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Méphistophéla/03-3

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E. Dentu (p. 491-514).
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III

Revenue à Paris, elle se replongea désespérément en l’infâme aventure. Elle trouverait dans son péché même la guérison de l’ennui qu’elle en avait. Ce qu’il fallait éviter, c’était la trêve entre deux plaisirs, ce moment où l’on juge la joie de naguère et celle de tout à l’heure. La continuité ne laisse pas de place à la lassitude ; les ivrognes intelligents sont ceux qui, à peine éveillés, ressaisissent leur verre, grisent le déboire ; elle ferait comme eux. Dût-elle mourir à la tâche, elle ne s’accorderait jamais de répit ; elle serait pareille à une bête lâchée, qui mord en courant. Puis elle se dit que ses sensations d’hier n’étaient pas les seules que l’on pût devoir à la concupiscence dont elle fut dévorée ; qu’il y avait certainement des luxures encore ignorées d’elle. Elle n’avait eu que des amies à peine expérimentées, — Magalo elle-même se montrait peu ingénieuse, — et Sophor croyait avoir beaucoup à apprendre. Il était impossible que le vice se bornât à si peu de volupté. Elle n’en était plus à craindre l’avilissement de soi : elle n’hésiterait devant aucun forfait, si abominablement subtil, ou si singulièrement atroce qu’il fût ; il importait, avant tout, de ne pas s’ennuyer, de ne pas voir dans la glace des yeux vagues où l’espérance est morte. Elle voulait désirer.

Rompre avec ce qui avait été jusqu’au jour d’hier sa vie, c’était le plus pressé. Elle quitta son hôtel de l’avenue de Villiers, où les mêmes aspects lui donnaient les mêmes pensées ; elle ne reçut plus aucune des femmes que sa fantaisie avait agréées ; d’une insulte, presque d’une bourrade, elle chassa, après une querelle, Céphise Ador toujours tendre avec de soudaines fureurs — bonne chienne aux rages de louve ; et, libre, elle se précipita.

Il y a, vers Montmartre, des cafés, des brasseries, qu’une particularité signale. Le jour, rien de singulier derrière les grandes glaces de la devanture ; des gens déjeunent, tranquilles, jouent aux dominos, font une partie de billard. Sur les banquettes de cuir les garçons dorment, secoués tout à coup par la voix du patron ou d’un consommateur. Mais, le soir, dans le flamboiement du gaz, la salle se peuple de filles qui vont et viennent, une cigarette aux lèvres, ne s’asseoient que rarement. Les unes sont tout à fait jeunes, les autres tout à fait vieilles. Ici la prostitution parisienne commence, ici elle finit. On en part, on y revient. Les anciennes sont obèses, avec des corsages qui surplombent tout le marbre d’une table, les nouvelles ont des maigreurs de trottins qui déjeunent d’un croissant dans du lait. Elles se tutoient en une espèce d’argot où se mêlent à des mots de rapins, — les énormes furent modèles, les petites le sont, — des locutions de souteneurs. Elles sont laides, même celles qui ont été belles, même celles qui seront jolies ; le pas-encore de celles-ci ne vaut guère mieux que le déjà-plus de celles-là. Leurs toilettes pourraient faire penser que, chez une marchande à la toilette où l’on faisait un coup, elles se sont habillées à la hâte pendant que la police enfonçait la porte ; tant le hasard de leur ajustement assemble de couleurs diverses, tant il se mêle de friperie à leur élégance. Mais, d’ordinaire, les chapeaux sont neufs, éclatants, avec des fleurs furieuses et des rubans effrénés ; chapeaux achetés le matin, en revenant de chez la crémière, à la modiste de la rue Clauzel ou de la rue Labruyère, avec l’argent de quelque nuitée lucrative. Et presque toutes elles ont les mains nues, parce qu’elles n’ont pas de gants, ou bien parce qu’elles n’ont pas pensé à se reganter, en descendant l’escalier de l’hôtel voisin. En somme, pour celui qui entre et qui sort, rien, dans ces endroits, d’extraordinaire : quelque chose, avec plus de bassesse et moins d’illusion possible, comme les salles des grands restaurants nocturnes ; différence du champagne à la bière ; et le musc ici sent mauvais. Mais, pour qui sait les choses, ces femmes, — il y en a quelquefois plus de deux cents autour de presque pas d’hommes, — se distinguent du reste de la prostitution parisienne par une spécialité. Elles sont celles qu’on vient chercher pour d’anormales et laborieuses débauches. Elles sont les adroites et les infatigables ; elles savent leur métier, l’étudient encore, s’y perfectionnent en l’exerçant ; le lieu où elles s’assemblent serait le salon de quelque maison publique, si elles étaient nues et si elles provoquaient les hommes. Mais, bien qu’elles consentent à suivre celui qui leur fait signe, ce n’est pas à la luxure virile que, fonctionnellement, elles s’offrent. Elles vivent deux par deux au troisième étage de quelque maison garnie, sont jalouses, se querellent, arrivent quelquefois à la crémerie ou à la table d’hôte avec des joues labourées d’ongles ; et, « collées », ayant l’habitude des lits sans mâles, elles vendent à d’autres femmes, — qui savent où les trouver, — ce qu’elles se donnent entre elles. Elles font le commerce du vice qui leur est habituel et, avec quelques unes, agréable ; dans le café ou dans la brasserie qu’elles hantent — sorte d’ignobles Halles — viennent s’approvisionner les entremetteuses chargées d’égayer les fins de souper des étrangères détraquées ou des Parisiennes en folie. Après certains dîners mensuels où les hommes ne sont point admis, des cabotines grises de champagne et de rire, qui ne savent plus à quoi tuer le temps, montent dans des fiacres, s’en vont vers Montmartre ; et elles se mêlent à ces filles, non dans la salle commune, mais au premier étage, ou dans quelque cabinet par delà les billards. À cause des garçons qui passent, l’air digne, levant sur d’énormes plats, tirés des buffets pour la circonstance, des buissons d’écrevisses ou des poulets froids, les habitués devinent tout de suite qu’il y a là des « personnes chic » en train de faire la

« fête » ; les garçons referment la porte très vite. Et le lendemain les cabotines, qui s’anuitèrent dans un hôtel douteux, ou dans quelque appartement garni, s’en retournent par les rues pleines de balayeurs, en hélant des fiacres ; revenues dans le luxe douillet de leurs appartements, elles tombent comme des choses qu’on lâche, sur le lit ou sur la chaise-longue, et s’endorment sans se déshabiller. Car les filles qu’elles suivirent pratiquent méthodiquement, froidement, terriblement, les immondes mystères, savent toutes les étreintes qui brisent, tous les acharnements qui anémient, toutes les violences et toutes les lenteurs. Mais, elles, elles ne se lassent point, — se réservant à leurs amies — et, le jour suivant, pas énervées, en bonne santé, les yeux tranquilles, prêtes à de nouvelles tâches, elles retournent au café ou à la brasserie avec le paisible ennui, sans désir ni rancœur, d’un employé qui revient au bureau ou d’un artisan qui rentre à l’atelier.

Sophor, sous des voilettes épaisses que parfois elle levait effrontément, comme par défi, — qui donc défiait-elle ? — fréquenta ces lieux sinistres. On la remarqua vite. Elle fut, dans ces bouges, célèbre, comme populaire. On ne savait pas son nom. On l’appelait « la grande dame ». Dès son arrivée, des chuchotements parmi les filles groupées entre les tables. Quelques-unes jetaient leur cigarette, parce que peut-être elle n’aimait pas l’odeur du tabac. Et il y avait une légende autour d’elle : qu’elle était très polie, très convenable ; qu’elle avait des dessous de dentelles et de soie comme on n’en avait jamais vu ; qu’elle oubliait sur la cheminée des billets de banque dans des bourses d’or. Aussi, dès qu’elle avait pris place dans le coin le moins lumineux, on rôdait autour d’elle, n’attendant qu’un clignement d’yeux ou qu’un vague geste pour courir à elle, pour s’asseoir à sa table ; celles que, les soirs passés, elle emmena, avaient, là-bas, des airs de mauvaise humeur si elle ne les appelait point. Reconnaissait-elle celles qui l’avaient suivie ? pas même. Pour se souvenir, il aurait fallu qu’elle eût prêté attention. Elle ne choisissait pas. La première venue, voilà celle qu’elle préférait. Toutes lui étaient bonnes, également, puisque toutes lui étaient également horribles. Oui, horribles. Elle les détestait, les méprisait, retournait à elles comme à un vomissement. Elle avait connu l’ennui de son vice, maintenant elle en connaissait le dégoût. Elle sentait un frisson lui courir les reins et des nausées lui gonfler la gorge à la pensée que, tout à l’heure, elle serait touchée, embrassée, par ces mains, par ces bras, que ces bouches lui mettraient une haleine dans la bouche. Mais, docile à quelque fatalité, il fallait qu’elle vînt chercher ces filles, qu’elle les possédât l’une après l’autre, toutes, et qu’après celles-ci, elle en prît d’autres, et après d’autres, d’autres. Non seulement elle le devait, mais elle le voulait. Par une inconcevable aberration, elle enviait ce qui lui était affreux, exigeait ce qui la comblait d’agonie. Elle était décidée au plaisir par l’horreur qu’elle en avait. Au plaisir ! Depuis longtemps, elle ne connaissait plus les affolants bonheurs ; jamais plus elle n’avait dans la gorge de sincères râles d’extase. Même hideux, son péché la laissait calme. Elle ne s’émouvait pas des pires excitations. Pour une seconde d’ivresse ou d’oubli, oh ! que n’eût-elle donné ! mais l’oubli lui était interdit, précisément. Elle n’éprouvait même pas quelque allégresse de victoire lorsqu’en l’accomplissement de sa besogne elle contraignait à un cri l’une de ces filles étonnée de l’inaction que Sophor exigeait d’elle et du spasme qu’elle la condamnait à subir. Elle ne s’en acharnait pas moins à son sale labeur. Elle ne donnerait pas raison aux imbéciles, aux braves gens ! Elle continuerait sa destinée, accomplirait sans relâche son office de bafouer, par l’exemple de ses souillures, la sainteté des mères, l’honnêteté des épouses, la candeur des vierges. Il lui restait l’orgueil d’être scandaleuse ! orgueil sans joie, orgueil cependant. Et elle était soutenue par le Rire dans son oreille, par le Rire si fréquent aujourd’hui, qui l’irritait, l’éperonnait, l’enrageait. Puis, savait-elle si, une nuit ou une autre, elle ne trouverait pas dans l’excès quelque au-delà qui lui rendrait le plaisir ? Elle n’était pas morte tout entière, elle pourrait revivre. Il fallait chercher, chercher encore, chercher toujours. Elle descendit plus avant dans l’ignominie. Elle s’habilla en homme pour visiter les lieux abjects où le parfait abrutissement des filles leur est une espèce de crapuleuse innocence. La prostituée est bête comme un ange. Sophor faillit s’intéresser à ces misérables en qui l’inconscience équivaut presqu’à une pureté. Mais c’était toujours des bouches et des seins et des bras et des lianes ! Ah ! véritablement, les mauvais esprits, tentateurs de l’humanité, manquent d’imagination. Que c’est un petit univers, le vice, et qu’il faut peu de temps pour en achever le tour ! Comme on se retrouve vite aux endroits où l’on séjournait hier ! comme il est borné, l’horizon du mal ! Les Possédés sont des dupes, puisque Celui qui leur promit l’infini leur ouvre un espace à peine plus grand que la fosse où ils seront couchés tout à l’heure avec leurs mauvais désirs devenus vers de terre. C’est bien la peine de ne pas être sains, bons, chastes, de renoncer ici-bas à la conscience paisible et au paradis, là-haut, cette conscience devenue ciel, si l’on ne doit obtenir en échange, d’abord, que de douteux plaisirs toujours les mêmes, et, plus tard, que l’écœurement de les avoir obtenus, avec l’impossibilité d’en conquérir d’autres. On donne son âme, et l’on reçoit — si peu de chose. Pas même peu de chose : rien ! Cependant, sombrement éblouie encore par la vision de Celle qui s’érigeait, sur le trône sabbatique, avec un diadème de diamants noirs, Sophor n’osait pas blasphémer la Démone qui l’élut et l’épousa ; elle se refusait à confesser qu’il n’y a pas de mystères où l’être revit, s’exaspère, ne défaille que pour s’exaspérer encore, et se divinise épouvantablement ! En somme, elle n’avait connu que les douceurs bientôt fades des baisers ; même dans les plus orgiaques outrances, elle n’avait convoité que d’agréables ivresses. Elle n’avait pas tenté la douleur, n’avait pas essayé de demander la joie aux supplices ! C’était peut-être grâce à la souffrance qu’elle cesserait de souffrir. Voir pleurer des yeux, sentir que des cœurs saignent, il y avait là une suprême ressource. Et ce qui l’inclinait à le penser, c’était que, plusieurs fois, au milieu de ses désolations, elle avait trouvé une espèce d’amusement à sentir non loin d’elle le désespoir de Céphise Ador qui, toujours éprise, toujours jalouse, la guettait, la suivait ; de Céphise Ador que, des matins, au sortir de quelque bouge, elle reconnaissait au fond d’un fiacre, sanglotante et se mordant les poings. Ainsi quelque chose en elle s’émouvait encore devant la torture de la femme : elle conçut l’espérance de prendre intérêt à la chair douloureuse. Elle installa dans son nouvel hôtel cet étrange atelier de martyre et de débauche, où la froideur des marbres se hérissait d’angles déchireurs, où des créatures, les unes suspendues à des trapèzes, les autres virant vertigineusement dans des paniers d’acier, tombaient soudain, toutes les cordes rompues, sur des tapis d’épines, d’où elles ne se relevaient, les pieds saignants, que pour y retomber et s’y ensanglanter les mains, la gorge, la face. Elle vit des nudités se tordre en des bains de glace brisée. Chercheuse affamée de ne pas avoir faim, elle s’attabla, hideuse, au festin des corps vivants, mordus et mangés ; elle se saoula de la rougeur des blessures. Elle fut effroyable. Elle fut la diabolique réalisatrice des chimères qu’inventa la satiété des vieux rois et des impératrices lasses. Belle encore, et riche, et illustre en son ignominie, elle fut l’inexorable tourmenteuse de toutes celles qui se donnent ou se vendent, et, parce qu’elle semblait prendre plaisir à leurs tortures, elles lui en étaient reconnaissantes. Mais les gratitudes même ne la surprenaient pas ! Et elle s’ennuyait, intolérablement. Pas même le crime ne la réveillait de sa veule inappétence ; il fallait qu’elle fît effort pour sourire aux gouttes de sang. Hélas ! qu’il lui aurait été doux de ne pas être effrayante, de ne pas chercher, dans les férocités, l’oubli de sa morne détresse ! Ne pas faire du mal, comme elle l’aurait voulu ! puisque faire du mal ne lui faisait pas de bien, puisqu’après les épouvantables tentatives pour s’enfuir hors de l’ennui, elle se trouvait toujours en face de la limite, de la clôture, du mur, qu’elle rêva d’enfoncer, qui ne s’ouvrirait jamais. Oh ! un peu de repos, voilà ce qu’elle eût désiré. Le repos ne lui était pas permis. Il fallait qu’elle suivit son chemin, — si fatiguée pourtant, — qu’elle allât jusqu’au bout du devoir que lui avait fait une exécrable providence. S’évader de son destin, c’était impossible. Une poussée la contraignait de marcher encore, toujours ; une main sur la nuque l’obligeait à boire encore, toujours, l’eau de la source empestée ; et, même avec un goût de sang, cette liqueur ne l’enivrait plus. Vraiment, elle se faisait pitié à elle-même, quelquefois. Plus elle était détestable, plus elle méritait de miséricorde ; l’excès même de son crime, lui semblait-il, l’en absolvait. Mais elle n’avait pas le droit de s’attarder à se plaindre. Elle avait bien autre chose à faire ! Inévitablement elle devait se vouer à la recherche de l’introuvable, au recommencement de l’effort toujours illusoire. Car ce serait trop commode aussi, — après s’être précipitée dans un abîme fangeux — d’en pouvoir remonter, et, ne s’y étant pas rompu le crâne ou les reins, d’en secouer la boue et de s’en aller en chantant. Tu es là ? restes-y. Tous tes soubresauts n’auront d’autre succès que de te faire pénétrer plus avant dans l’opaque et sale profondeur. Tu es la prisonnière de ta faute ! et le pire désespoir de ta descente, les yeux clos, de plus en plus lourde, ce sera la pensée qu’il y a, si loin de toi, là haut, des prairies avec des fleurs et le ciel avec les étoiles.

Une fois, pour l’un des abominables jeux où s’enrageait sa double impuissance de ne pas les tenter et de s’y plaire, il lui fallait quelque enfant jolie et frêle, douce comme les agneaux que l’on saigne. Les expériences de certains mages exigent ces chétives et tendres créatures que Cagliostro appelait des Colombes. Sophor songea, chercha dans le passé. Son esprit se posa sur Silvie Elven. D’abord, avec pitié. Mais bientôt elle se réjouit, presque. Elle devrait peut-être un réveil de sensation à l’épouvante, aux tourments de cette pauvre mignonne, si délicate, si menue, tout de suite plaintive ; ce serait joli, cette hirondelle blessée. En outre, bien qu’elle n’aimât point Mlle Elven, — puisqu’elle n’aimait plus personne, — elle gardait d’elle un souvenir attendri ; à coup sûr, il lui en coûterait de faire du mal à cette petite, si fragile ; et ce qu’il y aurait de cruel pour elle-même dans l’exécution de son dessein fut précisément ce qui la résolut à l’accomplir.

Par un soir de pluie et de boue, elle monta dans un fiacre, jeta au cocher l’adresse de Mlle Elven. Elle eut un étonnement qui la fit se pencher en dehors de la portière. Il lui semblait avoir entendu un froissement de robe, tout près ; comme si on l’avait guettée, comme si on s’était approché pour écouter l’adresse lancée à haute voix. Elle vit en effet, cachée d’une longue pelisse à capuchon, une femme qui maintenant courait sur le trottoir, le long du mur ; et cette femme monta dans un coupé qui s’éloigna très rapidement. Qui donc ? Céphise Ador ? oui, peut-être ; peu importait en somme. « Eh bien ! partez donc ! » dit-elle au cocher. Pendant le chemin, dans les secousses de la voiture, qui roulait lentement, très lentement, elle pensait à la surprise de Silvie, aux effarouchements qu’elle aurait dès les premières paroles, avec tant de pudeur aux joues et d’effroi dans les yeux. Elle serait comme une poupée vivante à qui l’on viendrait demander de se laisser couper en morceaux. Elle dirait oui pourtant. Sophor savait que d’un geste, d’un regard, elle ferait tout ce qu’elle voudrait de la docile créature. Ou, plutôt, Silvie ne dirait rien ; se laisserait emmener.

Le fiacre avançait si lentement, que Sophor mit une heure presque entière à arriver devant la maison de Silvie. Elle monta très vite, sonna violemment à la porte du troisième étage. Elle avait de ces brusqueries ; ses gestes souvent semblaient plutôt l’effet d’un ressort, que d’une volonté humaine. Et, la porte ouverte, elle se trouva en face — non pas d’une femme de chambre ou de Mlle Elven — mais de Céphise Ador, farouche, rude, échevelée, qui cria :

— Te voilà, toi ! allons, entre. Ça t’étonne que j’ouvre la porte ? qu’est-ce que ça fait ? tu viens pour voir Silvie, entre donc, qu’attends-tu ?

D’abord Sophor sourit. Une pensée, presque amusante, venait de lui traverser l’esprit. Céphise ? chez Silvie ? est-ce que, par hasard ?… Eh bien ! pourquoi non ? Mais la comédienne avait le visage singulièrement pâle ; et sa voix saccadée, tout son air, effaré, hagard, ne permettait à Sophor de croire qu’elle interrompait une tendre mêlée sur la chaise longue ou les peaux d’ours blanc. Elle eut au contraire l’impression qu’il s’était passé ou qu’il allait se passer quelque chose de violent, de formidable ; une curiosité lui vint. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas été curieuse. Elle suivit Céphise. À peine dans l’atelier, où rien n’avait été changé, où riait toujours le joli désordre dont s’amusa jadis le va-et-vient de tant de belles filles, Céphise posa brutalement la lampe sur une petite table, devant la lustrine verte qui voilait la table à modèle, puis, se tournant vers Sophor :

— Oui, je suis ici, moi ! dit-elle ; et, tu sais, nous avons à causer.

Mme d’Hermelinge s’assit.

L’autre, allant et venant, parlait, avec des grincements de dents quelquefois :

— Alors, c’est vrai, je ne me suis pas trompée ! Tu mentais et elle mentait. Tu aimes toujours Silvie, puisque tu viens chez elle ! puisqu’elle t’attendait. Oh ! tu comprends bien que je n’ignore pas ce que tu fais depuis tant de mois, depuis que tu m’as battue et chassée. Tu es épouvantable, il n’y a pas de monstre qui te vaille. Mais cela m’était égal, toutes les femmes que tu emmenais et qui s’en retournaient le lendemain avec des visages de mortes. Je les voyais sortir. Je pensais, en les regardant : « Elle ne les aime pas, elle ne peut pas les aimer. Tant que ce ne sera pas Silvie, je ne dirai rien, je me tiendrai tranquille. » Et je continuais à m’informer, à guetter. Ça ne m’était pas toujours facile, à cause du théâtre. Je ne suis pas riche, moi, et comme je n’ai pas d’amant, il faut, pour vivre, que je joue la comédie. Non ! les enragements que j’avais lorsque, tout à coup, au milieu d’une scène, l’idée me venait que, peut-être, à cette minute justement, tu étais avec Silvie, et que vous faisiez des plaisanteries sur cette pauvre Céphise, en train de jouer, qui ne pouvait pas vous surprendre. Mais, ce soir, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu un pressentiment. Aller au théâtre, ça m’aurait été impossible. Je me suis postée devant ta porte. Ils m’attendent, là-bas. Eh bien ! ils peuvent m’attendre : le public cassera les banquettes si c’est son envie ; voilà qui m’est égal, par exemple. Alors, tu croyais que je ne saurais jamais la vérité ? que je n’aurais jamais de preuves ? Je t’ai entendue dire l’adresse au cocher ! Et je suis partie, et je suis arrivée ici avant toi. Tu entends ? avant toi. C’est joliment heureux que je sois arrivée avant toi. Mais voyons, tu ne comprends donc pas ? je te dis que je suis ici depuis longtemps, — depuis très longtemps, — et que Silvie était seule et que je lui ai parlé. Regarde-moi ! M’entends-tu ? Ça ne te fait pas peur que j’aie trouvé Silvie toute seule, et que je lui aie parlé ?

Cette rage de Céphise, Sophor aurait pu la calmer en affirmant que depuis plusieurs années elle n’avait pas revu Silvie ; qu’une circonstance sans lien avec les choses d’autrefois l’avait amenée ici ; la jalouse, dont un mot câlin triomphait si vite, se serait laissée persuader. Mais Mme d’Hermelinge prenait intérêt à la fureur de son ancienne amie grinçante et bégayante sous ses cheveux secoués, qui rôdait par l’atelier, les yeux fous, comme une bête belle et terrible ; il lui semblait de plus en plus, qu’une aventure étrange s’était produite ou allait se produire ; il ne fallait pas apaiser Céphise.

Sophor dit froidement :

— De quel droit m’espionnes-tu ? Je suis libre. Je viens chez Silvie parce qu’il me plaît d’y venir et j’aime qui je veux aimer.

— Misérable ! tu vois bien que j’avais raison !

Céphise sauta sur Mme d’Hermelinge, la saisit par le cou, voulut l’étrangler ; et elle approchait, pour la mordre, sa rouge bouche aux dents haineuses. Mais, d’une seule secousse, Sophor se dégagea, envoya la comédienne rouler sur le tapis. Puis, en se levant :

— Assez de cris et de folie. Il faut que je voie Mlle Elven. Où est-elle ?

Elle marchait vers la porte qui, de l’atelier, ouvre dans la chambre à coucher ; Céphise Ador avait rampé vers elle, la retenait de ses deux bras autour des jambes.

— Reste, reste. Elle n’est pas dans sa chambre. Elle est sortie. Elle va rentrer. Tu la verras dans un instant. Je te jure que tu la verras si tu le veux absolument. D’abord, écoute-moi, j’ai à te parler. J’ai toujours ces colères. C’est plus fort que moi. Je ne peux pas me retenir. Mais je t’assure que c’est grave, ce qui se passe, que j’ai à te parler sérieusement. Et je te supplie de m’écouter. Après, si tu veux, tu verras Silvie. Oh ! mon Dieu, oui, si tu veux, tu la verras.

Elle sanglotait avec des secousses de tout le corps, sous les grands cheveux dont elle-même essuyait ses larmes, étouffait ses cris. Sophor s’était rassise.

— Eh bien, ce que tu as à dire, dis-le, et parle vite.

Parmi des râles et des pleurs :

— J’ai à dire, reprit Céphise Ador, qu’il arrive des choses bien terribles. Vois-tu, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de ne pas rester ici, c’est de nous en aller tout de suite. Ailleurs, nous serons mieux. Ailleurs, très loin. Ah ! si tu voulais t’en aller avec moi, très loin ! Pas en France. À l’étranger, où sont des gens qui ne nous connaissent pas. Nous cacher, nous mettre à l’abri, ce serait encore possible. Mais il ne faudrait pas perdre de temps. Si tu voulais, nous prendrions le train ce soir même. Pas besoin de malles. Nous achèterions en route tout ce qu’il nous faudrait, après avoir vendu nos bijoux. Nous irions, si tu veux, en Amérique. Et tu n’aurais à t’inquiéter de rien. Avec mon talent, n’est-ce pas, je gagnerais toujours l’argent nécessaire ? Mais il faudrait partir tout de suite. Demain, il sera trop tard. Oh ! mon amour, mon éternel amour, viens-t’en, je te supplie de t’en venir ! Si tu savais comme je t’aime, et comme je t’aimerai. Tu peux être sûre que jamais plus je n’aurais de méchanceté. Tu feras ce que tu voudras, je ne me plaindrai de rien. Pourvu que tu sois gentille de temps en temps, après m’avoir rudoyée et battue, je me jugerai satisfaite ; je n’aurai rien à désirer, puisque je t’aurai, ma bien-aimée chérie ! Allons, n’est-ce pas, c’est dit ? Nous sortons de cette maison, où nous n’avons que faire. Sophor, je t’en prie, emmène-moi, emporte-moi, j’ai peur ! Nous ferons un grand voyage. Donne-moi tes pieds, que je les embrasse. J’adore tes pieds. Tu vois, je pleure. Aie pitié de moi. Si tu pouvais comprendre combien j’ai peur, combien il est nécessaire que nous nous en allions ! Viens, mon adorée. Un jour, plus tard, bientôt, je t’expliquerai tout. Allons-nous-en.

Sophor s’ennuyait enfin de ce radotage éperdu ; puis, cette femme, rebut des anciens désirs ! Elle se dressa, elle dit rudement :

— Tu es folle. Va-t’en si tu veux, je reste. Où est Silvie ?

Céphise Ador se dressa en un grand cri de rage. Puis, forcenée, la tête en avant, les coudes aux côtes et les poings serrés :

— C’est bien décidé, tu veux la voir ?

— Oui.

— C’est pour elle que tu es venue ?

— Oui.

— Et tu viens ici souvent ?

— Oui.

— Pendant que je répète ou que je joue ?

— Oui.

— Et tu l’aurais embrassée ?

— Oui.

— Sur son lit ?

— Oui.

— Elle aurait dormi avec toi ?

— Oui, oui, oui. Où est-elle ?

Céphise lança un éclat de rire.

— Elle est ici, imbécile ! où veux-tu qu’elle soit ? Elle ne sort pas le soir, cette petite fille. Elle aurait trop peur dans les rues. Elle est ici, c’est certain.

Sophor, étonnée, demanda :

— Pourquoi ne vient-elle pas, si elle nous entend ?

— Eh ! je ne t’ai pas dit qu’elle nous entendait. Non, vraiment, je ne crois pas qu’elle nous entende.

Le rire de Céphise redoubla, plus brutalement sonore. Elle ajouta :

— Si elle ne vient pas, c’est qu’elle dort.

— Dans sa chambre ?…

— Non, non, pas dans sa chambre. Nous t’avons ménagé une surprise, Silvie et moi.

— Silvie et toi ?

— Oui, toutes les deux. Nous sommes très bonnes amies. Je lui ai dit : « Sophor, vous la connaissez bien, n’est pas comme tout le monde. Puisqu’elle va venir, puisque vous l’attendez, puisque vous devez dormir ensemble, il faut l’amuser par de l’imprévu. Une femme, dans un lit, entre les batistes et les dentelles, c’est banal. Il faut trouver quelque chose de plus singulier, de plus nouveau. » Et, comme elle ne trouvait rien, j’ai trouvé pour elle, moi !

— Toi ?

— Moi. D’abord, elle ne voulait pas, elle hésitait, je lui ai fait comprendre que tu serais très contente, elle a fini par m’obéir. Et pour t’amuser, voici ce que j’ai imaginé. Tu sais, autrefois, elle avait commencé un grand tableau. Une Ophélie, parmi des fleurs. Était-ce bien une Ophélie ? enfin une jeune fille étendue, avec des lys et des roses sur une tunique, sur les bras, sur la poitrine. Eh bien ! j’ai couché Silvie sur la table à modèle, elle t’attend là, tu vas voir comme elle est jolie. Ah ! j’espère que tu me diras merci de l’avoir habillée et couchée pour toi !

Alors, levant d’une main la lampe, Céphise, de l’autre, fit glisser la lustrine verte qui voilait la table à modèle : sur la banquette en pente, Silvie Elven, toute mignonne, pâle, en son long peignoir crème jonché de fleurs — ses cheveux légers posés à son front comme de menus papillons d’or, — apparut délicieusement fine et frêle et souriante. Elle ressemblait à une poupée dont on aurait fait la statue d’un tombeau. Et à l’un des seins de l’assassinée, si délicat, si gracile, que le baiser même eût épargné, il y avait le stylet ancien dont le manche figurait une tête de mort aux yeux de rubis.