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Méphistophéla/02-3

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E. Dentu (p. 265-352).
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III

Le lendemain de la nuit irrémédiable, Sophie s’éveilla la première. Si lasse, elle se mut lentement, les yeux vagues sous les paupières soulevées à peine, très vite retombantes ; et elle ne pouvait pas, tant une paresse l’alanguissait, reprendre tout à fait possession d’elle-même ; à demi dans l’éveil, à demi dans le somme ; ainsi qu’un oiseau pris au piège, battrait l’air d’une aile déjà, aurait l’autre encore captive. Elle ne savait pas qu’elle eût quitté la maison de bois, dans l’île ; elle ne se rappelait pas la disparition d’Emmeline ni Magalo rencontrée ; mais elle se sentait étrangement inquiète, avec de la détresse et du ravissement, comme après un rêve qui aurait été très cruel et puis qui aurait été très doux. Enfin, elle ouvrit tout grands ses yeux. Rêvait-elle encore ? cette chambre, elle ne la reconnaissait pas. Partout, apaisées de la pâle lumière à travers les rideaux, des soies de couleurs vives, et de menus objets, mignons, ivoires, biscuits, sur des meubles, parmi des désordres de dentelles et de rubans jetés ; au pied du lit, deux robes étendues, qu’on aurait pu prendre dans la mi-obscurité pour deux femmes couchées là. De toutes ces choses émanait un parfum fade et chaleureux à la fois, délicieusement écœurant. Et ce parfum, semblait-il à Sophie, ne venait pas seulement des tentures, des bibelots, des robes couchées, il venait d’elle-même aussi ; elle l’avait dans les mains, aux lèvres, dans ses cheveux défaits, partout sur elle, comme si elle avait dormi dans des fourrures ayant cette odeur. Mon Dieu ! qu’était-il arrivé ? où était-elle ? Et qu’elle avait peine à sortir de cette lassitude enlaçante comme un souvenir de caresse. Elle poussa un cri ! elle venait de voir à ôté d’elle, sur l’autre oreiller, une figure toute drôle et jolie, qui dormait, avec un plissement de rire, la bouche ouverte en une rondeur rose ; et elle se jeta vers la muraille ! Mais Magalo, réveillée comme un oiseau saute d’une branche, l’avait saisie par le cou, lui frôlait de petites moues les yeux, les tempes, le nez, et c’étaient mille paroles balbutiées, tendres, mignardes, qui remerciaient, complimentaient. « Non, d’aussi gentilles que toi, il n’y en a jamais eu, jamais ! ah ! bébé, je t’adore. Dis si tu m’aimes, toi, dis-le, dis-le donc. Comment ? pas un mot ? Voilà, c’est peut-être parce que tu étais un peu grise, hier, après le dîner, que tu as voulu ; moi, je n’ai pas besoin de champagne pour être folle. Et de qui suis-je folle ? de vous, chérie, pour toujours. Tu veux bien, toujours ? Hortense ? plus d’Hortense ; ta petite à toi ? plus de petite. Toutes les deux, lâchées ! Nous nous fichons bien des autres. Tourne la tête que je souffle dans tes cheveux. Seulement, il faudra les couper, tes cheveux ; c’est plus drôle, puis c’est l’habitude, et ça me flattera, parce que tout le monde en te voyant, les cheveux courts, avec moi, devinera tout de suite. Je suis fière de toi. Tu parles si bien ! Tu es si bien élevée ! Et, hier soir, tout à fait innocente. Vrai, tu ne savais rien de rien ! ou tu faisais semblant. Non, pas semblant ? Alors, avec ton amie, dans l’île, rien ? la première, c’est moi ? Tiens, mon chéri, je t’adore ! » Pendant ce bavardage d’une bouche si près de sa bouche, Sophie se rappelait tout : son mariage, — l’horrible viol nuptial, — l’évasion, le séjour dans le chalet, les voluptés impuissantes de la nuit près d’Emmeline et la fuite de sa chère mignonne et Magalo dans le wagon. Ou plutôt, non, elle ne pensait qu’à Emmeline et une horreur de l’avoir trahie lui conseillait de se lever, de s’en aller. Qu’elle avait honte d’être dans ce lit ! Le réveil d’un très chaste amant, qui, après quelque souper avec des camarades se laissa persuader de suivre chez elle une fille, n’a pas plus de rancœur que celui de Sophie près de Magalo. Mais d’autres souvenirs lui vinrent. Depuis hier, tant d’heures délicieuses avec des instants terribles ! toutes les sciences révélées, et si vite acquises ! et l’emploi, enfin, de tout son être à l’extraordinaire délice qu’elle avait toujours espéré sans en concevoir l’exquis et presque affreux accomplissement ! Tout de suite, dès le premier exemple, — pas comme quelqu’un qui apprend, mais comme quelqu’un qui recouvre soudainement la mémoire, — elle avait compris, osé, réalisé, et, les yeux brûlés de regards, les narines brûlées d’odeurs, la bouche pleine de souffles aspirés, avec de l’emportement et des défaillances, avec des cris et des bégaiements, folle comme une troupe de bêtes mangeuses de miel qui s’est précipitée dans une ruche, elle avait soumis, dompté Magalo, l’avait réduite aux larmes qui demandent grâce et ne veulent pas être exaucées. Et voici que, ce matin, de toute la petite personne de Magalo, frétillante et grésillante si près d’elle, montait avec l’odeur de musc et de tabac du Levant le relent des abandons de naguère ; et parce que Sophie sentit sur sa peau la peau d’ambre chaude, elle ne pensa plus à rien qu’aux extases de naguère, qui s’offraient de nouveau ; et, la tension de sa féminilité exaltée jusqu’à l’énergie virile, elle serra Magalo, toute, sur toute elle ! orgueilleusement affolée de cette frêle forme glissante et souple qui obéissait au moule de l’étreinte, de ces petits os menus qu’en des secousses elle sentait craquer, comme brisés entre ses bras.

C’en était fait, elle était tombée dans le péché où l’avait destinée la loi des mystérieux atavismes, sinon quelque diabolique providence ; et elle n’en resurgirait pas. Malade, ou possédée, elle était vaincue. Elle n’aurait pas pu résister ; elle accepta son destin, elle le voulut ! et, parmi des caresses, elles convinrent que désormais elles habiteraient ensemble ; oui, Sophie et Magalo, ensemble, si différentes pourtant, l’une demoiselle de bonne famille, qui gardait, même dans les véhémences du désir, la tenue et la parole réservée des éducations bourgeoises, l’autre, gamine de banlieue, gâtée en cocotte, et danseuse de bal public, qui, chez elle, le matin, s’exerçait, en chemise, la pointe du pied nu à la hauteur de l’œil, et qui, sachant tous les vilains mots, les disait ! Ces mots (c’est la condamnation et l’un des châtiments des luxures que, pour s’exprimer elles-mêmes et nommer leurs outils, elles n’aient pu trouver que les plus immondes paroles !) ces mots, Sophie les craignait, les détestait, ne consentait pas à les proférer, et cependant ne pouvait les entendre, — même pas tout à fait compris, au commencement, — sans qu’une tiédeur lui mouillât les yeux sous ses paupières battantes. Une grave question fut celle de décider si on louerait un autre appartement plus grand, ou si l’on resterait chez Magalo. « Pourquoi changer ? dit la cocotte ; c’est gentil, ici, pas vrai ? et nous n’avons pas besoin d’avoir deux chambres, dis ? Ah ! bien, si nous en avions deux, il y en aurait une qui ne servirait guère, pour sûr ! » Là-dessus elle pouffa de rire ; et l’on ne déménagea point. « Tu verras comme ce sera gentil, toutes seules. Les autres femmes, il n’en faut pas. Si les camarades viennent pour me voir, je les flanque à la porte. Tu ne pourrais pas les recevoir, toi ; tu es trop convenable. Et l’on peut compter que je ne remettrai plus les pieds chez Mme Charmeloze ! Non, rien que nous deux. Nous ne nous quitterons jamais. Nous sortirons ensemble, habillées pareil ; nous irons partout, au restaurant, au théâtre, pas au bal, à cause de toi. C’est du monde trop mêlé, dans ces endroits-là. Puis, les autres te feraient de l’œil, rien que pour m’agacer. Je les connais, ces gredines ; elles enrageront, quand elles sauront que nous sommes collées. Hein ? collées, c’est gentil ? Tu n’as pas idée du plaisir que ça me fait, de t’avoir là. Tu ris ? bien, bien, je vois ton idée. Tu te dis que je ne suis pas trop à plaindre en effet. Eh bien, parole, je ne pensais pas à ça. Oui, c’est agréable, sûrement, mais il y a autre chose, il n’y a pas que les bêtises, il y a qu’on s’aime, il y a le cœur. Je t’aime tant, vois-tu ! tu as de si bonnes manières. Tu ne peux pas deviner l’effet que ça me fait d’être avec toi ! Il me semble que j’étais une pauvre fille, une ouvrière, une grisette, et que je viens d’épouser un prince. Ce sera joliment bon, notre vie ! » Et la vie en effet — pendant des jours, pendant des semaines — leur parut très douce. Sophor, en qui persistaient des enfances, s’amusait de tout, des boulevards qu’elle avait à peine entrevus en de courts séjours à Paris ; des dîners avec des plats qu’elle ne connaissait pas, avec des vins dont elle ne savait pas les noms ; des pièces dans les petits théâtres, des cirques, des cafés-concerts, où souvent des plaisanteries, dans les chansons, la faisaient rougir. Mais Magalo n’aimait pas la mener voir des féeries, parce qu’une fois, au Châtelet, elle avait bien remarqué que Sophor regardait les jambes des danseuses et leurs gorges, d’un air qui n’était pas convenable. « Toi, tu sais, si tu me trompes !… » Mais, cela, en riant. Jalouse ? non, elle n’était pas jalouse ; du moins, elle n’avait pas eu l’habitude de l’être. Il se pouvait que ça lui vînt, un jour ou l’autre. Ce qui amusait beaucoup Sophor, c’était d’aller dans les magasins de nouveautés, chez les joailliers. Non pas qu’elle fût coquette ; une robe très simple lui suffisait, et elle ne portait pas d’autres bijoux que des bagues très lourdes, en or, sans pierreries, des bagues d’homme. Mais ce lui était un plaisir charmant d’acheter pour Magalo des étoffes riches, de couleurs très claires, avec des fleurs et de l’or, dont on ferait des robes de chambre, et des boucles d’oreille, des colliers, toutes ces lueurs qui font du bruit sur la peau quand on va et vient devant le lit. Ces cadeaux, Magalo les acceptait, les demandait même, à cause de l’habitude, avec les hommes, chez les marchands qui donnent un tant pour cent à la personne qui fait vendre ; mais, quand elle les avait, elle paraissait triste ; ça la gênait d’avoir accepté quelque chose de Sophor. Être entretenue par Sophor, ah ! non, par exemple. Un jour, elle lui dit : « Tu as de l’argent, bon, je ne puis pas t’empêcher d’avoir de l’argent. Mais, comprends, que tu paies toute la dépense, ce n’est pas drôle. Tu n’aurais qu’à croire que je suis avec toi parce que tu es riche. Aussi, si tu étais gentille, si tu tenais à me faire plaisir, — que veux-tu, je suis fière, on ne se refait pas ! — tu me laisserais sortir seule, le soir, de temps en temps. Oh ! tu ne vas pas t’imaginer, je pense, que je retournerai chez Hortense ou chez Mme Charmeloze ? plus souvent ! Mais, tu comprends, au Peters, au Helder, j’ai des amis… » Elle se tut sous un violent regard de Sophor, n’osa jamais plus reparler de son projet. Seulement, elle se disait à elle-même : « Va, va, ils ne dureront pas toujours, tes billets de mille, et alors je serai très contente ; parce qu’il faudra bien que tu me laisses faire comme je veux ; et tu verras que je ne suis pas intéressée, ni ingrate. » Elle avait cette délicatesse, — celle qu’elle pouvait avoir, pauvre fille. Et pourquoi ? parce qu’elle aimait Sophor. Oui, voici qu’elle l’aimait, tout à fait, véritablement. « Tu es si jolie, avec tes cheveux qui sont roux et qui sont noirs, et tes petits yeux qui flambent, et ta peau différente des autres peaux, pas maquillée, une peau honnête. » Puis, à cette tendresse, il se mêlait une sorte de respect qui la faisait plus grave, plus profonde. Si Magalo parlait avec familiarité à son amie, c’était qu’elle avait pris, du temps des autres, l’habitude des camaraderies, et que, maligne tout de même, elle se rendait bien compte que ça ne déplaisait pas à Sophor, ces bavardages de fille avec des mots pas convenables, tout drôles, que ça l’émoustillait au contraire ; il y a aussi des hommes, même très jeunes, qui aiment ça. Mais, vraiment, elle était gênée quelquefois d’être trop sans gêne avec elle ; à des moments, elle avait envie de lui dire : vous ; pas quand elles étaient couchées par exemple ! oh ! alors, on est comme on est ; on ne va pas, bien sûr, faire attention à ce qu’on dit quand on ne sait plus ce qu’on fait. Mais, habillées, elle la respectait, sans trop le laisser voir ; et elle éprouvait une très attendrie reconnaissance pour cette personne du grand monde qui avait bien voulu venir avec elle, qui logeait chez elle, qui sortait avec elle. En même temps elle l’admirait. Sophor parlait si correctement ; des phrases comme dans les livres ! elle était si savante ! On pouvait lui adresser n’importe quelle question, elle n’était pas embarrassée. Au théâtre, elle expliquait des choses auxquelles Magalo n’avait jamais réfléchi. Elle savait les histoires anciennes, dont on parle dans les drames. Une fois qu’elles écoutaient une opérette, très gaie, très amusante, avec des airs qui donnent envie de danser, Magalo fut très étonnée d’entendre Sophor dire que cette musique était stupide ; mais elle ne fit pas d’objection ; elle admit que cette musique était bête en effet. Son amie ne pouvait pas se tromper. Tel était son humble amour. Et, cet amour, elle le témoignait par mille tendres soins. C’était elle qui lavait Sophor, avec l’énorme éponge, dans le tub, la peignait, lui laçait le corset, non point seulement par une malice d’amoureux qui veut profiter de la toilette pour baiser le haut d’une épaule humide d’eau parfumée ou pour respirer l’intense arome des cheveux, ou pour voir s’enfler les seins dans l’évasement des baleines ; non, il lui plaisait d’être la servante, la femme de chambre de son amie. « N’appelle pas Antoinette, laisse-moi boutonner tes bottines, je t’en prie ! » À cette parole, Sophie avait des rêveries que l’autre ne pouvait comprendre. Au moment de sortir, Magalo lui nouait elle-même les brides de la capote, lui disait : « Tu n’oublies rien ? veux-tu prendre un manteau ? je le porterai pour qu’il ne te gêne pas, et, ce soir, tu le mettras, s’il fait froid. » Puis, à dîner, c’était toujours elle qui servait ; même, si le garçon tardait à venir, elle se levait pour prendre sur la table voisine le pain ou l’assiette attendue. Et cela la ravissait que Sophor parût contente de ces complaisances ; rien que d’un : « Merci, mignonne, » Magalo était si attendrie qu’elle sentait ses yeux se mouiller, et pour ne pas pleurer elle se mettait à rire. Sophie, elle, aimait-elle Magalo ? Non, ou fort peu sans doute, encore qu’elle s’en montrât jalouse au point de la vouloir battre et de l’insulter si, dans la rue, ou au théâtre, la petite cocotte regardait quelqu’un avec trop d’attention. Jalousie d’avare plutôt que d’amant. À coup sûr, aucune ressemblance entre le sentiment qu’elle éprouvait maintenant et celui qu’elle avait connu auprès d’Emmeline. Mais elle s’égayait de cette frivolité sans cesse en éveil, s’attendrissait de cette douceur toujours prête aux caresses, s’infatuait de cette soumission qui, d’être si féminine, la faisait, elle, Sophor, plus mâle. Puis, il y avait les enchantements effrénés des heures nocturnes, les acceptations, pleurantes de délices, de son baiser insatiable ; son plaisir s’exaltait d’un radieux orgueil en la certitude de pouvoir contraindre en effet aux parfaits hymens, elle, femme, une femme ; elle palpitait de gloire et de conquête à entendre Magalo mépriser l’étreinte virile, en la sienne, préférée, et alors elle aimait, de donner tant de joie.

Cependant, des tristesses lui venaient, lui vinrent plus fréquemment après les premières semaines. Elle se rappelait l’amie d’enfance, perdue. Son regret s’augmentait-il d’un chagrin de n’avoir pas su lui révéler les ivresses soupçonnées, maintenant connues ? non, les sciences qu’elle avait acquises, elle ne rêvait pas de les partager avec Emmeline. Ce n’était pas que dans les docilités de Magalo son désir de la pure enfant se fût alenti (bien des fois, Magalo l’entendit balbutier un nom qui n’était pas le sien) ; mais il semblait à Sophor, en des rêveries qui d’ailleurs se précisaient peu, que les choses dont elle s’était instruite n’était pas de celles qu’Emmeline devait savoir, que c’était différent, lointain de celle-ci, ces obscurs mystères, que cela ne la concernait pas. Elle ne se repentait point des délices conquises, ne se jugeait pas coupable, éprouvait, au contraire, l’aise de se développer selon sa nature ; et que toutes les femmes fussent pareilles à elle-même, elle le voulait ; toutes, hors une ; Emmeline n’était pas comme les autres, ne devait pas devenir comme les autres. Sophor était presque heureuse d’avoir, par ignorance, épargné le virginal abandon ; s’il lui avait été donné de la reprendre, de la ravoir comme elle l’avait eue, sur le lit, dans la maison de bois, elle se serait efforcée, — malgré l’emportement des convoitises — d’oublier tout ce qu’elle avait appris, pour ne le lui point apprendre. Mais, de s’être épuré dans l’expérience même du péché, son amour pour la disparue n’en était pas moins grand, et, très souvent, dans les amusements des promenades, des dîners, du théâtre, même dans les ravissements des nuits, elle songeait à l’enfant préservée. Seulement, elle ne voulait pas la revoir, ne la revoyait pas dans l’île, aux heures périlleuses de la solitude ; elle éloignait la souvenance des pieds nus dans le ruisseau, du cher corps sacré sur la couche qui aurait pu être sacrilège. De leur amitié, elle n’évoquait que les candeurs puériles, les jeux dans les jardins ; même elle avait comme une peur de penser à leurs dévotions trop passionnées, aux ivresses trop ardentes des musiques, les soirs. Depuis qu’elle avait Magalo, elle se contraignait à ne pas désirer d’Emmeline ce que maintenant elle savait en avoir désiré naguère, inconsciemment. Elle acceptait, pour elle-même, les joies réalisées, non pour l’innocente créature ; si elle s’était crue diabolique, elle aurait pu se comparer à un démon qui a pitié d’un ange. Mais d’être chastes, ses souvenirs n’en étaient pas moins cruels ; et, bien des fois, elle rêvait mélancoliquement. Elle était comme un jeune homme, très épris de quelque belle et amoureuse fille, qui pourtant songe avec une amère douceur à une fiancée retournée au pays, qu’il laissa pure et qu’il n’épousera point.

Ces tristesses, Magalo s’en apercevait ; et parce que Sophor lui avait conté toute son histoire, elle savait que son amie pensait à Emmeline, ne s’en pouvait distraire. À cause de cela un grand chagrin. Lorsque, à genoux devant Sophor immobile et les yeux mi-clos vers un rêve, elle lui prenait les mains et voulait, par son bavardage, la faire sourire et ne parvenait même pas à s’en faire entendre, une désolation lui serrait le cœur, elle se retenait à peine de pleurer. Mais presque pas de jalousie, et pas du tout de colère. Elle reconnaissait qu’elle était si peu de chose, comparée à Emmeline qui devait être, comme Sophor, une demoiselle très bien élevée ; elle ne se sentait pas le droit d’en être jalouse, elle, une cocotte, une rien du tout. Il faut se voir comme on est. Eh ! oui, elle avait le cœur gros ; rien de plus triste que de ne pas être aimée d’une personne qu’on aime tant ; mais il était naturel que Sophor eût de la tendresse pour l’autre, plus jolie, et honnête. « C’est déjà bien gentil à elle, de rester avec moi, de ne pas me mépriser. » Telle était cette petite créature, très humble en dépit de ses airs hardis, très simple malgré ses malices, corrompue et ingénue, une enfant dépravée de qui l’âme est restée douce. Mais un droit qu’elle avait, c’était celui de souffrir de la douleur de Sophor ; et, celle-ci, souvent, après des heures où elle n’avait pas embrassé Magalo, ne lui avait même pas dit une parole, la trouvait assise dans quelque fauteuil du salon, la tête entre les mains et sanglotante, pauvre petite si tourmentée. « Tu pleures ? qu’as-tu ? parle, je t’ai fait de la peine ? — Non, non, rien, ce n’est rien. J’ai mes nerfs. C’est passé. » Et Magalo riait avec des yeux humides.

Une fois, sortie pour aller retenir une loge aux Variétés, Magalo ne rentra pas à l’heure du dîner, ne rentra pas le soir, et Sophie fut prise d’une rage. Elle se souvenait ! Magalo avait parlé, un jour, de reprendre son ancienne vie, à cause de l’argent, d’aller au Peters, au Helder, où elle avait des amis. Elle était peut-être retournée chez Hortense, ou chez Mme Charmeloze ? En ce moment, elle se laissait prendre la taille par des hommes qui lui avaient offert à souper, ou bien elle s’asseyait sur les genoux de quelque femme qui la baisait dans le cou. L’idée de Magalo, qui était à elle, touchée, caressée par d’autres, l’exaspérait, faisait qu’elle marchait d’un mur à l’autre, les poings crispés. Vingt fois elle fut sur le point d’aller la chercher, dans ces restaurants ou chez ces filles. Elle l’aurait prise par le bras avec une brutalité d’homme du peuple qui remmène sa maîtresse. « Qu’est-ce que tu fais là ? Allons, rentre. » Et, en chemin, elle l’aurait battue, comme on bat un chien qui s’est échappé. Mais, ces restaurants, elle savait mal dans quelle rue ou sur quel boulevard ils se trouvent ; et elle ne connaissait pas l’adresse d’Hortense ni celle de Mme Charmeloze. Puis, l’espoir, toujours, du retour de Magalo, lui conseillait de ne pas s’éloigner, d’attendre. Elle guettait le bruit des fiacres, la sonnette de la porte cochère, les pas dans l’escalier : Magalo ne revenait point ; jusqu’au jour, pas déshabillée, Sophie, sur le lit, le coude dans l’oreiller, attendit, l’œil fixe vers la vision de son amie couchée dans un autre lit. Elle s’endormit comme le matin, à travers les rideaux, pénétrait dans la chambre, — d’un sommeil secoué de cauchemars, avec des grincements de dents quelquefois sous les lèvres rebroussées. Un bruit de porte qu’on ferme l’éveilla en sursaut. « D’où viens-tu, malheureuse ! » Mais Magalo déjà s’était jetée vers elle et pleurait à chaudes larmes sur l’épaule de Sophor.

— Ah ! ne me gronde pas, ne me gronde pas, je t’en prie ! Je te jure que je n’ai rien fait de mal. Je ne pouvais pas te dire où j’allais, parce que tu m’aurais empêché d’y aller. Tu as peut-être cru que j’étais avec des hommes ou chez des femmes ? Ah ! que tu es folle, je t’aime tant. Je te dis que je n’ai rien fait de mal. Ne me gronde pas, mon bébé !

Alors, l’autre, en la repoussant :

— D’où viens-tu ?

— Je n’ai rien à te cacher, je te raconterai tout. Je voyais bien, depuis longtemps, que tu pensais à la petite, à la petite de l’île. Tu l’aimes toujours. Je ne t’en veux pas. Tu as dû remarquer que je ne t’en voulais pas. Je comprends les choses, va, et je ne me fais pas illusion. Moi, si tu m’as, c’est pour le plaisir. Elle, c’est autre chose. Enfin tu étais triste parce que tu n’avais pas de ses nouvelles, parce que tu ne pouvais aller en chercher à cause de ta mère, et de ton mari, qui t’auraient gardée. Alors, ce que tu ne pouvais pas faire, je l’ai fait.

— Toi ! tu es allée à Fontainebleau !

Et une fureur emporta Sophie. Cette fille avait osé penser à Emmeline ! l’avait vue, lui avait parlé peut-être ! elle faillit se jeter sur Magalo. Mais celle-ci la regardait avec une si grande douceur, avec un air si câlin, si humble, de chien qui ne voudrait pas être battu et pourtant consentirait à l’être ! Sophor se dit qu’elle était bien dure, bien mauvaise pour la pauvre petite qui n’avait pas pensé mal faire ; sa colère fondit en attendrissement. Puis ce fut, — dominant tous les autres sentiments, — le désir d’avoir des nouvelles d’Emmeline, et, très vite :

— Allons, soit, je ne t’en veux pas ; parle, parle vite, qu’as-tu appris ?

Magalo lui sauta au cou.

— Vraiment ? bien sûr ? tu ne m’en veux pas ? tu n’es pas fâchée ? Ah ! mon Dieu, que tu es gentille !

Mais elle ne cessait pas de pleurer, parce que ce n’était pas de bonnes nouvelles qu’elle apportait. Voilà, elle était partie pour Fontainebleau par le train de sept heures et demie. À son arrivée, presque personne dans les rues, trop tard pour s’informer ; elle avait couché à l’hôtel près de la gare. Mais, dès le matin, elle avait interrogé, n’importe qui, des passants ; comme, dans les villes de province, tout le monde se connaît, il ne lui avait pas été difficile de trouver la maison de Mlle Emmeline ; elle disait mademoiselle, exprès. « Oh ! je n’avais pas, tu penses bien, l’intention d’entrer dans cette maison-là. Je ne peux pas, moi, être reçue chez des bourgeois, chez des nobles ; mais, causer avec des voisins, avec des voisines, faire jaser les domestiques qui sortent pour aller au marché, ça, n’est-ce pas, je le pouvais, sans être inconvenante ? » C’était ce qu’elle avait fait. Ah ! bien, la marchande de tabac, trois portes plus loin, ne demande pas mieux que de dire ce qu’elle sait ; et ça n’avait pas été long de tout apprendre.

— Eh bien ! ce qu’on t’a dit, le diras-tu enfin ?

— Ah ! ma pauvre Sophor, ma pauvre Sophor ! Quelques jours après le retour de Mlle Emmeline, ton mari est parti avec sa sœur et avec sa maman, et ils n’ont pas dit où ils allaient, et on ignore ce qu’ils sont devenus. Même les domestiques de Mme Luberti pensent qu’ils ne reviendront jamais, parce que le baron Jean, comme on l’appelle, a fait venir, la veille du départ, un notaire, et il a signé des actes pour que tu puisses, toi, sa femme, diriger tes affaires, disposer de ta fortune, comme s’il était mort, lui.

Sophor murmurait, les yeux mouillés :

— Elle est partie, partie…

Il lui semblait, à la savoir plus loin d’elle, qu’elle perdait Emmeline une seconde fois.

Elle demanda :

— Est-ce tout ce qu’on t’a dit ? Tu ne sais rien de plus ?

Magalo détournait la tête, balbutiait, hésitante :

— Non… non… je t’assure… rien de plus…

— Tu mens !

La petite cocotte fondit en larmes.

— Je t’en prie, n’aie pas de chagrin, ne pleure pas, ne te fais pas de mal… Il paraît, — tu sais, les domestiques écoutent aux portes, — que si le baron Jean a emmené Mlle Emmeline c’est pour la marier tout de suite, loin de Fontainebleau, loin de Paris. Lui, il avait l’intention de quitter la France, après les noces de sa sœur, de demander du service dans les régiments qui sont aux Colonies, parce qu’il avait beaucoup de chagrin et de colère à cause de toi. Et le mariage de Mlle Emmeline, ça doit être fait, à présent.

Emmeline, mariée ! Emmeline entre les bras d’un homme ! Il y avait sous le front, dans le cœur de Sophor, comme des grattements de griffes. Mariée ! c’est-à-dire, possédée, torturée, cher joli corps délicat, — comme elle l’avait été elle-même, — par la brutalité du mâle ! Défaillante de pitié, Sophor tomba dans un fauteuil. Puis, tout à coup, elle devint horriblement pâle. Elle pensait — ceci, c’était plus affreux qu’Emmeline suppliciée, — elle pensait que sa chérie, dans le lit conjugal, était peut-être heureuse. Elle aimait, peut-être, les caresses déchirantes et l’oppressante étreinte. Les joies que Sophie n’avait pas su lui donner, que maintenant elle n’aurait pas osé lui donner, Emmeline les acceptait, les voulait d’un homme ; elle était ravie et charmée et mourante d’extase entre les bras de l’époux, comme Magalo entre les bras de Sophor ! Oh ! cette idée était intolérable, la lacérait, la dévorait ! Elle se tourna vers Magalo. Elle cria, dans une haine enragée :

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? que veux-tu ? va-t’en. La cause de tout, c’est toi. Tu feras bien de sortir, de ne jamais revenir, j’ai envie de te tuer. Si tu ne m’avais pas parlé, dans le wagon, si tu ne m’avais pas grisée avec ta parfumerie qui sent mauvais, je serais retournée à Fontainebleau. Est-ce que j’aurais pu vivre sans Emmeline, si je ne t’avais pas eue, toi ? je te déteste, parce que tu m’as consolée. Oui, je serais revenue chez moi, pour la revoir. Ma mère ? mon mari ? je me serais bien moquée d’eux. On n’enferme pas une femme dans sa chambre comme dans une prison ; puis, enfermée, n’importe, j’aurais vécu près de ma chérie, on n’aurait pas pu m’empêcher d’entendre sa voix à travers les murs. En me tenant près de la fenêtre, je l’aurais vue passer dans le jardin, je lui aurais fait des signes, elle m’aurait souri. Et mon mari n’eût pas pu l’emmener sans m’emmener aussi. De cette façon, plus de mariage pour elle ; je l’aurais bien reçu, le prétendant qui serait venu ! Puis, un beau jour, — oui, ça aurait fini comme ça, — j’aurais trouvé le moyen d’emporter Emmeline, si loin, si loin, qu’on ne nous aurait pas retrouvées ; et elle ne m’eût pas quittée, cette fois, parce que j’aurais fait bonne garde. Oh ! je ne l’aurais pas aimée, comme tu m’as enseigné à aimer, toi. Elle n’est pas de celles où l’on prend du plaisir comme on mange quand on a faim, comme on boit quand on a soif. Je l’adore avec des prières et des mains qui se lèvent sans toucher ! nous aurions été plus contentes que ne le sont dans le ciel les anges mariés. Mais toi, tu m’as arrachée d’elle ; par toi, je l’ai presque oubliée ; et elle est mariée, un homme la tient, la garde, ne la laissera pas ! Elle aime cet homme. Tout ce que je n’ai pas eu d’elle, elle le lui donne ; elle est contente d’être une épouse ! et sans toi elle n’en serait pas une. C’est toi qui l’as mise au lit de son mari. Va-t’en ! je te hais ! oui, je te hais, à cause de mon désir pour toi, à cause des plaisirs que je t’ai dus, à cause surtout des plaisirs que je t’ai donnés, puisque je sais, par eux, ce qu’elle éprouve aussi, Emmeline, avec un autre !

Menaçante, Sophie marchait sur Magalo.

Mais celle-ci ne se détournait pas, ne s’effrayait pas de cet emportement, ne s’irritait pas de ces injures. Elle pleurait par petits sanglots, voilà tout, et, n’ayant de tristesse qu’à cause de la douleur de son amie : « Ah ! mon Dieu, ah ! mon Dieu, disait-elle, mon bébé, ma chérie, comme tu souffres ! » Même elle aurait bien voulu que Sophor la battît, lui enfonçât les ongles dans le cou, lui déchirât tout le corps, parce que, maltraiter quelqu’un, ça soulage quand on est en colère ; c’est meilleur encore que de casser les meubles ou de briser des porcelaines. D’ailleurs, il se mêlait peut-être à son abnégation un peu de ruse, mais de si tendre ruse. Pour faire du mal aux gens, il faut les toucher, n’est-ce pas ? et elle savait bien que Sophor, la touchant, ne resterait pas longtemps de mauvaise humeur. Ah ! dame, on se connaît. On sait ce qu’on vaut. Une peau comme celle qu’elle avait, et une odeur comme ce parfum qui n’était qu’à elle, ça change vite les idées des personnes. Se serrant contre son amie avec des airs d’enfant qui se pelotonne dans les jupes d’une maman grondeuse, tendant les lèvres, elle n’aurait pas demandé mieux que d’être empoignée et mordue, puisque ces rudesses-là auraient été bien vite de l’enlacement et des baisers ; et, après les brutalités, elle eût consenti sans rancune aux caresses, non pas à cause du plaisir, — ah ! elle avait beaucoup trop de chagrin pour penser à cela, — mais parce que, si ça devait faire du bien à Sophor, d’être méchante, ça la consolerait bien mieux encore, d’être douce. Elle s’offrait donc, câline, aux coups, aux blessures, tant qu’enfin Sophor, exaspérée par le tendre défi de ce sacrifice, l’enleva, avec je ne sais quel fou besoin de la jeter par la fenêtre, de l’écraser contre un mur, ou d’enfoncer, avec ce corps, des portes par où elle s’enfuirait vers Emmeline. Mais, parce qu’elle sentait battre le cœur de son amie, parce que les paupières palpitaient sur ces yeux pleins de larmes consentantes à tout, parce qu’en les efforts de cette presque lutte, une chaleur, de l’une comme de l’autre, sortait et les mêlait dans leurs émanations confondues, Sophor jeta sur le lit, jupe et corsage déchirés, la mignonne créature soupirante sans plaintes, se rua sur elle pour l’étrangler, — et l’embrassa. Elle la mordait toute, furieusement, délicieusement. Ce fut l’extraordinaire joie du baiser qui voudrait lacérer, de l’étreinte qui voudrait étouffer. Jamais Sophor n’avait tant voulu cette créature qu’elle haïssait pour la première fois. Car le désir s’allume à la colère comme le désespoir s’avive à la luxure ! et la haine et l’amour s’exaspèrent l’un de l’autre jusqu’à ce que tous les deux succombent dans un commun néant.

Sophor et Magalo reprirent leur vie de naguère. Jamais il ne fut question entre elles de cette heure mauvaise. D’un commun accord, elles voulaient oublier cela, l’oubliaient. Quoi donc, Sophie ne s’inquiétait plus d’Emmeline ? l’horreur de la savoir mariée ou près de l’être, ne hantait pas ses journées de rêveries amères ni ses nuits de cauchemars ? Elle paraissait tranquille, riait avec Magalo, sortait aux heures accoutumées, — une des joies de Magalo, c’était qu’elles avaient un coupé pour aller au Bois, où on les voyait ! Et en vérité une paix s’était faite en Sophie. Elle n’était plus en colère contre personne. Elle se disait — lasse des premières affres, ou résignée, — que le destin avait bien arrangé les choses. Emmeline, par l’éloignement, par le mariage, hélas ! se trouvait hors de la portée du désir de Sophie, cela valait mieux pour la pauvre enfant destinée aux calmes joies. Elle ne la poursuivrait pas, la laisserait tranquille au loin. Certes, elle souffrait, elle souffrirait longtemps, toujours, de ne pas la voir. Mais elle voulait se sacrifier au bonheur d’Emmeline, et elle se sacrifiait en effet. Elle avait du moins la conviction de son sacrifice, tant il est naturel et doux de donner pour motif à ce qu’on fait ou à ce qu’on éprouve un sentiment dont on peut être fier ; Sophor ne se demandait même pas, si ce n’était point à ses contentements près de Magalo qu’elle devait sa résignation à l’égard d’Emmeline. Et elles étaient, toutes les deux, Sophor et Magalo, contentes, avec des tristesses parfois qu’elles ne s’avouaient pas l’une à l’autre, qui s’évanouissaient vite ; enfin, contentes.

Mais un matin, assise près du lit :

— Ah ! çà, s’écria Magalo, tu sais que tu es enceinte, toi ?

Sophor ne comprit pas, et, en tirant ses bras moins maigres, — elle avait engraissé un peu dans la paresse du désir satisfait, — elle murmura, bâillante :

— Tu es déjà levée ? tu parles ? qu’est-ce que tu dis ?

Et elle se serait rendormie, si Magalo :

— Eh bien ! je dis que tu es enceinte.

Sophie d’Hermelinge sauta du lit. Elle ! enceinte ! Comment ? enceinte ? Elle mit les deux mains sur les épaules de son amie, la regarda dans les yeux, lui demanda :

— Tu es folle, n’est-ce pas ? Voyons, répète. Je me suis trompée, tu n’as pas dit…

— Mais si, mais si, je l’ai dit, et c’est sûr, à moins que tu sois malade, ou que tu ne sois pas faite comme les autres. Ça, ce serait possible, mais ce n’est pas probable. Dame, pense, depuis trois mois… je le sais peut-être. D’abord, je ne voulais pas te parler de cela. Je pensais bien que ça t’ennuierait. Puis, les premiers temps, ça ne prouve rien ; mais, maintenant…

Sophor répétait l’affreux mot comme si elle n’avait pas compris ce qu’il signifiait. Elle reprit, en écartant de son front, de ses yeux, les frisons de ses cheveux courts :

— Voyons, enceinte de qui ?

— Oh ! pas de moi, bien sûr, — de ton mari, bête ! Si tu crois que ça ne suffit pas pour avoir un bébé, ce que tu m’as raconté.

De tout son long, Sophor tomba sur le tapis.

Quand Magalo l’eût relevée, l’eût portée sur la chaise longue, elles parlèrent ensemble à voix basse ; Sophor bégayait : « Oui, oui, tu as raison, c’est vrai. » Puis elle se tut. Mais Magalo bavardait. « Que veux-tu ? Il faut s’y attendre, à ces choses-là. Moi, je n’ai pas eu de bébé, parce que j’ai commencé toute petite avec un vieux, et parce que les gens qui nous accompagnent après le bal ou le souper, ne sont pas exigeants. On croit qu’ils achètent une femme ? pas du tout, ils louent un lit. J’en ai entendu ronfler, des hommes ! D’ailleurs, il y a les précautions. Mais toi, on t’a mariée ; ton mari, qui voulait de toi, ne s’est pas endormi, et, ce qui t’arrive, c’est tout naturel. Que ce soit ennuyeux, je ne dis pas non ; parce qu’on souffre beaucoup, à ce qu’il paraît. Pour cela seulement. Ne va pas t’imaginer qu’après, on a un ventre avec des plis, ou une gorge qui tombe. Les bourgeoises, peut-être. Elles ne se soignent pas. Ça leur est égal d’être jolies, ou de ne pas l’être ; pour ce qu’elles en font, de leur corps ! c’est des honnêtes femmes. Même il leur plaît que leurs maris puissent toujours voir qu’elles ont été mères. Elles sont comme les soldats qui ne cachent pas leurs cicatrices ; elles voudraient être décorées pour avoir fait des enfants. Mais nous, accoucher, ça ne nous change pas. Tiens, Hortense, tu sais, je t’ai parlé d’elle ; elle a eu quatre petits, trois morts, un vivant ; eh bien ! si tu la voyais, tu dirais : ce n’est pas possible ! C’est qu’elle a eu une bonne sage-femme. Une amie de la Charmeloze, Mlle Lavenelle, qui s’y entend. Avec elle, c’est comme si on n’avait pas eu de guignon. Cette femme-là ferait une fillette de la mère Gigogne. Ainsi, ne sois pas inquiète. Et si tu souffres, tu verras comme je te soignerai. Je ne dis pas que ça m’amusera de sortir avec toi, quand tu auras l’air d’avoir un oreiller sous la jupe ; voilà qui n’ira pas du tout avec tes cheveux courts ; tant pis, nous resterons à la maison ; nous ne nous ennuierons pas, n’est-ce pas, toutes seules ? et je te câlinerai quand tu auras mal, je te donnerai à boire des choses qui font du bien ; quand tu crieras, je crierai plus fort, pour te faire rire. Puis, quand tout sera fini, songe comme ce sera amusant d’avoir un bébé, à nous deux. Nous choisirons une nourrice à la campagne, près de Paris ; nous pourrons aller voir l’enfant toutes les semaines, deux fois par semaine. Bien sûr, il sera joli, puisqu’il te ressemblera. J’aimerais mieux un garçon ; les garçons, c’est moins caressant, mais c’est plus gai que les petites filles. Et je te promets bien que, garçon ou fille, il ne sera pas à plaindre. Je le dorloterai, tu verras ! Je l’aime déjà, ton petit ou ta petite. Si c’est un homme, nous l’appellerons Rodolphe. C’est le nom de mon père, qui était très honnête. Quand le mignon pourra marcher, nous l’emmènerons promener avec nous. Nous aurons l’air d’être ses deux mamans, de l’avoir fait à nous deux. C’est ça qui sera drôle. Deux mères pour un bébé ! sans papa. Nous dirons aux gens, en riant : « Nous l’avons eu la première année de notre mariage ! » Non, vrai, ce sera d’un drôle ! Et tu sais, ce n’est pas pour rire, je sens que je l’adorerai, ton enfant. J’ai eu tort de parler d’une nourrice à la campagne. Jamais de la vie ! on le laisserait mourir de faim. Nous le garderons chez nous, nous aurons son berceau dans notre chambre, et la nuit, je me lèverai pour lui donner à boire. » Mais elle cessa de bavarder, à cause des yeux de Sophor, assise, les poings entre les genoux ; des yeux froids et féroces, d’acier meurtrier. Elle n’avait jamais vu un tel regard, si plein d’inexorable haine. Elle comprit que tout ce qu’elle dirait, que tout ce qu’elle ferait, n’empêcherait pas Sophor d’avoir ce désespéré et atroce regard. Sans ajouter un mot, sans attendre un : « laisse-moi, va-t’en ! » elle se redressa, traversa la chambre, leva une portière, disparut. Elle se sentait inutile, devinait qu’en restant elle serait odieuse. Évidemment, il se passait dans l’âme de son amie quelque chose dont elle ne pouvait pas se rendre compte ; et elle avait eu tort de vouloir la consoler.

Sophor, seule, regardait le tapis, avec ces yeux effrayants.

Donc, véritablement, enceinte. Elle avait dans le corps un être, — peut-être un homme, — qu’un homme y avait mis ; et, puisque cela était, il ne pouvait pas désormais en être autrement. Elle enfanterait, elle ! elle serait pareille aux femmes qui accouchent, qui allaitent, qui bercent ; ce qu’elle avait, en soi, de différent des autres femmes serait bafoué, annulé ; l’époux ne s’était pas borné à l’étouffer, à la lacérer : il avait poussé son brutal et détesté triomphe jusqu’à l’engendrement dans le flanc violé. Les extraordinaires désirs au delà de la normalité humaine ne l’avait point sauvée du sort commun ; vierge amoureuse d’une vierge, on l’avait faite épouse ; épouse en vain évadée, elle serait une mère de famille ; éprise des ardentes stérilités, elle serait féconde ; et il lui sortirait des entrailles une chose vivante, qui proclamerait le baiser nuptial. Porter en soi la virilité pendant de longs mois, après en avoir été déchirée, et l’émettre en de plus affreux déchirements ! cet excès de défaite lui était intolérable. Elle se mit à marcher entre les meubles, pleine de furieux projets. Non, elle n’accoucherait pas ! elle n’accepterait pas cette ressemblance avec les femelles. Mourir ? soit ; enfanter ? non. Un instant sa fureur se calma de l’espérance que Magalo s’était trompée, avait parlé à l’étourdie. Hélas ! instruite à présent des lois sexuelles, elle ne pouvait pas nier l’évidence : elle était lourde d’une humanité prochaine ! Mais elle ne laisserait pas se développer jusqu’au fruit l’exécrable semence ; elle n’avouerait pas sa féminilité maternisée, n’entendrait pas le cri d’un nouveau-né. Ce n’était pas les affres de la parturition qu’elle redoutait ; elle eût, pour ne pas mettre au monde, consenti à des douleurs cent fois pires. Elle ne voulait pas être une mère, voilà tout, parce qu’elle n’était pas une femme ; c’est aux femelles éprises des mâles que la fécondité convient. Donc, un crime ? oui. Et rien de plus juste. Forfait pour forfait. Est-ce qu’elle n’avait pas été la victime de la plus abominable violence, la nuit où le baron Jean l’avait emportée et brisée sur le lit conjugal ? pour le mal, elle rendrait le mal. On l’avait torturée, elle tuerait. Et puis, criminelle ou non, n’importe, l’action qu’elle préméditait était nécessaire, inévitable. Avoir un enfant, elle ? non, non, non, c’était absurde, impossible ; tout son être se révoltait contre une fonction qui n’était pas la sienne ; ce rien, pas vivant encore, qui voulait vivre, elle l’empêcherait de naître, dût-elle, à coups de couteau, s’ouvrir et se déchirer les entrailles, dût-elle, tous les matins, pendant des mois, s’aplatir le ventre contre le mur ; et, enfin, ce n’était pas de sa faute si elle était comme elle était !

Mais cette misérable n’était pas totalement monstrueuse. Toujours un peu de lumière persiste dans les consciences les plus obscures. Après la folie des premiers effrois, elle recouvra la raison. Elle vit l’abjecte horreur du crime qu’elle avait conçu. Elle se sentit incapable de le commettre. Tout, même les flancs féconds plutôt que la suppression d’une vie même à peine vivante. Une fois pour toutes, elle écarta, d’une volonté indéfectible, l’exécrable tentation. Elle accepta le destin, la catastrophe : ; puisqu’elle était enceinte, elle serait mère, soit. Mais ce furent des jours, des semaines, des mois horribles. Elle ne sortait plus, rôdait silencieusement de chambre en chambre, s’asseyait, se levait, recommençait à marcher sans gestes ni paroles, toutes ses facultés immobilisées par l’obsession de l’idée fixe. Elle enfanterait ! Elle ne pensait qu’à cela, ne vivait que dans le morne désespoir de cette expectative. En elle, la haine de la maternité, — plus fréquente, hélas ! que ne l’avoue l’hypocrisie moderne, — s’augmentait, se consolidait d’être logique, conforme à ses autres instincts ; elle était normale, à cause de leur anormalité ; aberration comme légitimée par une aberration. Magalo essayait en vain de divertir son amie ; Sophor l’éloignait d’un mouvement de bras, et d’un regard sans sourire, qui ne permettait pas d’insister. Et c’était l’incessante promenade d’un mur à l’autre. Aux repas, — maintenant elles déjeunaient et dînaient chez elles — le silence ; accoudée à la table et le menton dans la main, Sophor regardait dans l’assiette, sans les voir, les viandes où elle ne touchait pas ; et, les soirs, qu’il plût ou qu’il gelât, — elle ouvrait une croisée, restait debout, les deux mains à l’appui, considérait d’un œil atone les passants, les voitures, tout le va-et-vient de la foule parisienne, puis les rues désertes où le reflet des réverbères traverse le luisant noir des trottoirs. Elle ressemblait à quelqu’un qui ne vit pas, à une morte de qui on aurait oublié de baisser les paupières, et qu’on aurait dressée dans l’embrasure de la fenêtre. Elle songeait qu’elle mettrait au monde la ressemblance d’un homme ! et qui l’eût touchée à ces moments-là aurait reculé d’étonnement tant sa peau était tendue, glacée comme d’un immobile frisson. De la chambre à coucher, Magalo, depuis longtemps au lit, l’appelait, lui disait : « Voyons, bébé, tu n’es pas raisonnable, viens dormir, tu prendras mal. » Sophor ne répondait pas, n’entendait peut-être pas. De plus en plus, elle s’enfonçait en sa morne rêverie. Et dire que d’autres femmes attendent avec des enchantements l’heure où elles seront mères, où il naîtra d’elles une mignonne créature, adorée déjà, qui sera la petite image de l’époux ; plus elles aiment celui qui la leur donna, plus elles la lui préféreront ; et elles se réjouissent d’avance du premier cri, du premier sourire, du hochet entre les lèvres, et du blanc sommeil dans les langes. Une nuit, une voix déchira l’air, aiguë, glapissante, la clameur de quelqu’un qui voit surgir un assassin de dessous un meuble ou de derrière un rideau ! Magalo sauta du lit, se précipita dans la pièce voisine, vit Sophor debout, les ongles dans le bois de l’appui, la face grise et froide d’une déterrée ; elle ne criait plus, des grincements sous la lèvre. « Tu veux donc te tuer ? Rester à l’air, dans ton état ! il fait si froid. Viens te coucher, je t’en prie. Voyons, qu’as-tu ? » Entre le crissement de ses dents, Sophor répondit : « Je n’ai rien du tout. J’ai eu peur d’une ombre sur la maison en face. Laisse-moi, je suis bien ici. » Ce qui lui avait arraché le cri, c’était que pour la première fois elle avait senti dans son ventre, une chose, qui remuait.

Un événement la détourna quelques jours de son angoisse. Elle dut aller à Fontainebleau, à cause d’une note dans les journaux, qui annonçait le décès de Mme Luberti, morte presque subitement ; le notaire de la vieille femme avait fait publier cette nouvelle pour qu’elle vînt à la connaissance de Mme d’Hermelinge, fille et unique héritière de la défunte. Lorsque Sophor descendit de voiture dans la rue du faubourg, où voisinaient les deux maisons, le convoi funèbre se mettait en marche vers l’église prochaine ; mais ce qu’elle vit d’abord, d’un jet de regard qui, lui semblait-il, emportait son âme, ce fut, à travers la grille, la fenêtre où si souvent elle s’était accoudée auprès d’Emmeline, la fenêtre de la chambre vide à présent. Hélas ! Emmeline était partie, elle était mariée, et la maison demeurait la même ; rien de changé à cette porte par où la mignonne était sortie pour ne plus revenir. Sophie s’irrita de cette indifférence des choses. Mais elle aimait le jardin, désolé par l’hiver, triste comme elle. Il fallut l’avertir que le convoi tournait déjà le coin de la rue. Elle se hâta, malgré cette lourdeur aux flancs qui la tirait. Elle rejoignit les gens derrière le corbillard, se plaça au premier rang, parmi les chuchotements des voisins, des voisines qui la reconnaissaient, et suivit, le front incliné sous un voile. Elle n’éprouvait aucune douleur à cause de sa mère morte. Peut-être, si elle l’avait vue durant la maladie, si elle l’avait soignée, veillée, tenue entre ses bras à l’heure du dernier râle, aurait-elle éprouvé maintenant quelque trouble, quelque chagrin ; elle aurait eu du moins une lassitude nerveuse qu’elle aurait pu prendre pour de la mélancolie. Mais cette boîte funèbre, qu’elle n’avait pas vu emplir, ne l’émouvait pas ; c’était comme si elle eût accompagné, par politesse, le corps d’une personne du quartier, connue à peine ; seule, une hypocrisie lui conseilla un mouchoir sur les yeux. Et alors, pour la première fois, un effroi d’elle-même la traversa ! Quel être était-elle donc, puisque le plus grand désastre dont on puisse souffrir — la mort d’une mère — la laissait impassible, puisque le plus grand bonheur permis à la femme — le baiser du mari — lui avait été odieux, puisque le plus magnifique emploi de la vie — la création d’un vivant — lui était une cause d’horreur et de haine ? Ni fille, ni épouse, ni mère, quoi donc, alors ? Eh ! ce qu’elle était, elle le savait bien ; elle était l’emportée amoureuse des vierges et des femmes, la rivale triomphante des mâles, la chercheuse, la donneuse des ivresses défendues par la loi imbécile des sexes ; tout ce qui n’était pas ces ravissements ou ne s’y rattachait point, lui semblait superflu, lui était même insupportable ; elle avait l’exclusif amour de l’amour volé à l’homme ; et, d’être si extraordinaire, un orgueil lui gonflait la poitrine, lui faisait palpiter les narines : tandis qu’entre les noires tentures de l’église, sur le recueillement de la foule agenouillée vers le catafalque entouré de cierges, grondait dans la tempête grossissante de l’orgue la prose de la messe des morts, l’insolent souvenir et l’envie des lits pleins de blancheurs sous de très longs cheveux la faisait se dresser contre la divine menace, et, au tonnerre du Dies iræ, la gloire de ses yeux lança le défi des belles nuits de joie ! Chez le notaire, après les funérailles, les choses ne s’achevèrent pas sans quelques lenteurs ; Sophie d’Hermelinge dut rester plusieurs jours à Fontainebleau. Bien que Mme Luberti, surprise par la mort, n’eût fait aucun testament et que les autorisations laissées par le baron Jean, absent depuis plusieurs mois, parti, supposait-on, pour le Sénégal, fussent tout à fait en règle, il fallut remplir un certain nombre de formalités : après une semaine, l’orpheline revint à Paris. Elle avait plus de deux cent mille livres de rente. Les soucis de ces journées, l’éblouissement, d’abord, de cette fortune l’avaient divertie de l’idée fixe ; mais, retournée chez Magalo, elle rentra, toute, dans la morne pensée, s’y enliza plus profondément ; et elle était, par les chambres, la sinistre muette impassible, aux regards braqués vers rien, qui marche sans repos.

Puisqu’elle ne pouvait remédier à cette espèce de folie, Magalo avait pris le parti de ne pas s’en inquiéter, — son amie, après l’accouchement, redeviendrait ce qu’elle était naguère, — et, pour passer le temps, la petite cocotte s’occupait de la layette. C’était, sur tous les meubles, un désordre d’étoffes blanches, de dentelles, avec beaucoup de rubans bleus ou roses. Il viendrait nu, le petit — décidément ce serait un garçon — mais il serait vite habillé ; de langes brodés, ornés de fanfreluches, il y en avait assez pour cinq ou six nouveau-nés ; tout le jour elle taillait, cousait, ajustait ; elle avait acheté une grande poupée, où elle essayait les menus vêtements ; quand le mignon mannequin était vêtu de batiste et de malines, coiffé d’un bonnet à ruches, elle le levait des deux bras vers le plafond, tournait par la chambre en un rythme de valse, et, les lèvres riantes à la figure de cire : « Allons, Rodolphe, fais risette ! » De tout cela, Sophor ne voyait rien, ou feignait de ne rien voir. À ses terreurs continues, une peur nouvelle se mêlait, les aggravant. Elle avait entendu dire, elle avait lu que de tous les sentiments humains l’amour maternel est le plus intense, le plus inéluctable. Une femme peut détester l’enfantement, maudire son sein fécond, mais, son enfant, dès qu’il est né, elle le chérit avec passion, ne le veut plus quitter, l’arrache à tous comme un morceau de soi qu’on reprend. Sophor se demandait, en un frisson, si elle éprouverait cet instinctif amour. À son horreur de la maternité physique se joignait l’appréhension de la maternité morale. Elle appartenait, elle voulait appartenir, si entièrement, si absolument, au tyrannique et délicieux Désir, qu’elle envisageait avec épouvante la possibilité d’un sentiment qui l’en eût délivrée. Elle redoutait cette diversion : aimer son enfant ; à chaque sursaut de son ventre, elle avait peur, en une attentive observation de soi-même, d’entendre y répondre un battement de son cœur. Et le temps s’écoulait. Maintenant une inquiétude sérieuse prenait Magalo, qui avait enfin deviné, obscurément d’ailleurs, cette haine contre le petit qui allait venir. Que ferait Sophor, à l’heure où l’urgence d’enfanter la tordrait ? Ce serait épouvantable, entre deux cris de douleur, la fureur malédictrice de cette mère qui ne veut pas être mère ; et peut-être il faudrait lui tenir les mains pour qu’elle ne fit pas du nouveau-né un petit cadavre. Inquiétude vaine. Le soir où Sophor se sentit prise des douleurs, elle se coucha, sans être aidée, dit d’une voix paisible : « Envoie chercher Mlle Lavenelle, » n’ajouta pas une parole, n’eut pas même un regard de gratitude pour les encouragements de Magalo qui s’empressait avec des tendresses de sœur et des affairements de voisine. Sophor montrait ce calme d’un condamné qui s’est résigné à subir une torture, et la subira, sans révolte, puisqu’il le faut. Le tourment, pendant de longues heures, ne lui arracha pas un cri ; l’orgueil de sa patience triomphait de la douleur ; on eût dit qu’elle se croyait observée par quelqu’un qui rendrait témoignage de sa stoïque acceptation du mal. « Non, dit la sage-femme, des personnes comme celle-là, je n’en ai jamais vu ; on jurerait que ce n’est pas elle qui accouche. » Nul symptôme de souffrance sinon, par instants, une tension effroyablement roide de tout le corps et, des tempes au menton, des plissements de peau qui avouaient l’effort pour ne pas hurler. Mais quand le petit être, — une fille — fût né, quand, tout enveloppé de langes à fanfreluches, on le présenta, les jambes remuantes, à la jeune femme ensevelie en la torpeur de l’apaisement, Sophor, quoi qu’on fit pour la retenir, se souleva sur les mains, et regarda sa fille, avidement ; on aurait dit que tout son être convergeait en cette fixité intense, mais il semblait aussi qu’elle prêtait l’oreille à une parole qui allait être dite d’une voix très basse. Oui, elle écoutait, qui donc ? elle-même ; elle s’interrogeait : « Cette enfant, mon enfant, l’aimerai-je ? » Et, d’elle-même, elle attendait une réponse. Après un long silence, où rien n’avait répondu, elle se recoucha, tranquille, abominablement rassurée.

Les jours suivants, elle demeura immobile, le front sur l’oreiller, très pâle, les yeux fermés. Sans doute, Magalo savait que l’on recommande aux accouchées de ne pas bouger, de ne pas parler, mais cela ne les empêche pas, dès que la sage-femme ou la garde a tourné le dos, de jacasser avec leurs amies, et elle s’ennuyait de voir que Sophor obéissait si sagement à l’ordonnance. Elle aurait voulu bavarder et rire, puisque le plus ennuyeux était fait maintenant, qu’il n’y avait plus à s’inquiéter. À la vérité, elle avait le cœur un peu gros, parce que, sur l’ordre exprès de la jeune mère, une femme qu’on avait fait venir du bureau des nourrices, avait emporté la fillette, très loin, en Touraine. Tous les jolis plans dérangés ! elles ne se promèneraient pas avec la petite, mamans toutes les deux. Au moins, Sophor aurait dû lui parler ; on ne peut pas vivre, pourtant, sans causer ensemble. Mais Mme d’Hermelinge gardait son inerte attitude, ne sortait pas de son silence, presque toujours avait l’air de dormir. À quoi songeait-elle, en la solitude muette où elle s’internait ? Elle avait peut-être pris une résolution qu’elle accomplirait, le moment venu, de laquelle elle ne voulait pas se laisser distraire. Elle acceptait les soins sans y prendre garde, ne répondait pas même d’un signe à ces paroles : « Tu vas bien ? Tu ne souffres pas ? Tu as tout ce qu’il te faut ? » Si, rarement, elle levait les paupières, elle montrait des prunelles fixes qui ne voient rien de ce qui est là, qui regardent un but, au loin. Puis, très vite, elle refermait les yeux, comme avec une volonté de voiler sa pensée.

Le vingtième jour, comme Magalo rentrait dans la chambre, une tasse de bouillon entre les mains, elle vit Sophor debout, tout habillée, coiffée d’une capote, gantée, prête à sortir.

— Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a ? tu es levée ? tu sors ?

Sophor répondit :

— Oui, je sors.

Magalo laissa choir la tasse.

— Tu sors ! Eh bien, et moi ?

— Toi, tu fais ce que tu veux. Tu t’en vas ou tu restes, à ton gré.

Puis, de tout près :

— Entends-moi bien. Je pars. Je ne veux pas être suivie. Je ne veux pas qu’on s’inquiète de moi. Adieu.

Et, dans le ton de ces paroles, il y avait une si froide, une si nette résolution, que Magalo tomba dans un fauteuil, stupide d’étonnement, ne fit pas même un geste pour retenir son amie.

Oui, Sophor s’en allait. Puisqu’elle n’était pas morte dans les douleurs du hideux enfantement, puisqu’elle avait recouvré la santé et la force, elle s’évadait de cette demeure où elle avait subi les opprobres de la maternité, et elle fuyait en même temps celle qui en avait été le témoin complaisant ; l’approbatrice attendrie. Un mépris lui était venu pour Magalo depuis qu’elle l’avait vue tailler des bavettes, coudre des langes, être une femme pareille à celles qui s’accommodent des hommes, une petite maman ; puis, tout ce qui avait avoisiné la défaite de son orgueil, choses ou êtres, lui était insupportable. Son horreur d’avoir été mère lui rendait horrible ce qui fut autour d’elle quand elle le devenait. Jeune, riche, libre, elle voulait une vie sans passé ; quelle vie ? celle où elle fut, de tout temps, destinée ; hors des liens d’hier, elle s’épanouirait en l’entier développement de soi-même.

Les premiers jours, Magalo fut aussi malheureuse que possible. Tant de rêves brisés ! Tant de joies qu’elle n’aurait plus ! Elle regardait, sur les meubles, des pièces de la layette, éparses, car la nourrice n’avait pas pu tout emporter ; elle considérait le lit où Sophor ne coucherait plus ; et elle pleurait, à grands sanglots, l’abandonnée. Cela ne suffisait pas à la consoler que son amie eût laissé des billets de banque dans le coffret où on mettait l’argent ; la belle affaire d’avoir des cents et des mille ! elle pleurait encore. Ah ! ça, elle ne se corrigerait donc jamais ? elle serait toujours dupe, s’attacherait toujours à des personnes qui n’ont pas de cœur ? Ce n’était pas la première fois qu’il lui arrivait d’être laissée. Léo l’avait lâchée aussi, et d’autres, avant et après. Cette fois, c’était plus triste encore. Sophor était si belle, si aimante ! puis, une si bonne éducation. Ah ! mon Dieu, elle ne la verrait plus. Qu’est-ce qu’elle allait devenir, maintenant, toute seule ? Le soir du troisième jour, elle se révolta enfin contre sa propre bêtise. Sophor ? une pimbêche, voilà tout, et, sûrement, elle ne se morfondrait pas à la regretter. Il n’y avait pas qu’elle dans le monde. « Zut ! » et elle s’en alla dîner à la table d’hôte de Mme Charmeloze. Vrai, on en but du champagne, pour fêter son retour. On se moquait d’elle, oui, un peu, parce qu’elle avait été collée avec on ne savait qui. Mais, comme elle faisait voir de l’argent, on finit par admettre que la personne en question devait être une femme très comme il faut. Et ce fut, avec Hortense, avec d’autres, pendant plus d’un mois, une noce comme on n’en avait jamais vu. On était toujours grises, chez Mme Charmeloze. Puis, pendant des heures, le baccara, le rams. Magalo perdait tout ce qu’elle voulait. Il est vrai que Mme Charmeloze serait tombée malade si elle n’avait pas triché. Magalo, entre deux parties, le nez dans le cou d’Hortense, disait : « L’autre ? je m’en fiche pas mal. » Elle mentait. Elle avait la mort dans le cœur. Elle ne pensait qu’à Sophor. Elle avait des envies folles de la chercher, de la retrouver ; mais elle avait peur d’être mal reçue. Chez elles, Sophor avait été sa camarade, mais, ailleurs, Mme d’Hermelinge était une grande dame qui pouvait la faire mettre à la porte. Et Magalo s’amusait toute la journée et toute la nuit, tant elle s’ennuyait ; elle aurait crevé à la peine d’être si triste et si gaie à la fois, si son argent avait plus longtemps duré. Mais quand elle n’eut plus le sou, il fallut bien songer aux choses sérieuses. L’ancienne vie la reprit : sortir le soir, souper, rentrer tard, ou ne pas rentrer. Les soucis de la nécessité l’absorbaient plus que n’avait fait le plaisir ; déjà elle oubliait, presque ; bientôt elle oublierait tout à fait. Non, elle se souviendrait toujours ! Quand elle revenait, accompagnée, dans la chambre qui avait été leur chambre, des rages la prenaient, à cause de l’amie perdue, contre l’homme qui était là. Un soir, elle flanqua à la porte un monsieur très bien, parce que, en s’approchant de la cheminée, où était resté en un cadre de cristal la photographie de Sophor, il avait dit : « Qu’est-ce que c’est que cette fille-là ? » D’ailleurs, il lui aurait été difficile de ne pas songer à la disparue, très souvent ; dans les soupers, les hommes chic nommaient la baronne Sophor d’Hermelinge, devenue, en très peu de temps, célèbre.

Oui, célèbre. Elle avait triomphé très vite. Quelques visites, sous des prétextes de charité, lui avaient tenu lieu de présentation dans le monde, et, dès qu’elle fut connue, son nom et sa fortune lui ouvrirent les salons parisiens, ceux-là mêmes où il est très difficile d’être admise. Qui se fût avisé de reconnaître en cette très distinguée personne, aux manières parfaites, l’irrégulière quelquefois aperçue, pas remarquée, dans un coupé de remise, autour du Lac ? Puisque le départ du baron Jean, discret, comme furtif, n’avait causé aucun scandale, elle était, — c’était tout ce qu’on pouvait savoir et dire — mariée à un officier gentilhomme que ses devoirs militaires obligèrent à s’expatrier et qui n’avait pas voulu exposer sa jeune femme aux périls des voyages lointains et des mauvais climats ; même une sympathie plus vive l’accueillait à cause de sa solitude, presque un veuvage, à cause aussi du malheur qu’elle avait eu, tout récemment, de perdre sa mère. Trois mois après le jour où elle quitta Magalo, elle habitait, avenue de Villiers, un hôtel meublé avec faste, d’où sortait, à l’heure du Bois, un coupé ou un huit-ressorts attelé de chevaux russes. Elle recevait les plus hautaines familles, les artistes les plus illustres. Ce qui rendit incomparable sa renommée mondaine, ce fut, dans le vaste jardin d’hiver qui entourait sa demeure, une fête, musique, danses, enchantement de lumière et de fleurs ; la robe de deuil quittée pour la première fois, elle apparut en un pompeux costume antique, de pourpre et d’or ; portant, en guise de sceptre, la lyre ; et, le front couronné de feuilles de laurier faites de diamants, elle ressemblait, impérieuse et comme inspirée, à quelque royale Sapho. Sa beauté, singulière, presque brutale, avec des cheveux roux et bruns, pareils à des touffes de flamme sombre, avec des yeux d’épervier en un cerne mourant de bistre, avec l’audace des lèvres trop rouges, n’aurait pas été sans lui valoir de sournoises inimitiés parmi les jolies personnes inquiètes d’être surpassées, si, à cette beauté, une irréprochable vertu n’avait servi d’excuse. Beaucoup d’hommes, parmi les plus nobles ou les plus fameux, la voulurent ; quelques-uns l’aimèrent : un surtout, M. de Ligneris, qui, pour elle, refusa d’épouser la très riche héritière d’un membre de la chambre des Communes ; et quand il fut bien avéré qu’elle éconduisait les adroits ou passionnés prétendants avec une gracieuse et ferme austérité, qu’elle entendait rester fidèle à M. d’Hermelinge, les plus subtiles dénigreuses de leurs amies, la proclamèrent de tout point parfaite ; et « la belle baronne Sophor », c’était le mot qu’on entendait partout.

D’ailleurs, elle excellait à se concilier les femmes par une franchise, par un emportement dans l’amitié, qui, de la part d’une personne comme elle, n’était pas pour déplaire. Elle avait des brusqueries d’éloge, quelquefois, à propos d’une épaule, au bal, ou d’une petite bottine aperçue sur le marche pied d’une voiture, et aussi des caresses subites, tout à fait imprévues ; on s’étonnait à peine, sans être fâchée ; c’était assez naturel, ces enfantillages, chez une jeune femme, presque pas mariée, qui apportait dans le monde la candeur et les zèles des camaraderies de couvent ; bien qu’elle ressemblât à un adolescent presque farouche, on était tentée de lui dire : « Finissez donc, petite fille ; » et l’on était très flattée. Mme de Lurcy-Sévy, fameuse pour la finesse fuselée de ses doigts, dont elle était si fière, disait à qui voulait l’entendre : « Moi, quand la baronne d’Hermelinge tient mes mains, elle ne les lâche plus. » En somme, toutes les mondaines raffolaient d’elle, et, si on la trouvait bizarre, on la jugeait surtout charmante. La comtesse de Grignols, délicieusement maigre, plaintive, élégiaque, un peu phthisique, qui se mourait d’un bruit brutal, et se pâmait d’une musique, — elle jouait les nocturnes de Chopin avec des doigts glissants et frôlants comme des ailes de papillons de nuit — conçut pour elle une véritable passion. Au Bois, à l’Opéra, on les voyait ensemble, se regardant de tout près, se parlant bas ; deux sœurs n’auraient pas été plus tendrement unies. On les opposait comme un exemple décisif aux esprits chagrins qui prétendent que l’amitié ne saurait exister entre femmes. Au reste, de l’avis général, la baronne Sophor, en cette intimité touchante, était beaucoup plus sincère que Mme de Grignols ; celle-ci, de qui les affaires étaient assez dérangées depuis la mort de son mari, ne faisait pas preuve, peut-être, de tout le désintéressement souhaitable ; et, naguère couverte de dettes, elle ne devait plus un sou depuis qu’elle avait fait la connaissance de Mme d’Hermelinge. Puis, tout à coup, elles cessèrent de se montrer ensemble ; à peine se parlaient-elles dans les salons où elles se trouvaient en présence. La baronne s’était-elle aperçue qu’elle était dupe ? L’autre, — à cause de nouvelles dettes peut-être, — jouait les nocturnes de Chopin avec une plus désolée mélancolie, les yeux expirants vers son ancienne amie. Pendant toute une année, Mme d’Hermelinge ne parut pas avoir de préférée ; des connaissances seulement, à qui, les matins, elle rendait visite pour convenir de ce qu’on ferait le soir, du théâtre, du salon où l’on irait. Elle aimait beaucoup, dans le boudoir, dans le cabinet de toilette, ces causeries où l’on est sans façon, où l’on raconte tout ce qui vous passe par la tête. Quelquefois, en arrivant, elle disait à la femme de chambre : « Comment ? encore couchée ? cela ne fait rien, ne m’annoncez pas, je la réveillerai, la paresseuse ; » et, du salon, la femme de chambre entendait : « Ah ! mon Dieu, vous ! à cette heure-ci ? — Mais oui, chère belle, » puis, des rires. Après quelques instants, la baronne Sophor, qui, souvent, ces matins-là, était en amazone, s’écriait : « Tiens ! si nous allions faire un tour du côté d’Auteuil, ou de Suresnes ? » Et il n’était pas rare que la fantaisie les prît d’un déjeuner dans quelque cabaret de campagne. Mais pas d’amitié sérieuse ; la banalité souriante des relations mondaines où Mme d’Hermelinge mettait un peu de crânerie et d’extravagance.

Elle éprouva un sentiment plus violent, et très complexe, pour la princesse Leïlef, qui était bien la plus extraordinaire petite personne que l’on pût imaginer.

À peine plus grande qu’une fillette de douze ans, svelte et vibrante, toute en nerfs, pas maigre pourtant, Marfa Petrowna, avec ses petits yeux d’or, clignant très vite, et son nez retroussé, et son rire impertinent sous le duvet roux de sa lèvre, — presque une moustache — avait l’air d’un jeune garçon toujours prêt à chercher querelle. À Saint-Pétersbourg où elle était restée jusqu’à la fin de son troisième mari, — car, à trente ans, elle était, veuve pour la troisième fois, ses maris durant peu, — elle avait émerveillé, effaré aussi la cour et la ville de sa gaminerie endiablée qui ne se tenait jamais en repos. Elle avait, au rez-de-chaussée de son palais, une salle d’armes où, tout de cuir habillée et la cigarette à la bouche, elle faisait assaut avec les officiers d’une caserne voisine, qu’elle boutonnait très joliment, et qu’ensuite elle gardait à déjeuner pour les consoler de leurs défaites, et pour les griser. Elle raffolait des gens qui extravaguent après le champagne, et, quand elle était grise elle-même, elle adorait qu’on lui manquât de respect ; jusqu’à un certain point seulement ! Qu’un bras lui serrât la taille, ou qu’un souffle lui mît de la chaleur dans l’oreille, elle le voulait bien ; cela ne tire pas à conséquence ; mais on eût couru grand risque à hasarder davantage, et, avec l’insolent qui l’eût affrontée, elle eût recommencé l’assaut, fleurets démouchetés. Avait-elle des amants ? on le croyait, c’était probable, on ne le savait pas. À l’un de ses maris — le premier — qui avait eu l’inconvenance de s’en vouloir informer, elle répondit par un refrain de chanson que lui avait enseigné une femme de chambre parisienne ; et le mari ayant insisté, elle le souffleta sur les deux joues de sa jolie main vive et sèche comme une patte de singe. Les deux autres époux se montrèrent plus discrets, soit qu’ils fussent confiants de leur naturel, soit qu’ils eussent reconnu l’inutilité de ne pas l’être. D’ailleurs, de très haute race, presque apparentée, par de lointaines bâtardises, à la famille impériale, et riche au point que, malgré toutes les prodigalités, elle n’avait jamais réussi à diminuer sa fortune, Marfa Petrowna était une personne à ménager ; l’ayant épousée, on tenait fort à ne point se brouiller avec elle, et elle usait de la considération qui lui était due, pour agir, en toute chose, selon sa fantaisie, payait en générosités les complaisances, les airs de ne pas s’apercevoir, disait à son mari : « Vous me grondez ? combien devez-vous au cercle ? » Ce qui d’abord l’avait rendue fameuse, c’était son intrépidité d’amazone. Elle montait un énorme étalon noir, à peine dressé, qui se cabrait avec un mouvement des sabots en l’air, et, pour ne pas glisser, elle devait, les brides lâchées, empoigner la crinière ; puis, l’éperon sanglant, c’était par les rues, les routes, la plaine, un galop forcené, cinglé de hops et de coups de cravache ; et, toute petite sur le très grand animal, elle l’enlevait par dessus les haies. Une fois, d’une ruade, elle fut jetée contre une muraille de jardinet, où sa tête sonna ; elle se releva tout de suite, une tempe saignante, s’élança, rattrapa la bête, se cramponna, se remit en selle, obligea, enragée, son cheval à sauter le mur où elle avait failli se rompre le crâne ; et, le soir, au Théâtre-Michel, en amazone encore, un bras en écharpe, une blessure rose près de l’œil, elle applaudissait une comédienne de Paris, à petits coups de cravache sur le rebord de la loge, ou bien, pour une facétie du comique, riait comme une enfant, renversée dans son fauteuil et les jambes croisées. Une aventure la rendit tout à fait célèbre. Depuis quelque temps, un étudiant, arrivé de Courlande, — c’était le frère de Marfa Petrowna, à laquelle il ressemblait singulièrement — répandait la terreur parmi les gens de police et les cabaretiers. Presque toujours ivre, il lui arrivait, avec de mauvais garnements de son espèce, de rouer de coups en plein jour les surveillants de quartier, et d’enfoncer, la nuit, pour se faire donner à boire, les volets des traktirs. Rencontrer une fille, dans une rue même pas déserte, sans lui pincer le bras ou sans lui vouloir retrousser la jupe, voilà ce qui ne lui était jamais arrivé. D’ailleurs, très gentilhomme en ses déportements et brave jusqu’à la folie, il se battait deux ou trois fois par semaine, pour une parole mal entendue, pour un regard qui lui avait déplu, ou sans raison, pour passer le temps ; un matin, il coucha sur le pré, d’une blessure en pleine poitrine, le fiancé d’une demoiselle de fort bonne maison, parce que celui-ci avait trouvé mauvais qu’elle ouvrît à l’étudiant, à l’heure où tout le monde dort, la petite porte du jardin. On devine l’étonnement dans les salons de Pétersbourg, lorsqu’on apprit que la princesse Leïlef n’avait pas de frère ; que ce vaurien, ivrogne, batailleur et galant, c’était elle-même ! Le scandale fut grand, et la pétulante personne, qui, précisément, venait de perdre son troisième mari, jugea qu’elle serait bien sotte de rester dans une ville où l’on s’étonne de si peu ; elle partit pour l’étranger, s’amusa presque à Vienne, faillit mourir d’ennui à Berlin, ne se sentit tout à fait aise que lorsqu’elle habita Paris.

La première fois qu’elle rencontra la baronne d’Hermelinge, — ce fut à un thé de cinq heures, chez Mme de Ligneris — elle s’écria : « Tiens ! » et la dévisagea longuement. Sophor, avec une égale insistance, l’observait. Aucune douceur en cet échange de regards, échange de défis, qui ressemblait à un engagement d’épées. Ce fut comme un commencement de haine, mais d’étrange haine, où il entrait plus de querelle que d’inimitié véritable, et qui impliquait surtout l’impossibilité, quoi qu’il arrivât, de l’indifférence entre ces deux femmes. Après cet acharnement de leurs regards croisés, elles baissèrent les yeux toutes les deux, en même temps : et elles étaient essoufflées, comme d’une lutte. Puis, quoiqu’on les eût présentées l’une à l’autre, elles feignirent de ne plus se voir parmi le va-et-vient des visites, ne causèrent pas ensemble dans les bavardages du thé ; évidemment, elles n’avaient aucune envie de lier connaissance. Il est vrai qu’elles sortirent ensemble et descendirent ensemble l’escalier, mais sans proférer une parole, sans s’avertir, d’un coup d’œil, de leurs présences ; et, avec l’air de deux femmes qui ne se sont jamais rencontrées, elles se dirigèrent vers leurs voitures, s’arrêtèrent, Mme d’Hermelinge devant son coupé, la princesse Leïlef devant sa Victoria. Alors, brusquement : « Eh bien ! venez, » dit Sophor ; Marfa Petrowna n’avait pas attendu cette parole, elle était déjà dans le coupé ! et quand l’autre l’eût rejointe, quand les chevaux eurent décarré, elles se saisirent les mains avec emportement, et cette première étreinte leur laissa dans la chair des déchirures d’ongles.

Puis elles restèrent muettes, longtemps, ne se regardant pas ; seulement elles sentaient à leurs paumes, toujours plus pénétrante, la pression acérée.

Le coupé s’arrêta.

— Écoutez bien, dit brusquement la petite princesse, j’ai mon yacht, au Havre. Je pars demain pour aller je ne sais où. Venez-vous avec moi ?

Sophor répondit :

— Oui. Mais nous avons tort. Vous verrez que ce sera terrible. Vous ne ressemblez à personne. Vous m’attirez et vous m’irritez. J’ai envie de vous embrasser et j’ai envie de vous battre.

— Battez-moi, je veux bien, je vous battrai aussi. À demain.

Et elle s’échappa.

Leur vie à bord fut extraordinaire : au commencement, une longue querelle, avec des soudainetés, quelquefois, de tendresse furieuse. Les matelots s’étonnaient de ces deux femmes qui s’emportaient en paroles outrageantes, puis, tout à coup, s’enlaçaient avec frénésie, jusqu’à rouler sur le pont. Pas un ordre donné par Marfa qui ne fût révoqué par Sophor ; une irritation continuelle les mettait aux prises ; pourquoi ? parce que chacune d’elles était, presque, ce que ni celle-ci ni celle-là n’aurait dû être ; c’était, à tout instant, le heurt de deux virilités plus excitables de ne pas être réelles, et elles se détestaient, pas assez mâles, d’être également ressemblantes à deux hommes. Un calme eût résulté d’un consentement, chez la baronne d’Hermelinge ou chez la princesse Leïlef, à l’infériorité ; mais, toutes les deux, elles avaient, Sophor plus impérieux, et Marfa plus taquin, l’orgueil de la domination. Et, les nuits, dans la cabine, après les bouteilles de liqueurs, bues à même, leurs rages s’exaltaient jusqu’à la folie, parce que l’une se révoltait d’accepter de l’autre le plaisir qu’elle avait en vain voulu lui imposer ; tant qu’enfin, forcenées d’un même désir dont, en une égale volonté de maîtrise masculine, Marfa refusait à Sophor, et Sophor à Marfa, la réalisation, elles se séparaient après des brutalités et des injures, et se résignaient, haineusement, en un duel de regards voraces, à l’illusion du triomphe. Mais de ne pas se posséder, elles se convoitaient davantage et s’exaspéraient plus encore ; vainement les douceurs de la solitude en mer, sous les lents nuages, sur les lentes eaux, les enveloppaient, les berçaient ; leur tempête ne cédait pas à l’accalmie du vent et des flots. La paix de l’infini n’entrait pas en elles ; elles avaient de la colère sous les tranquilles midis ou sous les bonnes étoiles. Une fois pourtant, accoudées au bastingage, la nuit était si caressante, si apaisante, que Marfa se sentit alanguie, et une rêverie lui conseillait des faiblesses entre les bras de Sophor, plus forte, qui l’enlaçait. Une idée, presque en même temps, leur vint : se baigner ensemble dans cette eau si claire et si bleue qui se mouvait silencieusement. Pourquoi non ? les matelots, confiants en la bonace, étaient couchés dans les cajutes. ou dormaient sous des bancs. Elles étaient seules, et c’était si facile de descendre, par l’escalier de cordes, dans la mer où elles s’envelopperaient d’une tiédeur lisse, s’endormiraient presque dans le bercement à peine sensible de la vague. Leurs robes quittées, elles se laissèrent glisser, l’une puis l’autre, et l’eau les reçut. Mme d’Hermelinge était une assez médiocre nageuse, n’ayant pris que quelques leçons dans les piscines parisiennes où Magalo l’avait conduite parce que c’était alors la mode d’y aller ; mais la mer ondulait si calme qu’il semblait n’y avoir aucun péril à se confier à elle. Sophor, accrochée d’une main à l’échelle, Marfa, plus loin dans la profondeur claire, se baignaient nonchalamment. Leurs blancheurs, en l’azur de l’onde, semé d’étoiles, étaient délicieuses et s’épanouissaient comme pâmées sous la caresse de la nuit. Sophor regardait Marfa qui, hardie, fluait entre le flot avec des souplesses de petite sirène. Et, de la voir vêtue de transparence, son désir s’allumait plus ardemment, sollicité par les étreintes partout de l’eau qui enlace et pénètre ; et, comme la petite princesse, rapprochée, qui nageait sur le dos, lui criait en riant, avec son air de défi : « Eh bien ! que faites-vous ? venez donc, peureuse ! » Sophor, se pencha, la saisit par une jambe, la tira, l’empoigna toute mouillée, et l’emportant d’une force d’homme, remonta l’escalier de cordes, la coucha sur le pont, malgré des résistances de chatte qui se tourne et s’effile et veut fuir, et la maintint victorieusement.

Dès lors, la princesse Leïlef fut, assez longtemps, auprès de Sophor, comme un joli animal, naguère sauvage, dompté tout à coup. Elle avait renoncé aux résistances. Elle était une petite personne bien obéissante, qui ne se refuse à rien, qui veut tout ce qu’on veut. Ses enragements de gamine, elle les avait encore à l’égard des autres gens : elle rudoyait les matelots, gourmandait le capitaine ; mais, avec Mme d’Hermelinge, sa douceur était pareille à l’humilité d’une tendre servante. Une défaite l’avait convaincue de l’inutilité des victoires ; elle se plaisait dans une déchéance qui lui avait été si aimable, regardait son amie, sa triomphante amie, avec des yeux chargés d’une reconnaissance qui désire d’autres motifs de gratitude : toujours se frôlant à Sophor, pareille à une petite chatte amoureuse, ronronnante, qui rentre, en miaulant, les griffes. Et, les nuits dans la cabine, elles ne se querellaient plus, ne se repoussaient plus ; la victorieuse, par la toute-puissance du plaisir, la tenait comme on a dans la main un oiseau que l’on étoufferait si on serrait un peu plus fort. Mais, pour avoir été matés, les puérils orgueils de Marfa, au fond d’elle, n’avaient pas abdiqué ; et plus sauvages, plus acerbes au contraire d’être obligés à tant de soumission, ils s’échappèrent en furieuses jalousies. Si absurde que fût ce soupçon, elle s’imagina que Sophor avait regardé trop tendrement le pilote du yacht, un jeune gars normand toujours les jambes et les bras nus. Elle entra dans une colère délirante, jura qu’elle ferait jeter cet homme à la mer. De là, en des fièvres nerveuses, un prompt retour au Havre. Mais, à Paris, les jalousies de Marfa ne se dissipèrent point ; une fois qu’après un bal, dans l’antichambre d’un hôtel, Sophor, avec quelque lenteur peut-être des mains sur la poitrine nue, agrafait le manteau de Mlle de Selves, grasse, grande, brune, aux profonds yeux bleus, Marfa s’élança vers la jeune fille et, de sa main sèche, la souffleta. Ce fut un grand esclandre ! Et, parce que, depuis quelques mois déjà, depuis leur départ, depuis leur retour surtout, l’intimité des deux amies avait donné lieu à de singulières suspicions, parce que les chuchotements n’attendaient qu’une occasion de devenir huées, un tumulte de voix et de gestes qui réprouvent et qui chassent suivit Marfa et Sophor le long de l’escalier, dans la cour, jusque dans leur coupé.

Huit jours durant, il ne fut question que de cette aventure, aux thés de cinq heures, au dessert des dîners, derrière les éventails qui voilaient des rougeurs ; ce fut aussi une anecdote dont s’amusèrent les fumoirs. Maintenant on se rappelait des choses auxquelles on n’avait pas pris garde naguère, ou que, ingénûment, on n’avait pas jugées répréhensibles ; l’étrange façon dont la baronne Sophor d’Hermelinge regardait, au bal, les épaules et les gorges ; sa tendresse pour Mme de Grignols, les notes des couturiers payées ; ses extravagances garçonnières, les visites matinales, les offres d’escapade à la campagne. Mme de Lurcy-Sévi les yeux baissés vers ses mains qu’elle avait si petites et si fines, disait, avec un air de gêne qui cachait mal un peu de vanité contente : « Vous vous souvenez ? quand elle me tenait les doigts, elle ne les lâchait plus. » Beaucoup d’autres mondaines abondaient en souvenirs de cette sorte. Celles surtout qu’un peu plus de familiarité avec Sophor aurait pu désigner à de fâcheux soupçons, se hâtaient de parler pour qu’on ne crût point qu’elles avaient quelque motif de se taire, citaient des circonstances où cette extraordinaire personne se montra tout à fait inconvenante. Elles n’avaient pas deviné, alors, ce qui lui prenait, oh ! non, pas deviné du tout — même elles insistaient un peu trop longuement, sur cette incompréhension, si naturelle d’ailleurs, — mais à présent, elles s’expliquaient tout, et elles s’indignaient contre la baronne d’Hermelinge. Fi ! l’abominable créature. C’était vraiment affreux que de telles choses fussent possibles dans la bonne société ; on n’a pas idée d’horreurs pareilles. Sophor et Marfa, peut-être, auraient pu tenir tête à la réprobation, en triompher dans une certaine mesure. Les maisons irréprochables, certes, leur eussent été fermées ; mais il est des salons moins austères, plus accommodants, qui ne renoncent qu’à la dernière extrémité aux avantages de recevoir des personnes riches et haut titrées ; ne pardonnent pas un scandale, mais feignent de l’avoir ignoré ; n’exigent qu’un peu d’hypocrisie pour croire à l’innocence. Beaucoup de portes leur seraient restées ouvertes, si elles avaient consenti seulement à quelque réserve ; si, par exemple, elles avaient renoncé à leur impertinente habitude de venir ensemble aux dîners et aux bals, de se retirer ensemble, de monter, à trois heures du matin, dans la même voiture, de ne jeter au cocher qu’une seule adresse. Mais Sophor n’était pas une âme encline aux concessions. Elle refusait de ravaler aux vilenies du mensonge l’orgueil de son péché. Elle était ce qu’elle était, voulait se montrer toute, sans réticence ni voile. Elle ne daignerait pas usurper l’estime. Et, en vérité, depuis longtemps elle se sentait mal à l’aise dans l’étroitesse des préjugés auxquels, si l’on vit dans le monde, il faut toujours un peu se soumettre. Elle avait dû, parfois, dissimuler, se contraindre. Elle n’avait pas osé proclamer son unique joie ! Puis, ces femmes, celles même qui, surprises, ou curieuses, et sûres du mystère, ne la repoussèrent qu’à demi, avaient des cœurs et des sens si timides. Jamais un éperdu abandon ; et le peu à peu, — avec des effrois et des reculs, les mains sur les paupières closes, — d’un consentement qui n’avoue pas avoir voulu, le hasard furtif d’un baiser presque refusé dans la pénombre d’une chambre à coucher ou d’un boudoir, ne suffisaient pas à l’assouvissement des entières convoitises où se précipitaient toutes ses forces vitales. La plupart de ces futiles, de ces prudentes, si la baronne d’Hermelinge, dans quelque exaspération, leur avait jeté un souvenir à la face, auraient pu répondre, presque sincèrement : « En vérité, madame, je ne sais ce que vous voulez dire. » La comtesse de Grignols, pourtant, si tendrement, si languissamment acquiescente ? une fille blasée, cette idéale, et une rouée, qui se faisait payer l’aveu du plaisir que peut-être elle n’avait pas. Quant à Marfa Pétrowna, c’était une espèce de petit monstre inachevé, pas assez femme pour accepter l’amour, pas assez homme pour l’imposer ; et ses rages — pour un temps vaincues, mais toujours prêtes à la rébellion — venaient de la double impuissance d’être assouvie ou d’assouvir ; qui aurait pu dire, d’ailleurs, si cette créature, désireuse avant tout de paraître extraordinaire, d’étonner, maniérée jusqu’en ses sauvageries, de qui peut-être les colères même étaient faites exprès, n’affectait pas la concupiscence virile, — comme on s’habille en homme, — pour la fanfaronne gloriole d’une excentricité ? De sorte que la baronne Sophor d’Hermelinge subit sans chagrin la réprobation qui l’écartait de la société mondaine ; chassée, elle eut l’impression d’être libérée ; et la loyale audace de son désir exigeait de franches amours.

Le jour de l’ouverture du Salon, il y eut comme une émeute d’étonnements devant le tableau exposé par Mlle Silvie Elven. Sous l’or éparpillé du soleil, verdi d’avoir traversé les feuillées, un jeune faune éperdûment, enlaçait une très délicate et frêle hamadryade ; mêlée de chairs éprises dans les hautes herbes où s’accrochaient les cheveux de la nymphe ; il semblait que l’amant étouffeur ne lâcherait pas, même morte, sa proie. Un sujet banal, en somme, où se résignent volontiers les peintres mythologiques dénués d’imagination. Mais une magnifique ardeur de rut singularisait cette étreinte sous les arbres ; les corps presque nus, où la chaleur du jour séchait et brûlait la sueur, vivaient d’une vie intense, excessive, moins et plus qu’humaine ; c’était un baiser bestial et divin. Cependant l’attention ne se fût pas longtemps arrêtée sur cette peinture, si le jeune faune n’avait eu quelque chose d’étrange, d’inquiétant. Faune ? faunesse peut-être. Le sexe voilé sous la pudeur d’un lambeau de pourpre, il était homme en effet par la violence de l’enlacement, par la vigueur des muscles, par les cheveux courts, drus comme de la mousse ; mais sa blancheur et l’évasement harmonieux des hanches, et, résistant à l’acharnement de la pression, un double renflement, sous la poitrine, de ferme chair, permettaient de le soupçonner femme ; femme presque virile, à la beauté brutale, aux petits yeux flambants dans le bistre du cerne, à la rouge lèvre dévoratrice. Des groupes se resserraient devant la toile, avec des chuchotements, avec des coudoiements qui avertissaient de mieux regarder ; des Parisiennes détournaient la tête, attirées cependant, rougissantes sous le regard des hommes qui souriaient. Tout à coup il y eut dans la foule des exclamations de surprise ; on s’écartait pour laisser passer deux femmes qui ne jetèrent vers le tableau qu’un bref coup d’œil et s’éloignèrent en se parlant bas. L’une d’elles, toute menue, la peau à peine rosée sous de petits cheveux blonds qui volent, était Mlle Elven, assez célèbre déjà ; d’une rapide comparaison entre l’œuvre et l’auteur, on reconnut dans la délicate et frêle hamadryade la ressemblance de Silvie. L’autre, d’une pâleur mate, à la bouche comme sanglante, c’était la baronne Sophor d’Hermelinge ; on eût dit voir marcher, en robe de printemps, le jeune faune lui-même ou la virile faunesse.

Sous le jour clair, l’atelier de Silvie Elven, pas trop vaste, était joli ; tout colorié de japonaiseries, et chatoyant de verrotteries où étincelait la lumière. Aux murs, accrochés comme des sultanes pendues, des satins d’Orient, or et chamarrures, remuaient quelquefois sous le vent du vitrage ouvert ; et, glissantes de la chaise-longue, des fauteuils, du piano d’ébène incrusté d’étain, des mousselines lamées d’argent frôlaient des peaux d’ours blancs de qui la fourrure était douce aux pieds nus. C’était là que Silvie Elven, guère plus vêtue qu’à l’heure du lever, les épaules et les bras hors d’une chemise de soie crème serrée d’une ceinture de métal, peignait tout le jour, assise devant le chevalet, et la fumée de la cigarette au coin de la bouche montant vers les boucles presque pas dorées de ses cheveux, légère fumée aussi ; tandis que la baronne Sophor d’Hermelinge, en une longue robe de drap sombre, froc plutôt que robe, lisait, étendue sur un amas de coussins. Mais le livre ne l’intéressait pas longtemps ; à chaque minute, elle tournait la tête vers la petite peintresse, et, le cou tendu, la considérait avec une ardente passion ; c’était à elle, ce charme, cette jeunesse, et tout ce corps, plus précieux d’être plus faible, et toute cette pensée aussi, éprise de lumière et de formes, qui se faisait couleurs au bout des frêles doigts.

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle était entrée pour la première fois dans cet atelier — grande dame qui vient demander son portrait à une artiste renommée. Raison vraie, ou prétexte ? Il y avait, autour de Silvie, une légende qui avait dû intéresser la baronne Sophor d’Hermelinge. Née d’une très bourgeoise famille, Mlle Elven n’avait jamais voulu se marier ; ce n’était pas, assurait-on, pour se consacrer toute à l’art qu’elle s’était refusée à l’hymen. On lui attribuait des amies plus aimées qu’il n’eût convenu ; chacun des pastels qu’elle exposait, — printemps dans la venelle, où rit une Parisienne en habit de bergère ; été que traverse une belle fille coiffée de coquelicots ; fauve automne avec sa vendangeuse plus rousse ; hiver dont la neige fleurit de flocons la nudité frileuse d’une fillette, — passait pour l’évocation d’une tendresse symbolisée en saison ; et les lèvres peintes de ses figures lui avaient, vivantes, rendu des baisers. Mais on ne croyait pas qu’en ses intimités elle se hasardât jusqu’à la vilenie brutale de l’entier péché. Elle fuyait l’époux ou l’amant, parce que l’homme est rude, et c’était son amour des fleurs, des oiseaux, des parfums, de ce qui est gracieux et léger, qui l’inclinait vers la femme ; il lui plaisait d’aimer ce qu’elle avait plaisir à peindre ; mais elle se fût bien gardée de demander à aucune de ses amies plus qu’on n’exige d’une belle rose ; elle ne désirait rien de meilleur que le délice d’une haleine ou d’un frôlement à peine caresse ; même, la nudité des jolies comédiennes qui consentaient à lui servir de modèles — les lys aussi sont nus — ne la troublait que d’une rêverie sans mauvaise pensée, lui laissait le charme d’un souvenir sans remords. D’ailleurs, si frêle, pareille à tout ce qui va se courber, languir, s’étioler, éveillant l’idée, avec la diaphanéité de sa peau et le frisson clair de ses cheveux, de cette fleur de duvet — la fleur-ange — qu’on fait s’envoler d’un souffle, elle aurait été tout de suite brisée en l’ardeur des étreintes même féminines ; et un jour, une très redoutable femme, poétesse illustre et débauchée fameuse, accoutumée à l’excès des joies, qui avait prémédité de la tourmenter jusqu’à l’extrême plaisir, renonça vite à son dessein, attendrie de la voir poser sa tête aux yeux mi-clos sur l’épaule d’une amie et rester là, la bouche entr’ouverte d’un sourire, contente de la câlinerie d’une haleine vers ses lèvres sous des cheveux mêlés aux siens. Et, tout près du crime, Silvie Elven n’avait pas peur, sachant qu’elle ne s’y jetterait jamais, sûre que personne n’aurait la cruauté de l’y pousser ; si heureuse au bord. Mais, en voyant la baronne Sophor d’Hermelinge, elle se troubla, entendit en elle-même comme un conseil de fuir. Cette femme, dès les paroles banales de la première visite, l’enveloppa d’un regard qui menace en caressant, qui ordonne et veut être obéi. Hélas ! celle-ci ne lui serait pas douce comme les autres, ne voudrait pas demeurer pareille à une tendre sœur caressante ; nul espoir d’être épargnée ! et elle sentait, sous ces fixes prunelles, violentes, aiguës, pénétreuses, qu’elle ne leur résisterait pas, qu’elle se soumettrait avec les plaintes vaines d’un petit oiseau que charme une couleuvre. Une ressource : l’éconduire cette fois, ne plus la recevoir désormais. Mais, malgré des efforts, Silvie ne pouvait se résoudre à ce qu’elle jugeait indispensable. Cette beauté un peu farouche, avec le rouge velouté des lèvres et la tyrannique insistance du regard sous la noirceur fauve de la chevelure, l’attirait en l’effrayant. Qu’elle serait belle à peindre, — Penthésilée au casque horrible, vêtue d’or et d’acier, ou satyresse ardente des bois qui, tapie dans les herbes de la rive, tend les bras vers les brumes en forme de femme qui glissent sur le lac ! Naguère éprise de tout ce qui est rose, clair et doucereusement tendre, des pâleurs de l’aquarelle et des langueurs du pastel, il semblait à Mlle Elven qu’avec un tel modèle elle oserait tenter des œuvres plus hautaines, que son talent et sa grâce féminine se renforciraient jusqu’à la conception de la virilité ! Mais elle n’était pas sans quelque épouvante, en sa pensée adonnée aux futilités aimables, de ce développement de soi-même en un plus vigoureux labeur ; de même que, pauvre petit cœur accoutumé aux amitiés discrètes, elle redoutait la passion devinée en Sophor d’Hermelinge. Et vraiment elle aurait bien voulu que cette visiteuse fût déjà partie ; elle allait lui dire que prise par d’autres travaux, par beaucoup de commandes… Sophor la regardait toujours, plus ardemment Silvie Elven répondit : « Je ferai très volontiers votre portrait, madame », et toute rougissante, elle baissa les yeux.

Maintenant, elles étaient unies. Sophor raffolait de ce corps menu et grêle, à la maigreur pliante, qui s’abandonnait avec des plaintes de tourterelle à qui l’on fait mal, et avait toujours, durant les baisers, l’ébahissement, sous les paupières, du bonheur prochain, et comme une peur d’en mourir ; elle s’était éprise aussi de cette âme futile et curieuse, presque enfantine, où les subtilités de la vie parisienne, les camaraderies d’atelier et de coulisses n’avaient point gâté la naïveté première, et qui, d’être si douce, était restée ingénue. Silvie, elle, adorait Mme d’Hermelinge, en la redoutant, comme une déesse infernale que l’on aurait chez soi ; et de ses terreurs s’augmentaient ses délices. C’était exquis, les regards qui lui entraient par les yeux, comme deux vrilles de flamme, jusqu’au cœur, les caresses qui, fougueuses, la violentaient, ou bien, plus efficaces d’être moins vives, l’excédaient d’une longue insistance, et la laissaient, enfin, inanimée. Pensait-elle quelquefois, avec une douceur qui regrette, aux charmes presque purs de ses amitiés de naguère, aux plaisirs inachevés, plaisirs à peine, qui n’alarmaient pas sa conscience ? Non, elle appartenait entière à la despotique amante. Si elle s’effrayait de ses joies, elle était heureuse de ses épouvantes. Et, en même temps que menacée et tourmentée, elle se sentait protégée ; elle avait confiance en qui la martyrisait ; quand l’excès d’une étrange joie, encore inéprouvée, l’affolait jusqu’à des affres d’agonie, elle se jetait, pour être secourue, dans les bras de celle qui la tuait, et sous les yeux tendrement dominateurs de Sophor, qui l’interrogeaient, l’obligeaient à l’aveu des mortelles extases, elle avait, renversant la tête, le sourire d’une heureuse mourante qui aurait voulu souffrir davantage, mourir tout à fait.

Les camarades de naguère venaient-elles encore à l’atelier, malgré la présence, presqu’à toute heure, de la baronne d’Hermelinge ? sans doute. Après les premiers étonnements, après quelques jalousies, elles avaient pris leur parti d’une intimité que Valentine Bertier, de l’Odéon, appelait un fait accompli ; et c’était, l’après-midi, pendant que Silvie peignait et que Sophor, au piano, jouait quelque sonate, des froufrous de toilettes entre les chevalets et les cadres ; des fumées de cigarettes montaient vers les chapeaux de rubans et de plumes dont on avait coiffé les bustes. Yvonne Lérys, délurée et sautelante, maigre comme un joli bâton, avec une tignasse noire sous la rouille de la teinture, qui jouait les ingénues à la Comédie-Française et les jouait aussi à la ville, mais avec une sincérité moins probable, ne manquait jamais, après la répétition, de venir prendre le madère chez Silvie, pour dire les potins du théâtre, pour voir où la mignonne en était de son nouveau tableau ; et avant même qu’elle fût entrée, on s’écriait : la voilà ! à cause d’une odeur excessive, santal exaspéré de gingembre, dont elle avait la manie de se parfumer toute ; de sorte que, lorsqu’elle ôtait son manteau, on avait envie d’ouvrir la fenêtre, et que Valentine Bertier, pas gênée, disait : « C’est drôle, Yvonne, on croirait qu’elle a des dessous de bras, partout. » Quand arrivait Mlle Lérys, il y avait beaucoup de visiteuses déjà : la grosse Constance Chaput, — qui était là depuis le matin, venue pour déjeuner, — ancienne fée de féerie, fameuse autrefois par la plénitude de ses maillots, belle fille affalée en quadragénaire obèse, l’air d’une somnambule de foire, ou de la marchande à la toilette qu’elle serait demain ; Rose Mousson, évadée de l’opérette et qui allait débuter au Palais-Royal, trop blanche et trop rose, mignonne et mignarde, pareille à une fleur maquillée ; Adeline Nordrecht, énorme et ferme, ressemblant aux statues de villes que l’on met sur les places, hollandaise, disait-elle, et racontant, avec un fort accent hanovrien, le succès considérable qu’elle avait eu à La Haye, dans le rôle de Phèdre, joué en français ; Roselia Fingely, tout à fait jolie, et très svelte en une robe de drap collante comme une amazone, écuyère illustrée par l’amitié d’une impératrice, et qui fut décorée, un soir de haute école, d’un ordre recherché par les reines (par modestie, elle n’en portait pas le ruban au corsage, mais où on l’avait mis, à même sur la peau) ; Séraphine Thevenet, du Vaudeville, trop grasse, et Jeanne Vincent, du Gymnase, trop maigre, avec Mme Leverrier, cocotte jadis célèbre, finie en couturière, moustachue, qui les habillait toutes les deux, et les déshabillait ; Honorine Lamblin, blanche à coup sûr comme un cygne et bête peut-être comme une oie, celle qui, le soir de la première d’une revue aux Folies-Dramatiques, quittant la scène pour aller, disait le rôle, prendre un bain, se mit toute nue en effet devant les machinistes et les figurants, dans une baignoire imaginaire, parce qu’elle était bête, ou parce qu’elle était blanche ; Vivette Chanlieu, soubrette endiablée, si gamine, avec des gestes si vifs et si garçonniers, qu’on l’aurait crue habillée en homme sous sa robe (quand elle s’asseyait, la jupe bouffante, on lui voyait de la peau dorée, de la peau de gitane, au delà des chaussettes de soie noire) ; et cette folle, avec des cheveux partout dans les yeux, Luce-Lucy, étourdie au point qu’un soir elle assistait dans une avant-scène de rez-de-chaussée à la représentation d’une pièce où elle avait oublié d’aller jouer son rôle, et, tout à coup, la réplique entendue, lança de la salle sa tirade ! et Germaine Triézin qui revenait du théâtre Michel, avec tous les diamants qu’on peut avoir, pas vertueuse, disant : « Si j’avais donné un cheveu à chacun de mes amants, sûrement je serais chauve ! » et, avec celles-ci, dix encore, les jolies et les élégantes de la scène, qui avaient, l’une après l’autre, parfois plusieurs ensemble, servi de modèles à Silvie Elven. Très souvent venait aussi, — plus belle que toutes en la jeune splendeur de sa chair et de ses lourds cheveux blonds débordant par touffes la capote, — Céphise Ador, cette admirable comédienne, la seule amoureuse vraiment passionnée des théâtres d’alors. Et ces Parisiennes, la robe traînante sur les peaux de bêtes, ou couchées sur des chaises longues, les manteaux tombés, les éventails palpitants, mêlaient dans l’atelier des couleurs, des rires, des parfums ; l’air était plein de l’invisible buée qui sort des étoffes imprégnées de chair. La baronne Sophor, — non sans quelque crainte d’un regard de Silvie, — contemplait, écoutait, aspirait ; elle absorbait en soi seule toute cette féminilité éparse. Belle, riche, éclatante, elle les conquit, ces femmes, toutes ou presque toutes ; celle-ci de quelque princier présent, celle-là d’un baiser brusque sur les lèvres quand on descend seules l’escalier déjà sombre. L’une ne refusa pas de la rejoindre dans quelque cabinet de restaurant nocturne, l’autre accepta de la suivre, le soir, dans un village au bord de l’eau, où, après le dîner sous une tonnelle d’auberge, on manque le train. Soit qu’elles fussent accoutumées à de tels caprices, soit qu’au contraire la nouveauté les y invitât, soit qu’il leur parût amusant de jouer ce tour à Silvie Elven qui s’était moquée d’elles, vraiment, avec son air de sainte-nitouche et sa façon de demander grâce quand on lui soufflait de trop près dans la petite bouche qu’elle offrait pour la refuser. Et quelques-unes, — celles en qui n’étaient pas éteintes toutes les flammes, ni rompus tous les nerfs, — restaient songeuses les lendemains. Elles avaient été déconcertées, même les plus perverses, par quelque chose de terriblement insolite, à quoi elles n’avaient jamais songé. S’amuser, bien ; pourquoi pas ? où est le mal ? au contraire, c’est très innocent, c’est comme à la pension. Mais Sophor était redoutable. Valentine Bertier, malgré tant d’expérience, dit : « Ça, ce n’est pas de jeu. » Et ces jolies filles, ne connaissant guère de l’amour que le vice des hommes, n’obtenant de leurs amants que de brefs instants de plaisir, salaire égoïste des complaisances, se troublaient d’avoir subi, éperdûment, d’étranges et cruelles joies. Plusieurs, épouvantées, se dérobèrent avec des « on ne m’y reprendra plus » où s’attardait pourtant quelque regret. D’autres, vaincues, heureuses de leurs défaites, résolues au parfait esclavage, s’attachaient à Sophor, ne la voulaient plus laisser, devenaient pâles si elles lui voyaient dans les yeux un regard froid, qui ne désire point, ne promet point ; et Mme d’Hermelinge s’infatuait de leur inquiétude autant qu’elle s’était enorgueillie de leurs ravissements. Sans doute, elle éprouvait quelque remords, à cause de Silvie Elven, gentille et câline, qui, si souvent trahie, ne se plaignait pas, la laissait s’éloigner sans querelles, l’accueillait, aux retours, d’un sourire sans reproches ; souvent l’infidèle s’agenouillait, jurait que c’était fini avec toutes ces folles, qu’elle resterait toujours près de sa chérie, la suppliait de ne pas avoir de chagrin. « Mais, je n’en ai pas, disait Silvie, puisque vous m’aimez ». Et elle avait, l’air content, un sourire qu’interrompait parfois une petite toux. Car, depuis quelque temps, elle toussait. Rarement. Un peu de fatigue. En somme, rien. Sophor s’inquiétait de cela pourtant. C’était peut-être les opiniâtretés voraces de son désir qui anémiaient la délicate créature. Elle avait quelquefois l’alarme de ne pas la voir renaître des torpeurs où elle l’avait plongée. Mais le soin de Silvie, lassée, un peu malade, ne la pouvait pas longtemps retenir ; elle cédait à la poussée de son destin vers tant d’autres femmes ; elle s’éprit furieusement de Céphise Ador, la plus belle, et qui se refusait.

Céphise était une créature bien portante, l’esprit et les sens simples ; elle adorait un jeune homme ardent, robuste, au cœur franc, aux nerfs solides ; ils étaient superbes à voir, cette belle fille et ce beau garçon, contents l’un de l’autre, en leur sain bonheur ; dès le premier souffle dont Mme d’Hermelinge, dans une avant-scène, penchée, lui caressa le cou, l’honnête amoureuse pouffa de rire et, tournée vers son amant qui se tenait au fond de la loge, elle lui mit les bras au cou en jetant cette parole : « Ma maîtresse, la voilà ! » Mais Sophor la voulait et l’aurait. Elle ne priait pas, ne s’humiliait pas, n’essayait pas d’attendrir, — se gardait aussi des audaces qui lui auraient valu des rebuffades définitives. Sans humilités ni témérités, elle était auprès de Céphise le plus souvent possible, lui rendant visite tous les matins, l’allant voir, les soirs, au foyer de la Comédie ; elle l’entourait, l’investissait de regards, d’invisibles caresses lointaines qui semblaient proches pourtant ; et ce qui rayonnait d’elle mettait autour de Céphise une chaleur où celle-ci éprouvait une gêne singulière, où elle étouffait parfois jusqu’à perdre haleine ; elle se sentait cernée, pénétrée d’un vouloir toujours plus resserré autour d’elle ; Sophor présente, elle faisait inconsciemment le geste d’écarter des liens. Or la convoitise de Mme d’Hermelinge s’exaspérait de l’attente, se faisait plus impérieuse, plus irrésistible ; et, une fois que Céphise Ador, après le spectacle, énervée d’un drame où elle avait pleuré de vraies larmes, et d’une querelle, tout à l’heure, avec son amant, et de l’orage prochain qui par la fenêtre entr’ouverte mettait dans la loge des pesanteurs de feu, commençait à dégrafer, d’une main fébrile et moite, son corsage, elle se sentit étreinte par deux bras convulsifs, et, se tournant, elle eut dans la bouche tout le baiser vainqueur de Sophor ! Désormais elle n’appartint plus à soi-même, ni à son amant. À peine possédée, elle fut asservie. Car Sophor était la violente et la savante, la donneuse effrénée d’incomparables joies, celle qui veut tout, qui peut tout, — le cher bourreau à qui toujours ses martyrisées demandaient de nouveaux supplices, et qui en inventait toujours, de plus affreusement délicieux. L’homme qu’elle aimait, Céphise ne l’aima plus, le fit jeter à la porte, ne voulut plus le revoir. « Toi, disait-elle à Sophor, toi seule existes, toi seule vaux qu’on vive ! » Et alors, la baronne d’Hermelinge, tenant sous son despotique et déchirant amour, comme sous une serre, la plus belle des belles créatures, longtemps résistante, exulta dans un enchantement et dans un orgueil sans bornes.

Ainsi, c’était vrai ! elle accomplissait sa destinée ! Ce qu’elle devait être, elle l’était ; elle se réalisait, absolument. Elle rompait les antiques défenses, bafouait l’hymen, enseignait, imposait aux amitiés les délices d’un amour plus enviable que tous les amours. Humiliée une seule fois par l’homme dans l’horrible nuit nuptiale, comme elle était vengée à présent ! Comme elle triomphait des époux et des amants ! Séduites, ou domptées, les femmes la préféraient aux mâles méprisés ; il n’y avait plus pour ses élues d’autre paradis que celui dont elle leur faisait largesse. Les promises des virils embrassements acceptaient, réclamaient les féminines noces ! et, à des moments, l’excès de sa victoire lui enflait le cœur, lui empourprait la face, sa pâle face mate. Tous ces charmes, les lèvres roses et odorantes ainsi que des fleurs de chair, les chevelures longues qui voilent les seins et les flancs comme si elles étaient jalouses, et les gorges battantes où se dressent des rougeurs saignantes déjà d’un pressentiment de morsure, et la touffeur empoivrée des nuques, et toute la blancheur du corps jusqu’à l’orteil de nacre jaune qui s’écarte et s’érige, elle les avait, sous le frôlement si léger et si maîtrisant de sa caresse, sous son baiser preneur de tout le souffle, de tout le sang, de toute la vie ; elle s’était fait, de la femme extasiée, un délicieux lit royal. Et, plus encore que la joie des possessions, la fierté l’en enchantait ! Violatrice impunie des lois naturelles ou des desseins de la divinité, elle avait, en des fièvres délirantes, la suprême arrogance d’un Lucifer qui, un instant, aurait vaincu Dieu. Mais, tout à coup, elle frémissait comme de la blessure d’un couteau, serrait contre son corps ses coudes, et, si pâle d’ordinaire, devenait blême avec une palpitation de ses lèvres moins rouges. Elle haussait les épaules, secouait ses cheveux, avait l’air de rejeter une obsession. Inutilement. Oh ! c’était insupportable, cela ! quoi donc, cela ? eh ! ce petit bruit dans les oreilles, qui sonnait comme un rire, qu’elle avait entendu toute petite, aux heures des crises, et près du lit d’Emmeline, et bien d’autres fois encore. Vraiment, c’était un rire, comme si, en elle, on se moquait d’elle. Depuis quelques années, il était moins discret, moins lointain, semblait résolu à être tout à fait perceptible. Pourtant, on eût dit qu’il ne voulait pas être effrayant. Non, il complimentait. « Ah ! ah ! vraiment ? oui, oui, très bien ! » Seulement, quand il persistait, c’était agaçant à la fin. Oh ! Sophor ne s’en inquiétait pas outre mesure. Un tintouin, voilà tout, qui ressemblait à un ricanement. Un phénomène nerveux. À coup sûr, si elle avait consulté un médecin, elle aurait été délivrée à jamais de ce petit bruit importun, qui devait avoir un nom dans les livres de science. Mais elle l’entendait si peu souvent, et c’était si peu de chose ! En somme, un mal trop léger pour valoir un traitement. Et chaque jour elle roulait plus furieusement sur la pente de son vice, ayant, quoiqu’elle descendît, l’impression de monter. Il ne lui suffisait plus, maintenant, d’éprouver ses joies, elle voulait les étaler, en défier l’hypocrisie ou l’honnêteté sociale ; elle traversait la vie parisienne, traînant après soi de belles filles enamourées, comme l’impudent Pierre d’Arezzo, dans Venise, se promenait suivi des quarante Arétines. Après le Bois, où elle était comme la reine d’une troupe d’amazones qui l’escortaient, la rejoignaient avec des appels et des rires, on entendait, des fenêtres de son hôtel ou des croisées d’un restaurant à la mode, sortir un tumulte de joie : la baronne Sophor d’Hermelinge dînait avec ses amies ; les lampes allumées, il y avait derrière la transparence des rideaux des passages de blancheurs rosées d’une teinte qui n’est pas une couleur d’étoffe. Silvie Elven était-elle là ? non, elle n’aurait pas pris plaisir à ces fêtes où l’on fait trop de bruit, aimait plutôt à sourire qu’à rire, pleurait aussi, presque volontiers. Puis, un peu souffrante, elle ne sortait pas le soir. Toujours cette petite toux. Quant à Sophor, elle ne s’attardait pas longtemps aux folies d’après le champagne. Bien avant l’heure où finit le spectacle, elle allait à la Comédie rejoindre Céphise Ador ; elle avait un continu besoin de la voir, d’être vue la voyant. Il n’était pas besoin d’habilleuse pour les changements de la comédienne ; c’était son amie qui lui mettait à genoux d’autres bottines, qui lui délaçait, lui laçait les robes, et, le corsage pas encore fermé, folle des belles chairs offertes, elle l’enlaçait en un délicieux paroxysme. Ensuite, s’il y avait quelque fête où Paris s’assemble, elle y emmenait Céphise ; en pleine lumière, elle montrait effrontément à la foule enfin méprisante et courroucée cette admirable créature, les bras nus, trop décolletée, qui n’était à aucun de ces hommes, qui était à elle seule.