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Méphistophéla/02-2

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E. Dentu (p. 257-264).
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II

La baronne Sophor d’Hermelinge était là, en effet, dans cette loge, avec Céphise Ador, et elle triomphait magnifiquement.

Toutes les femmes, très décolletées, montraient leurs épaules et leurs gorges ; elle, non. Sa robe de satin noir, tendue, montante jusqu’au cou, ouverte sur un gilet de piqué blanc, étreignait la sveltesse solide des flancs et du buste, et sous une toque pareille, de couleur et d’étoffe, à la robe, quelques courtes boucles à peine, brunes et fauves, frisaient. Ses yeux, petits, ronds, étincelaient dans le visage pâle, comme de l’acier fourbi ; ses lèvres, qu’elle mordait par instants, avaient une rougeur de blessure récente. Point de bijoux, ni aux oreilles ni aux poignets ; seulement des bagues, lourdes, larges, aux index des mains longues, sans gants, dont elle serrait le rebord de l’avant-scène. Et du regard, de l’attitude, elle défiait, qui ? tout le monde. Même c’était plus que du défi : une provocation à l’outrage, avec la superbe de le mépriser déjà. Elle avait un rebroussement d’une lèvre vers la joue, d’où semblait sortir une jactance, et une riposte. Elle voulait et narguait l’injure. Et elle respirait largement, la face épanouie en un sourire fier, chaque fois que la foule se tassait vers elle avec des coups d’œil qui désignent et des chuchotement qui racontent. Elle opposait aux curiosités le « c’est ainsi » du révolté qui ne baisse pas les yeux et se piète le poing à la hanche. Elle devinait, elle savait que ces femmes, que ces hommes s’entretenaient d’elle, énuméraient à voix basse les détails de l’extraordinaire aventure, dont, depuis six ans, elle étonnait Paris ; qui donc aurait ignoré — puisqu’elle s’était effrontément et glorieusement avouée — l’étrangeté furieuse de ses amours sans amants ? il lui plaisait qu’on ne l’ignorât point. Elle s’enorgueillissait d’être singulière et détestable. Au commencement des damnations, c’est l’apport du Diable, cet orgueil. Lorsque quelques personnes montraient du geste Céphise Ador, la belle comédienne, qui, les bras et les seins offerts, si radieusement blanche sous l’avalanche ensoleillée de ses cheveux, se tenait près de la baronne d’Hermelinge, celle-ci triomphait plus impudemment encore, et, feignant d’oublier toutes les autres présences, elle possédait, eût-on dit, de ses fixes regards, preneurs comme des mains et baiseurs comme des lèvres, cette belle chair de neige chaude, qui s’épanouissait. Parfois, elle se penchait vers son amie soudain tressaillante : on devinait que d’une aspiration, à travers les cheveux et les étoffes, elle lui humait le corps. Et elle se réjouissait dans le redoublement des scandales. Si Céphise Ador, d’une muette prière, ne l’eût retenue, la baronne d’Hermelinge se serait levée, l’aurait emportée dans le fond de la loge, après l’arrogance, vers toute la fête, d’un regard qui confirme et proclame ! Elle apparaissait comme une espèce d’étrange déesse à qui plairaient les mépris et les haines et qui se glorifierait d’être encensée d’affronts.

En la regardant, de loin, quelqu’un avait l’air de souffrir cruellement. C’était, assise dans un fauteuil d’amphithéâtre, une petite créature, mignonne et peu jolie, flétrie, point vieille pourtant, l’air fripé d’une fleur artificielle sur quoi l’on a marché. Elle n’était pas très bien mise. Une toilette de bal, qui a servi à d’autres, prêtée par une camarade ou louée chez quelque marchande à la toilette. Qui donc, cette petite, mal fagottée ? Magalo. À travers une dentelle qu’elle avait tirée jusqu’au milieu de son visage, on aurait pu voir luire, au bout des cils, une larme qui allait tomber, et quelquefois elle portait très vite à sa bouche un mouchoir qu’elle mordait pour ne pas crier.

Mais Sophor ne s’inquiétait pas de cette petite créature douloureuse. Elle régnait, rayonnante. Même quand ils s’arrêtaient sur la nudité des épaules et des poitrines, ses yeux restaient durs, n’attendrissaient pas leur impérieuse maîtrise. Ils s’emparaient, semblait-il, des belles créatures, ne disaient pas : « Veux-tu ? » disaient : « Je veux. » Aucune prière. Ils étaient tyranniques, n’admettaient point que l’on pût se dérober à eux. Regards d’un conquérant sur la multitude des vaincus, qui lui appartient ; de Don Juan sur une foule féminine, qui lui appartiendra. Et beaucoup de femmes se troublaient, rougissantes, un peu essoufflées ; elles se sentaient, par les jets pointus de ces prunelles, comme par des ongles de feu, dégrafées, dévêtues ; elles faisaient, inconsciemment, le geste de ramener sur elles des étoffes, se tournaient d’un autre côté. Une très belle personne du corps de ballet de l’Opéra, fameuse par l’audace de la chair hors du corset, des manches qui ne tiennent pas, et par l’offre impudente des aisselles touffues, serra vite les coudes en passant près de Sophor, parce qu’elle avait senti, sous le bras, la brûlure aiguë d’un coup d’œil. Or, de plus en plus, l’attention de la foule se braquait, obstinément, vers cette avant-scène. On s’étonnait, on s’effrayait de la baronne d’Hermelinge, mais on ne voyait qu’elle, on ne s’occupait que d’elle. Enfin, malgré les mépris, les colères, tout ce qu’il y avait, chez tant d’hommes, à cette heure de la fête, de désirs vers les seins, vers les bras, vers les bouches, de besoins de déchirement, de besoins de retroussement, de ruts épars, afflua vers Sophor, comme des flammes se précipitent vers un foyer plus puissant, comme des courants se joignent en un tourbillon ; toutes ces concupiscences, elle les absorbait avec l’air chargé d’odeurs de femmes ! elle s’en allumait les yeux, elle s’en gonflait la poitrine ; et de l’universelle chaleur convergeant en elle seule s’exaspérait le passionnel effluve dont — bientôt retournée vers son amie, — elle enveloppait, cernait, étreignait Céphise Ador, si blanche et si grasse, toute offerte et toute prise, et qui, les yeux baissés, palpitante, aurait voulu voiler de ses cheveux ses beaux seins battants et mouillés.

Cependant, accoudé au rebord de sa loge, Urbain Glaris ne parlait plus, observant la baronne Sophor d’Hermelinge avec des yeux pleins d’une fixe rêverie.

— Docteur, reprit M. de Maël-Parbaix, comme vous voilà silencieux tout à coup ! Votre théorie ne sait-elle que répondre à ces objections vivantes : le bonheur et l’orgueil de cette monstrueuse créature ?

Alors, Urbain Glaris :

— Oui, pleine de joie en effet, et de superbe ; et sa joie ne ment pas : nulle rancœur, pas d’arrière-pensée ; cette femme semble bien portante en son ignominie comme certaines bêtes à qui convient l’air méphitique.

Après un silence, il ajouta :

— Mais, cette santé, par son excès même, dénonce que, tout en étant sincère, elle n’est pas vraie. Au cours de certaines maladies, il y a de ces exubérances de force et de vie, — symptômes graves ; le patient, qui ne croit pas souffrir, emprunte de l’exaltation à la fièvre qu’il ne sent pas, et une espèce de génie au délire ! Mais, bientôt, comme un linge tombe, tout l’être s’abat, flasque et veule ; et deux yeux vides, qui ont peur, regardent sans rien voir. Tenez, elle se lève, elle emporte son amie, d’un bras autour de la taille, comme un époux son épouse ; elle est belle, toute de satin noir, avec cette femme très blonde et très blanche, qu’elle enlace ; elle affronte d’un dernier regard Paris qui, enfin, réprouve et s’indigne ; et, royale en l’arrogance de sa vaine virilité, elle magnifie de tant d’audace sa honte, qu’une espèce de gloire l’environne ! Eh bien !…

— Eh bien ? demanda M. de Maël-Parbaix.

Le docteur Urbain poursuivit :

— En des promenades à travers la ville nocturne, vers les bouges inconnus, dans les quartiers de misère et de crime, en ces promenades, d’ailleurs sans intérêt, que conseilla l’ennui de tant d’autres curiosités déçues, avez-vous tout à coup, de quelque angle de mur, ou d’un banc près du ruisseau, ou de la porte vitrée d’un cabaret peint de rouge-sang, vu quelque vieille, les bras qui pendent, la tête en avant, la langue hors de la bouche, — pas très vieille, et l’air d’une centenaire — s’avancer en titubant, vous tendre la main avec un bégaiement qui va vomir, vous montrer, sous un mouchoir noué, d’où sortent de sales mèches, son visage tailladé de rides blafardes, moustachu de poils gris, où saignent deux petits yeux pourpres et jaunes, pareils à des trous d’ulcère ? Cette vieille-là, fréquente dans les rues de banlieue, le long des fortifications, c’est le point suprême où s’arrête, dans l’impossibilité de l’au-delà, la déchéance féminine ; c’est la fin du laid et du vil, c’est le corps plus hideux que le cadavre, l’intelligence plus souillée et plus nulle qu’un chiffon piétiné dans la boue, c’est l’inutilité de vivre.

— Pouah ! dit M. de Maël-Parbaix.

— Eh bien, acheva Urbain Glaris, prophète de mauvais goût, je vous jure qu’avant qu’il soit longtemps, la baronne Sophor d’Hermelinge, qui a vingt-cinq ans, qui est belle, qui porte un nom presque glorieux, qui a deux cent mille livres de rente, qui, ce soir, heureuse et furieuse, emporte sa maîtresse et lance à Paris entier, avec une royale insolence, le défi des infâmes amours, enviera (en son désolé désir d’un peu moins de dégoût de soi-même) d’être pareille à la vieille ivrognesse des ruelles, chancelante et défaillante, près de rendre l’âme au coin d’une borne, avec du vin, dans la boue.