Aller au contenu

Méphistophéla/03-4

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 515-526).
◄  III
V  ►

IV

Maintenant ses complices s’effaraient d’elle. Celles même qui affrontèrent les sanglants travaux dans l’atelier de martyre et de débauche, s’écartaient de Sophor, n’osaient plus la regarder en face, car elle était devenue terrifiante. Elle demandait aux alcools, à l’opium, au pâle poison qui glisse sous le derme comme une délicieuse mort, l’oubli des tristes heures ; mais, dans les plus furieuses ou les plus torpides ivresses, elle ne pouvait pas oublier ; elle revoyait, sur le lit de fleurs, la petite Elven assassinée par Céphise, et Céphise arrêtée, jugée, condamnée, jetée dans une prison ; d’autres visions derrière celles-là s’ébauchaient, se formaient : elle discernait en un vague lointain d’ombre, en deçà d’une soirée de printemps où un nouveau-né tétait le sein d’Emmeline, une autre morte sur un autre lit, Magalo dans la chambre d’hôtel. Et tous les horribles souvenirs qu’avouait en paroles confuses l’emportement ou la veulerie de ses délires, ajoutaient tant d’épouvantement aux fausses joies des libertinages, faisaient d’elle, — si pâle à présent, le fard tenant mal sur sa peau convulsée, — une si spectrale compagnonne, que toutes avaient peur ! En s’éloignant, elles emportaient le frisson de s’être prostituées en un cimetière, d’avoir été étreintes en un linceul par un spectre à qui resterait de la chair.

Et les matins de ces nuits étaient, pour Sophor, épouvantables. Quand elle écartait ses cheveux, à demi réveillée de si courts sommeils, — ses yeux nocturnes comme insultés et méprisés par la pure lumière, — quand le sentiment lui revenait qu’il allait falloir vivre encore, être aujourd’hui ce qu’elle fut hier, recommencer enfin ! une telle horreur d’elle-même et de tout l’emplissait, que des glouglous de bile lui montaient à la gorge ; parfois elle espérait qu’elle allait vomir sa vie. Ô accomplissement définitif ! en être là ! ne plus pouvoir rien espérer qui déjà ne vous ait déçu et en même temps savoir que, par une nécessité inexplicablement dominatrice, on sera forcée de refaire ce qu’on fit, de devoir à de nouveaux efforts trompés une lassitude plus irrémédiable encore qui ne vous préservera pas d’autres efforts toujours inutiles ! Puis, ces mortes, et cette meurtrière, derrière elle… Magalo n’aurait pas agonisé dans un lit de sale chambre garnie, Silvie Elven n’aurait pas été si pâle parmi des fleurs, Céphise Ador ne serait pas à cette heure dans une maison centrale, travaillant en silence, et regardant, par le haut vitrage où l’on ne peut atteindre, naître et mourir le jour lointain, si elles n’avaient, les trois malheureuses, mordu à ce fruit défendu à la femme, le sein de la femme ! La loi du châtiment même dès ce monde, lui apparaissait. Et elle, combien plus encore elle était châtiée, puisque, vivante, et libre, elle était réservée à d’autres crimes, puisqu’elle ne pourrait pas s’empêcher de mériter plus de dégoûts et d’angoisses encore ! Elle aurait bien voulu être enterrée comme Silvie et Magalo, emprisonnée comme Céphise. Mais non, à elle, il lui était permis, c’est-à-dire ordonné, de devenir plus infâme toujours. Dans une heure, levée, habillée, elle combinerait pour le soir quelque débauche, y penserait tout le jour (comme on remâcherait une chose fétide) et, les sens vainement affolés ou alanguis par l’alcool ou les narcotiques, elle tenterait encore des plaisirs plus odieux que l’enfer même qu’ils lui vaudraient. C’est par l’enfer qu’elle méritait l’enfer ! Pendant ce temps, Emmeline, avec son mari et son frère, sur la côte fleurie, habitait la maison tranquille où le rire des enfants trouble seul le bon silence ; c’était un autre rire que Sophor entendait.

Et une chose, — plus terrible encore que ce rire, — était partout sur elle.

Quoi ? une odeur.

Oui, maintenant, presqu’à toute heure, même dans les rares moments de repos que lui donnait la morphine en vain consolatrice, elle se sentait enveloppée d’un parfum tiède, fade, intense pourtant, qu’elle reconnaissait, qu’elle avait aimé, hélas ! Il ne venait pas des meubles, des étoffes autour d’elle ; c’était d’elle-même qu’il s’exhalait : de ses mains qui avaient touché des gorges, de ses cheveux qui s’étaient mêlés à des chevelures, de sa bouche qui avait aspiré des bouches, de tout son corps qui avait opprimé tant de corps. Elle avait thésaurisé l’odeur sexuelle de toutes celles qu’elle posséda ! et voici qu’elle ressortait à présent, comme une vapeur de sueur, cette odeur, toujours plus abondante, toujours plus tièdement fade, toujours plus écœurante. Sophor ne pouvait pas ne pas respirer l’arome, devenu puanteur, de ses anciens plaisirs, de ses récentes répulsions. L’eau froide, qui ruisselle et qui gerce délicieusement la peau, ne l’en délivrait pas, ni les fards, ni les poudres, ni les sachets qu’on met entre les batistes et les soies. Il émanait d’elle intarissablement, il lui demeurait inhérent comme le parfum à la fleur. Et elle le communiquait à tout ce qu’elle touchait. Elle le retrouvait dans ses robes, dans ses linges, dans le fauteuil où elle était assise ; il faisait, expiré d’elle, une buée sur la glace où elle se mirait. Elle en mangeait dans les viandes, elle en buvait avec son vin. C’était un horrible dégoût. Réalité, ou aberration ? quoi qu’il en fût, l’obsession de ce miasme était abominable. Et même dans les jardins, parmi la fraîcheur des arbres que remuent de saines brises, devant le vaste ciel, elle sentait l’insupportable odeur ! Souvent, si on lui offrait quelque bouquet, elle écartait les fleurs, et la main à la gorge, retenait une nausée. Elle aurait consenti à tous les supplices plutôt qu’à celui-là ! être déchirée, être labourée d’ongles de fer, avoir dans le cœur une pointe qui tourne, tourne, tourne encore, être rompue, rouée, écartelée, elle l’aurait voulu, à la condition de ne plus sentir l’affreux remugle lui sortir de tous les pores et lui rentrer dans le corps par la bouche et les narines.

Tant de douleurs, enfin, la fatiguaient, l’éreintaient, l’usaient ; et le dernier ressort dont elle se soutînt, faillit. Oui, l’orgueil s’exténua en elle ; cet orgueil auquel depuis si longtemps elle avait cessé de devoir la joie, auquel elle avait dû au moins de la pouvoir feindre. Si elle essayait encore, en un reste de diabolique jactance, de ne pas avouer aux autres sa défaite, elle n’avait plus la force de la nier à soi-même. Elle était vaincue, elle n’en pouvait plus, elle demandait grâce, elle cessait de railler les bonnes gens simples qui vivent en famille, qui, n’espérant pas d’étranges plaisirs, n’ont pas d’étranges peines. Elle avait eu tort d’être extraordinaire, différente des autres femmes. Définitivement lâche, elle avait perdu jusqu’à la vigueur de se révolter, de se dire que, enfin, elle ne s’était pas faite telle qu’elle était, que la responsabilité de ses fautes remontait à quelque mystérieuse puissance. Elle ne discutait pas. Elle admettait qu’elle était coupable. Le châtiment l’avait convaincue du crime. Seulement, elle aurait bien voulu ne plus souffrir, parce qu’elle avait trop souffert, et qu’elle était excédée. Ah ! cette odeur surtout ! si elle avait pu en être délivrée ! Mais elle n’osait même pas se plaindre. Elle faisait remarquer seulement, avec timidité, — à qui ? elle ne savait pas ? à quelqu’un par qui, lui semblait-il, ses confidences étaient écoutées, — que, son péché, elle l’avait, par son péché même, assez expié ; qu’elle pourrait bien, à présent, ne plus entendre ce rire, ne plus sentir cette odeur, ne plus être obligée à aller chercher, dans le mensonge des sales plaisirs, d’autres remords. Car elle savait qu’elle avait des remords ! Elle se disait : « Oui, c’est des remords que j’ai. » En ces moments-là, — c’était surtout après les excitations de la morphine, dans la veulerie des flasques énervements, qu’elle s’abandonnait à ce point — elle n’aurait pas refusé d’être une personne comme il y en a tant, avec des parents, un mari. Elle enviait, le front à la vitre, les promeneurs du dimanche qui vont dîner à la campagne. Même, certaines fois, la pensée la hantait de demander pardon au baron d’Hermelinge ! s’il ne voulait pas d’elle pour épouse repentie, eh bien ! elle serait une servante dans la maison, qui fait bien son travail, qui ne connaît pas ces épouvantables langueurs. Mais elle se disait vite qu’ils étaient chimériques, ses rêves de repentir, de pardon, d’honnêteté ; qu’elle était rivée à son mal, qu’elle ne s’échapperait jamais de sa désolation.

Pourtant il y avait une issue. Mourir. Mourir ? Oui.

La première fois que cette idée lui vint, ce fut comme si elle se détendait toute en une douceur enlaçante, en un bain de calme volupté. Elle conçut délicieusement le bien-être de n’être pas. Ah ! cet espoir, qu’il était aimable ! Être morte, c’est-à-dire ne plus penser, ne plus agir, n’avoir plus l’infâme rancœur d’hier, le dégoût plus horrible de demain, ne plus être la laborieuse ouvrière de péché et de remords ; ne plus entendre le Rire, — ne plus sentir l’Odeur ! Comme les puanteurs même du sépulcre, si les cadavres en pouvaient être incommodés, seraient meilleures à ses narines que le parfum de son vice ; comme elle préférerait la putridité de la chair morte à celle de la chair vivante ! Ce que le cercueil a d’exquis, c’est qu’il est trop étroit pour qu’une femme s’y couche à côté de vous. Au moins, quand on n’a plus de lèvres, on ne court plus le péril du baiser ; des bras de squelette ne peuvent pas être obligés à étreindre des corps que les secousses du plaisir mouillent d’une sueur plus gluante et plus fétide que l’humeur des couleuvres d’eau ; enfin, morte, on dort seule ! car il faudrait vraiment qu’une fille fût bien enragée à son métier, bien désireuse de s’acquitter des salaires exigés d’avance, pour aller, après avoir gratté des doigts la terre, apporter à une défunte des soldes de caresses ! Sophor pouvait espérer ne plus entendre, après son dernier soupir, des halètements de poitrine. Puisqu’elle laisserait les autres tranquilles, on la laisserait tranquille, une fois enterrée. Et elle ne s’arrêtait pas à l’appréhension des supplices qui châtient, par delà la vie, les coupables. Quel supplice serait comparable à celui qu’elle endurait ? de toute façon, elle gagnerait au change. D’ailleurs, bien qu’elle eût rêvé parfois aux géhennes expiatoires, elle croyait à la paix dans le tombeau. Elle niait les réveils et les éternelles tortures. Avoir le démon en soi, ce n’est pas une raison pour être convaincu de l’enfer ; en ceux qui conclurent un pacte avec quelque satan, obscur accomplisseur des célestes desseins, il y a souvent cette absurdité de ne pas croire au dieu qu’ils ont renoncé. Beaucoup de possédés sont des athées. Donc, la mort, aux yeux de Sophor, c’était bien le repos, le sommeil sans rêve, la délicieuse inanimation. Et rien ne l’empêchait de s’endormir pour toujours. C’est si facile, mourir. On peut se laisser tomber d’une fenêtre, ou se jeter, d’un pont, dans le fleuve. Il est bien aisé encore de recourir à quelque poison prompt et sûr : Mme d’Hermelinge, qui demandait aux drogues interdites l’exaspération ou l’assoupissement, avait toujours à sa portée — quelques gouttes de plus — la possibilité de mourir.

Pourquoi donc ne s’évadait-elle pas de l’odieuse vie ? ce serait si bon, après quelques minutes d’agonie, l’éternelle inconscience ! ah ! si bon.

Elle n’osait pas.

Pas plus que la force de vaincre l’Ennemie, — l’exécrable Ennemie qui lui ricanait dans l’oreille, — elle n’avait celle de lui échapper par la fuite en l’ombre funéraire. Elle était si absolument alanguie, affaiblie, énervée, qu’elle n’osait pas mourir. Oh ! ce qui la retenait dans l’existence, ce n’était pas l’amour des choses d’ici-bas. Hélas ! vivre, rien de plus abominable ! Mais elle n’était pas capable de ce peu d’énergie qu’il faut pour se précipiter, ou pour avaler l’eau d’un verre, qui a changé de couleur ; et, surtout, surtout, elle avait peur d’être morte ; peur de l’enfer, des châtiments, des supplices ? non, peur de ne plus éprouver, de ne plus souffrir, d’être inexistante. Ce Qu’elle jugeait si doux, si désirable, c’était précisément ce qu’elle redoutait en un frisson glacial. Telle était sa lâcheté, — tous ses nerfs, tous ses muscles enfin surmenés, rompus, devenus pareils à des loques, — qu’elle ne pouvait pas affronter, même pendant la seconde d’un geste, l’idée de l’immobilité dans l’ombre, l’idée d’être endormie d’un sommeil qui n’est pas le sommeil, d’être dans du froid, dans du mou, dans du gras, ou plutôt l’idée de ne pas être du tout, de ne pas sentir qu’on fût. Si elle avait espéré l’enfer, elle se serait tuée, parce que l’incessant tourment, ce n’est pas de la mort, ce n’est pas l’obscur, l’infini, l’innommable Rien ! mais elle se révulsait toute à la pensée qu’elle n’aurait plus le sentiment de soi. Mourir, ce n’est pas seulement cesser de vivre, c’est devenir comme si on n’avait jamais vécu. C’est l’abolition, non seulement d’être, mais d’avoir été. Et, à cela, elle ne pouvait se résoudre. Vingt fois elle porta à ses lèvres la fiole mortelle, vingt fois, montée au plus haut étage de son hôtel, elle se pencha dans le vide vers les pavés. Elle n’osait pas ! et dans les affaissements de sa vitalité, elle était hantée par la chimère absurde d’une mort qui serait la mort sans doute, et qui, en même temps, serait un peu, oh ! presque pas, la vie… Puis les nécessités de sa fonction la ressaisissaient, la rejetaient dans l’ignominie des atroces ou nauséabonds plaisirs ; et elle voyait bien qu’elle ne sortirait jamais de l’angoisse, de l’effroi, du lent, enveloppeur, engluant ennui, puisque toutes les issues se fermaient devant elle, — même la belle, l’auguste porte d’ébène incrusté de diamants noirs, qui, tournant sur des gonds muets, offre à tous les autres vivants l’allée magnifiquement silencieuse descendante entre de royaux cyprès vers le pacifique et éternel sépulcre.