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Méphistophéla/02-4

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E. Dentu (p. 353-373).
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IV

Impérialement insolente, avouant ses infâmes amours comme une Faustine ou une Théodora se targuerait de ses crimes, la baronne Sophor d’Hermelinge sortit de l’Opéra avec Céphise Ador entre une double haie de chuchotements indignés ; et, à peine assises dans le coupé, elles s’étreignirent, le souffle mêlé au souffle, dans un grand froissement d’étoffes. Mais la voiture ne bougeait pas. Dehors, une main, petite, bien gantée d’un vieux gant, avait fait un signe au cocher, puis elle se posa sur le rebord de la portière. Les deux amies se disjoignirent, alarmées. Elles virent une tête de femme, entourée de dentelles, qui se penchait. Cette femme, dont on ne pouvait distinguer les traits doublement voilés, d’ombre et de guipure noire, tremblait comme une mendiante qui veut demander l’aumône, n’ose pas. D’une voix très basse, enrouée, balbutiante, qui avait peur, eût-on dit, d’être entendue :

— Madame, dit-elle enfin…

— Voyons, qu’est-ce ? demanda Sophor.

L’autre, d’un ton plus hésitant encore :

— C’est que je voudrais vous parler. Oui, à vous, madame, rien qu’un moment. Je serais bien contente si vous permettiez que je vous parle.

En même temps, cette personne déroulait la dentelle. C’était Magalo. Mais si différente de ce qu’elle fût ! Son petit visage, qu’éclairait l’une des lanternes du coupé, avait la couleur jaune et les rides d’une nèfle séchée sur la paille. Les lèvres, où jadis avait lui une rougeur fraîche, semblaient mortes. Entre des paupières sans cils, ses yeux, où il n’y avait de vivant que des larmes, se striaient de sang ; et la gaieté des frisons déteints était lamentable. Sophor la devinait plutôt qu’elle ne la reconnaissait. Ah ! mon Dieu, en si peu d’années, un tel changement ! Magalo, autrefois, était donc beaucoup moins jeune qu’elle ne disait, ou bien la misère, des chagrins peut-être, l’avaient à ce point flétrie ? Il y eut dans le cœur de Sophor une grande pitié. C’était si loin derrière elle, Emmeline perdue et la honte de l’enfantement, qu’elle n’avait plus de colère contre la pauvre petite créature. Elle se rappelait surtout que Magalo avait été, avec tant de jolies perversités d’abord et d’obéissance ensuite, le commencement de ses joies. Sophor lui devait son bonheur d’à présent ; et, jeune, belle, heureuse, ce lui était vraiment une peine très amère de la revoir vieillie et laide, si triste.

Magalo reprit :

— Je vous assure que je ne vous retiendrai pas longtemps. Vous êtes pressée de rentrer, avec Madame, qui est très jolie. Je comprends ça.

Elle fondit en larmes.

Certainement, Sophor allait répondre : « Eh bien ! montez. » Mais, d’un mouvement brusque, Céphise Ador lui mit au cou ses beaux bras ! et, presque brutale, en un soupçon confus de la vérité :

— Renvoie cette femme, je ne veux pas que tu lui parles. Elle a l’air d’une fille des rues. C’est quelque coureuse. Allons-nous-en.

Puis, tandis que Magalo, suppliante, tendait les mains dans l’intérieur de la voiture, la comédienne laissa un instant Sophor, et, la glace baissée d’une main fiévreuse, cria au cocher avec emportement :

— Allons, êtes-vous fou ? partez.

Le coupé se mit si vite en mouvement que Magalo eut à peine, pour n’être pas renversée, le temps de se jeter en arrière ; l’une des roues lui passa sur le pied. Elle jeta une plainte de petit chien qu’on écrase ! la voiture était loin. Et elle était toute seule, et c’était très douloureux, ce mal dans sa bottine ; elle avait peut-être les doigts brisés ; une lancination lui montait jusqu’au cœur. Mais elle était si accoutumée à souffrir d’une autre façon, qu’elle ne savait pas bien si elle souffrait de cette blessure, ou de son chagrin de tous les jours, plus cruel cette nuit. Elle sentit qu’elle allait défaillir. Elle eut l’idée de s’asseoir sur une marche ; non, les cochers, les ouvreurs de portières, les gens qui sortaient de la fête, s’étonneraient de la voir là. Elle traversa la place, avec peine, comme quelqu’un qui, d’une jambe, traînerait quelque chose de lourd, gagna le boulevard, tomba sur un banc, à côté d’un kiosque, pas très loin d’un restaurant dont les fenêtres flambaient encore, bien que la devanture du rez-de-chaussée fût close. Il venait des cabinets, à travers les vitres, des bruits de gens qui soupent, qui s’amusent. Elle avait tant de peine qu’elle aurait voulu être morte. Ainsi, c’était pour rien que, des dix francs empruntés à la bouquetière du Rat Mort, elle avait loué une toilette de bal ; qu’elle était venue à cette fête (elle n’avait pas le cœur à rire, bien sûr !) avec un billet vendu à crédit par le coiffeur ; qu’elle avait eu le courage, après tant d’hésitations, d’adresser la parole à Sophor ? La baronne d’Hermelinge n’avait pas répondu un mot, ne l’avait pas même reconnue peut-être, et l’autre dame, par jalousie, avait fait partir la voiture, très vite, pour l’écraser, elle, Magalo. Ah ! bien, elle était complète sa déveine, on pouvait dire qu’un malheur comme celui-là, c’était ce qu’il y avait de mieux en fait de malheur. Et son pied lui faisait grand mal ; des élancements plus forts, des fourmillements. Elle n’y voulait pas prendre garde, elle regardait des gens qui sortaient du restaurant par une petite porte, elle entendait le chasseur crier un numéro de voiture, elle se souvenait qu’il lui était arrivé bien des fois, quand elle était chic, de ne finir de souper que vers quatre heures du matin ; mais on avait changé le chasseur ; l’autre était un gros, avec des favoris d’anglais. La croisée d’un cabinet s’ouvrit brusquement, une femme apparut en chemise de soie noire, avec de la chair blanche qui sortait, un verre de champagne à la main ; elle jeta le verre sur le trottoir, pour s’amuser, ou dans l’irritation de quelque querelle. Magalo songea, que, pour boire du champagne à présent, elle n’avait que ce moyen : tendre la bouche sous les croisées des restaurants ; comme une bête, la gueule en l’air, laperait la pluie. Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! Mais au fond, ça lui était bien égal de ne plus être à la mode, d’être une espèce de guenipe des rues, de souper dans les brasseries de Montmartre, quand on lui offrait à souper. Son vrai, son seul désespoir, c’était que Sophor ne lui avait pas répondu.

Jamais elle ne l’avait oubliée. Est-ce qu’on peut ne plus songer à quelqu’un qui a été si bon, et si méchant ? Oh ! certainement, la vie est la vie ; il faut bien s’inquiéter de ses affaires ; pour payer son terme, pour ne pas mourir de faim, il faut se laisser toucher, embrasser, pendant des heures ; ça occupe, les hommes. N’importe, l’idée de Sophor toujours lui revenait, et, très souvent, surtout quand elle avait des ennuis, il lui prenait comme une rage de la revoir, de la revoir tout de suite. Elle se jetait dans une voiture, donnait l’adresse de la baronne d’Hermelinge, — tout le monde la savait, cette adresse, — et elle se disait : « Je me ferai annoncer, comme une visite. Elle n’aura pas la méchanceté de me mettre à la porte ; je lui parlerai, avec un air très comme il faut, tout à fait convenable, tant que le domestique sera là, mais dès que nous serons seules… » Ah ! comme elle lui aurait sauté au cou ! comme elle lui aurait dit de tendres choses dans l’oreille ! et, — on ne peut pas savoir, n’est-ce pas ? — Sophor l’aurait peut-être prise avec elle, l’aurait logée dans l’hôtel, l’aurait présentée comme une parente, ou comme une demoiselle de compagnie. « Je le crois bien, que je lui tiendrais compagnie, si elle voulait, le jour, et la nuit aussi ! » Mais quand le fiacre entrait dans l’avenue où était l’hôtel de Mme d’Hermelinge, voilà que Magalo n’avait plus de courage du tout. Elle se figurait un grand vestibule de marbre, avec des valets en livrée rouge, qui vous offrent une plaque d’ivoire où l’on écrit son nom ; ils auraient un drôle d’air, les domestiques, en lisant ce nom : Magalo. Puis ils redescendraient, l’air rogue. « Mme la baronne est absente » ou bien « Mme la baronne ne vous connaît pas. » Ce serait trop pénible, vraiment. Son cœur se serrait, elle avait une envie de pleurer ; et, alors, elle se souvenait d’un rendez-vous, au café Américain, avec la grande Rosa qui devait la présenter à des étrangers très bien, ou d’une robe à essayer, ou d’une démarche à faire chez l’huissier, pour demander une remise de vente. Elle s’en retournait. Chaque fois qu’elle voulait aller chez Sophor, c’était ainsi. Tant qu’enfin, sûre qu’elle n’oserait jamais y aller, elle cessa d’en former le dessein. Elle eut l’idée de lui écrire. Mais elle ne savait pas l’orthographe ; maintenant que son amie, qui n’était plus son amie, était rentrée dans le grand monde, elle rirait peut-être des mots mal écrits. D’ailleurs, Sophor sans doute ne répondrait pas. Par exemple, un plaisir que Magalo pouvait se donner, c’était de la voir, quelquefois, sans lui parler, de loin. Ses camarades ne comprenaient pas pourquoi elle ne voulait emmener personne avec elle, certains jours où elle allait au Bois dans une Victoria de cercle. Ça l’aurait ennuyée d’avoir une femme à côté d’elle au moment où Sophor passerait dans sa calèche ou dans son coupé. Et si elle l’apercevait vite disparue parmi le tumulte élégant des voitures, elle se sentait le cœur plein d’aise et de désolation. « Comme elle est belle ! Comme elle est bien habillée ! elle ressemble à une reine, maintenant. » Et dire qu’elle avait eu cette reine-là dans son petit appartement de la rue Saint-Georges, qu’elle l’avait tutoyée. « Et la femme qui est avec elle, qui est-ce ? » Elle éprouvait de la tristesse plutôt que de la jalousie. Elle revenait dans Paris. Elle se promettait de ne plus se trouver sur le passage de Sophor. Cette promesse, elle la tenait mal. Un mois, deux mois plus tard, sa folie la reprenait ; pendant des semaines, elle courait les théâtres, — les grands théâtres — où elle espérait qu’elle rencontrerait Mme d’Hermelinge, où elle la frôlait quelquefois dans un couloir, sans être reconnue. Mais ce fut surtout quand la vie lui devint cruelle, quand elle manqua tout à fait d’argent, que la pensée de Sophor la hanta plus assidûment. La bohème, pour ces pauvres filles, c’est tout de suite la misère, dès qu’elles ne sont plus jeunes. Magalo, qui n’avait jamais été très jolie, — une frimousse amusante, — et qui s’était usée à tout, prit l’air d’une petite vieille presque du jour au lendemain ; pas du tout fatiguée naguère, un matin elle s’éveilla n’en pouvant plus. Ses petits nerfs, trop tendus, avaient cassé. Elle se sentait chiffon. Bon ! c’est qu’elle était malade. La force lui reviendrait, et la drôlerie de sa figure. Elle n’avait pas plus de trente-trois ans, en somme ; n’en avouait que vingt-sept. Cet âge-là, à Paris, c’est la jeunesse. Non, elle resta comme elle était devenue. Elle avait beau se remonter avec de l’alcool, chez Mme Charmeloze, ou au café, elle se sentait de plus en plus lasse. Elle se fardait à l’excès ; inutilement ; quand, de la rue, elle se regardait dans quelque glace de magasin, elle se trouvait horrible ; le maquillage ne tenait plus sur ses petites rides. Ce ne fut pas gai, alors, sa vie ! Les hommes ne faisaient plus attention à elle, ni dans les bals, ni aux ponts-promenades, pas même les très jeunes, qui sont pressés, qui prennent ce qu’ils trouvent d’abord. Souvent elle n’aurait pas dîné si Mme Charmeloze, très fidèle aux camarades, ne lui avait dit une fois pour toutes : « Tu sais, la soupe est servie, tous les soirs, à sept heures et demie ; si tu n’as pas le sou, tant pis. » Mais l’excellente et ignoble vieille, qui donnait à jouer, et à aimer, — un tripot avec des alcôves, — fut arrêtée un beau soir, envoyée à Saint-Lazare. Magalo qui n’avait plus de meubles, n’avait plus qu’une robe, couchait chez une amie, dans un hôtel, avenue de Clichy, devint tout à fait misérable. Ce fut cette horrible existence : les dernières nippes au Mont-de-Piété, les reconnaissances engagées, les deux sous de lait qu’on va chercher chez la crémière, le matin, en cheveux, et, le soir, dans quelque brasserie, après l’heure du dîner, où l’on n’a pas dîné, des verres de chartreuse verte ou de kummel avalés coup sur coup pour tromper l’appétit, et qu’on ne paiera pas on s’arrange avec le garçon à la fermeture. Sûrement, elle serait morte d’une maladie d’estomac, si de bonnes filles, quand elles avaient gagné au rams, ne lui avaient prêté quarante sous où offert une choucroute. Ses chances, c’était quand un monsieur venait au Rat Mort ou à la brasserie Fontaine, chercher des femmes, deux ou trois ; elle s’approchait, elle disait : « Eh bien ! moi, on ne m’emmène pas ? — Si, si, » disait l’une des femmes ; et on l’emmenait, parce qu’on savait qu’elle avait aimé çà autrefois. Elle n’aimait plus rien, ni personne. La seule douceur que, de tout le passé, elle gardât, c’était le souvenir de Sophor. Plus elle descendait dans la misère, dans l’infamie, plus elle songeait avec tendresse à celle qui était si heureuse, si glorieuse, là-haut, très loin ! Mais, à présent elle n’aimait pas Mme d’Hermelinge comme aux jours de la vie à deux, rue Saint-Georges, ni même comme dans les derniers temps, lorsque elle n’était pas encore si misérable, pas encore si laide, et qu’elle allait la guetter au Bois ou dans quelque théâtre, attristée, presque jalouse si Sophor n’était pas seule. Ah ! bien oui, elle ne pensait plus aux bêtises, Magalo, aujourd’hui qu’elle avait l’air d’une vieille petite fée Carabosse ; car, très faible, elle se courbait, ressemblait à une bossue. Même une horreur lui venait du vice qui avait été son plaisir, maintenant qu’il était son métier, qu’elle en faisait une espèce d’ignoble et suprême ressource. C’est extraordinaire comme on change ! ça la dégoûtait, ça lui donnait envie de vomir, les femmes, parce qu’on la payait pour s’amuser avec elles ; et puis aussi parce qu’elle n’en pouvait plus à la fin, de s’être tant esquintée dans le temps. Et elle ne se rappelait pas les caresses de Sophor, ni leurs baisers. Si elle y avait songé, elle aurait chassé ce souvenir. Ce qu’elle voyait, en fermant les yeux, le nom de la très chère aux lèvres, c’était quelque chose de clair, de doux, de consolant ; dans le noir où elle était, elle se tournait vers son ancienne amie, comme vers de la lumière. Cette tendresse ressemblait à de la dévotion. Il lui arrivait quelquefois, dans ses pires ennuis, de répéter le nom de Sophor, avec des mots louangeurs et fervents, comme on réciterait les litanies d’une sainte. À cette petite âme obscure, qui n’avait jamais discerné nettement le bien d’avec le mal, portée à croire que tout ce qui est joli ou brillant est honnête, que ceux qui sont heureux sont dignes d’estime et d’admiration, Sophor si belle et si magnifique apparaissait comme une divinité, d’autant plus radieuse que Magalo l’adorait du fond de plus d’ombre et de honte. L’espérance de la revoir lui faisait cligner les yeux, comme l’idée d’un soleil qui va se lever. Lorsque, dans les hasards d’un bavardage on prononçait le nom de Mme d’Hermelinge, ou qu’elle le lisait dans un journal à propos d’une première représentation, elle devenait tout à coup immobile, avec les yeux fixes et un sourire d’extase sur ses pâles lèvres flétries, ainsi que devant une apparition. Il lui semblait que si elle pouvait se trouver en présence de Sophor, ne fût-ce qu’une minute, tous ses malheurs seraient finis ; un regard de son amie la referait jeune, jolie, joyeuse comme autrefois, toute consolée. Elle avait cette idée fixe, ainsi qu’une petite fille a confiance en une fée. Pensait-elle que Sophor lui viendrait en aide, la tirerait d’embarras ? oui, peut-être, elle entrevoyait quelque chose de ressemblant à une amicale aumône. Sophor était si riche ! elle était si pauvre, elle, Magalo ! Mais cette espérance se précisait peu. Mme d’Hermelinge, c’était pour elle, d’une façon générale, la paix, le salut, la vie ; de l’entendre, elle serait contente au point qu’elle se mettrait à danser comme une folle. Hélas ! à présent, c’était bien plus impossible que naguère, d’aller chez Sophor ! Vieille, enlaidie, vêtue de loques, l’air d’une marchande de chansons, elle n’aurait jamais le courage d’entrer dans le somptueux hôtel. Ah ! non, elle avait trop honte d’elle-même. Une fois, pourtant, qu’elle avait eu toute la journée plus de guignon qu’à l’ordinaire, qu’on lui avait refusé le crédit, partout, chez le fruitier, à la crémerie, chez le boulanger, qu’elle avait envie de se jeter sous un omnibus, elle se raccrocha plus ardemment à l’envie de revoir Sophor, de lui parler ; justement elle avait lu dans un écho que la baronne d’Hermelinge avait payé une loge vingt-cinq louis pour la fête de charité, ce soir, à l’Opéra ; alors, — l’intensité du désir produit de ces miracles, — elle réussit à se faire prêter dix francs par la bouquetière du Rat-Mort, à se faire donner un billet par le coiffeur de la place Pigalle ; dès les portes ouvertes, elle entra dans la salle ; elle s’était mis tant de rouge et de poudre de riz, — d’ailleurs pas trop fripée, la robe, ni trop sales, les gants, — qu’elle devait avoir presque bon air sous le double enveloppement de dentelles. Mais ça lui avait servi à grand’chose d’aller à l’Opéra ! Voilà qu’elle était assise, à trois heures du matin, sur un banc du boulevard, toute seule, avec le pied dans un bel état, et le cœur si gros qu’il l’étouffait.

Il commençait à pleuvoir. Une pluie très froide. Et Magalo était décolletée, avec les bras nus, sans autre manteau que la dentelle qu’elle avait maintenant sur les épaules ; les aiguilles de la pluie lui piquaient la chair. Ah ça ! qu’est-ce qu’elle allait faire ? Se désoler, c’est bien, ça ne vous donne pas un lit. Elle aurait pu aller chez son amie de l’avenue de Clichy. Mais elle ne rentrait jamais seule, cette femme-là ; il y avait peut-être un homme, ou des hommes, dans l’unique chambre ; il faudrait rire, avoir l’air de s’amuser. Cette nuit, après ce qui lui était arrivé, il ne lui serait pas possible d’être drôle ! elle avait tant envie de pleurer. Eh bien ! alors, qu’est-ce qu’elle ferait ? Est-ce qu’elle coucherait sur ce banc, sous la pluie ? ça ne la guérirait pas de l’enrouement qu’elle avait depuis trois mois. C’est une chose terrible, d’avoir du chagrin et d’être malade, lorsqu’on est sans le sou et sans domicile. « Eh ! dites donc, vous ? vous n’avez pas fini de rester là ? Levez-vous, tournez les talons, ou je vous emmène au poste. » C’était un sergent de ville qui lui parlait. Elle trembla de peur. Jamais encore elle n’avait eu affaire à la police ; il ne lui manquait plus que cela ! Elle s’excusa, dit qu’elle s’était trouvée fatiguée : « Je suis reposée à présent, je rentre chez moi. » Elle s’éloigna vers la Madeleine, le long des murs, en boitant. La pluie était plus drue, lui paraissait glacée ; sa robe lui collait à la peau. Ainsi, pas même un banc pour être triste un peu plus à l’aise ! Elle s’arrêtait quelquefois dans l’encoignure d’une porte cochère, le dos entre la pierre et le bois. Immobile, elle sentait encore plus le froid ; elle eut, de la nuque au bas des reins, un frémissement comme si un flocon lui avait fondu dans le cou ; elle se mit à courir, en claquant des dents. Elle s’essouffla très vite, à cause de son pied qui la tirait, et de sa robe, tout imbue d’eau, très lourde ; elle vit le moment où, de fatigue, elle tomberait sur le trottoir. La peur d’être ramassée par les agents, conduite au poste, envoyée au Dépôt, lui rendit quelque force ; elle irait à l’hôtel de l’avenue de Clichy, puisqu’elle n’avait pas d’autre asile. Elle tourna dans une rue, à droite. Elle marchait, elle marchait. Tout s’était effacé de son esprit, — même Sophor ; elle ne pensait qu’à un lit, où elle s’étendrait, déshabillée, où elle aurait chaud. « Oui, mais monter la rue de Clichy, est-ce que je pourrai ? » Elle se soutenait à peine, marchait toujours. Comme elle longeait la balustrade qui enclôt le square devant l’église de la Trinité, elle entendit un bruit de pas derrière elle, tourna la tête, d’un instinct, vit un homme, coiffé d’un chapeau haut de forme, le collet du pardessus relevé jusqu’aux oreilles ; il faisait signe au cocher d’un fiacre, qui s’en allait vers la rue de la Pépinière. Sans doute quelqu’un qui sortait d’une soirée, n’avait pas trouvé de voiture à la porte. Le fiacre ne s’était pas arrêté. Le passant aperçut Magalo ; il s’approcha, la regarda, la vit mal dans la nuit, à travers la dentelle ; et il s’éloigna très vite ; mais, se ravisant, il revint vers elle, lui demanda si elle demeurait loin. Tout de suite, la pauvre errante eut la vision d’un endroit où il ne pleuvrait pas, où il y aurait de la lumière et du feu ! Elle murmura, la voix rauque, plus rauque encore que d’habitude :

— Très loin. Mais ce n’est pas une raison. Il y a des hôtels, rue de Clichy, tout au commencement de la rue. J’en connais un, où l’on est très bien, qui n’est pas cher.

Puis, rapprochée, elle dit d’autres paroles, qu’elle savait dire.

L’homme hésitait.

Elle ajouta :

— Moi, ce sera ce que vous voudrez.

Il ne répondit pas, se mit à marcher, très vite, à cause du mauvais temps ; à côté de lui, elle pressait le pas, avec tant de peine. Elle n’osait pas lui dire : « Donnez-moi le bras, » parce qu’il y a des gens qui n’aiment pas à donner le bras aux femmes dans la rue, même la nuit. Il se serait peut-être fâché, s’en serait allé. Et ils ne prononçaient pas un mot. Ils arrivèrent à l’hôtel. Elle demanda une chambre, le garçon cligna de l’œil en reconnaissant Magalo. « Le 5 est libre, voici la clé, le feu est préparé, vous n’aurez qu’à allumer le fagot avec la bougie. » Ils montèrent un escalier déciré, étroit, qui tourne court, s’arrêtèrent au premier étage. Elle avait si froid que le chandelier lui tremblait dans la main gauche, la clé dans la main droite ; elle avait peine à trouver la serrure. Enfin, ils entrèrent. La chambre, plus longue que large, avait l’air d’un corridor vers une seule fenêtre ; un carrelage rouge, avec une descente de lit partout effrangée ; aux murs, du papier gris, à fleurs roses, déteintes par l’humidité ; et, sur la cheminée de bois noir peint de veines de marbre, entre deux candélabres de faux bronze, où manquaient des bras, une pendule dédorée, sans globe, sur un socle d’acajou. Mais le feu qui s’alluma vite mit dans ce morne lieu une gaieté de crépitement et de flammes. Magalo regardait le lit. Dans un lit, on s’étend, on se tourne, on s’étire. C’eût été bien meilleur, toute seule. Enfin il fallait se résigner, gagner son argent. Il ne resterait peut-être pas jusqu’au matin, ce monsieur ? Elle se déshabilla très vite, mit sa robe, ses jupons, ses bas, sa chemise aussi à sécher devant la cheminée, tandis que, tombé dans un fauteuil, et ses bottines vers les bûches, l’homme qui l’avait emmenée, l’examinait. Tout cela, en silence. Qu’avaient-ils à se dire ? Nue, elle se glissa entre les draps dont la froideur la saisit comme si elle s’était couchée dans de la neige. Mais, d’une forte volonté, elle empêcha ses dents de se heurter ; et bien que, malgré elle, son corps, secoué de fièvre, fit sauter la couverture, elle eut le courage de dire, en riant : « Allons, venez, mignon ! » Il s’était levé, il était tout près du lit, la considérait. Elle ne l’avait pas encore bien regardé ; elle vit que c’était quelqu’un de très jeune. Naturellement. Les gens d’âge sérieux ne prennent pas une fille dans la rue à pareille heure. Et, le visage un peu gras entre des favoris très clairs, il semblait timide et doux, bonasse même. Avec cela, un drôle d’air, pas l’air d’un homme qui a envie de coucher à deux, un air ennuyé d’être là. Ah ! mon Dieu ! s’il s’en allait sans payer la chambre ! Elle tira du lit ses bras maigres, qui ne sentaient plus le cuir de Russie et le tabac du Levant, qui avaient une odeur de bête mouillée, et voulut le prendre par le cou. Mais lui : « Non, pas maintenant, ce sera pour une autre fois, tu me donneras ton adresse, j’irai te voir. » Il la trouvait laide. Le garçon irait chercher une voiture, il aimait mieux rentrer chez lui. Et il se détourna vers la cheminée, où il mit une pièce d’or, une pièce de vingt francs. Cette fois, elle eut envie de l’embrasser, vraiment, de bonne amitié ! Il s’en allait et laissait de l’argent ! un louis, de quoi payer l’hôtel, de quoi manger plusieurs jours. Ce n’était pas un vieux qui se serait conduit comme cela. Magalo n’eut pas le temps de le remercier ; il était sorti, avait vite refermé la porte. Non, elle ne le laisserait pas partir sans lui dire combien elle était contente, combien il était gentil. Elle s’élança du lit. Elle eut à peine, de ses pieds nus, touché les carreaux, qu’une brutale frigidité lui monta des plantes au cœur. Elle retomba sur le lit. Le corps, la tête aussi, enfoncés sous les couvertures, elle se tendait toute, se recroquevillait, se détendait jusqu’à frapper le bois du lit. Elle avait tour à tour si froid, si chaud, si froid, qu’elle se croyait entourée de glace, de feu, de glace encore. Tout à coup, une bouffée de flamme lui monta de la gorge au crâne, lui remplit toute la tête, faillit lui faire éclater les tempes. Alors, en une frayeur d’enfant pris de délire, elle rejeta les couvertures, empoigna le cordon de sonnette entre les rideaux, le tira, le tira, l’arracha en criant : « Au secours ! au secours ! Je vais mourir ! » Quand le garçon d’hôtel entra, il vit, assise sur le lit, nue, et tenant sa tête entre ses mains, et l’agitant de gauche à droite, de droite à gauche, Magalo qui criait toujours : « Je vais mourir ! » Elle disait aussi : « Sophor ! je veux voir Sophor ! Allez la chercher. Dites-lui que je meurs, que je veux la voir. C’est Mme d’Hermelinge, elle demeure avenue de Villiers, au 54, le plus bel hôtel de l’avenue. Allez la chercher, elle m’empêchera de mourir. » Puis, tandis que le garçon haussait l’épaule, faisait des gestes d’ennui, pensait : « Bon, voilà une malade, à présent ! il va falloir courir chez le médecin, chez le pharmacien ; c’est amusant, ces choses-là », elle se recoucha brusquement, comme une planche s’abat, et, la tête toujours serrée entre ses mains, rebondit, se raffaissa, les bras torsionnés, la poitrine et le ventre battants, la gorge enflée de roucoulements qui râlaient.