Malherbe et ses sources (Counson)/Conclusion

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H. Vaillant-Carmanne (p. 228-232).


CONCLUSION


Avant de conclure, il n’est peut-être pas inutile de faire encore, à tous les rapprochements que nous venons d’établir, les restrictions qui n’auraient pas paru assez fréquentes et assez explicites au cours de cette étude. On ne devrait pas commencer un travail de critique comparative sans réciter les vers de Namouna :

Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous…


et M. Brunetière[1] rappelait encore dernièrement que rien n’appartient exclusivement à un auteur isolé, ni même à une seule littérature, mais que tout relève de la « littérature européenne », dont les littératures nationales ne sont que les provinces. En ce qui concerne Malherbe, les idées générales qu’il exprime et les images qu’il emploie peuvent, au point de vue d’aujourd’hui, sembler si banales et si vieilles que tout rapprochement fait à leur sujet reste une hypothèse quant à leur véritable origine. Il faut dire aussi qu’entre le simple plagiaire et l’écrivain le plus spontané il y a toute une série de degrés, et qu’une influence littéraire peut s’exercer par des réminiscences inconscientes, par des souvenirs fugitifs aussi bien que par une gauche copie. Mais d’autre part il ne faut pas oublier que l’état d’esprit d’un homme de l’an 1600 diffère du nôtre en cette matière : depuis trois siècles les images et les pensées se sont toutes usées ; elles nous sont venues de côtés si divers et d’auteurs si nombreux que nous ne pourrions plus dire de qui nous les tenons ; en même temps, les études humanitaires prenant toujours moins de place dans l’éducation générale, les influences classiques seraient moins vraisemblables ou moins certaines chez les écrivains actuels qu’elles ne le sont chez Malherbe.

Sans donc prétendre que tous les rapprochements indiqués présentent autant d’imitations, on peut en dégager quelques indications sur la pensée et l’art du vieux poète. « Pour donner à la poésie de Malherbe le nom qui lui appartient, disait Godeau, il faut considérer s’il imite, quelles sont les choses qu’il imite, et de quelle sorte d’imitation il s’est servi[2]. » Qu’il imitât, c’est ce dont Godeau lui-même ne doutait pas[3] : l’objet et la manière de cette imitation sont donc les seules questions à poser.

Ce Normand d’esprit positif et sensé à qui il est arrivé de sentir la profondeur d’une pensée biblique, qui comprenait le grec et pas les Grecs, s’est tourné vers les Latins. Il a trouvé dans Sénèque des idées générales qu’il a mises en prose et en vers ; et toute la raison dont il s’imprégnait encore par ses lectures, et les nombreuses raisons du dissertateur, ne faisaient que confirmer ses dispositions naturelles, peu favorables au pédantisme, aux fictions et à tout l’appareil des poètes du temps. Il pensait bien, au fond, que tout cela n’était que folie. Seulement, raisonneur de tempérament, et poète de profession, il jugea — et c’est une opinion toujours soutenable — qu’il fallait à la poésie une certaine dose de folie, « le grain de sottise » dont on a parlé depuis, et il crut — ce qui était en partie contestable — que la mythologie, les fictions, les images fleuries, les hyperboles ampoulées, les déclarations langoureuses constituaient toutes au même titre « les faveurs de Parnasse » et les sottises indispensables. Il se mit donc en quête de thèmes et de formules poétiques, et puisa à pleines mains dans ses souvenirs d’écolier et de liseur. Virgile parlait des violettes flétries et des moissons opulentes, Horace de la mort, Ovide des femmes et des dieux ; Martial, Stace et d’autres présentaient toutes sortes de traits et d’images. Les Italiens étaient passés maîtres en l’art d’aimer en vers, Pétrarque avait créé plus qu’une poésie : des manies et des ridicules ; le Tasse et d’autres avaient célébré les bergères. Enfin, la poésie française, en dépit des boutades du réformateur, n’avait pas chômé pendant le XVIe siècle, et il y avait bien des formes métriques, bien des pensées, des cadres et des décors à reprendre dans Ronsard et ses émules.

De tout cela, que fit Malherbe ? Il se trouvait à l’aise, et il pouvait avoir un trait de génie quand il s’agissait d’un homme d’esprit comme Horace, et d’une pensée de tous les temps et de tous les pays que le poète du Louvre sut faire française. Mais les fleurs virgiliennes ne se laissent pas manier d’une main rude, les dieux ont fait leur temps, et pour imiter Pétrarque

C’est peu d’être poète, il faut être amoureux ;


c’est fâcheux de n’être pas l’un, et d’être fort peu l’autre. Quant aux Français du XVIe siècle, on peut écrire mieux qu’eux, et si l’on ne retrouve pas la grâce de Ronsard et de du Bellay (qui est un don de nature), il est facile de penser plus fortement qu’eux, et d’écrire plus sobrement que ce bavard de Desportes. C’est dire qu’à côté de certains progrès Malherbe eut encore bien des gaucheries, bien des imitations maladroites. Si ses vers aujourd’hui nous laissent souvent une impression de vieillerie ou du moins de « déjà entendu » qu’ils n’avaient pas pour Godeau et Balzac, cela tient sans doute en partie à ce que nous avons été gâtés par un siècle de lyrisme exubérant et sincère ; mais cela tient aussi à ce que Malherbe n’a pas été l’imitateur idéal et définitif. Il a imité pour d’autres raisons, pour d’autres besoins que Ronsard, et pour ces raisons il l’a fait moins souvent ; il ne l’a pas toujours fait de façon plus heureuse. Après lui, la poésie française eut encore des « éruditions » à désapprendre, et à mettre plus de goût, de mesure, de discrétion dans l’emploi des images et des thèmes poétiques. Il n’a pas parlé de l’imitation aussi congrûment que Montaigne ou La Fontaine où André Chénier (André Chénier dans sa seconde, dans sa bonne manière), et c’est donc sur son œuvre qu’il faut le juger (ce qui lui fait sans doute tort) en cette affaire. En le jugeant ainsi, La Fontaine ne s’est pas trompé quand, dans sa rapide histoire de la littérature française depuis Ronsard, il considère Malherbe comme usant plus fréquemment que les grands classiques, de ces éruditions dont la Pléiade raffolait :

Nos aïeux, bonnes gens, lui [à Ronsard] laissoient tout passer,
Et d’éruditions ne se pouvoient lasser.
C’est un vice aujourd’hui : l’on oseroit à peine
En user seulement une fois la semaine

. . . . . . . . . . . . . . .


Malherbe de ces traits usoit plus fréquemment.
Sous lui la cour n’osoit encore ouvertement
Sacrifier à l’ignorance ![4]


L’ignorance ! c’est celle des crocheteurs du Port-au-foin et de la cuisinière à qui le bon écrivain devait être intelligible ; c’est presque le sens commun, c’est le bon sens de ceux qui veulent qu’on « parle chrétien », comme dit Molière. Malherbe, dans ses imitations, n’est pas allé jusqu’au bout de sa doctrine. Il restait à franchir une étape pour arriver au vrai classicisme et à la parfaite assimilation de l’antiquité : en quittant le vieux « pédagogue de cour », la poésie française devait encore grandir, et se défaire surtout de certains airs d’école ; elle les laissa peu à peu, d’elle-même, et après un repos d’une génération, sur le chemin du grand siècle.



  1. Dans la Revue des Deux Mondes, 1903, à propos de G. Huszar, Corneille et le théâtre espagnol (1903).
  2. Godeau, Discours, dans Malh., I, 379.
  3. id., ibid. (« Je ne crains pas d’avouer pour mon auteur qu’il a toujours pris les anciens pour ses guides »).
  4. La Fontaine (éd. Regnier), IX, 373.