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Méphistophéla/02-6

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E. Dentu (p. 389-410).
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VI

Hors de la funèbre chambre, hors de cette espèce d’acquiescement respectueux qu’impose le voisinage des morts ; quand elle eût retrouvé la vie dans l’agitation des rues, et même lorsque, rentrée chez elle, dans l’appartement familier, elle fut reprise, loin de l’imprévu, de l’extraordinaire, par l’enveloppement des chères habitudes, Sophor ne se sentit pas délivrée des paroles de Magalo. « C’est sale, c’est défendu. » Assise dans un fauteuil bas, la tête courbée, les poings joints entre les jambes, elle entendait ces mots ; elle revoyait l’avertisseuse qui, mourante, ressuscitée peut-être, lui avait dit, d’une voix qu’elle n’avait jamais eue, des choses qu’on ne l’aurait jamais crue capable de penser. Ah ! que la réprobation de toute une ville s’acharnait sur elle, Mme d’Hermelinge le savait bien ; pour tous et pour toutes (elle n’ignorait pas l’épouvante de ses propres complices), elle était une espèce de monstre ; à la bonne heure, cela lui était égal ! elle bafouait les mépris et les haines, elle s’enorgueillissait des injures. Mais le reproche de l’agonisante, d’avoir été si inattendu, l’étonnait, l’obligeait à des rêveries. Parce qu’il était étrange, impossible, que Magalo, d’elle-même, eût proféré, petite âme puérile, ces conseils et ces menaces, il semblait qu’ils avaient été dictés par quelqu’un de mystérieux et de terrible ; Sophor se sentait inquiète comme si elle avait vu un enfant, qui jouait tout à l’heure, tracer sur le mur d’effrayantes prophéties. Puis une autre pensée la tourmentait. Il était bizarre, en vérité, que la malédiction sur l’unique plaisir eût été prononcée par celle à qui elle devait de le connaître ; et si inconsciente et frivole qu’elle eût été jadis aux yeux de Sophor, Magalo, de l’avoir initiée aux délicieux mystères, gardait une compétence à les blasphémer.

Mais, se dressant tout à coup, elle jeta un grand éclat de rire ! Et, sa chevelure en arrière, — sa chevelure rousse et noire, pareille à de l’or ténébreux, — elle regardait dans le miroir le triomphal orgueil de sa jeunesse et de sa beauté.

Elle pâlit ; il lui semblait que son propre rire ressemblait à un autre rire plus d’une fois entendu.

Voyons, elle était folle. À quelles niaiseries s’attardait-elle ? Voilà ce que c’est que de veiller des malades, de voir mourir les gens. La mort en passant laisse une ombre qui ne se disperse pas tout de suite. Il faut rompre ces ténèbres, resurgir au jour. Oui, c’était très triste que Magalo, si mignonne autrefois, fût devenue un vilain petit cadavre ; mais quoi ! le souvenir des morts ne doit pas encombrer l’existence. Les vivants ont droit, dans l’oubli des tombes, à la lumière, à l’amour, à la vie. Et Sophor, délivrée de vaines appréhensions, allait et venait par la chambre, heureuse et chaleureuse, les yeux pleins de défis.

Elle s’assit devant une table d’ébène et de peluche, où il y avait un encrier, des plumes, des feuilles éparses. Elle écrivit, d’une main prompte, en souriant, l’œil fier, et la lèvre retroussée d’un sourire hautain. Huit ou dix billets achevés, elle frappa sur un timbre, dit à la femme de chambre : « Faites porter ces lettres tout de suite. J’ai plusieurs personnes à dîner. On dressera la table dans le hall. » Puis, seule, elle se remit à marcher ; par instants, elle s’arrêtait devant le miroir, la face épanouie en une belle arrogance.

Sale ! la moribonde avait prononcé cette absurde parole ! C’était sale, les fleurissantes lèvres des femmes, et la fraîcheur des seins nus ? sale, l’étreinte des beaux bras lavés d’eaux odorantes, et recélant, en de vivantes cassolettes, des parfums aussi fervents que l’encens des autels et les myrrhes du tabernacle ? Ce qui est immonde en effet, c’est le rut de l’homme, le brutal et bestial hymen, avec ses acharnements qui suent, avec ses achèvements où le désir s’écœure ; et, puisque l’embrassade virile a pour fin les ordures de la fécondité, les nuits conjugales sont l’exécrable épouvante du pur rêve d’aimer. Mais toutes les chastetés avec toutes les tendresses s’entr’ouvrent dans cette double fleur que forment les bouches jointes de deux vierges éprises ; puis, sans rancœurs, sans remords, sans la détresse des fatigues, d’inexprimables ravissements, perpétués par le désir jamais repu, hantent les lits des amoureuses qui se vouèrent au divin baiser stérile. Et en ces unions, pareilles à celles de la neige avec la neige, d’un arome avec un arome, de la caressante vague avec la vague qu’elle suit et surmonte, s’éveille le pressentiment de quelque paradis encore irrévélé où l’Éternel Féminin consacre des noces d’anges extasiées. Mais, ce paradis, à quoi bon ? puisque, dès cette terre, avec toutes les pudeurs et toutes les ardeurs, s’enchantent, hors de la fange virile, la belle chair et l’âme des amantes.

Et Magalo avait dit aussi : « défendu ! » Pensée plus stupide encore, bien digne d’une médiocre et banale créature, faussement extraordinaire, bourgeoise en réalité malgré ses apparences de bohème affolée, et en qui l’insuffisance de l’orgueil impliquait l’épouvante de la révolte, l’admiration de l’ordinaire, et ce besoin de considération dans la vie et de pardon au-delà, dont se tourmentent un jour ou l’autre les âmes sans vraie hardiesse. Défendu, par qui ? Celui qui rêve, en la solitude de sa divinité, à l’éternelle évolution des mondes, ne s’inquiète guère du sexe des éphémères bouches unies ; et le ciel s’allume d’étoiles indifférentes sur toutes les veillées d’amour. Défendu, pourquoi ? Est-ce que le désir, quel qu’il soit, n’entraîne pas, chez celui ou chez celle qui l’éprouve, le droit d’y obéir ? Est-ce que tout ce qui est convoitable n’est pas fait pour être possédé ? Vouloir a pour prérogative : pouvoir. À qui a faim, il est permis de manger ; à qui a soif, de boire ; les vivants seraient les dupes de la vie, si elle opposait à leurs instincts la défense ou l’impossibilité de l’accomplissement. Naître, c’est acquérir le privilège du plein développement de soi-même. Le créateur a contracté une dette à l’égard de la créature. Puisque je suis, j’exige. L’appétence qui fut mise en moi, avec le souffle que je n’ai point désiré, oblige à la satisfaire celui qui me la donna. Nous sommes les créanciers des Providences. Même, céder à sa loi, c’est plus qu’un droit, c’est un devoir. Destinés, il nous faut vivre selon notre destination ; et ce qui est défendu, c’est, — si la nécessité du crime est en nous, — de n’être pas criminel. D’ailleurs, quel crime ? Ah ! oui, la stérilité des enlacements semble contradictoire avec la naturelle règle ; aimer pour enfanter, c’est ce que paraît ordonner l’immémoriale succession des races. L’homme engendre, la femme enfante ; et de petits êtres grandissent pour engendrer ou enfanter à leur tour. Mais voici que des femmes se révoltent contre la fatalité sexuelle, et, pour être exceptionnelle, leur vocation, innée, n’est pas moins légitime. Peut-être même, puisqu’elles sont peu fréquentes, sont-elles les préférées de la puissance créatrice ; les plus belles fleurs ne s’épanouissent pas à tous les buissons, et c’est par couples rares qu’errent les animaux magnifiques et nobles. Ce qui pullule, ce qui abonde, c’est ce qui est petit et vil. Il y a des milliards d’insectes pour une seule bête fauve. Les termites sont innombrables, le lion est superbe.

Depuis des heures déjà, ces idées remuaient en elle, lorsque, le soir montant, la femme de chambre revint.

Mlle Roselia Fingely est arrivée, dit-elle.

— Bien. Priez-la de m’attendre. Faites allumer dans le hall les candélabres et les lustres.

Sophor rentra dans ses rêveries.

Et s’il y avait quelque chose de défendu, si le désir n’impliquait pas toujours la légitimité de la réalisation, est-ce qu’il n’y aurait pas une grandeur à se rebeller contre l’interdiction ? transgresser, étant humaine, l’humanité, quelle glorieuse audace ! Enfreindre la loi et braver le châtiment, c’est l’emporter sur le juge. Dire non à Dieu, c’est devenir une espèce de Dieu. L’être qui se fait différent de ce qu’il devait être, se recrée, s’égale au créateur, avec l’orgueil, en plus, d’un obstacle vaincu. La femme éprise de l’homme, c’est la règle primitive à quoi rien ne s’opposait ; la femme éprise de la femme, c’est une nouvelle règle, plus superbe d’avoir vaincu l’autre. Les plus enorgueillissantes conquêtes ne sont pas les prises de possession d’une contrée déserte, mais les violentes usurpations après les premiers occupants pourchassés et dispersés. Il est plus hautain d’édifier sur des renversements.

La femme de chambre reparut.

Mme Nordrecht est là, avec Mlle Luce Lucy.

— Qu’on se mette à table, je viens.

D’ailleurs, licite ou défendu, glorieux ou vil, ce n’était pas elle qui avait mis en elle le furieux et triomphant désir dont s’alarmaient les consciences. Avec la morgue des héroïnes espagnoles : « Je suis celle que je suis ! » pensait-elle ; mais elle ne s’était pas faite ce qu’elle était. L’incendie a pour excuse l’étincelle qui l’alluma ; elle s’était développée fatalement, comme une fleur s’épanouit. C’est le semeur, non le champ, qui est responsable de la graine. Des femmes consentent aux paisibles hymens, acceptent l’humilité d’être épouses et la bestialité d’être mères. Elle n’était pas de celles-là ! Mais, monstrueuse, du moins au jugement social, elle n’inventa point sa monstruosité ; tout au plus était-elle complice de ses propres fautes, — des fautes, soit ! — puisqu’elle avait reçu l’ordre irrésistible de les commettre. Elle s’enorgueillissait d’obéir à une étrange loi, mais enfin, elle obéissait, elle était la servante, éperdument zélée, d’une toute-puissance ; heureuse de son péché, ce n’était pas elle qui l’avait choisi. Et si, au lieu de lui devoir les plus extrêmes ravissements, elle lui avait dû des supplices, elle eût été, non la coupable, mais la victime ; elle aurait eu le droit de se plaindre d’être criminelle ! Mais elle ne se plaignait pas, puisque ses convoitises s’accordaient avec l’impossibilité de n’y pas succomber, et puisque les seins et les flancs des femmes sont les divins reposoirs du rêve.

La femme de chambre entra de nouveau.

— Toutes les invitées de Mme la baronne sont arrivées, dit-elle.

— Faites servir. Je les rejoins. Le temps de changer de robe.

Magalo n’avait-elle pas parlé du diable ? Eh bien ! oui, pourquoi pas ? Il était possible qu’elle eût, elle, Sophor, en soi, quelque ange rebelle. Elle admettait qu’elle était possédée, mais de quel glorieux, de quel délicieux démon ! un Lucifer, héroïque comme une Penthésilée et subtil comme une Parisienne, conseillant toutes les audaces et enseignant tous les stratagèmes. Il était formidable et délicat ! une sorte de Dieu qui, d’être femme, serait diable. Et s’il avait une réelle substance, il devait être fait de mille bouches partout, toujours ouvertes et tendues vers l’odeur et le miel des lèvres. Il était la furie du baiser, le besoin de l’étreinte et des soumissions haletantes. Il savait les mots qui troublent, déconcertent, affolent. Il était le conseiller des gestes qui enveloppent et renversent. Il lui mettait dans les yeux vers les yeux des belles femmes, dans les mains vers leur chair, dans les dents vers leurs dents, dans la poitrine vers leurs seins, la forcenée ambition de saisir et de posséder ! Et c’était de lui qu’elle tenait la superbe de regarder face à face les foules indignées, de ne pas baisser les regards sous les regards chargés de mépris ou de haine, et de porter l’opprobre comme un rayonnant diadème.

Entre les battants de la porte brusquement poussée et par où entrèrent des rires et des bruits des cristaux heurtés :

— Ah ! ça, est-ce pour aujourd’hui ? venez-vous, ou ne venez-vous pas ? Ça va être fini, le dîner, et il ne reste plus rien des écrevisses, ni des plats sucrés, ni de Vivette ! dit Honorine Lamblin, très blanche et trop grasse, sous un candélabre qu’elle levait d’un bras sans manche.

Sophor dit :

— Me voici.

D’un geste violent, elle arracha son corsage, secoua ses cheveux, leva ses bras de guerrière d’où s’envolaient les parfums des chaleureuses sueurs, et toute défaite, la face embrasée, elle entra dans le hall étincelant de dorures et de brocatelles, incendié de vingt flambeaux, prolongé de glaces lumineuses ; autour de la table abondamment jonchée de pivoines et de roses rouges, les belles filles amoureuses, parmi l’irradiation, sous les lustres, des cristaux et des miroirs, mangeaient, buvaient, riaient, disaient les folles paroles qui font monter aux lèvres le souvenir et l’espérance des baisers. Presque toutes se levèrent en la voyant venir. Des voix l’appelaient, des mains la saisissaient, la tiraient, au milieu d’un bouleversement d’étoffes soyeuses qui faisaient un bruit de chairs froissées. Yvonne Lérys, toujours grise avant tout le monde, avait dégrafé son corset, pointait, comme de roses fers de lance, les aiguillons de ses petits seins garçonniers ; et, plus forte que d’ordinaire à cause des chaleurs, sortait d’elle une odeur de santal exaspéré de gingembre ; Valentine Berthier avait pris sur ses genoux Vivette Chanlieu, renversée montrant, au delà des chaussettes noires, l’or de sa peau de gitana. Et celles qui n’étaient pas grises, ne tarderaient pas à l’être. Alors Sophor, debout, vers qui convergeaient tous les rires, toutes les odeurs et toutes les splendeurs des chevelures et des chairs, considéra passionnément les sujettes de son souverain désir. Sans s’asseoir, elle prit des mains de Valentine Berthier un verre de Bohême, grand comme un vidrecome, et d’où fluait de la mousse. Elle le vida, le remplit de champagne, le vida encore ; l’enthousiasme du vin, épars dans toute elle, flamboya dans ses yeux, lui alluma la bouche. Elle voulut boire encore, ordonna qu’on bût à son exemple. Qu’avait-elle donc besoin d’écarter de son esprit ? se préoccupait-elle toujours du sinistre bavardage de Magalo ? ne s’était-elle pas entièrement persuadée de la beauté de ses joies et de son droit à les posséder ? elle vida pour la quatrième fois, d’un effort, le grand verre. Et voici que, au milieu des odeurs de viandes et de chairs, parmi le furieux éclat des lampes et des torchères qui moiraient d’or et de flammes les faces, les épaules, les gorges, dans l’ardent tumulte de ce troupeau de filles, dont les baisers sonnaient impudemment, la baronne Sophor d’Hermelinge vit s’édifier la chimère d’un délicieux et formidable sabbat où la multitude des belles sorcières et des possédées dit la messe blasphématrice du viril amour. Le grand hall avec ses colonnes de marbre noir, se prolongeait comme un temple illuminé pour quelque glorieuse cérémonie ; au fond, l’exhaussement d’un dressoir chargé d’orfèvreries et de chandeliers d’argent imitait un radieux autel. Et des murs ouverts par quelque tout-puissant sortilège, s’avancèrent de jeunes femmes, deux à deux. Bien qu’elles ressemblassent à Germaine Trièzin, à Rose Mousson, ou à Séraphine Thevenet, ou à Vivette Chanlieu, toutes ne portaient [pas] des costumes de Parisiennes[1]. Quelques-unes, comme issues du lointain passé, montraient des visages et des seins peints d’un fard jaune, qui sentait le safran, et, les jambes nues sous une transparence de mousseline lamée, elles avaient à leurs chevilles des clochettes comme les gandharvis du paradis d’Indra ; et elles menaient en laisse des panthères familières. D’autres, qui brandissaient des thyrses ou heurtaient des crotales, étaient vêtues, comme les ménades des peintures, de pourpres déchirées par l’ivresse ; d’autres, offrant dans des corbeilles des lys et des colombes, imitaient les naïades des antres humides, habillées d’une étoffe tramée de verdure et d’air ou de la brume d’eau qui s’envole des sources ; et derrière celles-ci, venaient des Aragonaises de satin rouge et de dentelle noire, cambrées jusqu’à rompre, des Romaines à la peau mate où s’ouvrent deux trous de flamme, casquées de chevelures d’ébène, et s’avançant d’une marche lente, comme endormies dans la paresse encore des siestes au soleil. Des marquises folles, têtes blanches comme des boules de neige, la lèvre couleur de piment, et, au coin de la bouche, une mouche, épouvantaient un peu une théorie de nonnes, toutes bleues et pâles, se tenant les mains sous les voiles baissés ; le mystère des nocturnes caresses dans l’ombre des cellules ou sous les colonnades des cloîtres autour des cimetières blancs de lune, les enveloppait d’un silence pensif. Et d’autres encore, d’entre les murs pas refermés, processionnaient vers le sanctuaire. Quand la foule aux belles chevelures fut pareille à un champ très touffu d’épis roux et d’épis noirs, toutes les femmes à la fois poussèrent un grand cri. Dans l’emportement d’une joie si violente qu’elle ressemblait à de la colère, elles se prirent à virer devant l’autel, en courant, en sautant ; de leurs trépignements sonnait tout le temple ; et tournoyantes sans fin selon un rythme furieux, elles jetaient des appels, hurlaient des évocations, ou, parfois, plus douces, chantaient d’une voix monotone d’étranges litanies :

« Toi qui te réjouis des solitudes nocturnes peuplées de songes et d’invisibles caresses ! Toi qui hais l’hymen et le bafoues !

Toi qui enseignes aux jeunes femmes l’enchantement d’échanger leur beauté contre sa vivante ressemblance, et qui bernes les époux, et qui complimentes les Sœurs !

Toi qui t’accoudes au chevet des vierges ignorantes encore de la parfaite joie, et guides vers l’éveil du désir la caresse incertaine d’une main ensommeillée !

Toi qui es la tentation et le salut ! Toi qui inventes un enfer plus doux que le paradis, et qui, pour notre ravissement, donnes une odeur de femme à toutes les fleurs du jardin, un regard de femme à toutes les étoiles du ciel !

Toi qui conseilles aux Océanides le lit fluide d’un seul flot, et aux belles impératrices courtisanes de boire la goutte de sang, que, d’une aiguille d’or, elles firent perler du sein des esclaves d’Afrique, et aux Parisiennes de prendre leurs bains deux à deux dans l’étroite baignoire de faïence craquelée !

Ennemie des noces, malédictrice des lits féconds, à qui plaisent les ventres lisses et les gorges sans rides, Démone exquise et formidable, notre recours et notre épouvante, apparais sur l’autel, Démone,

Afin que, toutes, éperdument nous adorions tes pieds de chèvre parfumés dans les chevelures des reines, et pour que de nos lèvres jointes deux à deux et de nos bras enlacés à des bras et de nos poitrines offertes, de tous nos corps secoués dans une ronde forcenée,

Nous fassions autour de toi une énorme guirlande de vivantes fleurs, d’où toutes les odeurs brunes, blondes, ou rousses, délices de tes narines, monteront en un seul encens vers ta tête étoilée ! »

Et voici que, hors d’une fumée qui se déchira comme un voile, apparut sur l’autel une colossale forme. Avait-elle surgi des infernales profondeurs ? était-elle descendue du clair empyrée nocturne ? elle était noire, rouge et dorée. Elle se dressait, diabolique, et céleste, prodigieuse ; elle était terrible par l’énormité de la grâce autant que séduisante par l’infini de l’horreur ; on devinait la suppliciante charmeresse ; et, dominant les voix des Sœurs agenouillées, son rire — Sophor le reconnut ! — sonna comme un clairon de victoire. Femme par les cheveux lourds et longs et par le mystère des regards et par la rougeur des lèvres fraîches comme un baiser sanglant, bête par la poilure d’or dont se couvraient ses bras et ses jambes, et par ses pieds de chèvre, elle était le satan femelle d’un sabbat sans hommes, et tandis que, sur son front cornu comme celui des satyresses, flamboyait étrangement un diadème de diamants sombres, qui éveillait l’idée d’une constellation d’étoiles damnées, la Démone aux divins yeux, troussant jusqu’au nombril sa robe d’écarlate et d’or, montrait impudemment et offrait aux adorations son sexe fauve pareil à un ostensoir !

Alors les amantes, tendant les bras, agitant vers elle comme des vases de parfums leurs cheveux :

« Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et qui maudissent les berceaux !

Les jeunes hommes, quand nous allons par les villes, nous font signe de les suivre et veulent nous prendre par la main ; mais nous, avec des risées de la barbe drue qui déshonore leurs mentons, nous nous retournons vers nos amies aux lèvres duvetées à peine d’un or si fin, qui tremble.

Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et qui détestent les berceaux !

Des amants se jettent à nos pieds, embrassent nos genoux, puis désespérés de nos refus, ils se frappent d’une lame qui entre toute en leurs cœurs ; et nous sourions, songeant aux jolis bracelets de rubis qu’on pourrait faire à l’Amie avec les gouttes qui stillent des blessures.

Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et qui détestent les berceaux !

Nous avons tenté tous les chemins vers l’excès des ravissements ; à force de franche ardeur ou de sournoises caresses, nous avons obligé les plus résistantes à l’aveu de la parfaite extase ; car nous sommes les effrénées et les subtiles.

Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et détestent les berceaux !

Cependant, s’il existe des travaux et des joies qui nous sont encore inconnus, révèle-les aux ferventes qui ont mérité d’en être instruites, ô instigatrice des chers péchés ! Admets l’une d’entre nous au torturant délice de la communion, afin que, pleine de toi et devenue toi-même, elle nous enseigne ta science et ta volonté.

Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et détestent les berceaux !

Mais la Démone ne baissait pas le front vers les suppliantes ; et il y avait dans ses yeux violents comme des trous d’or roux, dans la splendeur irritée de son diadème, l’impatience d’un dieu à qui l’on tarde d’offrir les offrandes qui lui plaisent.

Parmi la foule écartée, s’avancèrent, vêtues non de lin ni de soie mais de sang rouge, tout frais, des femmes qui avaient des couteaux à la main ; elles ressemblaient à des sacrificatrices empourprées encore d’une hécatombe. Derrière elles on entendait s’enfuir en poussant de grands cris des mères qui tenaient leurs petits dans leurs bras ! Les sanglantes femmes élevaient vers l’autel des corbeilles où palpitaient les virilités des mâles nouveau-nés ; elles versèrent comme d’étranges fleurs ces offrandes aux pieds de la Démone ; celle-ci fit un signe ; et tout à coup, surgis avec des grognements et des grondements, des porcs sauvages se ruèrent, envahirent l’autel, et, tandis que riait formidablement la vivante idole, ils mangeaient l’avenir saignant des races.

Alors la Maîtresse, satisfaite, désigna d’un regard celle à qui la communion serait donnée, à qui de nouveaux secrets seraient révélés afin qu’elle les enseignât à son tour ; et ce fut Sophor qui, parmi l’agitation des odorantes chevelures, gravit glorieusement les marches de l’autel vers le rayonnant et fauve ostensoir. Toutes les amantes, la tête vers les dalles, s’étaient prosternées comme des fidèles indignes encore de contempler la célébration des suprêmes mystères, et qui s’abîment en un religieux effroi. Mais un cantique montait sourdement de leurs lèvres mi-closes.

« Ô triomphante Élue ! Ô royale sœur aînée ! puisque tu fus choisie entre toutes pour recevoir l’ineffable hostie et pour répandre l’Évangile des nouvelles caresses,

Nous t’adorons, et quand tu descendras de l’autel, nous ferons de nos corps des marches à tes pieds nus !

Puisque celle en qui résident la toute-science et la toute-joie t’accepte pour épouse et se veut ton épouse, puisqu’elle se donne à toi qui te donnes à elle, puisqu’à la fois vous êtes, elle et toi, dans le sacramental office, la communiante et l’hostie,

Nous t’adorons, et quand tu descendras de l’autel nous ferons de nos corps des marches à tes pieds nus !

Puisque vous êtes mêlées au point que si nos yeux osaient se lever vers vous, ils ne verraient qu’une forme augustement nuptiale ; puisque sa divinité et ton humanité se joignent et se confondent en une double unité féminine,

Nous t’adorons, et quand tu descendras de l’autel, nous ferons de nos corps des marches à tes pieds nus ! »

Et l’Élue en effet n’était plus elle-même ; pleine de la Démone possédée, elle se sentait la devenir. Noire, rouge et dorée, c’était elle qui se dressait, diabolique et céleste, prodigieuse ; femme par les cheveux lourds et longs et par le mystère des regards et par la fraîcheur sanglante des lèvres, bête par la poilure d’or de ses bras et de ses jambes, et par ses pieds de chèvre ; et, tandis qu’à son front flamboyait un diadème de diamants noirs, comme une constellation d’étoiles damnées, elle offrait triomphalement sous l’écarlate et l’or la splendeur fauve de l’ostensoir ! Et les murs s’évanouirent : toute la ville, et toutes les campagnes, et les fleuves, et les monts, et les continents lointains apparurent tels que Lucifer les verrait de la hauteur de son astre ; l’universelle multitude des vierges, des épouses et des veuves se dirigeait vers l’autel ; elles chantaient, elles dansaient, elles étaient joyeuses, elles se donnaient des baisers sur la bouche ; si des hommes voulaient les retenir, elles se jetaient sur eux, les déchiraient avec des rires, les laissaient le long des chemins, saignants et moribonds. Elles s’avançaient toujours ; c’était comme un cercle grossissant de vagues poussées par d’autres vagues, qui se resserre ; et quand elles furent plus proches, elles poussèrent de grandes clameurs de joie et levèrent les mains vers le sombre et lumineux autel et se précipitèrent ! Or l’Élue, pendant ce temps, se sentait plus grande, plus grande encore, énorme, démesurée, comme infinie ; sous le vêtement d’écarlate et d’or pareil maintenant à un fulgurant nuage de tempête, le diabolique ostensoir se déployait prodigieusement, s’approfondissait plein de remous de feux et de ténèbres, et, à l’emportement des femmes ruées en troupeaux, il s’offrait comme une entrée vertigineuse de gouffre.

FIN DU LIVRE SECOND
  1. ndws. La correction du « pas » manquant est faite dans l’édition Fasquelle, 1903 (édition définitive), p. 285.