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Méphistophéla/03-2

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E. Dentu (p. 445-490).
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II

Céphise Ador se trompait. Sophor n’appartenait pas à quelque violente passion renovée ou nouvelle ; elle n’aimait ni Silvie Elven, ni aucune autre femme.

Qu’avait-elle donc ?

Elle s’ennuyait.

La bouche à la bouche de Céphise, elle eut tout à coup, — n’importe quel soir, un des soirs de sa vie, — cette impression que, ces lèvres, elle les baisait sans plaisir, qu’elle les baisait parce qu’elle les avait déjà baisées, — par habitude ; qu’elle ne convoitait pas ce qu’elle possédait. Mélancolie d’un instant, fatigue des trop grandes délices de la veille ? cette idée fut la première qui lui vint ; certainement elle allait retrouver, dans la continuation de l’effort vers la joie, la joie accoutumée ; ce furent des heures délirantes : toutes les violences des désirs anciens, avec toutes les sciences acquises en de longues perversités, elle les fit tenir, du crépuscule à l’aube, en ses caresses. Jamais encore elle n’avait, avec tant de subtils acharnements que récompensaient des soupirs, obligé son amie à l’aveu de l’heureuse mort ; elle connut une fois de plus, — volontairement, hélas ! — la victorieuse extase qu’elle avait si souvent due à la précipitation de tout son être dans la féminilité béante ; et, se redressant, glorieusement déchevelée, elle arborait l’arrogance dont elle se divinisa sur l’autel parmi l’universelle multitude des vierges et des veuves.

Durant des semaines et des mois, elle s’obstina au plaisir, frénétiquement.

Mais elle sentait bien qu’il avait cessé d’être réel, ce plaisir ; qu’elle se mentait à elle-même, qu’elle voulait maintenant ce qu’elle avait désiré, que son instinct ne se rallumait qu’à l’orgueil ancien de s’être satisfait. Cette épouvante par instants la traversait, qu’elle avait fini d’être elle-même. Elle chassa vite cette importune crainte ! C’était absurde d’imaginer qu’elle aimait moins, qu’elle convoitait avec moins de sincère emportement la beauté fleurie et parfumée des amantes. Pourquoi ne pas penser aussi que, pareille à la pauvre Magalo conduite par sa niaiserie naturelle et par les désillusions de la misère au reniement des bonheurs d’autrefois, elle envierait bientôt le sort des honnêtes bourgeoises qui couchent dans le lit d’un homme et donnent le sein à leurs petits ? elle éclata de rire. La vérité, c’était que la monotonie d’un unique amour implique enfin quelque lassitude. Mais, jeune et forte, et pas rassasiée et destinée à ne jamais l’être, elle aspirait encore, aspirerait toujours au charme des chères lèvres roses, à l’odeur des chevelures dénouées. Est-ce que les bouches des jeunes femmes étaient moins que naguère ressemblantes à de belles fleurs de chair ? est-ce qu’il ne sortait plus, comme autrefois, des corsages ouverts et des robes remuées, des chaleurs qui rendent folle ? Il fallait, voilà tout, secouer cette paresse des sens où l’avait endormie la douceur berceuse d’un enlacement toujours le même. Elle était comme un mari ou un amant, qui, en trop d’heureuses nuits, s’est lassé de l’épouse ou de la maîtresse ; que d’autres femmes il aimera avec la fureur retrouvée des premiers baisers ! Elle se jeta hors de la paisible vie que lui avait faite la tendresse de Céphise. Mettant à profit les heures où son amie était retenue par les répétitions, par les spectacles, elle revint vers les camarades d’hier ; à l’insu de la comédienne, elle tenta aussi, par foucade, des aventures nouvelles. Parce qu’elle était fameuse, parce que son étrangeté attirait toutes les extravagantes, toutes les détraquées, elle voyait, aux théâtres, dans les restaurants, — dès qu’une voix l’avait nommée, — des yeux de femmes, qui offraient et demandaient, elle recevait des lettres qui n’hésitaient pas à proposer des rencontres pendant l’absence des parents ou du mari ; et de petites filles, — pensionnaires à qui l’avait révélée la chronique d’un journal lu en cachette, — lui envoyaient des fleurs dans des lettres d’où montait une odeur d’iris et de frais corsage. Elle ne perdit pas le temps à choisir ! En prenant toutes ces créatures que lui livrait l’ardente démence dont le foyer était en elle, il lui semblait qu’elle rentrait en possession de son bien, qu’elle exerçait un droit ; elle avait aussi l’impression de remplir une espèce de devoir. Elle s’apparaissait à elle-même comme accomplissant une mission que lui ordonnait la fatalité de son être ; et le Rire qui, parfois, lui tintait dans l’oreille, ce rire auquel elle se plaisait maintenant, dont elle sollicitait le retour, la complimentait de cette fidélité à sa tâche. Ce furent des mois de fantaisie et d’amusement, — de vanité satisfaite. Elle eut de folles gaietés, pour avoir été obligée de se cacher, comme un amant de vaudeville, dans une armoire, au bruit des pas d’un jaloux ; pour avoir emmené souper quelque belle fille à l’heure même où elle était attendue par un très sérieux amant ; pour avoir fait manquer son entrée, dans l’opérette nouvelle, à la divette des Bouffes ou des Nouveautés ; et elle promena des dames de province dans la débauche des concerts-spectacles et des restaurants nocturnes. Elle fut pendant deux jours, ayant dit à Céphise : « Je vais en voyage, ne t’inquiète pas, » — car cela la divertissait de mentir comme un mari prétextant l’ouverture de la chasse, — la femme de chambre d’une très belle demoiselle qui, sur le point d’être mariée, lui avait envoyé sa photographie. Caprices médiocres ! luxures presque vulgaires ! anecdotes ressemblantes à la banalité des romans libertins. Mais à toutes ces frivoles abominations elle mêlait la solennité qui était en elle ; elle rendait terrible ce qui, sans elle, n’eût été que bizarre ; imposait le destin aux hasards. Faire de toute aventure un événement magnifique ou sinistre par le seul fait qu’ils y participèrent, c’est le privilège des héros ou des monstres. Et ses criminels amusements laissaient à ses complices des rêveries, faisaient que, la nuit, tout à coup réveillées, elles considéraient l’ombre avec des yeux écarquillés. Elle ne s’inquiétait pas des remords qu’elle semait dans les âmes. Presqu’un an tout entier, elle se divertit de tant de jolies personnes affolées ; elle avait aux lèvres la fatuité de cent petites victoires, dont s’augmentait son diabolique triomphe. Et c’était charmant, toutes ces bouches pleines de baisers, qu’elle vidait en riant, comme on hume, au dessert, une liqueur des îles ou le tockay en de petits verres de Bohême ; très longtemps elle crut qu’elle n’avait jamais été aussi gaie ni aussi heureuse.

Elle s’ennuyait de plus en plus.

Aucun moyen de se cacher à elle-même cette vérité lugubre : l’ennui la hantait. Et ce n’était pas seulement durant la naturelle langueur des lendemains, qu’il se glissait, s’établissait en elle (à ces moments-là, il aurait pu n’être qu’une mélancolie des sens trop assouvis, des nerfs rompus, un reste de bonheur fatigué d’avoir été excessif) ; pendant même les plus affolantes obstinations du baiser, aux heures où, naguère, l’universelle vie se résumait pour elle dans le sursaut longtemps espéré d’une lèvre sous sa lèvre, où, avec la suprématie d’un dieu qui contraindrait les âmes à entrer dans son paradis, elle obligeait ses élues à la joie, il lui venait tout à coup, près des plus belles, près des plus désirables et des plus désireuses, une tristesse d’être là, un besoin d’être ailleurs. Ailleurs ? Où donc ? Elle ne savait pas. Ailleurs. Elle se demandait pourquoi elle se trouvait dans cette chambre, sur ce lit, à côté d’une table où les verres à demi vides faisaient penser à une incomplète ivresse, sous les lampes dont la clarté même éveillait l’idée d’une extinction prochaine. Et elle s’écartait brusquement, la tête entre les mains. Un seul besoin : s’enfuir. Elle songeait, parfois, qu’elle pourrait courir à travers un pays où il n’y a personne, dans des herbes mouillées, traverser nue une rivière, s’y laver dans la fraîcheur, s’y laver non seulement le corps mais l’âme, et, de l’autre côté de l’eau froide et saine, dans une prairie, revêtir des habits blancs et, très loin, cheminer de compagnie avec des gens de village qui s’en vont le dimanche à quelque frairie sous les arbres. Tandis que l’occupait cette niaise chimère d’une échappade aux champs, ses yeux, c’était étrange, — ses yeux secs, comme brûlés, — devenaient humides ; et un regret l’emplissait toute. Regret, de quoi ? Mais celle qu’elle avait laissée, sur l’oreiller, se tournait vers elle, la regardait d’un air d’étonnement et de reproche. Le songe puéril d’une robe blanche à travers les plaines fleuries, n’était pas permis à Sophor. Ni aucun autre rêve. Elle n’avait pas le droit de se soustraire à l’achèvement de ce qu’elle avait exigé, entrepris. Il fallait qu’elle tînt la promesse de ses yeux troublants et violents, de ses chuchotements à voix basse ; qu’elle justifiât sa renommée. On ne jette pas une femme dans un lit, après l’avoir tentée de frôlements dont on sait l’irrésistible puissance, pour la quitter ensuite, nerveuse et tout l’être en alarme, et rougissante de son inutile nudité ; il est indispensable d’accomplir ce que l’on contraignit à désirer, on n’écarte pas sa bouche des baisers qu’on implora. S’en aller, être seule, ce serait si bon ! de la joie ? non, puisque la joie n’est plus : du moins ce ne serait pas la simulation de la joie, qui est le plus désolant des travaux. Hélas ! elle se résignait. Elle devait, elle paierait. Elle ressaisissait la chair lâchée un instant. D’une violence qui s’exaspérait au mensonge, elle la réduisait à des cris d’assassinée ; presque haineuse d’être sans amour. Rarement elle réussissait à être sa propre dupe, rarement elle pensait éprouver en effet ce qu’elle aurait dû ressentir. Quand elle retombait sur le lit, comme mourante, à côté de la presque morte, sa feinte pâmoison n’était qu’un prétexte aux rêveries mornes de l’ennui ; elle la prolongeait, cette inertie, longtemps, très longtemps, tant elle craignait le réveil qui l’obligerait à des caresses.

Elle avait cru devoir à la monotonie de sa liaison avec Céphise cette espèce de spleen ; l’impossibilité de s’en délivrer en l’illusoire des passagères ivresses, la conduisit à penser qu’elle ferait bien de revenir toute à son amie. La seule chose qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne voulait pas supposer, c’était que son ancien désir vers la beauté féminine se fût enfin lassé : elle avait l’indomptable orgueil d’être demeurée pareille à elle-même. Jamais elle ne subirait l’humiliation de s’avouer moins capable des exultations de jadis. Et, avec d’emportées espérances, elle se rempara de Céphise stupéfaite et ravie. Elle se forçait à la trouver infiniment désirable. Elle se jurait que même dans les premiers temps de leur amour elle n’avait pas connu, à la tenir entre ses bras, un si absolu ravissement. L’ennui ? il s’agissait bien de cela maintenant ! elle avait été malade, rien de plus ; voici que la santé lui était revenue et qu’elle était l’assidue amie de la plus séduisante et de la plus aimante des femmes. Si, quelquefois, les soirs, — quand Céphise allait et venait dans la chambre, toute blanche et rosée sous le diaphane brouillard de la chemise, — Sophor, malgré elle, se sentait envahie d’un besoin de solitude, tentée d’un bâillement, elle passait dans la pièce voisine, tirait d’un buffet quelque bouteille de liqueur ou de vin capiteux, la vidait presque entièrement d’une seule aspiration, reparaissait, les yeux allumés ; et la griserie, tandis qu’elle saisissait trop éperdument Céphise, lui rendait l’illusion du désir. Mais, bientôt, ni la volonté d’aimer, ni l’exaspérant alcool, ne réussirent à la persuader de la sincérité de ses concupiscences : au moment de rejoindre son amie, qui, du lit, lui tendait ses beaux bras nus dans les dentelles, elle supputait la longueur, la morose longueur du temps qui s’écoulerait avant l’aube, avant l’heure où le sommeil ne serait pas une offense. De toutes les gênes dont une puissance inconnue châtie l’humanité, il n’en est pas de plus exécrable que le plaisir quand il est devenu une servitude. Baiser des lèvres si jeunes, si fraîches, si exquises qu’elles soient, quand on a cessé de les désirer, c’est la pire des tortures ; et ceux-là ne sauraient se faire une idée de la joie réservée à l’évadé d’un bagne, qui n’ont pas détourné leur bouche, enfin, après tant d’hypocrites essoufflements, d’une bouche qu’ils ne convoitent plus. Pas d’enfer comparable à la caresse lorsqu’elle cesse d’être un paradis. La baronne Sophor d’Hermelinge connut la corvée d’aimer. Seules, les extrêmes fatigues la délivraient, un instant, des répugnances ; les nuits, après les travaux, elle tombait, à côté de Céphise endormie enfin, en une morne hébétude ; elle enfonçait, comme dans de la poix, en l’opaque néant, voulait enfoncer davantage. Mais un instinct survivait : celui de voir la clarté matinale, d’ouvrir les fenêtres, de faire s’échapper vers les lointains frais du ciel cette odeur de bouches dont la chambre était pleine. Puis, peu à peu, ces projets, avec des lueurs d’issue : dès que le jour serait tout à fait levé, elle éveillerait Céphise, lui dirait qu’il est temps de partir : « Tu ne vas pas au Bois faire une promenade à cheval ? je te rejoindrai, avant midi, au pavillon d’Armenonville. À propos, tu sais, tu répètes de très bonne heure, aujourd’hui. » Et, souvent, elle avançait la pendule, pour que son amie, qu’elle secouait d’un mouvement en apparence involontaire, s’étonnât d’avoir dormi si tard, s’écriât : « Ah ! mon Dieu, il faut que je me sauve. » Et, Céphise rhabillée, Sophor trouvait interminables les baisers qu’elles échangeaient près de la porte, sous la voilette relevée dont le frôlement, à son front, l’agaçait.

Seule, elle revenait vite dans la chambre, entrebâillait les croisées, se recouchait, jetait l’un des oreillers, — celui de Céphise, — aspirait l’air clair, largement ; et il y avait dans toute elle le soulagement qu’une femme éprouve lorsqu’elle vient d’arracher un corset qui l’étouffait.

Mais elle ne s’endormait pas.

Elle réfléchissait, plus lucide, s’efforçait de se comprendre. Que la convoitise fût morte en elle, elle ne voulait pas l’admettre, non, non, cent fois non ! Elle affirmait violemment à quelque invisible contradicteur qu’elle serait sans fin la victorieuse des mâles bafoués, la conquérante insatiable des jeunes femmes. Seulement, — oui, voilà ce qui était probable, — son désir, par l’expérience du plaisir, s’était raffiné ; ce qui, en elle, ressemblait à de la lassitude n’était que le noble dédain des trop banales joies. Et elle s’enorgueillissait de ne pas être heureuse en de médiocres bonheurs ; s’étonnait de s’être, naguère, si aisément satisfaite. Elle prenait en mépris les femmes qu’elle avait eues, qu’elle avait. Comment avait-elle pu se plaire auprès de Magalo, petite créature faussement aventureuse, et stupide au fond, peu jolie d’ailleurs, impudemment maquillée ; une fille à qui les hommes font signe dans la rue ou dans les bals, et qui passe devant, pour être suivie ! Sophor avait accepté les restes des avoués de province venus à Paris pendant les vacances. D’autres, après Magalo, n’avaient pas mieux valu qu’elle. Ces femmes du monde ! elle ne pouvait s’empêcher de hausser l’épaule d’un air de pitié, quand elle songeait à la pruderie de leurs consentements, aux réticences imbéciles de leurs plus éperdus abandons ; et quelques-unes étaient des espèces de cocottes, plus cupides. Elle avait été exploitée, oui, exploitée, par Mme de Grignols ; cette phthisique se faisait payer, d’une bague ou d’une facture acquittée, le risque d’une toux. Marfa Petrowna ? une énergumène enragée par la certitude de ne jamais connaître les ivresses qu’elle se targuait de vouloir, et chez qui, peut-être, cet enragement même n’était pas sincère. Une seule avait été délicate et attendrissante : Silvie Elven ; pauvre petite femme toujours prête à rendre l’âme, qui avait, quand on la serrait un peu fort, des sensitivités suppliantes, d’exquises façons de mourir ; vierge chaque fois, et toujours étonnée de ne plus l’être, et le redevenant dès la menace d’une nouvelle caresse, pourtant si souhaitée. Quant aux autres, — Rosélia Fingely, Valentine Bertier, Luce Lucy, et leurs pareilles, — elle n’y songeait qu’avec un rire qui se moque. Amoureuses ? non pas ; accepteuses du plaisir, ou feignant de le prendre, d’où qu’il vînt. Elles ôtaient chez leur maîtresse des chemises froissées des caresses d’un amant. Les moins méprisables, celles qui, vraiment, s’abandonnaient sous le baiser à quelque enchantement, ne faisaient pas de différence entre la bouche féminine et la bouche virile ; comme des buveurs grossiers ne discernent pas les crus d’avec les crus ni un verre d’un autre, sont contents pourvu qu’ils se grisent. Yvonne Lerys, se trompant dans la secousse extrême, râlait languissamment un nom d’homme en l’étreinte de Sophor, comme sans doute elle geignait : « Sophor » entre les bras de son amant. À n’en plus vouloir, de toutes ces femmes, à s’ennuyer de leurs mensongères ou banales extases, Mme d’Hermelinge trouvait une juste fierté. Pour ce qui était de Céphise, elle ne se faisait pas illusion sur cette belle créature. Belle, certainement, et jetant des chaleurs parfumées quand elle remuait ses cheveux ! Mais quoi ? une sorte de magnifique bête, rien de plus, affinée par la vie, subtilisée par l’art, toujours instinctive pourtant ; aimant comme on mange et comme on boit, fidèle non pas à son amie, mais à sa joie, jalouse non pas de sa maîtresse, mais des délices qu’elle en attend ; morne, après une nuit sans baisers, ainsi qu’une chienne à jeun. Simple et directe, Céphise était incapable de concevoir ce qu’il y a de triomphe dans le mépris de l’amour viril. Resplendissante, toute de neige chaude et d’or, et bonne, oui, à arborer, un soir de victoire, comme un palpitant drapeau de chair ! mais, ni grandeur ni révolte. Servante du lit.

Donc il était légitime, naturel, l’ennui qui hantait Sophor ; la seule chose extraordinaire, c’était qu’elle ne l’eût pas éprouvé plus tôt. Ah ! toute son espérance, jadis déçue, allait vers une seule, si lointaine ! Depuis quelque temps surtout, elle évoquait les années de jadis, et, dans le trouble et clair éloignement, comme une apparence d’ange parmi des brumes paradisiaques, Emmeline tremblait, diaphane. Emmeline ! ce nom, elle ne le proférait pas, elle l’entendait comme un écho très ancien de cloche matinale. Et voici qu’elle revivait les jeux dans le double jardin, les promenades en forêt, les emportements près du clavecin d’où leurs rêves s’envolaient en musique. Elle revoyait la fuite à travers la pluie obscure, la petite maison de bois au bord de la rivière. Hélas ! qu’elles avaient été heureuses dans l’île. Toutes les voluptés dont elle s’était, depuis, infatuée, comme elle en eût échangé le souvenir contre la fraîcheur d’une seule goutte de l’eau qu’elle laissa choir sur les petits pieds de l’enfant. Ces chers petits pieds blancs et roses, çà et là veinés de bleu ! le glacé de la peau si fine et si lisse luisait sous la transparence glissante. Et elle se rappelait le tenace, l’infini baiser où elles s’étaient l’une l’autre absorbées. Justement parce qu’elle n’avait pas été possédée, Emmeline restait exquisement désirable. La vision, au loin, du corps virginal sur l’étroite couche, — de ce corps devant lequel s’exaspéra l’ignorant désir de Sophor — était comme une lueur de très pure neige et d’aube. Comme le destin l’avait frustrée du seul être qu’elle eût véritablement aimé ! Tant de femmes, toutes les femmes ! hors cette jeune fille. Et voici que, désormais, toute sa vie se tournait vers Emmeline. Elle était comme un voyageur qui voudrait revenir sur ses pas, vers le paysage entrevu au réveil. Si elle n’avait pas perdu Emmeline, quels jours divins elle eût vécus ! au lieu des vaines convoitises vers trop de médiocres créatures, un seul amour constant, serein, sacré, l’eût emplie toute ; elle aurait été, éternellement, l’amoureuse sœur d’une ange, l’épouse angélique d’une vierge. Sans doute, à présent que la science, hélas ! était en elle, elle n’osait se dire à elle-même qu’elle eût longtemps respecté les innocences d’Emmeline ; elle l’aurait possédée, puisque l’amour est fait de désir, puisque l’âme se réalise en chair ; c’eût été, ce serait encore de délirantes joies ; ah ! dieu, sa bouche ! pour retrouver l’extase d’un baiser sur cette bouche, elle aurait accepté d’y boire, dans les fraîcheurs du souffle, un poison dont on meurt tout de suite ! Mais ses ardeurs se seraient épurées à cause de la pureté d’Emmeline. Sophor finissait par concevoir le lit qu’elle eût partagé avec son unique amie comme une auguste couche nuptiale où la sensuelle extase s’idéalise, se divinise. Ses plaisirs auprès d’autres femmes lui semblaient, maintenant, des débauches ; son amour pour Emmeline aurait eu des chastetés d’hymen. Et elle adorait, dans la pénombre de son ennui, cette lumière, Emmeline, blancheur et candeur. Tout ce qui est clair, serein, sacré, se résumait en cette vague apparition, là-bas. Il y avait une ressemblance entre la dévotion que, parmi les sales tristesses de sa vie, Magalo avait eue pour Sophor, et la ferveur qui, dans Sophor, à présent, s’exaltait vers Emmeline. Au sortir de quelque monstrueux péché, elle s’innocentait en cette religion, comme on se laverait dans une rosée baptismale ; d’autres fois, il lui semblait que la vision d’Emmeline, dont elle se sentait frôlée, se posait sur son épaule, comme une colombe.

De sorte que, longtemps inavouée, la pensée de revoir son amie d’enfance enfin la posséda toute, ne la quitta plus.

La revoir ?

Hélas ! Emmeline ressemblait-elle encore à la jeune fille d’autrefois ? Tant de jours, de mois, d’années, avaient passé. Mariée, la si chère devait être bien différente de ce qu’elle fut. D’ailleurs, qu’espérait Sophor ? Est-ce que la possibilité d’une tendresse renouvelée et désormais continue lui apparaissait, au loin ? Est-ce qu’elle concevait le dessein d’un avenir fait de toutes les douceurs du passé et d’autres douceurs aussi ? Elle ne s’interrogeait pas. Quoi qu’Emmeline fût devenue, — elle devait être adorablement jolie, toujours, — quoi qu’il dût résulter de leur rencontre, Mme d’Hermelinge avait besoin de la revoir, voilà tout, comme, la bouche affadie de sucre liquoreux, on aurait envie d’un flocon de neige qui vous fondrait entre les dents vers la gorge. En présence de la seule amie, elle serait tout à coup délivrée des langueurs et des rancœurs, heureuse. Et, enfin, c’était résolu, elle la reverrait.

La difficulté de mener à bien son projet lui en fit désirer plus encore la réalisation ; tout de suite, ardemment, elle s’occupa des moyens de réussir. Pour retrouver les traces de la disparue, que faire d’abord ? Ce qui rendait l’entreprise peu aisée, c’était qu’Emmeline, mariée on ne savait où, en quelque lointain pays de France, à l’étranger peut-être, portait maintenant un nom inconnu de Sophor ; et tant que ce nom resterait ignoré, comment orienter les recherches ? Mais, pas du tout, elle ne savait ce qu’elle disait : il n’était pas indispensable de savoir comment s’appelait le mari d’Emmeline ; il suffisait de découvrir ce qu’était devenu le baron Jean. Il n’avait pas dû demeurer bien longtemps au Sénégal ; il était rentré dans son pays ; il devait être, à présent, dans quelque grande ville de province, chef de bataillon, ou colonel, général peut-être ; et, après s’être renseignée, Mme d’Hermelinge enverrait quelqu’un d’intelligent et de sûr qui ferait parler les domestiques du baron ; à coup sûr ils n’ignoraient pas où habitaient la sœur et le beau-frère de leur maître. Ainsi, c’était possible, c’était sûr : elle retrouverait Emmeline ! Oh ! mon Dieu, une angoisse lui étreignit le cœur. Si Emmeline était morte ? Même très jeune, on meurt ; les plus exquises s’en vont souvent les premières. Cette idée : Emmeline morte, mise dans la terre, devenue l’horrible chose en quoi s’achèvent les cadavres, la comblait d’épouvante et de désespoir. Et cependant, cela pouvait être que la mignonne eût cessé de vivre, pendant tout ce temps. Mais non, ce n’était pas vrai ! Sophor refusait de croire à l’impossibilité de la revoir. Si son amie avait été atteinte d’une maladie mortelle, elle en aurait reçu, au fond de soi, quelque mystérieux avertissement. Non, non, pas morte, bien vivante ! et tout était pour le mieux, puisqu’elles allaient se retrouver, sûrement.

Elle eut une déception. M. d’Hermelinge ne figurait pas sur l’Annuaire. C’était singulier. Avait-il été tué, dans quelque escarmouche, en Afrique ? Très inquiète — car, le baron mort, comment découvrir Emmeline ? — elle alla au ministère de la guerre, fit passer son nom à un chef de bureau qui la reçut tout de suite ; elle était une des illustrations étranges de la vie parisienne, on était curieux de la voir de près. Précisément ce chef de bureau avait connu, autrefois, le baron Jean. « Un fier soldat, dit-il, qui n’a pas volé la rosette d’officier de la Légion d’honneur. » Mais après quelques années passées, les premières au Sénégal, — où il s’était battu comme un diable, — les autres en Algérie, il avait donné sa démission, prétextant huit ou dix blessures ; on n’avait plus entendu parler de lui. Sophor écoutait, consternée. Alors, le chef de bureau : « Mais, au fait, si vous voulez savoir ce qu’est devenu votre mari, rien de plus facile. Décoré, il a droit à une pension ; à la Légion d’honneur, on ne peut pas ignorer son domicile. » Elle eut une grande joie. Une heure après, elle notait sur son carnet : « Le colonel baron Jean d’Hermelinge, à Gemmilly, par Balleville, Eure-et-Loir. » Il ne s’agissait plus maintenant que de trouver un adroit émissaire… Un émissaire, pourquoi ? elle pouvait bien elle-même aller à Gemmilly, elle-même interroger les gens ; elle éviterait ainsi les angoisses de l’attente oisive, l’anxiété s’use dans l’activité ; et elle serait plus vite informée. L’idée de se rapprocher de son mari ne lui causait-elle pas quelque appréhension ? elle ne songeait qu’à Emmeline. D’ailleurs elle n’aurait pas besoin de s’exposer à une fâcheuse rencontre. Dans un des hôtels de la ville, ou plutôt, à l’auberge de la bourgade, — car Gemmilly n’a que quatre ou cinq cents habitants, — on savait, c’était probable, tout ce qu’elle souhaitait d’apprendre ; Emmeline et son mari, plus d’une fois, avaient dû visiter M. d’Hermelinge. Puis, en somme, dût-elle, rôdant autour de l’habitation du baron, se trouver en présence de son mari, en être reconnue, où serait le péril ? Peut-être même n’aurait-elle pas été fâchée de revoir face à face l’homme qui l’avait torturée et battue, et, forte maintenant, délivrée de l’hymen, ne pouvant plus en être reprise, de jeter à la face de l’époux son mépris toujours vivace et sa furieuse rancune. Enfin, il s’agissait bien de cela ! Sans même avoir prévenu Céphise d’une absence qui se prolongerait peut-être plusieurs jours, — parler à Céphise, en un moment où elle se redonnait à Emmeline, lui aurait été insupportable, — elle partit de grand matin ; de son coin de wagon, elle voyait à travers la vitre la fraîcheur verte des plaines, des bois, la gaieté du soleil dans l’air traversé d’oiseaux. Voici que le printemps était aussi en elle. Elle se sentait pleine de choses vives et fraîches ; elle renaissait, comme ce paysage ; de même que, en ces aubespins tout le long de la voie, fleurissait l’oubli des noirs squelettes épineux qu’ils furent si longtemps, elle ne savait plus qu’elle avait été morose et acerbe. Et ce n’était pas vrai que tant de jours se fussent écoulés, qu’elle eût trente ans ; elles étaient, Emmeline et elle, aussi jeunes que jadis ; elles n’avaient jamais cessé d’être tendres et heureuses. Tout à coup, elle se pencha, ravie, en avant de la portière, parce que la grande avenue d’un château, là-bas, ressemblait à cette allée de forêt, où un jour, après la pluie, elles avaient joué comme des folles, et tourné, tourné longtemps, en se tenant par les mains, sous le parasol de leurs cheveux mêlés et envolés. Eh bien ! ces jeux de fillettes, elles les recommenceraient ; elles s’en iraient ensemble le long des routes vers les bois. Sophor ne doutait pas de l’obéissance d’Emmeline. Dès une parole, dès un signe, Emmeline s’en viendrait, sans souci de son mari ni d’aucune autre personne. Et elles partiraient tout de suite. Où iraient-elles ? dans l’île. La maison devait exister encore. Elles y logeraient, sans domestiques, comme jadis, feraient venir de l’hôtel les déjeuners et les dîners ; elles seraient seules sous les grands arbres, se courraient après, en se jetant des fleurs, sur la pelouse. Et ce serait l’adorable idylle d’autrefois, plus délicieusement amoureuse. Car maintenant Sophor n’ignorait plus rien de tout ce qu’Emmeline, si chastement, si inconsciemment, avait désiré. Elles ne se sépareraient pas, les soirs, devant la porte de la chambre enfin nuptiale ; l’espoir de la fiancée ne serait pas déçu par l’inexpérience des baisers ; ravie, elle ne s’enfuirait plus, comme elle avait fait, comme elle avait eu raison de faire ; et aucun bonheur humain n’égalerait le pur et parfait ravissement des belles épousées.

À peine entrée dans la seule auberge de Gemmilly, qui est toute voisine de la gare, dès qu’elle eut commencé d’interroger l’hôtelière, grosse femme rougeaude au ventre énorme, traînant sur le carrelage de la salle des sandales retentissantes, elle eut peine à retenir un cri de joie, tant la prompte réussite de son projet dépassait ses espérances ! Le baron Jean d’Hermelinge n’habitait pas seul dans cette bourgade où il s’était établi l’an dernier ; il avait avec lui son beau-frère et sa sœur, M. et Mme de Brillac ; on la connaissait bien, et tout le monde l’aimait, Mme Emmeline, parce que chaque fois qu’elle descendait dans le village, elle ne manquait jamais de s’arrêter sur la place pour distribuer des sous et des gâteaux aux gamins qui jouent à saute-mouton, pieds nus, autour de la fontaine ; et toute la famille logeait en haut du chemin qui monte entre le bois d’acacias.

— Tenez, de cette croisée, vous pouvez voir la maison. C’est la plus belle du pays.

La maison d’Emmeline ! on pouvait la voir ! Sophor s’était élancée, et, penchée entre les deux battants, elle contemplait avidement la bâtisse de briques éclaboussée de jour, avec sa toiture d’ardoise pétillante d’un semis de poudre d’or, avec ses fenêtres qui s’avivaient de soleil. Jamais elle n’avait rien vu de plus lumineux que cette demeure. Plus loin, au delà de trois grands bouquets d’arbres, qui se balançaient harmonieusement, la colline fleurissait sous le diaphane azur ; et la route montante vers la façade rose, que nuageait çà et là l’ombre vacillante des vignes folles remuées par la brise, était si claire, si dorée entre les acacias qui la jonchaient de blancheurs rougissantes pareilles à des papillons posés, qu’elle faisait penser à ces rayons qui, des gloires du paradis, descendent vers la terre en s’évasant ; sortes d’échelles jetées aux retours des divins voyageurs et par où les anges exilés remontent dans le ciel. Ah ! d’exil plus cruel que celui de Sophor, jamais il n’en fut ! Mais elle rentrerait dans l’amour par ce chemin de soleil et de fleurs.

Eh bien ! que faisait-elle là, à la fenêtre ?

Pourquoi ne s’élançait-elle pas vers Emmeline si proche ?

Elle sortit très vite de la salle, traversa la place presque en courant, commença de grimper la jolie route fleurie. « En voilà une, pensa l’hôtelière sur le seuil de l’auberge, qui est pressée de revoir ses amis ; bien sûr, c’est une bonne nouvelle qu’elle leur apporte. » Sophor se hâtait de plus en plus. Dans tout le charme souriant dont l’enveloppait la nature printanière, il y avait pour elle la présence d’Emmeline ; ces couleurs, ces fraîcheurs, et le pur jour, et l’odeur des acacias et les gazouillis des oiseaux, c’était Emmeline ou le pressentiment d’Emmeline ; en marchant, elle cueillit une branche d’églantier tout épanouie, qu’elle baisa à pleine bouche, petite touffe de lèvres parfumées.

Elle s’arrêta.

D’abord, en l’excès de sa joie, elle n’avait pu réfléchir, se rendre compte, posément, des choses. Il fallait se tracer une ligne de conduite, raisonnable. Se faire annoncer, entrer, dire au baron d’Hermelinge : « C’est moi, je viens chercher votre sœur, faites-la prévenir que j’arrive, et que je l’emmène », rien de plus absurde. Il la chasserait, l’outragerait. Puis, il y avait, près du frère, le mari. Le mari ! Ces derniers temps, depuis que la hantaient si adorablement le souvenir et le désir d’Emmeline, elle avait souvent songé à cet homme ; mais, de lui être inconnu, de n’avoir aucun nom, il ne lui apparaissait pas comme véritablement existant. À présent qu’on l’avait nommé devant elle, qu’elle voyait la maison où il logeait, il se réalisait ; et Sophor en fut jalouse. « M. et Mme de Brillac. » Elle entendait la parole de l’hôtelière. Elle signifiait, cette parole, des baisers, des caresses, des tutoiements, un lit où l’on couche à deux. Oh ! elle le détestait, le mari ! Mais elle se contint. La rage lui aurait conseillé quelque imprudence. Plus tard, elle imaginerait un moyen d’assouvir sa haine contre celui qui possédait Emmeline. En ce moment, elle ne devait voir en lui qu’un obstacle ; obstacle malaisé à vaincre ; tout autant, plus encore que le baron Jean, M. de Brillac avait le droit de celer Emmeline, de repousser l’intruse. Il ne fallait donc pas songer à une lutte franche, qu’elle aurait préférée, mais procéder sournoisement, réussir grâce à quelque stratagème. Avertir son amie par une lettre que porterait une fille du village ? tentative dangereuse ; la lettre tomberait peut-être entre les mains du frère ou du mari ; et tout serait compromis ; on enfermerait Emmeline, ou on l’emporterait. Une idée lui vint, qui lui parut excellente, avec ceci de fâcheux pourtant qu’elle ne pouvait être mise à exécution sur-le-champ, que le choix du jour et de l’heure serait laissé au hasard. Mais, puisque aucun autre moyen ne s’offrait, elle userait de celui-là. Mme de Brillac descendait quelquefois sur la place, seule, pour donner des gâteaux et des sous aux petits enfants qui jouent ; eh bien ! Sophor se tiendrait, du matin au soir, à l’une des fenêtres de l’auberge, au rez-de-chaussée ; elle attendrait qu’Emmeline vint du côté de la fontaine ; alors elle l’appellerait, se ferait reconnaître, l’entraînerait dans l’hôtel, la déciderait à partir, et, par le premier train, elles s’enfuiraient n’importe où ! Elle se résigna donc à l’attente. Elle retourna vers le village. Mais non, c’était trop affreux de sentir Emmeline si voisine et de s’en aller sans l’avoir aperçue seulement ! Elle consentait à attendre avant de fuir avec elle, à ne pas l’embrasser encore, à ne pas lui parler encore : elle n’avait pas la force de renoncer à la voir dès aujourd’hui. Il fallait qu’elle la vît ! Et ce n’était pas impossible, cela. Qui donc l’empêchait de monter jusqu’à la maison, de rôder devant la grille ou le long de la haie, de guetter les fenêtres ? Quel délice si elle la devinait, même très loin, accoudée, au rebord d’une croisée ! Il y avait ce danger d’être surprise par le baron d’Hermelinge. Danger peu probable. Elle avait changé depuis tant d’années, et sa voilette était très épaisse ; puis elle prendrait patience jusqu’à la montée de la nuit ; alors, voilée de dentelle et d’ombre, personne ne verrait ses traits. Oui, elle resterait jusqu’au crépuscule dans le bois d’acacias ; mais, dès les premières étoiles, elle se glisserait entre les arbres vers la maison de briques, tournerait à l’entour, jusqu’à ce que par une porte ou par une fenêtre elle vît, oh ! rien qu’un instant, l’adorée. Peut-être aurait-elle cette chance de la regarder marcher dans quelque allée du jardin, en peignoir blanc, toute seule, et rêveuse ? Une douceur infinie emplit Sophor à cause de l’idée qu’Emmeline quelquefois, sous les branches, pensait à elle en se promenant, le soir. Elle pénétra plus avant dans l’épaisseur du bois fleuri ; ne voyant plus le chemin, elle supposa que, de là-bas, on ne pouvait plus la découvrir ; et elle s’assit dans les fougères, demeura immobile, le coude au genou, le menton dans la main. Elle avait les yeux ensoleillés d’espoir ; ses lèvres s’ouvraient en des aspirations de baisers. Ah ! cela était bien vrai, que le seul salut possible résidait dans Emmeline, puisque, d’en être moins loin elle se sentait heureuse et apaisée, malgré tant d’impatiences. L’extraordinaire, vraiment, c’était qu’elle fût si longtemps demeurée sans le besoin de la reconquérir, à tout prix. Que d’années perdues, qui auraient été si douces ! Mais il ne fallait songer qu’à l’avenir si beau ; Sophor s’emparadisait en le rêve des délices prochaines, se demandait si elle ne deviendrait pas folle de ravissement, à l’heure où l’unique chérie lui rendrait le parfum pas oublié de ses lèvres.

Tandis que l’ombre montait, rampant entre les bruyères, grimpant aux arbres comme pour aller dénicher dans les branches les lueurs roses du couchant pareilles à des oiseaux de flamme, Sophor revint lentement vers la route, la suivit jusqu’à la façade, en marchant du côté le plus sombre, vêtue d’un impalpable manteau de crépuscule ; et quand elle vit la grille, et la pelouse, au-delà, avec sa corbeille de roses, elle évita de passer devant la maison, longea la haie vers la colline. Elle fit lentement le tour du petit parc. Elle s’arrêtait de temps en temps, se hissait sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus les verdures, ou se baissait pour voir par quelque ouverture entre les épines. Personne. Elle continua de marcher. C’était presque la nuit, pas une fenêtre ne s’allumait. L’avait-on trompée ? la maison était-elle vide ? Le baron d’Hermelinge, avec sa sœur et son beau-frère, était-il parti pour quelque voyage ? Ah ! mon Dieu, si son espoir était trompé ! si son amie n’était pas dans cette maison ! Elle fut vite rassurée. Le son d’un piano venait jusqu’à elle. Ce devait être Emmeline qui jouait ; sûrement c’était Emmeline. Sophor reconnut un air de danse. Elle eût préféré entendre une autre musique, plus subtile ou plus violente, mystérieuse, l’une de celles où, dans leur élan vers l’inconnu, jadis, elles mêlaient leurs âmes ! Emmeline avait toujours aimé la musiquette. Elle avait tort. Non, elle ne pouvait pas avoir tort. Il s’accordait à sa nature ingénue, et futile, pas compliquée, pas sublime, ce goût des thèmes simples et vifs, qui troublent peu, qui amusent. Puis, n’importait l’air, puisqu’il s’envolait des doigts d’Emmeline ! Chaque note entrait dans le cœur de Sophor comme une goutte de miel qui s’ouvre et se dilate en flamme ; et le rythme banal la berçait en des bras d’ange, vers le ciel. Une cloche sonna, le piano se tut ; du perron, une forte voix d’homme cria vers une fenêtre du premier étage : « Eh bien ! descends-tu ? Ton mari est déjà à table, tu sais qu’on dîne sous la tonnelle, dépêche-toi, j’ai une faim de loup. » La voix du baron Jean. Sophor l’avait reconnue. D’instinct, elle s’écarta, faillit prendre la fuite. Mais elle se méprisa à cause de cette peur ; elle se retrouva près de la haie juste à temps pour entrevoir la disparition d’une blancheur de robe vers une clarté, au loin, sous un arc de rameaux frêles. C’était là-bas, de l’autre côté du parc, que la table devait être mise. Elle marcha vite, le long de la haie, tourna, tourna encore ; elle fit halte. Elle entendait des bruits de cuillères et d’assiettes. Les branches écartées, elle distingua cinq ou six convives autour d’une nappe, sous les globes de deux lampes où se heurtaient des phalènes ; une fumée sortait d’une grande soupière en faïence.

Elle vit Emmeline.

Elle renversa la tête en arrière, très vivement, parce qu’en se précipitant elle avait déchiré son visage aux épines ! Mais elle se rapprocha, et elle regardait, regardait toujours, haletante.

Les dîneurs avaient grand faim. D’abord ils ne parlèrent pas. Ils se penchaient vers la table, la cuillère pleine allant de l’assiette à la bouche, redescendant de la bouche à l’assiette ; on entendait les bruits gras de la soupe entre les joues gonflées. Cela donne appétit, l’air de la campagne. Le baron Jean dit dans un gros rire : « Ma foi, je reprends du potage. » Il avait engraissé, en se renforcissant. Sa barbe et ses cheveux blancs, courts, drus, brutaux, lui hérissaient la tête d’une neige bourrue, et il respirait du ventre, largement ; il avait, épanoui en sa joviale rudesse, l’air d’un géant content. M. de Brillac, robuste sous son habit de chasseur, montrait une face très rose, qui riait d’aise, sans raison précise, parce que la vie est bonne ; et Mme Emmeline, très blanche, plus belle que jolie, engraissée, sans corset en son peignoir de bazin blanc que serrait une ceinture de même étoffe, s’interrompait à chaque minute de manger pour faire avaler à une fillette perchée sur une haute chaise du pain trempé dans le bouillon ; et elle essuyait avec sa serviette la bouche de la petite qui disait : Encore ! Deux autres enfants, un garçonnet de dix ou douze ans, une demoiselle un peu plus jeune, étaient assis entre M. d’Hermelinge et M. de Brillac, en face d’Emmeline ; ils s’envoyaient des coups de pied sous la table, sans quitter leurs assiettes des yeux. La mère, qui les surveillait sans en avoir l’air, leur disait par instants : « Eh bien, Gaston ? eh bien, Constance ? » Mais le baron Jean, la bouche pleine : « Bah ! laisse-les s’amuser. Quand j’étais petit, je donnais toujours des coups de soulier contre une jambe de la table. Ça avait usé le bois, à la fin. Un jour qu’on servait un grand plat avec un gigot dedans, la table, sous le poids, fit la culbute, comme un infirme à qui manque sa béquille. » Tout le monde éclata de rire. Ce devait être la centième fois que ces bonnes gens entendaient cette histoire. Jamais elle ne leur avait paru aussi drôle. Pourtant Emmeline répliqua : « Si c’est comme ça que tu m’aides à bien élever ta nièce et ton neveu ! Tu devrais au contraire… » Elle n’acheva pas, parce qu’elle fut obligée de mettre très vite la serviette sous le menton de la toute petite qui avait fourré dans sa bouche un trop gros morceau de pain mouillé et ne pouvait pas l’avaler. « Moi, dit M. de Brillac, tandis qu’une servante aux bras nus lui changeait son assiette, il m’est arrivé une chose joliment curieuse aujourd’hui. Figurez-vous que je me promenais le long de la voie du chemin de fer, j’entends le sifflet d’une locomotive, je me dis : « Bon, voilà des imbéciles qui s’en vont au diable, tandis qu’ils pourraient rester chez eux tranquillement. » Mais ça m’est bien égal, les autres ; et comme il faisait pas mal chaud, — pas mal chaud pour la saison, — je m’essuyais le front avec mon mouchoir, vous savez, un mouchoir rouge, tenez, celui-ci. » Il déploya un énorme foulard, il continua : « Tout à coup, quelqu’un se jette sur moi, m’arrache le foulard, et disparaît. Jamais vous ne devineriez qui c’était ! le cantonnier. Probablement il ne savait où il avait fourré son drapeau, et je le vis qui faisait le signal avec mon mouchoir ! » Le baron Jean, tout en pouffant de rire, ne voulut pas croire un mot de cette histoire. « Brillac nous fait des contes à dormir debout ; » ce n’était pas une raison parce qu’il était né dans le département de la Gironde, pour se fiche des gens. Mais Gaston, la fourchette dans une cuisse de poulet, demanda : « Alors, papa, si tu avais eu un mouchoir blanc, le train aurait déraillé ? » Ce mot parut si comique que tout le monde se tordit de rire ; le corsage d’Emmeline était tout secoué ; et, après cette gaieté, la femme et les deux hommes, un instant silencieux, se regardèrent, l’air satisfait ; il voulait dire, cet air, que c’est bon d’être comme ils étaient, ensemble, dans cette douce soirée, entre les arbres qui donnent frais, devant des plats qui sentent bon. Un attendrissement les prenait. M. de Brillac se leva, et, après s’être essuyé la bouche avec sa serviette, il prit entre ses mains le cou de sa femme et la baisa sur les deux joues. « Voyons, René, finis, veux-tu bien finir ! — Bah ! dit M. d’Hermelinge, faites comme si je n’étais pas là. » Il riait en dessous, il avait un projet ; celui de prendre sur ses genoux la petite perchée à côté d’Emmeline. Tandis que Mme de Brillac se défendait des caresses de son mari, il allongea les bras, saisit la fillette, l’enleva, la serra contre lui. « Voilà ! je n’avais pas de femme, j’en ai une maintenant, et je veux l’embrasser. » Et il berçait la mignonne, lui faisait des risettes, tandis que les deux aînés, levés de leurs chaises et se cramponnant à ses manches : « Moi aussi, mon oncle, moi aussi, embrasse-moi ! » Tout ce remue-ménage ne prit fin que lorsqu’Emmeline, d’un ton presque sévère, en repoussant son mari d’une main sur la bouche, s’écria : « Allons, vous êtes tous des fous, les grands comme les petits, on ne finira pas de dîner, ce soir. » Justement la servante mettait sur la table une épaule de mouton farcie d’où montait un excitant parfum d’épices ; le réveil de l’appétit produisit une trêve. On se remit à manger. Braves gens, gens heureux. Ils se complaisaient en leur familiale solitude, en leur honnête oisiveté ; c’étaient des cœurs paisibles, des esprits introublés. Depuis bien des jours, certainement, ils n’avaient lu ni un livre ni un journal ; le bruit des grandes villes n’arrivait pas jusqu’à eux. Cela leur était bien égal de n’être que médiocres ; ils ne pensaient pas à cela ; ils vivaient simplement, instinctivement ; ils ne savaient plus qu’il y avait, ailleurs, des désirs, des ambitions, des peines. Quand on eut servi le dessert : « Alors, dit le baron Jean en sa grosse gaieté, d’après ce que je vois il n’y aura que l’Empereur qui ne dînera pas aujourd’hui ? — Mais si, mais si, le voilà ! » répondit Emmeline. L’Empereur, c’était un petit homme âgé de six mois, de son vrai nom Félicien ; M. d’Hermelinge l’avait surnommé l’Empereur, donnant pour raison que le mioche ressemblait comme deux gouttes d’eau à Napoléon premier, et puis, aussi, parce que, ce bébé-là, c’était le maître de la maison qui pour eux était l’univers. Une grosse fille apportait l’enfant qui, la tête toute ronde et le visage bouffi, écarquillait, hors des langes, les doigts. La mère dit : « Donnez. » Mais, avant de prendre l’enfantelet, elle dégrafa le corsage de son peignoir, fit sortir des étoffes son sein gauche, très gros, comme boursouflé, au bout large et violacé ; puis elle enleva son fils des bras de la bonne, et l’Empereur, les yeux presque pas ouverts, avec ses mains qui pressent, avec sa bouchette avide, chercha, trouva le bout du sein, y colla ses lèvres humantes, téta avec des renflements, par instants, de ses grasses petites joues ; il semblait qu’on entendît le bruit coulant du flux dont il s’emplissait. Le sein d’Emmeline se bombait sous l’aspiration, gonflait ses veines bleues, et les lèvres du petit étaient plus roses que le tour du mamelon. « L’Empereur boit ! » cria Jean d’Hermelinge en levant son verre. « L’Empereur boit ! » répéta Gaston ; sa sœur cadette, dans l’inquiétude, déjà, de la maternité future, ne regardait pas du côté de sa mère, ne s’occupait que des cerises de son assiette. Mais les yeux de M. de Brillac rayonnaient fièrement. Voir sa femme, — celle qu’on fit femme, — allaiter l’être qu’on fit vivant ! voir le corps que l’on féconda corroborer l’engendrement, quelle auguste joie ! Il ne ressemblait plus du tout au banal gentilhomme campagnard, ou au gascon qui, tout à l’heure, racontait l’aventure du mouchoir utilisé en drapeau. Il était le père attentif à la maternelle épouse. Envahi lui-même d’une solennité, le baron Jean, dans une instinctive adoration du mystère auguste qui s’accomplissait, ne parlait plus, levait les yeux au ciel plein d’étoiles qui rayonnaient complaisamment vers cette mère allaitant son petit ! Dans le grand silence, il semblait que la nature — les branches apaisées, les fleurs qui ne bougeaient presque plus, et le lumineux azur à travers le treillage de la tonnelle, — entourait de douceur approbatrice celle qui donnait plus de vie à l’enfant qui lui devait la vie.

Sophor s’enfuit ! Elle regagna la route, descendit en courant, avec la rapidité d’une pierre qui roule.

Le sein d’Emmeline ! voilà ce qu’il était devenu, ce sein de vierge, pâle, où fleurissait une rougeur presque pas rose que traversait l’ombre d’un fil d’or, ce sein où une caresse un peu trop appuyée eut laissé une blessure, ce sein qui semblait fait d’une chair d’âme !

Il s’enflait comme la gorge des nourrices qu’on voit sur les bancs des promenades, il écarquillait sa cîme violâtre et grumelée pareille à une vieille fleur trop épanouie. Et il allaitait ! Un mâle, à ce sein, aspirait de la virilité. Elle avait vu des gouttes blanches couler sur la molle rondeur. Il était, — ce sein d’amour si exquis autrefois en sa virginité stérile, — vilainement et exécrablement maternel ; la succion y déshonorait le souvenir du baiser ! Sophor ne s’inquiétait pas, en ce moment, du baron Jean ni de M. de Brillac, si contents, si joyeux, ni des enfants, vivants témoignages des maritales caresses ; elle ne songeait pas même au visage alourdi, trop gras et trop blanc, d’Emmeline ressemblante à une pesanteur fatiguée. Elle voyait cet horrible sein plein de lait ! et elle s’enfuyait éperdument. C’était l’impossibilité du salut qu’elle avait trouvée au bout de son pèlerinage. Pleine de l’ennui de tant de réalisations, elle s’était précipitée vers Emmeline comme vers le seul délice resté inconnu : sa suprême espérance s’achevait en cette déception. Alors, quoi ? que lui restait-il ? On ne peut pas vivre pourtant sans désirer quelque chose ; et ce qu’elle désirait tout à l’heure si ardemment, lui était un objet de dégoût, d’horreur. Elle était comme un naufragé qui se serait cramponné à une branche pourrie et retombe et se renfonce. Dire que cela était vrai ! dire que cela était ainsi ! qu’Emmeline était maintenant cette féconde épouse, cette nourrice. Oh ! le geste dont Mme de Brillac avait tiré du peignoir le sein pareil à une tétine ! oh ! le regard plein d’un attendrissement bestial dont elle couvait le nourrisson engraissé d’elle ! Et le plus affreux pour Sophor, ce n’était pas son dernier rêve nargué, bafoué, c’était la pensée que, désormais, l’Emmeline d’à présent lui gâterait l’Emmeline d’autrefois ; dans les songeries où son ennui cherchait des allégements, Sophor ne pourrait plus revoir son amie candide, fraîche, intacte, telle qu’elle fut. La mère se substituerait à la vierge. L’exquise forme étendue sur le lit de la maison dans l’île, aurait ce sein hideux ! et si, dans quelque chimère, elle se penchait vers la gorge où trembla l’ombre d’un cheveu d’or, ses lèvres d’amante y rencontreraient la compétition d’une petite bouche grasse, qui a soif. De sorte qu’une abominable raillerie du destin salissait l’unique blancheur, lointaine, dont s’autorisait hier encore son illusion de ne pas être irrémédiablement ténébreuse ; et sa nuit, qui n’espérait pas d’aurore, n’avait même plus cette petite étoile.

Une autre idée la poignait, dont elle ne pouvait se défaire, qu’elle subissait comme on a un cauchemar sur la poitrine : Emmeline était heureuse. Jalousie ? non certes. Malgré les dégoûts de la récente vision, elle gardait à son amie d’enfance une affection très tendre ; ce qui la navrait, ce n’était pas le bonheur d’Emmeline, c’était l’espèce de ce bonheur. Heureuse, à cause de la vie de famille, — à cause d’un mari, d’un frère, de trois enfants déjà grandis, et d’un petit qui tète ! heureuse pour avoir obéi aux lois banales de l’existence, pour avoir fait ce que font toutes les femmes ! heureuse d’avoir été, d’être une honnête et simple créature ! Il semblait qu’une volonté inconnue imposât à Sophor, en même temps que le déshonneur de son premier et dernier désir, l’exemple de la félicité qu’elle avait répudiée. Elle aurait pu être ce qu’était Emmeline ; s’asseoir, elle aussi, avec son mari et ses enfants autour d’une table, sous une tonnelle ; donner le sein à un nouveau-né qui se gave, et s’en réjouir, et bailler, dès le wisth dans le salon du rez-de-chaussée, vers le bon sommeil près de l’époux qui, dès qu’il vous a étreinte, vous baise au front et s’endort. C’est vrai, pourtant, qu’ils sont tranquilles et qu’ils n’ont pas de tristesse, et qu’ils ne font pas de mauvais rêves, ceux qui sont comme tout le monde. L’orgueil de différer ne vaut peut-être pas la paix d’être banale. On a des gloires et des hallucinations qui ressemblent à de divins sabbats ! on est extraordinaire ! on regarde les gens qui passent, par couples, avec leurs petits : « Ceux-là ne savent pas à quel point je suis étonnante ! » et l’on sourit de pitié, parce qu’ils ont l’air si niais en leur bonheur endimanché. Oui, mais ils rentrent chez eux, où le couvert est mis, où la lampe sous l’abat-jour éclaire la douce monotonie d’être honnête tous les jours, où les fillettes demandent, au dessert, le damier, pour passer le temps, tandis que les hommes, le mari, le beau-frère, les grands-parents parlent politique, s’assoupissent, les mains au ventre. Ah ! les imbéciles ! ah ! les élus ! Vous savez bien que vous mourrez, vous qui vivez ! et, pour être en repos dans le sépulcre, il faut avoir pris, dès ici-bas, l’habitude de la paix. Ce serait terrible, au moment de l’éternel sommeil, de ne pas savoir dormir. Mon Dieu ! (car Sophor pensait ce nom, par un souvenir de coutume) qu’il serait épouvantable d’être dans une bière, sans y trouver autre chose que la continuation d’avoir si longtemps veillé ! Un mort qui, sous les paupières closes, vivrait ! Et le linceul peut-être n’est pas seulement fait de toile, mais de toutes les choses que l’on accomplit ou pensa. Penser diffère peu d’accomplir ; tôt ou tard, celui qui rêve agit son rêve. Puis, sait-on si nos songeries ne s’incarnent pas en quelque monde sidéral où les êtres sont nos chimères enfin substantielles ? Sophor, dès cette terre, s’était réalisée ; elle savait bien que c’était fini, que jamais des joies différentes de celles dont elle s’ennuyait, ne lui seraient possibles. Elle avait fait le tour de son destin. Elle n’ignorait plus, pareille à un voyageur qui suit des chemins accoutumés, ce qu’elle trouverait au tournant de la route ; les auberges étaient sans surprises. Ne plus rien espérer ! même ne plus rien craindre ! s’attendre à tous les plaisirs comme à toutes les détresses, être quelqu’un qui ne s’étonnera plus, être le désir qui aimerait autant ne pas être assouvi, et qui le sera pourtant comme il le fut hier (le châtiment de l’idéal coupable, c’est qu’il peut devenir le réel, tandis que l’autre, au loin, toujours, se dérobe !) être, perpétuellement, une journée avertie et sûre de son lendemain, ah ! cela, c’est l’installation dans l’enfer, — dans un enfer où l’uniformité des supplices ne vous permet même pas la distraction de la douleur. Hélas ! les bonnes gens connaissent aussi la désolante monotonie ou les amertumes de vivre. Il ne faut pas croire que le bonheur soit si facile ; qu’il suffise de ne pas être criminel pour ne jamais souffrir. Si l’honnêteté impliquait fatalement le bonheur, tout le monde serait honnête, afin d’être heureux. Il y a, dans le contentement du devoir accompli, bien des regrets des fautes où l’on n’eut pas trouvé de véritable joie ! Et, même sans ces regrets, les cœurs simples ont des peines ; c’est, pour les mères, la toux des petits enfants pâles ; les maris connaissent enfin l’ennui de toujours le même front sur l’oreiller voisin. Ils sont satisfaits, néanmoins, les bourgeois, comme on les appelle, très satisfaits ; ils ont pris, dans leur air de l’être, l’habitude de croire qu’ils le sont. Illusion peut-être ! illusion sincère ; et, comme ils sont exclus des troubles, des recherches, des inquiétudes, leur félicité est comme un château de cartes qui se tient debout, parce qu’il n’y a pas de vent. D’ailleurs, cette ressource leur demeure que s’ils voulaient être autrement, ils le pourraient ; c’est l’un des avantages de la vertu que, lorsqu’elle s’ennuie, elle songe qu’il lui serait possible de pécher, — pécher, pour les braves gens, c’est comme une réserve, où l’on ne touche pas, — tandis que le mal, malgré même le divin repentir, ne saurait devenir l’innocence ; et, tous les retours étant insipides, il ne sait plus que faire quand il s’est heurté au mur qui le borne. Sophor ne pouvait s’empêcher d’avoir cette idée que ç’aurait été très bon d’être semblable aux simples… Le calme de ce dîner sous la tonnelle, faisait qu’en descendant la route elle se prenait à pleins poings les cheveux ! sa colère contre ces imbéciles s’exaspérait d’envie. Ah ! ça, voyons, était-elle folle ? Cela ne lui suffisait donc pas qu’Emmeline, si longtemps désirée, lui fût apparue indigne du désir ; que, du sein d’Emmeline, eut coulé devant elle du lait maternel ? elle voulait un autre désespoir ? elle avait besoin, après la torture de la déception, d’une humiliation plus cruelle encore que cette torture ? elle n’était pas éloignée de penser qu’elle avait tort, que sa vie s’était trompée, qu’il faut être comme les sots pour être comme les heureux ? cela lui aurait plu d’avoir quatre enfants, comme Emmeline ? elle était de l’avis de Magalo mourante, qui regrettait le mariage, les bébés qu’on lave et le dîner qu’on fricotte ? Non, elle se révoltait, méprisait, répudiait ces lâches pensées. Elle ne consentirait jamais à cesser d’être elle-même ! Elle était celle qu’elle était ! Rien de plus abominable sans doute, rien de plus outrageant pour son rêve ancien, que le sein d’Emmeline, tété ! n’importe, elle ne s’avouait pas vaincue, elle bafouait le bonheur de son amie, et elle s’en allait, et elle fuyait, et, par instants, elle éclatait de rire. Alors elle entendait deux rires : le sien, et un autre, dans ses oreilles, qui ne venait pas d’elle.