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Méphistophéla/03-1

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E. Dentu (p. 411-443).
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LIVRE TROISIÈME

I

La chambre blêmie d’une lampe au plafond était pleine de silence et de torpeur. L’or des meubles et des cadres, la lueur des étoffes lamées, s’effaçaient languissamment, comme en des lassitudes. Il semble que les choses se reposent, tandis que les vivants dorment ; les fauteuils où l’on ne s’assied plus s’étirent vaguement dans l’oisiveté d’être inutiles ; il y a comme des paupières baissées sur les miroirs ensommeillés qui oublient de refléter. L’inanimé s’immobilise et s’éteint dans plus de néant.

La nuit s’écoulait.

Céphise Ador, des deux mains, écarta ses cheveux qui lui couvraient tout le visage, ouvrit les yeux, bâilla. Pourquoi donc s’éveillait-elle ? d’ordinaire elle dormait longuement, sans secousses, sans rêves même, en sa lourdeur de blonde un peu trop grasse. Peut-être un bruit dans la rue, un mouvement dans le lit l’avait tirée de son repos, ou bien quelque inquiétude, quoi donc ? Elle se tourna vers Sophor qui, tout à l’heure, après les baisers, avait fermé les yeux sur l’oreiller voisin.

Assise sur le lit, un coude au genou et le menton dans la main, Sophor se tenait immobile, tournée vers la fenêtre sans jour, comme si elle avait attendu un commencement de clarté à travers le rideau.

Lentement Céphise lui mit les bras au cou, l’attirant, voulant qu’elle se recouchât. Mais Sophor ne parut pas sentir cette caresse, resta sans mouvement. « Chère ! qu’as-tu donc ? à quoi penses-tu ? Tu ne souffres pas ? viens dormir. » Sophor ne répondit point. De ses doigts un peu crispés, où une sorte d’irritation semblait se retenir pour ne pas faire du mal, elle dénoua l’amicale étreinte, dont les bras retombèrent, étonnés. Et elle ne s’était pas détournée de la fenêtre obscure. Alors Céphise Ador se pencha en avant, autant qu’elle put, pour voir les yeux de son amie, pour y lire la pensée. Elle se redressa, presque effrayée, tant il y avait de douloureuse rêverie en ces yeux las.

Il ne paraissait pas que Sophor se sentît observée.

Elle était belle, malgré les ans et les ans. Si sa pâleur toujours mate, moins blanche, se jaunissait çà et là, surtout vers les tempes, en des tons de vieil ivoire, sa bouche gardait une belle rougeur violente ; la rousseur noire de ses cheveux la coiffait d’un casque d’ébène et d’or. Mais, à ce moment de cette nuit, la tension de penser lui ridait, au bord des yeux, la peau, lui déformait l’arc des lèvres jusqu’à la faire paraître plus vieille qu’elle n’était en réalité ; et l’acier de ses yeux s’éteignait.

— Voyons, Sophor, qu’est-ce que tu as ? tu me fais peur, réponds.

Cette fois, Sophor daigna entendre ; sans bouger, avec l’ennui d’une fatigue :

— Rien, je n’ai rien. Laisse-moi. Je n’ai pas sommeil. Je pense à quelque chose. Endors-toi.

Mais Céphise, en un éclat de voix :

— Ce n’est pas à une chose que tu penses, c’est à quelqu’un, c’est à une femme !

Elle rejeta les couvertures, sauta du lit, s’enveloppa d’un peignoir, se mit à marcher par la chambre en écartant les chaises, les fauteuils, et elle disait, tous ses cheveux défaits lui remuant le long des reins :

— Je te dis que tu penses à une femme ! Ah ! ça, est-ce que tu crois que je ne m’aperçois de rien, que je suis idiote, que je ne sais pas que, depuis longtemps, tu as une personne en tête ? une personne qui n’est pas moi. Ça saute aux yeux que tu n’es plus la même. Quand je te parle, tu ne réponds pas ; et si, après avoir fait semblant de ne pas te regarder, je me tourne très vite, tes yeux sont ailleurs, loin de moi. Tu voudrais que je ne te regarde jamais pour ne pas être obligée de me regarder quelquefois, par politesse. Et puis, à d’autres signes, je vois bien que tu ne m’aimes plus comme autrefois. Il y a trois semaines que tu n’es pas venue dans ma loge ! ni au foyer. Je suis obligée de te chercher à présent, de venir ici sans que tu m’y conduises ; et si tu supposes que je n’ai pas vu ton air lorsque, tout à l’heure, après le dîner, mon cocher est monté pour prendre les ordres et que je lui ai dit : « Non, pas ce soir, demain, à midi. » Avoue que tu aurais voulu que je parte ! avoue que tu ne m’aimes plus, mais voyons, parle, je le veux, avoue !

Elle s’était piètée devant Sophor, la regardait en face, des rages dans les yeux. Mme d’Hermelinge, avec un air de plus grande lassitude :

— Tu es folle, tu sais bien que je t’aime ; ne me tourmente pas, je t’en prie, j’ai des soucis.

— Quels soucis ? tu as assez de moi, et tu en veux une autre, voilà tes soucis. Par exemple, si tu t’imagines qu’il te suffira de me dire : « Dors, une autre fois je serai plus gaie, » pour que je te laisse en repos, tu te trompes. Est-ce que c’est moi qui suis allée à toi ? est-ce que je me suis offerte, il y a cinq ans ? Ah ! bien, oui. J’avais un amant, que j’adorais, et qui m’aimait. J’étais heureuse avec lui, avec lui seul ; et comme, en outre, j’étais célèbre, comme on m’applaudissait, je ne désirais rien de plus. Tu le sais bien que jamais je n’avais pensé aux femmes, que je ne voulais pas y penser, que j’étais une créature toute simple. Mais, toi, tu m’as enveloppée, tu m’as emportée, tu m’as gardée. Ce n’est pas il y a cinq ans que tu aurais eu ces façons de ne pas me regarder, de ne pas me répondre ! Et maintenant que je suis comme tu m’as voulue, que je t’ai aimée, et que je t’aime, tu ne veux plus de moi. Est-ce que je suis moins belle qu’autrefois ? non, plus belle. Tout le monde dit que je suis plus belle. Les blondes, c’est à trente ans qu’elles sont tout à fait épanouies, comme de grandes fleurs d’été. Mais ne t’imagine pas que je vais accepter, comme cela, tranquillement, d’être méprisée, d’être rejetée. Ce que tu as fait de moi, tu le sais bien ! une femme que l’on montre au doigt, dont on parle à voix basse. Ça ne te fait rien, à toi, que l’on dise que tu es épouvantable ; ça te fait plaisir au contraire ! tu aimes à être haïe. Moi, j’ai honte. Aux répétitions, les personnes convenables font exprès de ne pas me parler, s’écartent ; le public lui-même, — tiens, je ne t’avais jamais parlé de cela, pour ne pas te faire de la peine, je croyais que tu m’aimais ! — le public n’est plus pour moi comme dans le temps ! Si j’ai eu du talent, j’en ai plus encore ; il y a des soirs où je suis contente de moi, où je sens vraiment que je suis une grande artiste ! ça ne fait rien ; la salle reste froide. Surtout les soirs de première représentation. Parce que les gens qui sont là savent tous notre histoire. Grâce à toi, je fais horreur. Et tu t’imagines qu’après avoir sacrifié pour toi mon amant, et mes succès, et l’estime, — non, pas une femme honnête, mais enfin une femme comme les autres, — qu’après être devenue pour te faire plaisir un monstre comme toi, qu’après avoir été réduite à n’avoir que toi en échange de tout, je te perdrai sans me fâcher, sans me plaindre, et que je te dirai : « Tu ne veux plus de moi ? à la bonne heure, je te souhaite bien du bonheur avec les autres, adieu. » Tu peux être sûre que cela ne finira pas de la sorte ! et si tu en aimes une autre, tu peux compter que je vous tuerai elle et toi, — elle d’abord, — oui, je vous tuerai, tiens, avec ce poignard, avec ce poignard, regarde !

Elle avait pris sur la cheminée un stylet ancien, d’argent, à la monture ciselée où une petite tête de mort avait des yeux de rubis ; et, l’enfonçant dans la poitrine de quelque rivale imaginaire, elle avait, déchevelée, la gorge battante dans l’écartement du peignoir de satin d’or, l’air d’une tragique héroïne frémissante de vengeance et d’amour.

Sophor dit, brutalement :

— Cinquième acte.

Et elle saisit Céphise par les poignets, la serra très fort, la força de lâcher le joujou à la lame vive, qui, la pointe en avant, traversa le tapis, s’enfonça dans le parquet et resta droit, en vacillant. Alors, la jalouse, tombée à genoux :

— Fais-moi mal, fais-moi mal, je le veux bien. Tords-moi les bras, brise mes os, je t’en prie ! je comprends que j’ai tort. Oui, j’ai tort. Tu as des ennuis que tu ne veux pas me dire, et moi, avec mes idées, je te tourmente, je t’empêche d’être triste à ton aise. C’est mal. Tu as raison d’être fâchée. Je sais bien que ce n’est pas vrai que tu en aimes une autre. Tu es trop bonne, ma chérie, pour aimer une autre femme que moi. Tu ne peux pas vouloir que je meure de désespoir, toute seule, dans quelque coin. Je suis coupable d’avoir imaginé cela, de t’avoir parlé avec colère. Mais, songe, j’ai une excuse. J’ai tant besoin de ta tendresse, pour m’y réfugier, pour ne pas songer aux mauvais propos qu’on tient sur mon compte, aux avanies qu’on me fait ! C’est terrible, je t’assure, quand tout le monde s’éloigne de vous ou vous dévisage avec des airs mauvais, de sentir moins aimant le seul être qui vous aimait. Et tu es si froide, si indifférente depuis quelque temps. C’est entendu, tu ne me trompes pas, tu ne songes pas à me tromper ! mais, enfin, tu conviendras que tu n’es plus tout à fait pareille à ma Sophor d’autrefois. Te rappelles-tu les trois semaines que nous avons passées l’hiver dernier, au bord de la mer, dans un hôtel où il n’y avait personne ? La maison était tellement enveloppée de vagues et de bourrasques, qu’elle tremblait et sonnait comme un navire ; nous nous aimions dans la tempête, comme en pleine mer ! Je ne crois pas que tu aurais plaisir, maintenant, à être toute seule avec moi, même dans un endroit qui ne serait pas sombre. Voilà ce qui m’irrite, m’agace les nerfs, me rend morose ou emportée. Voyons, dis, je ne suis plus en colère, je n’ai plus de ridicules soupçons, je suis raisonnable ! tu peux donc me parler sans gronderie, avec bonté. Pourquoi es-tu ainsi avec moi ? Est-ce que je t’ai fait quelque chose ? Si tu as à te plaindre de ta Céphise, dis-le, pour qu’elle s’excuse. Non, elle n’a rien à se reprocher. Ce que tu veux, je le veux. Toujours j’attends ta parole, ou je guette ton regard, pour t’obéir tout de suite. Quand je ne suis pas auprès de toi, sais-tu à quoi je pense ? aux mots que je dirai quand nous serons ensemble, aux airs que j’aurai pour que tu sois contente, pour que tu me souries, pour que tu touches mes cheveux avec ta main, tu sais, derrière le cou, comme tu faisais dans les premiers temps, comme tu ne fais plus aujourd’hui. Et tu sais bien que depuis cinq ans, je n’ai d’amour que pour toi, que pour toi seule. Dame, tu devines, jolie comme je suis, — car enfin je ne suis pas laide, n’est-ce pas, je ne suis pas laide ? — des hommes ont rôdé autour de moi, des riches, des célèbres ; des femmes aussi, qui espéraient, parce qu’elles savaient… Mais, des hommes et des femmes, je ne m’en soucie guère, puisqu’il n’y a que toi au monde. Écoute et promets-moi de ne pas rire. Tu te rappelles ton grand portrait, en amazone, que tu m’as donné ? D’abord, je l’avais placé près de mon lit, avec une lampe, pour le voir, tout de suite, la nuit, quand je m’éveillais. Mais c’était de la peinture, ce n’était pas de la vie. Alors j’ai imaginé de le mettre dans un coin de la chambre, de façon qu’il puisse être reflété, très loin, par la glace de la cheminée ; et entre le miroir et le portrait il y a deux rideaux de gaze qui pendent et remuent un peu ; comme cela, à cause de l’espèce de brouillard que font les étoffes dans la pièce pas trop claire, ta ressemblance, c’est presque toi-même ; indécise, trouble, mais réelle, vivante, et, sitôt que j’ouvre les yeux, j’envoie des baisers au reflet de ton image ! Puis, je pense : « Demain, ces baisers, elle me les rendra. » Tu ne me les rends plus. Je les mérite bien pourtant ! Ordonne-moi d’ouvrir cette fenêtre et de me jeter dans la rue, sur les pavés, tu verras si je ne t’obéis pas. Comment c’est arrivé que je sois ainsi, je ne me l’explique pas. Tu me tiens entière. Tout ce que je suis, je te l’ai donné la première fois et je n’ai jamais rien repris. Ainsi, tu n’as aucune raison pour me bouder, pour rester des heures entières sans me parler. Oh ! tu ne peux pas comprendre la désolation que j’ai, quand tu ne t’occupes pas de moi, quand tu as l’air de ne pas savoir que je suis là et que j’attends. Ce que j’attends, c’est que tu m’aimes. Voilà ce que j’attends, toujours. L’amour que tu as eu pour moi, c’est comme quelqu’un de très cher qui serait parti pour un voyage ; s’il tarde trop il trouvera morte de tristesse l’amie qui reste tout le temps sur le pas de la porte pour le voir revenir.

Elle parlait avec tant de douceur, — son irritation, son désespoir fondus en une humble mélancolie, — que Sophor, émue, eut un sourire enfin ; elle regardait complaisamment cette belle jeune femme, si soumise, si câlinement plaintive ; d’une main lente, elle lui caressa les joues, les cheveux, comme on cajole un enfant qui a été en colère, qui a pleuré, qui se repent. Ainsi que de la lumière en un lieu obscur, une joie entrait dans Céphise ; ses yeux furent comme des fenêtres éclairées par une fête intérieure. Allait-elle retrouver sa Sophor ? Parce qu’elle se souvenait des ardeurs de naguère, et des embrassements fous qui suivaient les courtes bouderies, et de toutes les querelles oubliées en des pâmoisons, elle fit, d’un baissement d’épaules, — tandis que son amie se penchait vers elle pour lui mettre un baiser au front — glisser le long de ses bras le satin du peignoir, et, sous l’inclinaison de Sophor, montait, de la belle nudité grasse, l’odorante chaleur du désir. Mais Mme d’Hermelinge, alors, se redressa, et, comme prise d’une épouvante, courut vers un coin de la chambre ; là, sa tête entre ses mains, elle en frappait le mur, à coups rythmiques de balancier. Puis, brusquement retournée vers Céphise encore à genoux, et qui, stupéfaite et suppliante, tendait les bras :

— Non, dit-elle d’une voix saccadée où se cassait de la colère, ne dis plus un mot, ne t’approche pas, couche-toi, tâche de dormir. Imagine-toi que je suis malade. Tu sais, quand je suis malade, je n’aime pas qu’on s’occupe de moi ; je veux qu’on me laisse seule. Eh bien ! je souffre. Ce qui me fait souffrir, tu ne le comprendrais pas, je ne le comprends pas moi-même. C’est un chagrin, qui passera. En ce moment, tout ce que tu ferais pour m’en guérir l’accroîtrait. Tu es belle, tu es bonne, tu m’es ardemment dévouée, c’est vrai que je suis une ingrate ; mais, je t’en conjure, puisque tu m’aimes, ne me touche pas, et tais-toi, il le faut.

Céphise ne tint pas compte de ces paroles ; elle s’élança vers son amie.

— Je ne te laisserai pas souffrir, je te consolerai, viens !

Mais l’autre :

— Je te dis de te taire et de te remettre au lit.

En même temps, elle l’empoigna, l’enleva, la jeta sur les draps.

— Te tairas-tu, maintenant ?

— Oui, oui, si tu veux, balbutia Céphise.

Elle s’abandonnait sur la couche, la tête dans l’oreiller, les yeux vers le mur, hagards. Sophor la considéra longtemps, comme pour bien s’assurer de cette immobilité, comme pour la fixer sous la menace de son regard. Enfin, elle s’écarta, marcha lentement vers un fauteuil, le tourna vers la croisée, s’assit, les mains aux bras du siège. Elle restait sans mouvement, elle pensait, les prunelles mornes, vers les rideaux. Par instants, du lit, venait un petit sanglot, retenu, dans une secousse. Elle n’y prenait pas garde. La fenêtre, elle ne la quittait pas des yeux. Elle avait l’air d’attendre le jour avec anxiété…

Céphise, dès lors, n’eut plus qu’une pensée : découvrir la femme que la baronne d’Hermelinge lui préférait. Car elle ne s’était pas contentée des vaines excuses de son amie ; est-ce qu’on a des soucis ? est-ce qu’on est malade ? La vérité, c’était que Sophor éprouvait quelque violent amour ; et, dédaignée peut-être, elle appartenait toute à son désir. Mais la nouvelle aimée, qui était-ce ? Céphise cherchait vainement. Pas une fois la pensée ne lui vint que Sophor avait pu s’éprendre de l’une de ces médiocres créatures, Yvonne Lérys, ou Valentine Bertier, ou Rosélia Fingely. Elle n’ignorait point les rencontres de son amie, certains jours, avec ces filles ; même Sophor lui avait avoué l’étrange soir où, bouleversée de l’agonie de Magalo et des paroles entendues, furieuse d’avoir un moment fléchi en son orgueil, et révoltée et pleine d’une démoniaque ivresse, éperdue aussi du grand verre quatre fois vidé coup sur coup, elle avait vu se développer une banale débauche de filles jusqu’à la splendeur comme vivante et tangible, peut-être réelle, d’un magnifique et prodigieux sabbat ! Certes, Céphise qui la voulait toute, puisqu’elle se donnait toute, avait souffert de ces folies de Sophor ; mais elle était sûre qu’en ces aventures perverses, l’infidèle ne se livrait pas entière, réservant à la mieux chérie son cœur, son esprit, ses vrais désirs. Au reste, ces femmes, et d’autres, pareilles, Sophor avait cessé peu à peu de les recevoir. C’était donc d’un autre côté qu’il fallait chercher la rivale, assez belle, assez éprise ou assez réservée — car il y a une toute-puissance dans le refus des baisers — pour captiver Sophor. On avait parlé, récemment, au foyer de la Comédie, devant Céphise, — pour lui faire de la peine, — d’une grande dame polonaise, autrefois cantatrice, maintenant veuve du bâtard d’un empereur, qui était venue à Paris, avait reçu la baronne d’Hermelinge ; mais non, — pas jolie d’ailleurs, presque vieille, — elle était repartie pour Vienne en enlevant un ténor d’opéra-comique. Qui donc, alors ? Ah ! où qu’elle fût, quelle qu’elle fût, la détestable créature qui lui volait Sophor, elle la découvrirait, l’atteindrait. « Un cinquième acte ? » soit, un cinquième acte, avec des cris et du sang. Après les drames, sur la scène, le drame, dans la vie. C’était justement parce qu’elle avait en elle assez de force pour les haines, pour les vengeances, qu’elle avait pu les exprimer, dans les pièces, si passionnément. Eh bien ! de cette force-là, elle s’en servirait pour son propre compte. Elle serait ce qu’elle avait eu la puissance de paraître. Et cela ne la gênerait pas de donner un coup de couteau, ou de verser du poison dans une tasse, puisqu’elle en avait l’habitude. On verrait ! Le certain, c’était qu’elle cesserait de rire, la femme préférée de Sophor ; et tout cela finirait tragiquement.

Mais sa jalousie ne savait à qui se prendre ; c’était toujours cette question : « Qui aime-t-elle ? » Une fois que, dans sa chambre, elle considérait le portrait de Mme d’Hermelinge, elle jeta un cri de rage et de joie ! de rage, parce que la presque certitude d’être trahie lui poignait le cœur ; de joie, parce qu’elle pourrait se venger.

Silvie Elven, oui, Silvie Elven.

Comment n’avait-elle pas eu cette pensée tout de suite ? Autrefois Sophor allait très souvent chez la petite artiste ; leur intimité, alors, n’était un mystère pour personne. Même, la baronne d’Hermelinge avait eu en sa passion vers cette frêle créature des douceurs, des ménagements attendris ; elle baissait la voix, en lui parlant, pour ne pas la secouer d’un bruit trop rude, faisait signe de marcher sur la pointe des pieds quand Silvie travaillait. Sans doute elles s’étaient séparées, avaient l’air, si elles se rencontraient, de ne pas se connaître. Mais cette brouille pouvait n’être qu’une ruse, cette froideur, qu’une hypocrisie. Céphise s’imagina avec un redoublement de colère que depuis très longtemps elle était leur dupe, qu’elles n’avaient jamais cessé de s’aimer ! et plus elle appliquait son esprit à cette idée, plus elle la jugeait vraisemblable. Précisément parce que Silvie, rouée ou ingénue, — car on ne pouvait pas savoir, — avait les airs menus d’une petite fille qui va tomber si on la pousse un peu trop fort, et des langueurs de jolie malade, et comme des ressemblances avec les fleurs qu’elle peignait au pastel et qui s’envoleraient si on soufflait dessus ; précisément parce qu’elle était si diverse de Sophor ardente et violente, elle devait lui plaire, l’attirer, la garder, lui inspirer peut-être quelque sentiment très délicat, et très tenace, un désir toujours renouvelé d’oser à peine se satisfaire ; la crainte de lui faire du mal en la touchant ajoutait du délice à l’audace de l’avoir touchée à peine. Céphise, en les subtilités de sa jalousie, comprenait tout à présent ! elle était, elle, pour Sophor, quelque chose comme ces belles filles grasses et blanches dont les hommes fiancés à d’honnêtes demoiselles, un peu chétives, qu’on ne mariera que l’an prochain, se servent pour alentir la brutalité de leur tempérament : ils se rendent, près de celles-là, capables de respect auprès de celles-ci. Ce que voulait d’elle le baiser de Sophor, c’était l’atténuation, l’émoussement d’un désir dont se fût effrayée, petite sensitive rose, la bouche de Silvie ; elle leur avait servi à s’aimer chastement ! Chastement, non. Céphise savait bien que la baronne d’Hermelinge ne s’en tenait pas aux niais attendrissements des pensionnaires qui se regardent d’un peu loin, rougissantes, d’un regard entre les cils, ou se serrent le bout des doigts, furtivement, sous la table, au réfectoire. Elle avait possédé, elle possédait Silvie ; mais, du lit de Céphise, elle rapportait des ardeurs lasses à ne pas briser l’autre ; Céphise était employée à épargner, — trop peu, — sa rivale ! Une telle fureur l’emportait que si Mlle Elven avait paru tout à coup, elle se serait jetée dessus, sans parole, l’aurait renversée sur le tapis, étouffée d’un genou sur la poitrine.

Sur-le-champ sa résolution fut prise. Elle irait chez Silvie, lui lancerait à la face des injures, l’obligerait à des aveux, et si la coupable ne demandait pas pardon, ne jurait pas de ne jamais revoir Mme d’Hermelinge… Céphise Ador s’habilla très vite, descendit, monta dans un fiacre. Elle avait emporté le joli poignard, dérobé chez Sophor, dont le manche s’ornait d’une tête de mort aux yeux de rubis.

Dans la voiture, elle pensait, avec un peu plus de calme. Sa jalousie ne s’était pas apaisée ; comme tout à l’heure, elle était convaincue d’avoir été trahie et bafouée ; mais, enfin, elle n’avait pas de preuves. Une certitude, oui ; des preuves, non. Il lui en fallait cependant pour confondre la petite hypocrite. De sorte que, maintenant, elle hésitait, se demandait ce qu’elle allait faire chez Silvie. Elle aurait dû courir chez Mme d’Hermelinge, d’abord, chercher dans les tiroirs, découvrir des lettres. Des lettres ? elles n’avaient pas dû s’écrire, puisqu’elles se voyaient si souvent, tous les jours, quand elles voulaient. Puis, Mlle Elven n’était pas de celles qui écrivent ! une femme, assez soigneuse de son repos, de sa santé, pour accepter des baisers fatigués, assez peu éprise pour s’accommoder d’un partage agréable à la paresse de l’amour, sait se garder des imprudences qui la pourraient compromettre. Les preuves, s’il était possible d’en avoir, c’était dans l’atelier de Silvie que Céphise les trouverait. Sur quelque meuble, elle verrait un mouchoir, un gant, appartenant à Sophor. Peut-être la petite artiste avait-elle commencé quelque tableau, — nymphe guerrière, faunesse dans les bois, — d’après Mme d’Hermelinge. Oh ! en entrant, Céphise aurait l’air indifférent d’une dame qui vient rendre une visite ; mais comme, de l’œil, elle furèterait dans les coins ; comme elle jetterait adroitement, par la porte entr’ouverte, un regard dans la chambre voisine. Puis, elle se lèverait, marcherait çà et là, en admirant les toiles, ainsi qu’on fait dans les ateliers, retournerait tout à coup un chevalet où lui apparaîtrait la ressemblance de Sophor ! Donc, il fallait qu’elle allât chez Mlle Elven. Et ce fut d’un pas tranquille, sans émotion visible, — résolue à toutes les patientes investigations, — qu’elle monta l’escalier, qu’elle entra dans l’antichambre. Tout de suite on introduisit la visiteuse.

— Vraiment, c’est vous ? dit Silvie, étonnée. Qu’il y a longtemps que l’on ne vous a vue !

Et elle tendit la main à Céphise Ador, après avoir mis le bout de sa mule sur une cigarette qu’une petite toux lui avait poussée hors de la bouche. Puis elle se remit à peindre. C’était une touffe de violettes qui commençait de fleurir sur la toile. Il y avait bien des mois que Silvie avait renoncé aux grands tableaux, avec des personnages. Même les portraits au pastel ne la tentaient plus. Ce qu’il y avait toujours eu, en cette délicate et médiocre artiste, de la pensionnaire qui a des dispositions, reprenait le dessus. Elle faisait aussi quelques aquarelles. Des moulins battant de l’aile près d’une eau qui court, des ouvertures de grottes, voilées de roses grimpantes, sous des acacias fleuris. Elle se plaisait dans ces menus ouvrages, imaginations naturelles de sa petite âme pleine d’une rêverie de romance.

Les deux femmes causèrent, avec des silences çà et là, des choses dont on parle lorsqu’on ne sait quoi dire ; Céphise, souriante, mondaine, l’air de n’avoir aucun souci, avait pris un éventail japonais qu’elle agitait d’une main sans fièvre.

Mais comme elle la haïssait, cette créature restée toute petite, toute mignonne, qui, à vingt-huit ans, ne paraissait pas en avoir plus de vingt, tant elle gardait de gracilité, de fragilité dans sa joliesse comme inachevée. Et sous l’aimable froideur de son apparence, la jalouse songeait aux baisers de Sophor parmi ces légers cheveux pareils à un duvet d’or argenté, sur ces joues diaphanes où pâlissait du rose, sur la délicate chair de ces lèvres entre lesquelles souriait la nacre fine des dents ; ce corps, non pas de femme, mais de fillette à peine, qu’enveloppait, lâche ici, là étroite, la soie crème du peignoir, avait tressailli, en de grêles secousses, sous une bouche savante aux luxurieuses tortures ; et, tout ce qu’avait touché les caresses de Sophor, Céphise l’aurait voulu mordre et déchirer. Elle eut un instant cette folie d’espérer que du sang allait rougir l’étoffe à la place où le peignoir s’enflait à peine d’un jeune sein ! et elle ne comprenait pas qu’elle eût assez d’empire sur elle-même pour causer avec aisance, pour ne pas sauter sur Silvie, pour ne pas lui faire, en effet, avec le poignard qu’elle avait dans la poche de sa jupe, la blessure espérée. En même temps, elle observait de tous côtés, à la dérobée, guettant quelque indice. Rien. Les peaux de bêtes sur le parquet, les mousselines d’Orient, pendues aux murs, et, sur les meubles, les bibelots. La porte par où, de l’atelier, on entrait dans l’appartement de Silvie, était fermée ; dans la chambre voisine, de l’autre côté de ces planches, elles avaient dû s’enlacer, si souvent ! mais elle était close, cette porte ; aucun prétexte pour l’ouvrir, pour aller s’assurer que Sophor n’était pas là. Car, peut-être, elle s’était cachée quand on avait annoncé Céphise. Une autre chose l’occupait : ce grand rideau vert, tiré ; que voilait ce rideau ? Après des hésitations, elle se leva, le fit plisser sur la tringle. « Que cherchez-vous donc ? demanda Mlle Elven. — Pardonnez-moi, je suis si curieuse. Je pensais que vous aviez là quelque peinture pas encore finie. » Derrière la lustrine verte, il n’y avait que la table à modèle, avec une banquette de bois couverte de soies et de fleurs ; là s’était couchée sans doute, du temps que Mlle Elven n’avait pas encore renoncé aux compositions considérables, quelque jeune femme figurant une Ophélie morte ou une odalisque ensommeillée. Céphise revint s’asseoir avec la rage de la jalousie déçue ; et elle parla de la pièce qu’on répétait à la Comédie-Française, de son rôle, qui ne lui plaisait guère. Ainsi, elle serait venue pour rien ! elle sortirait non seulement sans s’être vengée, mais sans avoir recueilli le plus faible indice. Cinq heures sonnèrent à un cartel de Boule. Il était impossible qu’elle prolongeât plus longtemps sa visite. Alors, tout à coup, elle se dirigea vers Silvie, et la saisissant rudement aux poignets :

— Avouez donc, dit-elle, que Sophor vient ici tous les jours !

— Mon Dieu, qu’est-ce qui vous prend ? pourquoi me faites-vous du mal ?

Céphise lui lâcha les poignets.

— Ne faites pas semblant d’être à demi morte dès qu’on vous touche ! Sophor a la main plus violente que la mienne. Et vous ne vous plaignez pas quand c’est elle qui vous tient. Allons, parlez, quand vient-elle ? Oui, Sophor, Mme d’Hermelinge. Vous n’allez pas me dire peut-être que vous ne savez pas de qui je vous parle ?

Silvie était toute tremblante, comme une enfant surprise en faute.

— Ah ! vous avez peur ! Vous avez bien raison d’avoir peur. Pourtant, je ne sais pas encore ce qui va arriver. D’abord, il faut que je sache tout ! Ainsi, c’est vrai, elle vient ici, souvent ? Quand ? le matin, lorsque je dors encore, ou l’après-midi, tandis que je répète, ou bien, le soir, pendant que je joue ? C’est donc pour ça qu’on ne la voyait plus au théâtre. C’est le soir qu’elle vient, j’en suis sûre ; elle vous trouve plus jolie aux lumières !

Silvie souriait tristement.

— Je comprends, dit-elle, vous êtes jalouse.

— Eh bien ! oui, jalouse. Pourquoi pas ? Est-ce que ce n’est pas mon droit de la vouloir toute, puisque je n’ai qu’elle ? Parlez vite. Vous voyez que j’ai deviné les choses ; ce n’est pas la peine de me rien cacher maintenant.

Silvie la prit doucement par la main, la conduisit vers un grand fauteuil, la fit s’asseoir, s’assit tout près d’elle, sur un tabouret. Puis, les yeux attendris, elle dit de sa voix murmurante :

— Vous vous trompez, je vous assure que vous vous trompez. Il y a plus de trois ans que Sophor n’est pas venue chez moi. Vous pouvez interroger les domestiques, les gens de la maison. Il y a plus de trois ans.

Alors Céphise :

— Vous ment…

— Je ne mens pas. Je dis toujours la vérité. Vous avez eu quelque querelle ensemble, il vous est venu des soupçons, et vous vous êtes dit : « C’est chez Silvie qu’elle va. » Non. Vous pensez bien que l’on m’a raconté les choses ! Yvonne, qui est au même théâtre que vous, ne m’a pas laissé ignorer… D’ailleurs, tout le monde en parle. Et, à ce qu’il paraît, c’est naturel d’être jalouse quand on aime. Mais vous vous trompez. Je ne vois jamais votre amie, et j’en suis très contente, parce que je suis plus tranquille. Je serais morte, bientôt, si elle ne m’avait pas laissée. C’est vrai, Céphise, je vous assure, que j’ai à peine autant de force qu’un oiseau. Je ne suis pas malade, — ce n’est rien, cette toux, — mais je suis faible, dans tout le corps ; il me semble toujours que ma vie tient mal, qu’elle va tomber. Je dois n’avoir que presque pas de sang ; quelquefois, quand je me lève de ma chaise, je ne suis pas bien sûre de pouvoir aller jusque dans l’autre chambre. J’ai besoin d’être traitée avec beaucoup de ménagement, ainsi que les convalescentes. Le soir, dès que je suis couchée, je voudrais qu’on me balançât dans mon lit comme dans un berceau, que l’on me chantât à mi-voix des airs de nourrice pour m’endormir. Quand ma mère vivait encore, je m’asseyais sur ses genoux, après le dîner, — déjà grande personne — et je fermais les yeux, rêvant presque ; c’était très agréable. Sophor m’effrayait. Elle était bonne, s’efforçait d’être douce ; malgré elle, elle avait des emportements qui me rendaient à moitié folle ; il me semblait que ses yeux, par mes yeux, m’entraient dans le corps, et voulaient me prendre le cœur de la poitrine. Je l’aimais bien ! avec des terreurs. Elle me faisait l’effet d’une bonne géante qui, tout à coup, se fâcherait peut-être, serait terrible. Les petits chiens dans la cage des lionnes, doivent être comme j’étais. Puis il y avait des heures étranges, où j’avais peur de rester morte. Avec cela, elle a une très grande intelligence, elle pense à des choses puissantes, élevées ! moi, non. Elle voulait que je fisse de grands tableaux, avec des personnages héroïques. Ce n’est pas mon affaire. Ce qui m’amuse c’est de peindre des fleurs, des oiseaux. Un papillon sur une rose, rien de plus joli : il se pose à peine, ne lui fait pas de mal ; et s’il vole, ce n’est pas bien haut. Sophor, en cela comme en d’autres choses, me gênait, m’épouvantait. Elle ne me laissait pas être chétive comme je le suis naturellement. Elle était trop superbe, trop grande pour moi. Aussi quand elle a été partie, j’ai eu, après beaucoup de tristesse, beaucoup de contentement. Ah ! si elle revenait, je ne sais pas ce qui arriverait. Elle est si extraordinaire, qu’elle fait de moi tout ce qu’elle veut. La vie d’autrefois, où j’étais comme une hirondelle dans une serre d’aigle, comme un fétu dans du feu, recommencerait peut-être ; je ne pense pas que j’aurais le courage de me dérober à des alarmes, à des transes, qui étaient si affreuses, et qui étaient si charmantes. Elle me tuerait, soit, je mourrais. Mais il n’y a pas de danger qu’elle revienne ! et tout est pour le mieux. Je ne l’espère pas, parce que je ne la regrette pas. Je suis redevenue tout à fait ce que j’étais avant de la connaître. J’ai mes amies qui sont très aimables, qui ne me bousculent pas, qui viennent causer avec moi, pendant que je travaille, comme on causait autrefois dans la cour de la pension. Elles sont très drôles, elles racontent des histoires, on rit, c’est amusant. Elles m’apportent des fleurs, je leur donne des aquarelles, ou des pastels, qu’elles trouvent jolis, qui sont jolis en effet. Quelquefois, avec Rosélia, ou avec Luce Lucy, — vous voyez, je ne vous cache rien — nous restons encore à parler dans l’atelier, longuement, après qu’il ne fait plus grand jour. Ce n’est pas terrible. Rien que de penser à Sophor, j’ai un frisson. Êtes-vous tranquille, maintenant ? Vous voilà sûre que votre amie ne vient pas ici, que j’ai peur d’elle. Allons, souriez. Ne soyez plus en colère. Si vous voulez, je vous donnerai cette touffe de violettes, quand elle sera finie ; vous la garderez en souvenir de cette pauvre Silvie qui n’a jamais fait de mal à personne.

Son air, tandis qu’elle parlait si doucement, demandait de tendres réponses, de câlins acquiescements ; elle voulait être remerciée de sa sincérité, être dorlotée en récompense ; contre Céphise renversée, couchée presque sur le grand fauteuil bas, elle se serrait dans les plis mêlés du peignoir et de la robe ; elle aurait pu faire penser à une mignonne fillette sortie de sa couchette, en chemise, les pieds nus, qui vient au lit de sa mère et s’y frôle et voudrait que celle-ci la prît avec elle.

Mais Céphise n’entendait plus Mlle Elven, ne la regardait pas. « Si cette petite est innocente, qui donc Sophor aime-t-elle ? » Son esprit errait parmi tant de femmes, s’arrêtant à un soupçon, puis à un autre, puis à d’autres ; à chaque présomption, c’était une amertume nouvelle, un remuement de bile ; Céphise ressemblait à quelqu’un qui ferait un bouquet dans un jardin de fleurs empoisonnées. Elle se leva, elle dit :

— Il est possible que je me sois trompée, et c’est bien heureux pour vous que vous n’ayez pas revu Sophor, car, tenez, j’avais emporté ceci.

Elle lui montra le stylet, la petite tête de mort aux yeux de rubis ; tandis que Silvie reculait, épouvantée, les yeux de Céphise s’allumaient à la lueur de l’acier.

— Mais, enfin, je vous crois, adieu.

Et elle s’en alla sans autre parole. La croyait-elle en effet ? Oui. Non. La voix de Silvie lui avait paru sincère. Mais, malgré elle, elle se sentait attachée à son soupçon de naguère, ne s’en pouvait entièrement divertir ; comme on ne guérit pas sans une espèce de regret d’un mal dont on a beaucoup souffert ; il semble que l’on tienne à ce qu’on y a mis, si douloureusement, de soi-même. D’ailleurs, pas de guérison en effet. L’angoisse subsistait, plus torturante au contraire d’être sans objet précis. La même jalousie exacerbée par l’incertitude de la vengeance. Eh bien ! ce qu’il fallait faire, c’était tout simple. Il fallait, sans laisser rien paraître des tourments intérieurs, épier Sophor, la suivre, la faire suivre, découvrir enfin l’exécrable rivale ; et, le jour où elle la tiendrait, que ce serait délicieux et effrayant ! d’autant plus exquis que ce serait plus terrible. Elle prévivait l’heure de meurtre et de joie. Dans un décor étrange qu’édifiaient en son esprit des souvenirs de drame modernisés par ses habitudes d’actuelle élégance, qui ressemblait à la fois à une chambre de parisienne et à l’appartement d’une courtisane de Ferrare ou de Padoue, elle se voyait entrer, elle, Céphise, Thisbé aussi, vêtue d’ombre et de silence ; elle s’approchait, en tâtant les murs, un couteau dans le poing levé ; elle écartait des meubles, écartait des rideaux, écartait les draps et, d’un grand cri de rage, elle éveillait les deux amantes endormies sur le même oreiller. Oh ! cette volupté de la main qui enfonce l’acier dans de la chair rivale, qui le retourne, et l’enfonce encore, et croit qu’il n’entrera jamais assez profondément. Puis, on le retire, pour voir jaillir le sang, le beau sang, le cher sang, l’adorable sang, qui venge ! Céphise en boirait, de cette rougeur chaude ; et, avec les dents, elle élargirait le trou, parce qu’il faut un grand verre à une grande soif ; et de ses lèvres toutes mouillées de rouge, pareilles à la plaie où elles s’assouvirent, elle étoufferait le cri d’horreur aux lèvres de Sophor, lui cracherait dans la bouche la blessure de la morte, l’obligerait à s’en gorger aussi ! Elles s’en soûleraient, toutes les deux ! Alors, si des gens venaient, les voisins avec les hommes de police, — elle voyait des sbires mêlés à des sergents de ville, — elle s’écrierait, en montrant Sophor près de l’assassinée : « Les coupables, c’est nous ! » On les emporterait, on les jugerait, on les condamnerait. Dans sa romanesque rêverie, elle imaginait une prison, où, de son cachot, la nuit, grâce à la complicité du guichetier, sinon par quelque mur ouvert, elle gagnait un autre cachot, celui de Sophor ; là, personne ne verrait, ne pourrait lui venir prendre son amie, et elles ne sortiraient plus de ce cher tombeau paradisiaque, et seule elle la posséderait toute, comme elle en serait possédée, perpétuellement.