Ma double vie/28

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Charpentier et Fasquelle (p. 405-425).
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XXVIII


Mon violent désir de conquérir le public anglais avait surmené mes forces. J’avais tout donné la première soirée. Je ne m’étais pas assez ménagée et, la nuit, je fus prise de tels vomissements de sang qu’on courut à l’ambassade chercher un médecin.

Le docteur Vintras, médecin en chef de l’hôpital français à Londres, me trouva étendue dans mon lit, exsangue et semblant morte. Il fut effrayé et demanda qu’on fît venir ma famille. Je fis signe de la main que c’était inutile. On m’apporta un crayon et j’écrivis, ne pouvant parler : « Télégraphiez docteur Parrot »... Vintras resta près de moi une partie de la nuit, glissant toutes les cinq minutes de la glace pilée entre mes lèvres. Enfin, vers cinq heures du matin, les vomissements de sang s’arrêtèrent et je m’endormis, grâce à la potion du docteur Vintras.

On devait jouer le soir L’Étrangère au Gaiety Théâtre. Le rôle n’étant pas très fatigant, je voulus jouer quand même, mais le docteur Parrot s’y opposa formellement. Il était arrivé par le bateau de quatre heures. Il me soignait depuis longtemps. Cependant, je me sentais bien mieux. La fièvre avait disparu. Je voulus me lever, Parrot s’y opposa.

On annonça le docteur Vintras et M. Mayer, l’imprésario de la Comédie-Française. M. Hollingshead, le directeur du Gaiety Théâtre, était en voiture, attendant pour savoir si je jouais, oui ou non, L’Étrangère, ainsi que l’affiche l’annonçait.

Je priai le docteur Parrot d’aller rejoindre le docteur Vintras dans le salon, et donnai l’ordre d’introduire M. Mayer dans ma chambre. Je lui dis très vite : « Je me sens mieux. Je suis très faible, mais je jouerai. Chut ! pas un mot ici, prévenez Hollingshead et attendez-moi dans le fumoir ; mais ne dites rien à personne. » Je me jetai à bas du lit. Je m’habillai en un clin d’œil, aidée de ma femme de chambre, qui avait deviné mon projet et qui s’en amusait follement.

Enveloppée dans mon manteau, une dentelle sur la tête, je m’en fus rejoindre Mayer dans le fumoir et montai avec lui dans son hansom-cab. « Viens me rejoindre dans une heure », chuchotai-je à ma camériste. Mayer, stupéfait, me dit : « Où allons-nous ? — Au théâtre ! vite, vite ! »

La voiture se mit en marche, et j’expliquai que si j’étais restée à la maison, jamais Parrot ni Vintras ne m’auraient laissée jouer. « Maintenant, ajoutai-je, le sort en est jeté, nous verrons bien ce qui arrivera. »

Au théâtre, je me cachai dans le cabinet directorial pour éviter la fureur du docteur Parrot, que j’adorais. Je sentais bien à quel point j’avais tort vis-à-vis de lui qui s’était si généreusement dérangé à mon premier appel ; mais je n’aurais jamais pu lui faire comprendre que je me sentais réellement mieux, et qu’en risquant ma vie, je ne risquais que mon bien à moi.

Une demi-heure après, ma femme de chambre vint me rejoindre avec une lettre de Parrot, pleine de reproches tendres, de conseils furibonds, et finissant par une ordonnance en cas de récidive. Il s’embarquait une heure après, ne voulant pas venir me serrer la main. Mais j’étais bien sûre qu’on se raccommoderait au retour.

Je me préparai pour jouer L’Étrangère. Trois fois je perdis connaissance en m’habillant ; mais je voulais jouer quand même.

L’opium qu’on m’avait fait prendre dans la potion me laissait la tête un peu lourde. J’entrai en scène, inconsciente et charmée par l’accueil qui me fut fait. Je marchais dans un rêve. Je distinguais mal tout ce qui m’entourait. Je ne voyais la salle qu’au travers un brouillard lumineux. Mes pieds glissaient sans effort sur le tapis, et le son de ma voix me semblait lointain, très lointain. J’étais dans le vague délicieux que vous donne le chloroforme, la morphine, l’opium ou le hachisch.

Le premier acte se passa très bien. Mais au troisième, au moment où je racontais à la duchesse de Septmonts (Croizette) tous les malheurs que moi, Mistress Clarkson, j’avais eus dans ma vie, au moment où je commençai mon interminable récit, je ne me souvins plus de rien. Croizette me soufflait la phrase, mais je voyais remuer ses lèvres et je n’entendais rien. Alors, je lui dis tranquillement : « Si je vous ai fait venir ici, Madame, c’est que je voulais vous instruire des raisons qui m’ont fait agir… j’ai réfléchi, je ne vous les dirai pas aujourd’hui. »

Sophie Croizettc me regarda, terrifiée, se leva, et quitta la scène, les lèvres tremblantes, ne me quittant pas des yeux. « Qu’est-ce que vous avez, lui dit-on en la voyant tomber presque sans souffle dans un fauteuil ? — Sarah est devenue folle ! Je vous dis qu’elle est devenue folle ! Elle a coupé toute sa scène avec moi. — Comment ? — Elle a coupé deux cents lignes ! — Mais pourquoi ? — Je ne sais pas. Elle a l’air très calme. »

Toute cette conversation, qui me fut racontée après, prit moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Coquelin, averti, fit son entrée en scène pour terminer l’acte.

Le rideau tombé, je restai confondue et désespérée de ce qui me fut conté.

Je ne m’étais aperçue de rien et il me semblait avoir joué tout mon rôle comme d’habitude. J’étais réellement sous l’empire de l’opium. Il me restait très peu de choses à dire au cinquième acte, et je m’en tirai parfaitement.

Le lendemain, les comptes rendus et les critiques furent très élogieux pour notre compagnie, mais la pièce fut discutée. Je craignis un instant que ma suppression involontaire de la grande scène du « trois » fût pour quelque chose dans cette sévérité de la presse ; mais non, tous les critiques avaient lu et relu la pièce, ils en discutaient le fond et ne faisaient pas mention de mon oubli. Seul, Le Figaro, qui était alors en très méchante humeur contre moi, s’exprima en ces termes :

Figaro du 3 juin. — L’Étrangère n’est pas du goût anglais, mais Mlle Croizette est vivement applaudie, ainsi que Coquelin et Febvre ; mais Mlle Sarah Bernhardt, toujours nerveuse, a perdu la mémoire...


SAHAH BERNHARDT DANS SON ATELIER DE PEINTRE (1878-79).
SAHAH BERNHARDT DANS SON ATELIER DE PEINTRE (1878-79).
SAHAH BERNHARDT DANS SON ATELIER DE PEINTRE (1878-79).


Il savait très bien, le brave Johnson, que j’étais très malade ; il était venu chez moi, il avait vu le docteur Parrot, il savait que j’avais joué malgré la Faculté, et pour sauver la recette de la Comédie. Mais le public anglais m’avait témoigné une telle sympathie, que la Comédie s’en était un peu émue, et Le Figaro, étant l’organe du Théâtre-Français, avait prié Johnson de modérer ses éloges à mon égard ; ainsi fit-il tout le temps de notre séjour à Londres.

Si j’ai tenu à raconter ce menu fait de mon oubli qui n’a en lui-même aucune importance, c’est pour prouver à quel point les auteurs ont tort de se préoccuper d’expliquer les personnages. Il est certain qu’Alexandre Dumas a tenu à démontrer le pourquoi des agissements bizarres de Mistress Clarkson. Il a créé un personnage intéressant, vibrant, dans l’action, et tout de suite révélé au public au premier acte, dans les quelques lignes que Mistress Clarkson dit à Mme de Septmonts : « Je serais très heureuse. Madame, si vous vouliez bien me rendre visite. Nous parlerions d’un de nos amis, M. Gérard, que j’aime peut-être autant que vous l’aimez, bien qu’il ne m’aime peut-être pas autant qu’il vous aime. »

Cela suffisait pour intéresser le public à ces deux femmes. C’était l’éternelle lutte du bien et du mal. Le combat entre le Vice et la Vertu. Mais cela semblait un peu bourgeois à Dumas, un peu vieux jeu, et il a voulu rajeunir le vieux thème, en essayant d’orchestrer l’orgue et le banjo, et il a obtenu une cacophonie épouvantable. Il a fait une pièce folle qui eût pu être belle, car l’originalité de son style, la loyauté de ses idées et la brutalité de sont humeur suffisaient à rajeunir de vieilles idées, lesquelles sont du reste la base éternelle de toutes les tragédies, comédies, romans, tableaux, poèmes et pamphlets : L’amour, entre le Vice et la Vertu.

Personne, des spectateurs qui ont assisté à la représentation de L’Étrangère, et il y avait autant de Français que d’Anglais, personne ne s’est dit : « Tiens, il manque quelque chose... Je n’ai pas bien compris ce personnage... »

J’ai interrogé un Français très érudit : « Vous n’avez pas vu qu’il y avait un trou au troisième acte ? — Non. — Dans ma grande scène avec Croizette ? — Non. — Eh bien, lisez ce que j’ai passé. » Et, après avoir lu : « Tant mieux ! s’est écrié mon ami, c’est assommant, cette histoire, et bien inutile. J’ai très bien compris le caractère sans cette amphigourique et romanesque histoire. »

Et quand je me suis excusée plus tard près de Dumas fils de cette coupure de son texte : « Ah ! ma, chère enfant, m’a-t-il répondu : quand j’écris une pièce, je la trouve bien ; quand je la vois jouer, je la trouve stupide ; et quand on me la raconte, je la trouve parfaite, parce qu’on en oublie la moitié. »


Les représentations de la Comédie-Française attiraient toujours la foule au Gaiety Théâtre, et je restais la favorite. Je le dis ici avec orgueil, mais sans vanité.

J’étais très heureuse et très reconnaissante de mon succès, mais mes camarades m’en gardaient rancune. Et la guerre commença, sourde et traîtresse.

M. Jarrett, mon conseiller et mon agent, m’avait assuré que je vendrais quelques-unes de mes œuvres, soit en sculpture, soit en peinture. J’apportai donc avec moi six sculptures et dix tableaux et j’en fis une exposition dans Piccadilly.

J’envoyai des invitations, une centaine à peu près. Son Altesse Royale le prince de Galles me fit prévenir qu’il viendrait avec la princesse. Toute la haute aristocratie anglaise, toutes les célébrités de Londres vinrent à cette ouverture. J’avais lancé cent invitations, il vint douze cents personnes. J’étais ravie, je m’amusais follement.

M. Gladstone me fit le grand honneur de causer avec moi plus de dix minutes. Cet homme au cerveau génial parlait de tout avec une grâce particulière. Il me demanda mon impression sur les attaques que quelques pasteurs lançaient contre la Comédie-Française et contre la profession damnable d’artiste dramatique.

Je répondis que je regardais notre art aussi profitable à la morale que le sermon d’un prédicateur catholique ou protestant.

« Mais, expliquez-moi, Mademoiselle, quelle est la leçon morale qu’on peut tirer de Phèdre ? — Oh ! Monsieur Gladstone, vous me surprenez un peu. Phèdre étant une tragédie antique, les mœurs et la moralité sont d’une optique différente de la nôtre et de la moralité de notre société actuelle. Cependant j’y trouve le châtiment de la vieille nourrice Œnone, qui commet le crime atroce d’accuser un innocent. L’amour de Phèdre est excusé par la fatalité qui pèse sur sa famille et s’abat impitoyable sur elle. Aujourd’hui, cette fatalité s’appellerait atavisme, car Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé. Quant à Thésée, son verdict sans appel, acte arbitraire et monstrueux, est puni par la mort de ce fils tant chéri, le seul et dernier espoir de sa vie. On ne doit jamais créer de l’irréparable ! — Ah ! me dit gravement le grand homme, vous êtes contre la peine de mort ? — Oui, Monsieur Gladstone. — Vous avez raison. Mademoiselle. »

Frédéric Leigton vint nous rejoindre, et il me fit, avec une grande bienveillance, des compliments pour mon tableau représentant une jeune fille portant des palmes. Ce tableau fut acheté par le prince Léopold.


Ma petite exposition eut un grand succès, et je ne me doutais guère alors qu’elle serait la cause de tant de potins, de tant de lâches attaques, et qu’elle causerait définitivement ma rupture avec la Comédie-Française. Je n’avais aucune prétention comme peintre et comme sculpteur. J’exposais mes œuvres pour les vendre, car j’avais envie de deux petits lions. Je n’avais pas assez d’argent pour les acheter. Je vendais mes tableaux ce qu’ils valaient, c’est-à-dire à des prix très modestes.

Une dame anglaise, Lady H..., m’acheta mon groupe Après la tempête. Ce groupe est la réduction du grand groupe que j’avais exposé deux ans avant, au Salon de Paris, et pour lequel j’avais eu une récompense. Je voulais le vendre quatre mille francs, mais Lady H... m’en envoya dix mille, avec un mot si délicieux que je me permets de le reproduire.

... Faites-moi la grâce, Madame, d’accepter ces quatre cents livres pour votre admirable groupe Après la tempête, et faites-moi l’honneur de venir déjeuner avec moi. Après le déjeuner, vous choisirez vous-même la place où il se trouvera être le mieux éclairé...

Ethel H...

C’était un mardi. Je jouais Zaïre le soir ; mais le mercredi, le jeudi et le vendredi, je ne jouais pas. J’avais de quoi acheter mes lions. Sans rien dire au Théâtre, je filai pour Liverpool. Je savais qu’il y avait là une grande ménagerie : Cross’ Zoo, et que j’y trouverais des lions.

Le voyage fut très amusant. Quoique voyageant incognito, je fus reconnue sur tout le parcours de la route et je fus gâtée, choyée. Trois de mes amis m’accompagnaient. C’était une escapade pleine de fantaisie ; je savais que je ne pouvais manquer mon service à la Comédie, puisque je ne jouais que le samedi et que nous étions le mercredi.

Partis le matin à dix heures et demie, nous arrivâmes à Liverpool à deux heures et demie et nous allâmes de suite chez Cross.

Impossible de trouver l’entrée de la maison. Nous demandâmes au boutiquier qui fait le coin ; il nous indiqua une petite porte que nous avions déjà ouverte et refermée deux fois, ne pouvant admettre que ce fût là. Moi, j’entrevoyais une grande porte grillée et laissant voir une large cour, et nous étions devant une toute petite porte s’ouvrant sur une toute petite pièce nue, où se tenait un petit homme.

« Monsieur Cross ? — C’est moi. — Je voudrais acheter des lions. » Il se mit à rire. « Alors, c’est vrai. Mademoiselle, vous aimez tant que cela les bêtes ? Je suis allé la semaine dernière à Londres voir jouer la Comédie-Française, et je vous ai vue dans Hernani. — Ce n’est pas cela qui vous a appris que j’aimais les bêtes ? lui répondis-je. — Non. C’est un marchand de chiens de Saint-Andrews street qui m’a dit que vous lui aviez acheté deux chiens et que, sans un gentleman qui était avec vous, vous en auriez acheté cinq. »

Il racontait tout cela en très mauvais français, mais avec beaucoup d’humour.

« Eh bien, Monsieur Cross, aujourd’hui, je veux deux lions. — Je vais vous montrer ce que j’ai. » Et nous allâmes dans la cour où se trouvaient les fauves. Oh ! les magnifiques bêtes ! Deux lions d’Afrique superbes, au poil brillant, la queue puissante et fouettant l’air. Ils venaient d’arriver. Ils étaient encore en pleine santé, en plein courage de révolte. Ils ignoraient la résignation, qui est le stigmate dominant des êtres civilisés.

« Oh ! Monsieur Cross, ceux-là sont trop grands. Je veux des lionceaux. — Je n’en ai pas, Mademoiselle. — Alors, montrez-moi toutes vos bêtes ! » Je vis les tigres, les léopards, les chacals, les guépards, les pumas, et m’arrêtai devant les éléphants. J’adore les éléphants ! Mais j’aurais voulu un éléphant nain. C’est un rêve que je caresse toujours. Peut-être se réalisera-t-il un jour.

Cross n’en avait pas. Alors, j’achetai un guépard. Il était tout jeune, tout drôle, il ressemblait à une gargouille d’un château moyen âge. Je fis l’acquisition d’un chien-loup tout blanc, le poil dru, les yeux en feu, les dents en fer de lance. Il était effrayant à voir.

M. Cross me fit cadeau de six caméléons de petite race, ressemblant à des lézards, et d’un admirable caméléon, animal préhistorique, fabuleux, un véritable bibelot chinois passant du vert tendre au bronze noir, svelte et allongé comme une feuille de lis et soudainement gonflé et trapu comme un crapaud. Ses yeux, en lorgnettes comme ceux des homards, ne dépendaient pas l'un de l’autre. Il jetait l’œil droit en avant et l’œil gauche en arrière.

Je fus vite ravie, enthousiasmée, de ce cadeau. J’appelai mon caméléon « Cross-ci, Cross-ça », pour honorer et remercier Cross.

Nous revînmes à Londres avec le guépard en cage, le chien-loup en chaîne, mes six petits caméléons en boîte, et « Cross-ci, Cross-ça » sur mon épaule, retenu par une chaîne d’or que nous venions d’acheter chez un bijoutier.

Je n’avais pas trouvé de lions, mais j’éta’s tout de même contente.


Mon personnel le fut moins. Il y avait déjà trois chiens dans la maison : Minuccio, venu avec moi de Paris, et Bull et Fly, achetés à Londres ; plus Bizibouzou, mon perroquet, et mon singe Darwin.

L’intrusion de ces nouveaux hôtes fit pousser des cris à Mme Guérard. Mon maître d’hôtel hésita à s’approcher du chien-loup. Mais j’avais beau dire que le guépard n’était pas dangereux, personne ne voulut ouvrir sa cage transportée dans le jardin. Je demandai un marteau et des pinces pour faire sauter la porte clouée qui retenait ce pauvre guépard prisonnier. Ce que voyant, mes domestiques se décidèrent à ouvrir. Mme Guérard et les femmes de service regardaient, des fenêtres. La porte sauta et le guépard, fou de joie, bondit comme un tigre hors de sa cage, ivre de liberté, boxant les arbres, et allant droit sur les chiens, qui se mirent à hurler de terreur ; pourtant,ils étaient quatre. Le perroquet, excité, poussa des cris stridents, et le singe, secouant sa cage, crissa à fendre l’âme.

Ce concert dans le silencieux square fit un effet prodigieux : toutes les fenêtres s’ouvrirent et, au-dessus du mur de mon jardin, plus de vingt têtes apparurent curieuses, tremblantes, furieuses.

Le fou rire s’était emparé de moi, de mon amie Louise Abbema, du peintre Nittis venu pour me rendre visite, de Gustave Doré qui m’attendait depuis deux heures. Georges Deschamps, un musicien amateur de beaucoup de talent, essaya de noter cette harmonie hoffmannesque, pendant que mon ami Georges Clairin, le dos secoué par le rire, croquait cette inoubliable scène.

Le lendemain, dans Londres, il ne fut bruit que du sabbat qui avait eu lieu au 77 de Chester Square, et cela prit une telle proportion que notre doyen, M. Got, vint me prier de ne point faire un tel scandale qui rejaillissait sur la Comédie-Française.

Je l’écoutai sans rien dire et, lui prenant la main : « Viens, je vais te montrer le scandale. » Je l’entraînai dans le jardin, suivi de mes visiteurs et amis. « Lâchez le guépard ! » m’écriai-je debout sur les marches, semblable à un capitaine de vaisseau criant : « Prenez des ris ! » Et le guépard lâché, la scène folle de la veille se renouvela.

« Tu vois. Monsieur le doyen ! Voilà mon sabbat. — Tu es folle ! me dit-il en m’embrassant. Mais c’est crânement drôle. » Et il riait aux larmes en voyant les têtes apparaître au-dessus du mur.


Cependant, les hostilités continuèrent par les petits potins transportés de bouche en bouche, de milieu en milieu, tant dans la presse française que dans la presse anglaise.

Malgré ma belle humeur et mon mépris des racontars, je devenais agacée. L’injustice m’a toujours profondément révoltée. Et l’injustice s’en donnait à cœur joie. Je ne pouvais rien faire qui ne fût contrôlé de suite, blâmé.

Un jour que je me plaignais à Madeleine Brohan, que j’aimais infiniment, l’adorable artiste me prit la tête et, me regardant dans les yeux : « Ma pauvre chérie, tu ne peux rien y faire ; tu es originale sans le vouloir, tu as une effroyable crinière rebelle et frisée par la nature, ta sveltesse est exagérée, tu possèdes dans ton gosier une harpe naturelle : tout cela fait de toi un être à part, ce qui est un crime de lèse-banalité. Voilà pour ton physique. Tu ne peux cacher ta pensée, tu ne peux courber l’échine, tu n’acceptes aucune compromission, tu ne te soumets à aucune hypocrisie : ce qui est un crime de lèse-société. Voilà pour ton moral. Comment veux-tu, dans ces conditions, ne pas éveiller la jalousie, froisser les susceptibilités, exciter les rancunes ? Si tu te désespères de ces attaques, tu es perdue, car tu seras sans forces pour lutter. En ce cas, je te conseille de brosser tes cheveux, de les enduire d’huile, enfin de les rendre aussi plats que ceux du Corse, et encore, non : car lui. Napoléon, les avait si plats que c’en était original ! Tiens, plats comme ceux de Prudhon, tu ne risqueras rien (Prudhon est un artiste du Théâtre-Français). Je te conseille, continua-t-elle, d’engraisser un peu et de te faire quelques trous dans la voix. Alors, tu ne gêneras personne. Mais si tu veux rester toi, ma chérie, prépare-toi à monter sur un petit piédestal construit de calomnies, de potins, d’injustices, d’adulations, de flatteries, de mensonges et de vérités. Seulement, quand tu seras dessus, tiens-toi bien, et cimente-le par ton talent, ton travail et ta bonté. Alors tous les méchants qui, sans le vouloir, ont apporté les premiers matériaux de l’édifice, enverront des coups de pied dedans, pour le démolir. Mais, si tu le veux, ils seront impuissants, et c’est ce que je te souhaite, ma chère Sarah, car tu as la soif ambitieuse de la Gloire. Moi, je ne comprends rien à cela, je n’aime que l’ombre et le repos. »

Je la regardai avec envie. Elle était si belle avec ses yeux mouillés, sa figure aux lignes pures et reposées, son sourire las. Je me demandai, anxieuse, si le bonheur n’était pas dans ce calme, dans ce dédain de toutes choses.

Je l’interrogeai doucement pour savoir : elle me dit que le Théâtre l’ennuyait, qu’elle y avait eu tant de déboires. Son mariage ? Elle en frissonnait encore de déplaisir. Sa maternité ne lui donnait que des chagrins. L’amour l’avait laissée le cœur broyé, le corps désemparé. Ses beaux yeux menaçaient d’éteindre leur lumière. Ses jambes étaient enflées et ne la portaient qu’à regret. Elle me dit tout cela de ce même ton calme, un peu lassé.

Ce qui m’avait charmé tout à l’heure me glaçait maintenant, car sa haine du mouvement venait de l’impuissance de ses yeux, de ses jambes ; et son amour de l’ombre n’était que l’apaisement nécessaire aux blessures de sa vie déjà vécue.


L’amour de vivre me reprit plus violent que jamais. Je remerciai ma belle amie et profitai de ses conseils ; car, à partir de ce jour, je m’armai pour la lutte, aimant mieux mourir en plein combat que m’éteindre dans les regrets d’une vie manquée. Je ne voulus plus pleurer des turpitudes débitées contre moi. Je ne voulus plus souffrir des injustices. Je pris le parti de me défendre.

L’occasion ne se fit pas attendre.

On jouait L’Étrangère pour la seconde fois (le 21 juin 1879) en matinée.

La veille, j’avais fait prévenir Mayer que j’étais très souffrante et que, jouant Hernani le soir, je le priai de changer le spectacle du matin si c’était possible. Mais la recette était de plus de quatre cents livres, et la Comédie ne voulut rien entendre. « Eh bien, répondit Got à Mayer, on remplacera Sarah Bernhardt si elle ne peut pas jouer ; il y a dans la pièce : Croizette, Madeleine Brohan, Coquelin, Febvre et moi, et, que diable ! nous valons bien à nous tous Mlle Bernhardt ! »

On chargea Coquelin de demander à Lloyd de me remplacer, car elle avait déjà joué le rôle à la Comédie quand j’étais malade. Mais Llyod eut peur et refusa. On offrit de changer le spectacle, et ce fut Tartuffe qui remplaça L’Étrangère.

Mais le public, presque en entier, redemanda son argent, et la recette, qui devait être de cinq cents livres, ne fut que de quatre-vingt-quatre livres.

Ce fut la levée des rancunes, des jalousies. Toute la Comédie (surtout les hommes, moins un, M. Worms) marcha contre moi, lancée en avant.

Francisque Sarcey, transformé en tambour-major, cadençait son pas, sa terrible plume à la main.

Les inventions les plus folles, les calomnies les plus stupides, les mensonges les plus odieux, prirent leur vol comme une nuée de canards sauvages s’abattant soudainement dans toutes les rédactions ennemies. On y racontait qu’on pouvait me voir habillée en homme pour un shilling ; que je fumais de gros cigares, appuyée au balcon de ma maison ; que, dans les soirées mondaines où je jouais des saynètes, je prenais ma femme de chambre pour me donner là réplique ; que je faisais des armes dans mon jardin habillée en pierrot blanc ; que je prenais des leçons de boxe, et que j’avais cassé deux dents à mon malheureux professeur !

Quelques amis me conseillèrent de ne pas faire attention à toutes ces turpitudes, me disant que le public ne pouvait les croire, mais ils se trompaient : le public adore croire le mal. Cela l’amuse plus que le bien, et j’eus la preuve que le public anglais commençait à croire ce que disaient les journaux français.

Je reçus une lettre d’un tailleur, me demandant de porter, quand je me montrerai en homme, un habit fait par lui, et que non seulement il ne me le ferait pas payer, mais encore qu’il me donnerait cent livres si je voulais le porter. Cet homme était un grossier personnage, mais il était sincère.

Je reçus plusieurs boites de cigares, et les professeurs de boxe et d’escrime m’offrirent leurs services pour rien.

Tout cela m’irrita à tel point que je résolus d’en finir. Ce fut un article d’Albert Wolff dans Le Figaro qui me décida à rompre les chiens. Voici la réponse que j’envoyai à la suite de l’article du Fiiaro paru le 27 juin 1879 :


Albert Wolff, Figaro, Paris.

Et vous aussi, mon cher Monsieur Wolff, vous croyez de semblables insanités ? Qui donc a pu vous renseigner si mal ? Oui, vous êtes mon ami, car, malgré toutes les infamies qu’on a pu vous dire, il vous reste encore un peu de bienveillance. Eh bien, je vous donne ma parole d’honneur que je ne me suis jamais vêtue en homme, ici, à Londres ! Je n’ai même pas emporté mon costume de sculpteur. Je donne le démenti le plus formel à cette imposture. Je n’ai été qu’une seule fois à la petite Exposition que j’ai faite, une seule fois, et c’était le jour où je n’avais fait que quelques invitations privées, pour l’ouverture. Personne n’a donc payé un shilling pour me voir. Je joue dans le monde, c’est vrai. Mais vous n’ignorez pas que je suis une des sociétaires les moins payées de la Comédie-Française. J’ai donc bien le droit de combler un peu la différence. J’expose dix tableaux et huit sculptures. C’est encore vrai. Mais puisque je les ai apportés pour les vendre, il faut bien que je les montre.

Quant au respect dû à la Maison de Molière, cher Monsieur Wolff, je prétends le garder plus que qui que ce soit ; car je suis, moi, incapable d’inventer de pareilles calomnies pour tuer un de ses porte-drapeau.

Maintenant, si les sottises qu’on débite sur moi lassent les Parisiens, et qu’ils soient décidés à me faire mauvais accueil à mon retour, je ne veux exposer personne à commettre une lâcheté. Et je donne ma démission à la Comédie-Française.

Si le public de Londres est lassé de tout ce bruit et veut retourner sa bienveillance en malveillance, je prie la Comédie de me laisser quitter l’Angleterre, pour lui épargner le chagrin de voir une sociétaire sifflée et huée.

Je vous envoie cette lettre par dépêche ; le cas que je fais de l’opinion publique me donne le droit de faire cette folie ; et je vous prie, cher Monsieur Wolff, d’accorder à ma lettre le même honneur que vous avez fait aux calomnies de mes ennemis.

Je vous serre amicalement la main.

Sarah Bernhardt.

Cette dépêche fit couler beaucoup d’encre. On me donnait généralement raison, tout en me traitant en enfant gâtée.

La Comédie se montra plus aimable. Perrin m’écrivit une lettre affectueuse, me priant de renoncer à mon projet de quitter la Comédie. Les femmes se montrèrent très amicales ; Croizette vint me voir, et me tenant dans ses bras : « Tu ne feras pas cela, dis, ma folle chérie ? Tu ne vas pas envoyer ta démission sérieusement ? D’abord, on ne l’acceptera pas, je t’en réponds ! »

Mounet-Sully me parla d’art, de probité… tout son discours était empreint de protestantisme : dans sa famille, il y a plusieurs pasteurs protestants, et il en avait souvenance sans le vouloir.

Delaunay, surnommé « le petit père la Franchise », vint solennellement me faire part de la mauvaise impression de ma dépêche. Il me dit que la Comédie-Française était un ministère, qu’il y avait le ministre, le secrétaire, les sous-chefs et les employés, et que chacun devait se conformer au règlement, et faire l’apport de son talent ou de son travail, et patati… et patata…

Je vis Coquelln le soir au Théâtre. Il vint à moi, les mains tendues : « Tu sais que je ne te complimente pas sur ton coup de tête ; heureusement que nous te ferons changer d’avis. Quand on a le bonheur et l’honneur d’être à la Comédie-Française, on doit y rester jusqu’à la fin de sa carrière. »

Frédéric Febvre me fit observer que je devais rester à la Comédie parce qu’elle faisait des économies pour moi, ce dont j’étais incapable moi-même. « Crois-moi, me dit-il, quand on est à la Comédie, il faut y rester, c’est le pain assuré pour plus tard. »

Enfin Got, notre doyen, vint à moi : « Tu sais comment cela s’appelle ce que tu fais en donnant ta démission ? — Non. — Déserter ! — Tu te trompes, je ne déserte pas : je change de caserne ! » lui répondis-je.

Et il en vint d’autres. Et tous me donnaient des conseils à travers leur personnalité : Monnet, en illuminé, en croyant ; Delaunay, avec une âme de bureaucrate ; Coquelin, en politicien blâmant l’idée d’autrui pour la préconiser plus tard à son profit ; Febvre, en ami de la respectabilité ; Got, en vieux grognard égoïste, ne connaissant que la consigne et l’avancement par voie hiérarchique.

Wo ; ms me dit à travers sa mélancolie : « Vaudront-ils mieux ailleurs ? » Ce Worms était l’âme la plus rêveuse, le caractère le plus net de notre illustre compagnie. Je l’aimais infiniment.


Nous allions retourner à Paris, et je ne voulus penser à rien pendant quelque temps. J’étais hésitante, je remis à plus tard de prendre une décision absolue. Le bruit fait autour de moi, le bien dit en ma faveur, le mal écrit contre moi, tout cela avait créé dans le monde artistique une atmosphère de bataille.

Nous allions rentrer à Paris. Quelques amis s’inquiétaient de la réception qui me serait faite. Le public se figure, douce erreur, que le bruit fait autour des artistes célèbres est provoqué par ces derniers avec connaissance de cause ; et, dans son énervement de revoir sans cesse le même nom revenir à propos de tout, il déclare l’artiste attaqué ou choyé amateur forcené de la réclame.

Hélas ! trois fois hélas ! On est victime de la réclame. Ceux-là qui goûtent les joies et les tristesses de la célébrité quand ils ont passé quarante ans savent se défendre : ils connaissent les tournant-court, les fondrières cachées sous les fleurs, et ils savent brider ce monstre de la réclame, pieuvre aux innombrables tentacules, jetant à droite, à gauche, en avant, en arrière, ses bras visqueux, ramassant par ses mille petites pompes aspirantes tout ce qui traite de potins, de calomnies de louanges, pour les cracher au public dans son vomissement de fiel noir. Mais ceux-là que la célébrité accroche quand ils ont vingt ans, ceux-là ne savent rien.

Je me souviens que la première fois qu’un reporter est venu chez moi, je me dressai en crête de coq rouge et droite de joie. J’avais dix-sept ans : j’avais joué dans le monde un petit Richelieu avec un succès énorme. Ce Monsieur vint me trouver chez ma mère, et me demanda ceci… cela… et puis encore ceci… Je répondais, je parlais… j’étais affolée d’orgueil, d’émotion. Il prenait des notes. Je regardais maman. Il me semblait que je grandissais. J’avais besoin d’embrasser maman pour me donner une contenance. Je mettais ma figure dans son cou pour cacher ma joie. Enfin, ce Monsieur se leva, me tendit la main et se retira. Je sautai dans la chambre et je me mis à tourner en rond en disant : « Trois petits pâtés, ma chemise brûle », quand tout à coup, la porte s’ouvre et le Monsieur dit à maman : « Ah ! Madame, j’oubliais : Voici la petite quittance de l’abonnement, c’est pour rien, seize francs par an. »

Maman ne comprit pas tout de suite. Je restai, moi, la bouche ouverte, ne pouvant digérer mes « petits pâtés ». Maman paya les seize francs ; et, me prenant en pitié, car je pleurais, elle me caressa doucement les cheveux.

Depuis, j’ai été livrée au monstre pieds et poings liés, et j’ai été et suis encore accusée d’adorer la réclame.

Et quand on pense que mon premier titre à la réclame a été mon extraordinaire maigreur et ma fragile santé. J’avais à peine débuté, que les épigrammes, les calembours, les jeux de mots, les caricatures, s’en donnèrent à cœur joie. Était-ce vraiment pour faire de


SARAH BEHNHARDT EN 1879 (PORTRAIT DE JULES-BASTIEN LEPAGE).
SARAH BEHNHARDT EN 1879 (PORTRAIT DE JULES-BASTIEN LEPAGE).
SARAH BEHNHARDT EN 1879
(PORTRAIT DE JULES-BASTIEN LEPAGE).


la réclame que j’étais si mince, si menue, si faible ? Que je passai six mois dans mon lit, écrasée par la maladie ? Mon nom devint célèbre avant que je le fusse réellement.

Un jour de première représentation à l’Odéon, on jouait Mademoiselle Aïssé. Flaubert, intime ami de Louis Bouilhet, auteur de la pièce, me présenta un attaché de l’ambassade d’Angleterre. " Oh ! je vous connaissais depuis longtemps. Mademoiselle ! Vous êtes le petit bâton surmonté d’une éponge ! — Il venait en effet de paraître une caricature de moi, qui avait fait la joie des badauds.

À cette époque, j’étais encore une enfant et je ne souffrais de rien, ne me souciais de rien. D’abord, j’étais condamnée par tous les médecins. Tout m’était donc égal ; mais tous les médecins s’étaient trompés et je devais, vingt ans plus tard, me battre contre le monstre.