Mœurs des diurnales/1/07
DE LA CONCISION
Ne croyez pas que le développement soit toujours utile. Est modus in rebus. Il faut souvent donner bonne chère avec peu de lignes. Ceux qui lisent les faits-divers prennent vite l’habitude des réflexions que vous pourriez faire. On ne peut toujours être sûre de trouver à l’improviste telle fine appréciation, tel sage aphorisme :
L’assassinat a été consommé avec une brutalité qui n’a rien d’humain.
Or, lorsqu’on prend quelqu’un à la gorge, on ne sait ce qui en résultera.
Sachez donc vous borner. Mettez-vous à la place du lecteur : il fera bien les mêmes associations d’idées que vous, et qui suppléeront assez à ce que vous n’avez pas le temps de dire :
Mlle Marie Martinger, âgée de quarante et un ans, cuisinière, demeurant 14, rue Ganneron, a été trouvée morte hier matin dans sa chambre par sa sœur, Mme Bouloch. La mort était due à la rupture d’une conduite de gaz.
Deux tubes chacun contenant 2 kilos de nitroglycérine ont éclaté. Heureusement, il ne se trouvait à proximité qu’un ouvrier, dont le corps a été littéralement réduit en miettes.
À propos de l’assassin Vidal :
Son frère aurait trouvé un bateau marchant presque tout seul.
Vidal dessine assez bien, il fait de la musique : il nous semble que nous pouvons dire que Vidal est un dégénéré.
D. — Vous avez passé la fête de Noël en famille. Vous avez même amené des enfants au cirque. Quelles explications de ces crimes pouvez-vous donner ?
Vidal se tait.
L’audience est levée.
C’est bien lui qui a tué l’enfant d’un coup de rasoir à travers la gorge, avec un mouchoir sur la bouche.
Le banquier lui avait demandé l’adresse d’une femme aimable où il pourrait aller digérer agréablement.
À cette époque, son frère avait eu la gorge sectionnée par deux individus qu’il dénonça et qui depuis furent condamnés à huit et quinze ans de travaux forcés.
Joignez à cette concision une écriture artiste et impeccable.
Bastide se précipita sur lui, et, d’un coup de dent, lui arracha l’appendice nasal.
Le blessé poussa un cri de douleur et porta la main à son nez. Au même moment, l’agresseur la saisit et lui arracha l’annulaire.
La concision n’est pas à dédaigner même pour les articles de reportage : elle permet les sous-entendus.
Il semble bien que la voie dans laquelle on voudrait entrer serait d’obtenir la démission de M. Lemercier. Bien que la porte de ce dernier soit hermétiquement fermée, nous serions surpris qu’il entrât bénévolement dans ces vues.
N. B. — Hermétique, hermétiquement sont des termes à retenir et à employer chaque fois qu’il s’agit de fermer une porte, une fenêtre, une malle, un coffre-fort, un regard d’égout, ou la bouche d’une femme.
Vous pouvez accoutumer le public par ces moyens à vous comprendre en très peu de mots ; c’est affaire entre vous et lui :
Cette visite est un symptôme pacifique des Balkans.
Mais n’allez point être concis là où il ne faut pas. Non erat hic locus. On aime à tout savoir quand il s’agit du voyage d’un roi, des actions d’un grand homme politique, de l’escroquerie à la mode, d’un crime sensationnel — de Napoléon :
Il s’est assis là ?
Dites à vos lecteurs combien l’Empereur Guillaume mange de petits pains à son premier déjeuner ; si M. Loubet se boutonne à droite ou à gauche ; comment Mme Humbert se faisait faire les ongles ; à quelle heure Boulaine se lève, et de quel cirage se sert M. Clemenceau. Comme à Homère, il vous est permis, le long de ces récits, de vous assoupir. Vous y gagnerez des lignes et votre public de la satisfaction.
Parlez-lui de Boulaine ; il aimera sentir exciter sa fantaisie :
Depuis ce jour jusqu’à samedi, on ignore où il a passé son temps. On pense qu’il a pris ses repas à droite et à gauche.
Racontez-lui comment les héros boers visitent le Louvre :
M. Kaempfen expliquait ; M. Sandberg traduisait ; de temps en temps, M. Herbette désignait de vastes panneaux, et murmurait à l’oreille de Botha :
— Old picture…
Notez minute par minute tout ce que fait Guillaume II :
À trois heures cinquante-cinq, il était dans la capitale de l’Angleterre ; à quatre, il en repartait, après que ses deux petits chiens favoris eurent été nourris d’un demi-poulet rôti chacun.
Caractérisez soigneusement les paroles de M. Clemenceau :
M. Clemenceau a été très intéressant. Son discours, mêlé de bon et de mauvais, contient un peu de tout. Il a été quelquefois long et traînant, et, d’autres fois, vif et rapide.
- ↑ « Or, disait M. Simard, l’actif commissaire de police de Sceaux, lorsqu’on prend quelqu’un à la gorge, sait-on jamais ce qui en résultera ? »
(Le Journal, 2 novembre 1902.)