée qu’on lui passait et qui s’accordait bien à la grâce de sa mélancolie :

— Leur mal, dit Urbain Glaris, c’est le Remords.

Alors M. de Maël-Parbaix pouffa de rire ! Le docteur observait cette hilarité avec l’air de constater un symptôme ; et l’autre, riant toujours :

— Le remords ! Comment ? le remords ?

— Oui.

— Vous songeriez à prétendre que ces jeunes femmes, de qui nous sommes les maris, les frères, les amis, ou les amants, que ces hommes auxquels nous sommes heureux ou fiers de serrer la main, ont fait, véritablement, des crimes, ont sur la conscience des scélératesses de mélodrame ?

— Et vous, vous oseriez affirmer qu’il n’y a ici ni assassins, ni empoisonneuses, ni banqueroutiers, ni faussaires, ni séducteurs de vierges, ni traîtres à la patrie ? D’ailleurs, je ne vous ai pas parlé des remords que produisent les forfaits brutaux, les actions atroces ou infâmes, punies par la loi. Il est un autre remords ! celui des fautes qui n’impliquent ni le châtiment légal ni même le mépris social ; et ces fautes existent, hélas ! ou plutôt cette faute existe ; car, innombrables et diverses par les circonstances, elles n’en sont pas moins une seule par leur essence ; et, s’il vous plaît qu’elle ait un nom, vous pouvez l’appeler : le Péché. Non pas dans le sens qu’avait ce mot au temps où les âmes simples aimaient, bénissaient le repentir qui leur mériterait la délicieuse absolution ; mais dans le sens qu’il lui faut donner à l’heure où nous sommes, à l’heure où les vivants sans foi n’attendent plus rien du ciel sans paradis. Le péché, c’était la transgression de la loi divine ; maintenant, c’est la transgression de la loi humaine, et le supplice dont elle s’accompagne fatalement est d’autant plus affreux qu’il ne s’adoucit pas de l’espérance qu’elle sera pardonnée ; car, l’offensé, ce n’est plus un dieu, terrible puis clément peut-être, ce n’est pas quelqu’un, ce n’est pas même quelque chose ! c’est l’aveugle, le sourd, l’inexistant. Et cela, cet innommé, cet innommable, nous tient, nous oblige, nous impose des règles, nous marque des bornes. En sachant qu’il n’est point, nous sentons que nous sommes ses esclaves, et si nous ne lui obéissons pas si nous nous révoltons contre la volonté de ce néant, si nous rompons sa loi, alors s’installe en nous cette irrémédiable horreur : le mécontentement de soi-même. N’est-ce pas épouvantable d’être puni pour avoir offensé — rien ! et, puisque Dieu n’est plus, pourquoi la Conscience ?

— Oui, du champagne, répondit M. de Maël-Parbaix à une adorable petite femme habillée en marmiton de satin blanc, qui de loge en loge, offrait des sandwichs à vingt francs l’un et du moët à deux louis le verre.

Urbain Glaris reprit :

— Or, ceux-ci et celles-ci ont commis le péché, ont transgressé la loi humaine, non pas celle imposée à l’homme par les hommes, mais celle imposée à l’homme par une inexorable nécessité, ou, peut-être, par le respect encore de l’antique règle divine, transmis des ancêtres et survivant à la foi. Ils n’ont pas voulu, ils n’ont pas su se borner à ce qu’ils devaient être ; vers l’idéal d’en haut ou vers l’idéal d’en bas, ils se sont élancés hors de l’humanité. Ils pouvaient, simples d’esprit, simples de corps, se réjouir dans la satisfaction des naturels instincts : boire, manger, dormir, aimer comme les ramiers des bois ou comme les chiens des carrefours, en un mot, ne rien demander, ne rien espérer que ce qui était leur bien, leur patrimoine ; ils n’auraient pas connu l’angoisse ! ils auraient accompli la vie avec la normalité de l’eau qui coule selon qu’elle doit couler, de la pierre qui roule comme elle doit rouler, de tout ce qui suit sa voie ou sa pente. Mais ils ont cru, les malheureux ! à l’antique promesse : « Vous serez comme des dieux ! » (car s’il n’y a plus de Tentateur, il y a encore la Tentation), et ils sont tombés dans le piège du plus qu’humain ; et voici qu’ils sont les damnés d’un enfer sans démons, non moins suppliciant. Peut-être ceux qu’emportèrent les ambitions sublimes, qui rêvèrent, poètes, de bercer avec des chants l’humanité douloureuse, ou, soldats, de délivrer des patries, ou, savants, de conquérir l’inconnu, doivent-ils, en leurs efforts vaincus et bafoués, quelque consolation à la gloire de leur martyre ; punis sans doute, puisqu’ils ont rompu le cercle où se doit restreindre, pour être paisible, c’est-à-dire heureuse, la vie humaine, ils peuvent croire qu’ils le sont injustement ! et leur bel orgueil méprise la règle victorieuse. Mais ceux qu’attirèrent les gouffres inférieurs, ceux qui demandèrent au manger l’exaspération et la continuité de la faim, et en obtinrent la gastrite ; au boire, la soif encore après l’étanchement, et en obtinrent la nausée ; au baiser, l’excès du plaisir et des dépravations subtiles, et en obtinrent le dégoût et l’impuissance ; ceux qui, violents ou raffinés, furieux ou méthodiques, voulurent contraindre leurs sens à l’au-delà des sens, développer jusqu’au monstre la bête qui était en eux ; ah ! ceux-là, ce n’est pas seulement les déboires des vains désirs, ni l’ennui enfin de l’excessif, ennui le pire de tous, irrémédiable, puisqu’il fut causé par cela même qui le pourrait distraire, ce n’est pas seulement l’horreur de l’habitude ramenant aux insuffisantes outrances, ni tout l’écœurement de tout, qui les châtie et les navre. Non, parce qu’ils sont les Pécheurs, parce qu’ils ont transgressé le strict devoir, le remords est en eux, et ne les quitte pas, et ne les laissera jamais. Un reproche dont s’étrécit leur cœur et se glace leur sang, leur parle à voix basse dans la solitude, leur parle à voix plus haute — pour être entendu ! — dans le bruit des rues, dans la musique des fêtes. Oh ! ils n’avoueront pas qu’ils l’entendent, ce reproche ! Si vous leur disiez : « vous l’entendez ? » ils éclateraient de rire, — comme vous avez fait tout à l’heure, monsieur de Maël-Parbaix, — et même, quelquefois, trop rarement ! ils parviennent à se persuader à eux-mêmes qu’ils ne l’entendent pas, en effet. Mais il parle, et ne cesse de parler. Et ils ne peuvent pas se dérober à cette voix, puisqu’elle est en eux, et ils ne peuvent pas échapper au remords, puisqu’ils l’emportent partout où ils le voudraient fuir. Vous dites : « Mal physique, et non angoisse morale. Malaise des nerfs surmenés. Une nuit de repos, et l’on se lève de bonne humeur. » Oui, c’est une nuit qui les peut guérir ! la nuit d’où l’on ne se réveille pas. Puis, qu’importe qu’ils souffrent en leurs corps, non en leurs âmes, des nerfs, non de la pensée. Ils sentent, soit, je l’accorde, quelque chose d’analogue à ce qu’on éprouve les lendemains de débauche ; ils ont « mal aux cheveux » comme on dit ; mais, pour ceux de qui la vie est un long abus de mauvaises joies — de tristes joies, hélas ! — le lendemain des excès, c’est toujours, et ils ont mal aux cheveux, interminablement. Ah ! qu’ils sont déplorables ! si peu dignes d’estime, qu’ils sont dignes de pitié. Pour s’oublier, pour s’ignorer, rien qu’ils n’entreprissent ; rien ne les tente, mais ils tentent de tout ; ils demandent aux drogues maudites, à l’opium, au haschich, à la morphine, la mort du souvenir, le rêve qui pense à peine, le vague anéantissement. Mais, après les apothéoses de l’opium, les puériles fantasmagories du haschich et les excitations ou la langueur délicieuse de la morphine, leurs nerfs, leurs sens, tout leur être, — comme une corde, trop tendue, rompt et choit, — défaille plus irrémédiablement en une désolation plus profonde ; et s’ils vivent encore, — on nomme cela vivre ! — c’est qu’ils n’osent pas mourir. Naguère, le salut peut-être leur eût été possible. La religion s’ouvrait aux désespérés ; elle était le lieu d’asile des âmes ; ils auraient pu resurgir par les exaltations du fanatisme, ou s’engourdir en l’abrutissante foi. Mais voici venus les temps prédits par les diaboliques prophètes, les temps des églises vides ou closes, et bientôt les cailloux des chemins qui montent vers les calvaires auront oublié les pieds nus des pèlerinages ! D’ailleurs, ils sont trop veules, ces surmenés, pour oser croire ; trop subtils, ces raffinés, pour pouvoir croire. De sorte qu’une seule issue, épouvantable, s’offre à eux : la folie. Oui, la folie. Ils ont peur de la mort, mais ils voudraient bien de la folie. La tombe, non ; la maison de santé, oui. Fous ! ils consentiraient à être fous. Oh ! ils n’avouent pas à leurs pareils, ils n’avouent pas à eux-mêmes cet abominable désir ; et, quand l’un d’entre eux, après tant d’apparentes joies et de réelles tortures, perd la raison, ils feignent de le plaindre. Au fond, ils l’envient. Ne plus penser, ne plus se souvenir, ne plus connaître ces désolantes appréhensions d’un bruit imprévu, d’une main sur l’épaule, de quelqu’un qui tout à coup vous regarde avec un air de vous comprendre, quelle délivrance ! Sans doute, c’est odieux, et c’est sale, dans les grandes cours aux arbres régulièrement espacés, ces errants, l’œil éteint, le geste machinal, ces assis, la tête vers les genoux, qui bavent, ou, dans les cabanons, ces forcenés qui mordent, avec des dents de bête, les barreaux. Mais ils ont oublié ! mais ils ne savent plus ce qu’ils furent ! et ceux même qui souffrent, ne connaissent pas, quoi qu’ils souffrent, l’affreux écœurement de soi, le lent, le continu, le désastreux remords. Vraiment, je n’ose blâmer vos contemporains, monsieur de Maël-Parbaix, d’aspirer à ce vivant néant ! Même, je me suis demandé parfois si celui-là serait coupable, qui, ayant découvert un sûr moyen d’abolir en l’homme, sans le tuer, la personnalité de l’homme, ne lui refuserait pas cette abominable guérison. Car ils sont si malheureux ! Et, malgré les mensonges où ils s’acharnent, malgré l’hypocrisie de leurs rires, de leurs amours, de leurs travaux, malgré la feinte ressemblance de leur désespoir avec le plaisir, ah ! comme ils se précipiteraient, pareils aux gens des campagnes qu’émerveille un empirique empanaché, si tout à coup surgissait au milieu de leurs fêtes quelque marchand d’une drogue par laquelle on devient fou ; leur fortune, leurs titres, leur renommée, et la beauté de leurs maîtresses, qu’ils jetteraient vite tout cela, comme ces paysans leurs gros sous, pour payer le vendeur d’éternel oubli !

Tandis que le docteur Urbain se complaisait en ces déclamations, — parlant dans la loge comme dans une chaire professorale, — M. de Maël-Parbaix, qui n’écoutait plus, entendait à peine, car enfin il s’ennuyait, se tourna vers une avant-scène où deux femmes venaient d’entrer.

— Tenez, dit-il, voici une personne qui dément singulièrement votre maussade théorie. Plus qu’aucune créature vivante, elle a osé, elle ose transgresser ce que vous appelez la loi humaine. Elle est le Péché et le Scandale. Et voyez quelle sérénité d’orgueilleuse joie illumine son visage ! Il y a quelque chose de fébrile, c’est possible, d’inquiétant peut-être dans la gaieté de toutes ces Parisiennes, de tous ces Parisiens. Mais elle, elle montre la paix imperturbable des consciences tranquilles.

Le docteur demanda :

— Vous voulez parler de Mme d’Hermelinge ?