Aller au contenu

Méphistophéla/02-5

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 375-388).
◄  IV
VI  ►

V

Lorsque, après neuf jours et neuf nuits de fièvre et de délire, Magalo revint au sentiment de la vie, il lui sembla qu’elle sortait d’un très profond, d’un très long sommeil. Elle vit autour d’elle une ombre rose, traversée de jour ; c’étaient les rideaux du lit que l’on avait tirés pour la garantir de la lumière. Elle avait dans les membres une pesante lassitude, avec des douleurs partout, comme si on l’avait battue pendant qu’elle dormait ; pleine de plomb fondu, sa tête n’eût pas été plus lourde ni plus chaude ; ses yeux, comme des braises, lui brûlaient les paupières. Et elle ne se rappelait pas du tout ce qui était arrivé, ne savait pas où elle était. Elle n’avait pas même la force de vouloir se souvenir ; ne pensait pas, l’âme et le corps inertes. Mais il lui vint à travers les rideaux un bruit assez proche, comme de personnes qui causent à voix basse. Elle ne discernait aucun mot, soit à cause de la faiblesse de son ouïe, soit parce que les voix étaient couvertes d’un autre son, plus fort ; quel son ? celui qui lui sortait de la gorge, haletant et rauque. Mais, sans savoir pourquoi, elle s’inquiétait de ces chuchotements ; et, en un instinct que l’on parlait d’elle, elle étendit un bras pour écarter les rideaux, pour voir les gens qui étaient là. Sa main tomba sur la couverture, comme la main d’une morte qu’on lâcherait. Après une longue fatigue de son effort, elle essaya de se dresser ; elle ne réussit pas même à lever sa tête de l’oreiller, sa tête brûlante et pesante. Pourtant, un peu de clarté se faisait en son esprit ; elle comprenait qu’elle avait été malade, qu’elle l’était encore ; ce qu’on disait, elle voulait l’entendre. D’une tension à chaque instant interrompue de défaillances, — et, toujours, dans sa gorge, ce râle, — elle se tourna peu à peu, poussa des épaules sa tête, réussit à entrebâiller, du front, les étoffes. Elle vit, dans une chambre qu’elle ne reconnut pas, des hommes habillés de noir, trois ou quatre, qui tournaient le dos. Celui-ci parlait, celui-là répondait ; les autres approuvaient avec de petits mouvements de tête. Des mots arrivaient jusqu’à elle. « C’est grave. Il ne faut pas se dissimuler l’état inquiétant de la malade. Une constitution plus robuste aurait pu résister au mal. Cette personne, sans doute, a longtemps abusé de ses forces, de ses nerfs ; elle ne se ménageait pas, faisait des imprudences. Nous avons pu constater qu’il y avait en elle, même avant cette crise due sans doute à un refroidissement, une disposition à la tuberculose. La pneumonie a donc trouvé un terrain très favorable à son développement. Nous avons le regret d’être obligés de vous dire que tout espoir semble perdu. La malade peut succomber demain, cette nuit, peut-être dans quelques heures. » Magalo, quoiqu’elle entendît mieux, ne comprenait pas très nettement. Ce dont elle était certaine, par exemple, c’était qu’il s’agissait d’elle ; et ce n’était agréable pour elle, ce qu’on disait. Bien sûr, elle aurait eu tort d’être contente. Soudain, elle ouvrit toute grande la bouche, et, les poings aux dents, les mordit : elle savait qu’elle allait mourir ! Mais voici qu’une autre voix parla, qui n’était pas une voix d’homme. « Pauvre Magalo ! » disait-elle. Alors, la mourante se dressa, dans une joie éperdue, écarta les rideaux, se précipita en criant : « Sophor ! » et elle eût roulé sur les carreaux si Mme d’Hermelinge ne l’avait reçue entre ses bras, ne l’avait recouchée en la baisant dans les cheveux.

— Sophor ! Sophor !

Magalo répétait ce nom, le répétait encore ; elle était si contente, les yeux illuminés, que son râle avait l’air de rire. En même temps, les souvenirs lui revenaient en foule. Elle se rappelait la fête, la pluie, le jeune homme qui était venu avec elle, dans cette chambre, qui avait laissé vingt francs sur la cheminée. Sans doute elle avait été malade, très longtemps. Mais tout cela, ce n’était rien, puisque Sophor était là, la touchait, la caressait, avait les yeux rouges d’avoir pleuré. Sophor pleurant pour elle ! ceci la consolait de tout. Elle aurait voulu être plus misérable encore, pour en être plainte davantage. Et son malheur, c’était du bonheur. Quand les médecins consultants furent sortis :

— Alors, vraiment, tu es ici, près de moi, c’est bien toi qui es ici ?

Avec ses fluettes mains maigres, où la peau se ridait sur les os menus, elle lui touchait les joues, le cou, les oreilles ; elle aurait bien voulu la serrer contre elle, elle l’essaya à plusieurs reprises, elle n’avait pas assez de force dans les bras.

— Oui, dit Sophor, c’est moi. Ne parle pas tant. Ne te fatigue pas.

— Je sais, je vais mourir. Les gens qui étaient là, — des médecins, pas vrai ? — je les ai entendus. C’est fini. Mais non, puisque je t’ai vue, je me moque de la maladie. Tu as fait un miracle. Je suis guérie.

— Certainement, tu guériras, si tu es sage, raisonnable.

— Laisse-moi te regarder. Tu es ma santé, mon salut. Alors, comme ça, tu es venue ?

— Tu le vois bien.

— Comment as-tu su que j’avais pris mal, que j’étais dans cette maison ?

— Dans le délire, tu disais mon nom, mon adresse. La propriétaire de l’hôtel m’a écrit.

— Je crois bien que je disais ton nom ! est-ce qu’il y a un autre nom que le tien ? Et il y a longtemps que tu viens me voir ?

— Une semaine… oui, une semaine.

— Tu es venue tous les jours ?

— Sans doute.

— C’est toi qui as fait appeler les docteurs ?

— Oui.

— Et tu me soignais, toi-même ?

— Mais oui, chérie.

— Tu me recouvrais, pour que je n’eusse pas trop froid, quand je jetais les draps et les couvertures en l’air ?

— Il y a une garde, qui m’aidait.

— Tu me donnais à boire les tisanes, les potions ? Ah ! mon Dieu, tu m’as peut-être veillée, la nuit ?

— La nuit dernière, je l’ai passée auprès de toi, parce que tu avais beaucoup de fièvre.

— Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Et dans un paroxysme de joie, Magalo trouva la force d’étreindre son amie sur sa pauvre petite poitrine toute secouée de sanglots ; si elle devait mourir, elle aurait bien voulu mourir en ce moment, pendant qu’elle était si heureuse. La fatigue de sa joie la brisa enfin : elle retomba sur l’oreiller, comme inanimée. Mais entre ses deux mains, où la tendresse retenait la vie, elle serrait la main de Sophor, presque, et une douceur rêvait dans ses yeux mi-clos ; le papillon à peine rose d’un sourire se posa sur ses pâles lèvres. Mais le râle, par instants, gonflait la gorge et les joues, salissait le sourire d’une petite mousse couleur de rouille. La baronne d’Hermelinge voyait bien que les médecins avaient dit vrai ; c’en était fait de cette pauvre fille. La maigreur de ses bras était horrible à voir ; pliés aux coudes, on les eût pris pour deux petits bâtons blancs, cassés au milieu. La face, où saillaient en pointe les os des pommettes, avaient déjà la couleur de la terre que demain on jetterait dessus ; et l’odeur moite des longues fièvres, des sueurs rancies, des potions grasses qui ont coulé sur la peau, sortait de tout ce corps chétif, autrefois si exquisement parfumé ; odeur à peine moins écœurante que celle qu’il aurait quand il serait cadavre.

Sophor, en considérant Magalo, la plaignait, chère mourante, d’une grande miséricorde. Mais elle ne pouvait se dérober à une plus égoïste douleur. Elle assistait à l’agonie, presque au pourrissement d’un être où elle fut jadis si mêlée que quelque chose d’elle-même allait mourir avec lui, hideusement. C’étaient les plus anciennes réalisations de tout son désir, ses premières voluptés complètes, qui gisaient là. Ses cris d’amour expiraient dans ce râle. Son plaisir puait dans ce lit, et, après les funérailles, il serait mangé des vers, sous la terre, avec cette chair où il était né. Furtivement, des joies de jadis, et de celles aussi qui depuis leur ressemblèrent, un dégoût la saisit, à cause de la laideur et de la vilenie qu’elles étaient devenues, à cause de ce qu’elles deviendraient, avant peu de temps, entre les planches du cercueil défoncé par l’expansion des putridités.

Cependant, Magalo, très lentement, rouvrait les yeux. Le regard sur Sophor, elle rêva longtemps. Plus de sourire aux lèvres, ni de douceur dans les yeux. En même temps elle ne gémissait plus, ne paraissait plus souffrir. C’était comme si tout ce qui lui restait de force vitale s’employait en une pensée solennelle. Oui, à cette minute, sous l’ombre de l’aile invisible qu’ouvre sur nous la mort, cette pauvre petite créature se revêtait toute d’une gravité mystérieuse, d’une étrange pompe. Sophor ne put s’empêcher de baisser les yeux, avec religion. La moribonde dit, d’une voix sourde, presque éteinte, comme lointaine :

— Écoute-moi bien. C’est fini, je vais m’en aller pour toujours. Tu te lèves ? tu veux envoyer chercher un prêtre ? non, reste. Je n’oserais pas me confesser. C’est trop vilain, ce que j’aurais à raconter. Le bon Dieu s’offenserait de l’entendre. Est-ce que tu crois qu’il y a un Dieu, toi ? J’allais à l’église quand j’étais petite. J’aurais dû mourir, après ma première communion, être enterrée dans ma robe blanche. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. S’il y a un enfer, j’irai en enfer, voilà tout ; je l’ai bien mérité, et qu’est-ce que cela fait ? une fille comme moi, ça n’a plus d’importance quand c’est mort que quand c’est vivant. Toi, c’est autre chose, tu as de l’esprit, de l’éducation, tu es une grande dame. Je veux te parler de toi, de toi seule. Ça peut être bon pour toi, ce que je dirai.

Elle s’était dressée à demi, elle avait mis les deux mains aux épaules, de Sophor, elle reprit :

— Tu es très savante. J’ai appris, en un instant, beaucoup de choses que tu ignores. Tu croyais que je dormais, n’est-ce pas ? non, je crois que j’ai été morte et que je revis, quelques minutes, pour te dire ce qu’on m’a enseigné pendant que je ne vivais plus. Je n’ai jamais été comme je suis. Je pense ce que je n’avais jamais pensé. Entends-moi, c’est la dernière fois que je parle. Sophor, il y a une chose véritable : ce n’est pas beau de ne pas être honnête. Quand on est jeune, quand on est contente, on se moque des gens qui vous parlent de sagesse, de vertu ; on leur rit au nez ! des bêtises ! On a tort. Ce sont les bourgeois qui ont raison. Ils vivent tranquilles, ils meurent tranquilles. Moi, j’ai été malheureuse, pendant longtemps ; c’est bien fait ; j’ai eu ce que je méritais. Mais, même avant mes ennuis, quand j’étais heureuse, je ne l’étais guère. Je m’aperçois maintenant que ce n’était pas amusant de rire. Et j’ai expié, je vais encore expier peut-être, affreusement, le plaisir que je n’ai pas même eu. Oh ! j’ai peur de ce qui m’arrivera quand tout le monde croira qu’il ne peut plus rien m’arriver. Mais toi, toi, il ne faut s’occuper que de toi. Je t’aime tant que je ne voudrais pas te causer de la peine même pour ton bien. Pourtant, il est nécessaire que je parle. Tu as fait des choses qui ne sont pas convenables. Ne les fais plus, pour ne pas être punie, comme je l’ai été, comme je le serai. C’est déjà très vilain d’avoir des amants, pour l’argent, ou pour le plaisir. Mais nous deux, nous avons fait pis, tu sais bien, que de se donner à des hommes. Nous avons été amies comme il ne faut pas l’être, et, chacune de notre côté, avec d’autres femmes, nous avons commis le même péché. Nous avons eu tort. C’est sale. Depuis quelques années, je voyais bien qu’il n’y a rien de plus sale. Au commencement, parce que c’est différent de l’habitude, parce que c’est drôle, parce qu’on est fière de se passer des hommes et de les faire enrager, on y trouve de l’amusement ; puis, il y a le plaisir qui attire, quand on est jeune. Mais, bientôt, vieilles ou fatiguées, on s’ennuie de ce qui vous paraissait agréable. Ça vous écœure, je te le dis ! On arrive à se demander si on a jamais aimé, vraiment, ces malpropretés, et l’on se répond : non. Je me suis répondu ça. Et, quand je pensais à toi, j’avais honte de ce que nous avions fait ensemble ; ça me salissait le souvenir de notre amitié, qu’elle eût fait semblant d’être de l’amour. Oui, semblant. Des frimes. Car, enfin, quand on y songe, ce n’est pas vrai que les femmes peuvent s’aimer d’amour. C’est de la comédie qu’on se joue. Tiens, la preuve : de deux amies, il y en a toujours une qui est l’homme, le maître. Une comédie ignoble. Et maintenant que j’ai été morte, je vois les choses d’une autre façon encore. Ce n’est pas seulement vilain, ce plaisir qui n’est pas un plaisir, c’est défendu ! par qui ? je ne sais pas ; peut-être par le bon Dieu, ou par ce qu’on appelle le bon Dieu. Mais je te jure que c’est défendu ! plus que tous les autres vices, plus que tous les crimes. Il y a quelqu’un qui ne veut pas que ça soit ! et qui punit en ce monde, dans l’autre aussi, celles qui lui ont désobéi. Je sais bien qu’il punit, puisque j’ai souffert. Toi, si tu ne sors pas de cette ordure, tu souffriras plus encore parce que tu seras plus coupable. En souillant une petite rien du tout comme moi, je n’ai pas fait grand mal ! mais, pour t’être avilie, toi, si grande, si bonne, qui as tant d’esprit, tu mériterais des supplices effrayants et tu les subirais. Vois-tu, ce qui est vrai, ce qui est bon, parce que c’est permis, c’est d’avoir un mari et des enfants, comme les braves femmes. Si j’avais épousé un ouvrier, ou un employé, je m’en serais épargné, des chagrins ! Oui, c’est possible, il m’aurait querellée, battue même ; jamais de robes de soie ni de chapeaux à fleurs ; préparer le fricot, nettoyer les mioches ; je sais bien que tout n’est pas rose en ménage ! mais mon homme m’aurait dit quelquefois : « Allons ; viens que je t’embrasse ». Et j’aurais eu l’esprit en repos ; je n’aurais pas eu envie de vomir après la noce avec Hortense ou la grande Rosa, il ne m’eût pas fallu, pour manger quelquefois, coucher dans le lit de Mme Charmeloze. Toi, avec ton mari, quelle heureuse vie ! Tu es si belle, il t’aurait aimée avec tant de tendresse et de respect, et pense à la bonne joie de t’endormir près de lui, à côté de la chambre où les petits enfants sont couchés dans leurs berceaux. Laisse-moi te dire. Je crois que le diable existe. Oui, je le crois. Ce doit être lui qui a imaginé, pour nous perdre et pour agacer le bon Dieu, de faire se caresser les femmes. J’ai eu un démon en moi, tu as en toi un démon aussi, un plus grand démon, parce que tu vaux d’être tentée par un diable très chic. Il y avait bien des possédées, dans le temps de jadis ? pourquoi n’y en aurait-il pas encore ? Je t’en prie, ce mauvais esprit, ne l’écoute plus, renvoie-le. Tu es toute pâle ! tu as les traits crispés ! tu as du feu dans les yeux ! Peut-être le diable se remue dans ton corps ; il se met en colère, à cause de ce que je dis ; il te donne de mauvais conseils ; écoute les miens. Je suis comme ton bon ange, qui te parlerait. Un drôle d’ange, n’est-ce pas ? qui n’a pas les ailes bien blanches. Ça ne fait rien, il sait ce qu’il dit, cet ange-là, qui est une pas grand’chose, il sait ce qu’il faudrait faire pour être heureuse, justement parce qu’il a fait tout le contraire, et comme il s’en va en enfer, il connaît le chemin de n’y pas aller. Non, ce que j’en ai pleuré de larmes qu’on boit avec le cognac et qui lui donnent un mauvais goût ! Et c’est peut-être vrai que le diable vous fait cuire dans des chaudières ou griller sur des grils. Je voudrais bien que ça servît à ton bonheur sur terre et à ton salut, que j’aie eu tant de chagrin dans la vie et que je sois damnée.

La tête de Magalo, après un soupir, retomba sur son oreiller, les yeux grand ouverts et fixes.

Depuis un instant, la baronne d’Hermelinge ne la regardait plus. Elle se sentait troublée, étrangement. Les paupières closes, elle entendait en elle, — prolongées comme d’écho en écho jusqu’au fond de sa conscience — les paroles de Magalo. Proférées au moment où Sophor supputait ce qu’il y avait d’elle-même en cette mourante, ce qui, d’elle, allait s’éteindre et pourrir avec ce corps, elles étaient comme un conseil qu’une partie de son être aurait donné à l’autre ; et ce qu’il y avait de niais bavardage et de souvenirs de puéril catéchisme dans les paroles de Magalo, se solennisait de l’heure mortuaire, du tombeau prochain. Et voici que le Rire lui sonna dans l’oreille ! non point doucereux et insinuant comme naguère, mais violent, victorieux, avec la fierté d’un maître qui raille. Alors, elle eut peur ! elle se pencha désespérément sur Magalo pour lui demander de parler encore, de rétracter ce qu’elle avait dit, — avec un instinct aussi, elle, vivante et forte, d’être protégée et sauvée par cette faiblesse expirante. Mais elle se releva en poussant un cri, Magalo ne bougeait plus, ne respirait plus, était morte. Sophor s’écarta d’un bond, tomba dans le fauteuil en face du lit, et, parce qu’elle ne savait pas à quelle minute la pauvre créature avait rendu l’âme, parce que Magalo avait balbutié qu’elle était sortie de la mort pour dire d’utiles paroles, Sophor se demandait, affolée, si ce n’était pas d’outre-vie que lui était venu cet avertissement.