Aller au contenu

Méphistophéla/03-5

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 527-533).
◄  IV
VI  ►

V

Le valet de chambre annonça :

Mme la baronne d’Hermelinge.

Urbain Glaris se leva, pas trop vite, du sopha où, paresseusement étendu, il feuilletait une brochure ; il salua la visiteuse, lui montra silencieusement un fauteuil, et attendit, debout.

Les années n’avaient guère modifié l’apparence de l’élégant médecin. Avec un peu de grisaille blanchissante aux tempes et de fatigue dans le sourire, il avait toujours cet air à la fois emphatique et discret qui sied à un mage mondain. Mais, en ce moment, il cachait mal, sous les paupières baissées, la lueur vive qui pétillait dans ses yeux, — lueur de vanité satisfaite. Cette femme que depuis bien des années il observait, dont il avait prophétisé la déchéance, cette malade d’autant plus intéressante qu’elle avait retardé plus longtemps que tout autre l’avènement de la crise finale, recourait à lui ! C’était donc qu’elle cédait, qu’elle lui donnait raison, qu’elle était vaincue comme il l’avait prédit ; il s’enorgueillissait. Mais, quand, tombée dans le fauteuil comme quelqu’un qui défaille, elle eût levé sa voilette, il n’éprouva plus qu’une grande pitié, tant la baronne Sophor d’Hermelinge était blême, malgré le fard, peinture de momie plutôt que maquillage de Parisienne ; tant elle avait dans ses yeux fixes, sous les rares cils, l’irrémédiable désillusion de tout.

Après un long silence :

— Docteur…

Dans quel but venait-elle ? elle n’aurait pas su le dire précisément. Sans désir ni espérance, pareille à tout ce qui est infirme, à tout ce qui est atone, trop faible pour endurer la vie ou pour affronter la mort, incapable d’aucune volonté, — épave à vau-l’eau d’un sale courant, — elle venait, instinctivement, demander secours. Comme toutes les femmes de Paris, elle savait qui était le docteur Urbain Glaris ; le connaissait, pour l’avoir entendu plus d’une fois, jadis, professer dans les boudoirs ses paradoxales théories. Même, très souvent, au temps de son orgueil, elle avait souri de cette espèce de savant qui tenait du sorcier, qui gâtait d’une hâblerie d’empirique sa très légitime autorité d’expérimentateur, qui avait l’impertinent mauvais goût de nier la joie et le rire, de ne pas croire au bonheur des heureux ; à plus d’une reprise, elle s’était senti des colères contre cet homme dont l’œil, au Bois, aux théâtres, la cherchait, la trouvait, ne la lâchait pas, avec un air de constater des symptômes ; et par agacement, elle l’avait haï. Mais, maintenant, elle était de l’avis d’Urbain Glaris ; elle savait quel deuil désole, sous l’extériorité en fête, la conscience de ceux qui transgressèrent la loi humaine. Pareille aux tristes enviés qu’il appelait ses clients, elle était la lamentable chercheuse d’oubli. Et, parce qu’elle n’avait plus la force des rancunes, parce qu’elle aurait demandé pardon même à qui l’offensa, elle était venue, en une vague intuition de quelque soulagement peut-être. Cet adepte, qui raffinait la science d’un peu de magie, pouvait avoir des secrets, des façons d’endormir, sinon de supprimer tout à fait, les douleurs semblables à celles dont elle était navrée ; elle s’adressait à ce spécialiste un peu charlatan, comme une malade condamnée.

Après ce mot : « docteur », elle n’en dit point d’autre. Elle avait rencontré le regard d’Urbain Glaris, elle ferma vite les paupières. Elle comprenait qu’elle n’avait rien à lui apprendre, qu’elle avait pour lui l’âme et le cœur ouverts comme les flancs d’un cadavre sur une table d’amphithéâtre ; et, déchue des anciennes arrogances, elle ne se révolta point contre la miséricorde de ce regard, accepta cette perspicacité qui lui aurait paru, naguère, outrageante ; au contraire, elle éprouva une sorte de satisfaction, comme quelqu’un qui, atteint d’un mal ignominieux, n’aura pas besoin, grâce à la clairvoyance du médecin, d’en détailler les symptômes.

Ils se taisaient.

À quoi songeait-il, lui ? aux angoisses de cette vaincue. Il devinait les ennuis où elle avait succombé enfin, et la défaillance de ses fiertés, et son va-tout de demander aux drogues mortelles l’oubli de la vie, et ses lâchetés devant la mort, et tout son cœur vide, et tout le néant qui était en elle. Il dit enfin, d’une voix très douce :

— Ainsi, plus rien ?…

Elle se détourna, honteuse.

— Plus rien…

— Vous avez essayé ?…

— De tout, dit-elle, la tête entre les mains.

— Même de prier ?

— Hélas !

— Même d’être aimée par un homme ?

Elle se tourna vers lui, le regarda avec un parfait étonnement. Le malheur de cette femme était encore plus irrémédiable qu’il ne pensait ; elle ne concevait pas la possibilité de la rénovation par quelque naturel amour. Perdue, plus définitivement perdue que les naufragés qui ont sombré dans la profonde mer. Et la pitié d’Urbain Glaris devenait douloureuse ; il pensait, il cherchait, ne quittait pas du regard la misérable. Des mots lui sortirent des lèvres, lentement : « Cela, peut-être, ce serait le salut, ou, du moins, un assoupissement de la torturante anxiété… » Elle tendit les mains, elle balbutia, presque suppliante :

— Parlez, parlez ! un moyen de salut, ou de moins souffrir, vous en connaissez un ?

— Peut-être, mais ce moyen, précisément, vous n’y pouvez pas recourir.

— Qu’en savez-vous ! indiquez-le moi, seulement. Oh ! je vous en conjure !

Il reprit :

— Il est un sentiment, — ou un instinct — plus fort que tous les sentiments humains, à cause justement de ce qu’il a d’instinctif, de bestial même. En celles qui l’éprouvent il absorbe tous les désirs, toutes les pensées. Dès qu’une femme le connaît, elle ne sent plus que lui. Il n’est pas sujet aux différences, aux augmentations, aux affaiblissements ; tant qu’on vit, il ne meurt pas, parce qu’il est un besoin du corps autant qu’une passion de l’âme. Par lui, pour lui, on oublie — tout ! Oui, je pense que, dans les vivantes qu’il occupe, il ne laisserait même pas place aux mauvais souvenirs. Il est si jaloux qu’il ne laisse rien subsister qui ne soit lui-même ; il n’est pas une vertu, il est une nécessité physique, et, grâce à lui, on vit hors de soi.

— De grâce, quel est ce sentiment ? dit-elle.

— L’amour d’une femme pour une créature qu’elle a enfantée. Ce n’est pas vrai qu’après la naissance, l’enfant ne tient plus à la mère. Rien ne rompt la génésique attache ; l’enfant toujours se relie aux entrailles maternelles. Mais vous, madame, puisque vous avez vécu sans mari, sans amant…

Elle baissa la tête, plissa le front, comme si d’un effort elle regardait au lointain de sa vie, là-bas, là-bas, dans de l’ombre. Elle pensait. Elle releva la tête.

— J’ai un enfant, dit-elle.

Il s’étonnait.

— Une fille, la fille du baron d’Hermelinge. Je l’ai vue, un instant, je ne l’ai jamais revue. Elle est née, on l’a emportée. Sur mon ordre, quand elle a été un peu grande, on l’a mise dans un couvent, pas loin de Paris. Tous les trois mois je fais envoyer de l’argent pour qu’elle soit très bien élevée, pour qu’on ait soin d’elle. Elle s’appelle Carola. C’est Mag…, c’est une de mes amies qui lui a donné ce nom. Elle doit avoir quinze ans à présent, un peu plus, seize ans. Oui, c’est vrai, j’ai une fille.

Elle parlait à voix basse, sans inflexion. Elle répéta :

— C’est vrai. J’ai une fille. Carola. Elle a seize ans.

Et elle réfléchit, les prunelles fixes. Après un long temps elle demanda :

— Ainsi vous croyez qu’une femme qui aurait un enfant, qui l’aimerait ?…

— Essayez, dit-il.

Elle se leva, gagna la porte, sortit sans un coup d’œil vers Urbain Glaris, sans un salut. Il la regardait s’éloigner, traverser l’antichambre. Elle disparut. « Qui sait ? » dit-il ; mais il secoua la tête tristement, et haussa l’épaule, comme un praticien qui lui-même ne croit pas à l’effet de son ordonnance.