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Malte-Brun - la France illustrée/0/6/5

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Jules Rouff (1p. lxxxii-lxxxiv).

Périgord, Guyenne, Gascogne, Béarn, Bigorre, Rouergue, Roussillon. — Nos provinces du sud-ouest, assimilées entre elles par le climat et la position, par la langue et l’accent, longtemps unies sous la domination des Wisigoths, des ducs d’Aquitaine, des Anglais, ne peuvent être séparées, et les différences qui les distinguent ne sont que des nuances qu’il serait difficile de faire sentir sans entrer dans de longs et minutieux détails. Peuple léger et charmant, plein de vivacité, d’esprit, d’imagination, touchant à tout sans approfondir ; religieux ou incrédule par caprice, par occasion ; consacrant la finesse et la subtilité de son esprit à la conduite et aux succès dans le monde ; unissant à la vivacité et aux élans des peuples méridionaux la gaieté et le bon sens de l’esprit français ; terrible parfois et emporté dans ses passions, mais bientôt calmé ; il semble qu’après avoir passé sous tant de maîtres différents sans avoir le temps d’en recevoir une empreinte durable, il n’en ait retenu que l’inconstance.

« La Guyenne, le pays de Montaigne et de Montesquieu, est celui des croyances flottantes. Fénelon, l’homme le plus religieux qu’ils aient eu, est presque un hérétique. C’est bien pis en avançant vers la Gascogne, pays de pauvres diables, très nobles et très gueux, qui tous auraient dit comme leur Henri IV : « Paris vaut bien une messe… » En effet, malgré ce qu’on pourrait trouver peut-être d’exagéré dans le tableau tracé par l’illustre historien (Michelet), la plus haute personnification de ce génie hardi, rapide, léger, paraît être Montaigne, avec son esprit prime-sautier, si vif et si piquant. Il est douteur par nature, par instinct, par répulsion pour toutes ces affirmations hardies qui se posent autour de lui. « Ses Essais, dit M. Demogeot, sont le premier et peut-être le meilleur fruit qu’ait produit en France la philosophie morale. C’est le premier appel adressé à la société laïque et mondaine sur les graves matières que les savants de profession avaient jusqu’alors prétendu juger à huis clos. Le principal charme de cet ouvrage, c’est qu’on y sent à chaque ligne l’homme sous l’auteur. Ce n’est point un traité, encore moins un discours ; c’est la libre fantaisie d’un causeur aimable et prodigieusement instruit, qui se déroule capricieusement sous vos yeux. L’idée y prend un corps, l’abstraction devient vivante. Le livre et l’écrivain ne sont qu’une même chose. Montaigne a pour ainsi dire vécu son ouvrage au lieu de le composer. »

Parmi les illustrations du Périgord figure au premier rang l’archevêque de Cambrai, Fénelon, l’immortel auteur de Télémaque. Bien que docile à la parole de l’Église, Fénelon est l’apôtre de l’inspiration intérieure. C’est lui qui proclame qu’il ne faut pas chercher la lumière au dehors de soi, et que chacun la trouve en soi-même. Cette lumière, elle est commune à tous les hommes, supérieure à eux ; elle est parfaite, éternelle, immuable, toujours prête à se communiquer en tous lieux et à redresser tous les esprits qui se trompent. Elle se montre à la fois à tous les hommes, dans tous les coins de l’univers. C’est dans son livre des Maximes des saints que Fénelon avait résumé sa doctrine, livre qui déplut à la fois à la cour de Rome et à Louis XIV. « Un instinct de despote, ajoute M. Demogeot, avertissait ce prince que l’édifice si régulier, si logique de son pouvoir absolu avait là un ennemi d’autant plus redoutable qu’il était moins violent. On disait avec raison que la grande hérésie de l’archevêque de Cambrai était en politique et non pas en théologie, et Louis l’appelait nettement le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume. Les chimères de Fénelon devaient être bien dépassées par les réalités de l’avenir, et c’est un honneur pour lui d’avoir appelé des réformes qui auraient pu dispenser la France d’une révolution. La lettre hardie qu’il écrivit au roi, en 1704, sur les abus de son règne ; les Mémoires particuliers qu’il rédigea en 1711 et qui devaient servir de programme à un règne nouveau, enfin ses admirables Directions pour la conscience d’un roi rendront sa mémoire éternellement chère à tous les amis d’une sage liberté.

Montesquieu aussi est bien l’enfant de sa province ; mais il a subi l’influence de son siècle aussi bien que de son pays. Il doute des vérités de la religion, mais sans trop s’y appesantir et sans s’en préoccuper. Son scepticisme se borne là ; partout ailleurs il est dogmatique et affirmatif, et l’on retrouve en lui le trait général des grands génies du xviiie siècle, la recherche théorique et formelle de la vérité elle-même, L’abbé Raynal, moins grand de génie que Montesquieu, a comme lui soif de la vérité. Le doute n’est pour lui, comme pour toute l’école spiritualiste, qu’un point de départ, et non pas un but, un doux oreiller, comme pour Montaigne.

Cependant l’influence du christianisme a laissé dans quelques génies une empreinte plus profonde. Là est né saint Vincent de Paul, également dévoué à la religion et à l’humanité, qui puisa dans son cœur ses plus nobles inspirations pour qui les discours étaient des actes, et qui par là mérite une place dans l’histoire littéraire, comme ses travaux apostoliques et ses fondations pieuses lui assurent un droit immortel à la reconnaissance des peuples. Frayssinous, dont les conférences religieuses ont fait tant de bruit dans notre siècle, appartient au Midi, ainsi que cet illustre archevêque de Paris, Mgr Affre, qui a donné sa vie pour mettre un terme aux luttes affreuses dont Paris fut ensanglanté pendant plusieurs jours, en juin 1848.

Voilà de bien grands noms ; mais ces contrées si vives, si poétiques, où l’imagination déborde, devaient produire aussi des littérateurs, des poètes, des orateurs.

Dès le xiie et le xiiie siècle, nous trouvons les troubadours Bérenger de Palasol, Guillaume de Cabestan et Bertram de Born, leur contemporain et leur maître, dont la poésie s’élève avec une impétuosité si violente, quand il peint la joie terrible des batailles et cet affreux plaisir de ravager et de tuer. Plus tard, Clément Marot, ce poète si naïf et si fin, si gracieux et si mordant, qui fit école en France, et aujourd’hui même encore a des imitateurs. Né à Cahors en 1495, « cet aimable poète, dit encore M. Demogeot, absorbe et résume en lui sous une forme plus pure toutes les qualités de notre vieille poésie ; il en possède tous les charmes, mais il en a aussi toutes les limites. On retrouve en lui la couleur de Villon, le naturel de Froissart, la délicatesse de Charles d’Orléans, le bon sens d’Alain Chartier et la verve mordante de Jean de Meung. Tout cela est rapproché, concentré dans une originalité piquante et réuni par un don précieux qui forme comme le fond de cette broderie brillante d’esprit. Marot est le premier type véritable de l’esprit français dans son acception la plus restreinte, mais la plus distinctive. Il semble que la poésie du xive et du xve siècle, sur le point de s’éclipser devant l’éclat nouveau de la Renaissance, ait ramassé toutes les richesses pour en douer cet heureux héritier des trouvères. » Théophile de Viau, plus critiqué que connu, qui doit à son siècle des travers incroyables, et à lui-même des traits de poésie souvent admirables ; — Dubartas, plein de verve, d’imagination, quelquefois de grandeur, mais dont le goût n’égalait pas le génie ; c’est lui qui, dans un vers, appelait le soleil grand duc des chandelles ; — Le Franc de Pompignan, qui par sa vanité s’attira les railleries de Voltaire, mais dont il reste quelques strophes pleines de poésie et de grandeur ; et, enfin, Berquin, ce nom si cher à l’enfance, sont aussi des hommes de ces contrées.

Parmi les prosateurs, nous trouvons Brantôme, le continuateur de Froissart, comme lui plein de vie et de mouvement, comme lui naïf et toujours intéressant, qui sait si bien s’emparer de ses lecteurs et les reporter aux scènes qu’il décrit, mais dont l’imagination quelquefois déréglée se laisse emporter à des tableaux qui n’ont pas pour excuse, comme ceux de Juvénal, l’indignation du narrateur ; — Henri IV, dont la correspondance est si remarquable ; — Cyrano de Bergerac, qui fit l’histoire comique du soleil et de la lune, ouvrages singuliers, mais souvent pleins de verve, et qui dans son Pédant joué a imaginé une situation et une scène que Molière, prenant, dit-il, son bien où il le trouvait, a pu transporter dans une de ses comédies ; — De La Calprenède, auteur de Cléopâtre et de Cassandre, romans qui excitaient l’enthousiasme de Mme de Sévigné, et dont la longueur seule explique l’oubli où ils sont tombés ; — Garat, écrivain de talent, qui a tout fait pour la gloire de ceux qu’il a loués ; — Guibert, qui écrivit des tragédies et publia des ouvrages sur divers sujets militaires, dont la netteté, la précision mérita les éloges et excita l’admiration de Voltaire. N’oublions pas Mme Cottin, dont les romans sont remplis d’un intérêt si saisissant, et qui sut peindre avec tant de vérité les passions du cœur humain ; ni ces deux poètes si complètement méridionaux, si exclusivement inspirés par leur pays, qui tous deux ont eu le tort d’écrire dans une langue connue seulement dans quelques provinces, que personne n’apprend, et dont le destin a été si divers, que l’un a trouvé la gloire dans la cause même qui a condamné l’autre à l’obscurité et à l’oubli : Goudoulin et Jasmin.

Ici trouve sa place cette immortelle Gironde, qui lutta si vaillamment contre les montagnards, dans la Convention : Fonfrède, Guadet, Gensonné, tous jeunes et éloquents, tous unis dans la vie et dans la mort, et qui périrent rassasiés de triomphes et de gloire à cet âge où la plupart des génies s’ignorent encore ; et leurs dignes successeurs, Lainé, un grand caractère qui osa résister à Napoléon Ier, et le général Lamarque, une des plus pures gloires militaires et oratoires de notre siècle. Voilà déjà une bien longue liste, et que de noms encore qu’on ne peut cependant pas passer sous silence !

Tous les écrivains que nous avons énumérés représentent tous un côté littéraire et poétique de l’imagination méridionale. Voyons ce qu’a produit la finesse d’esprit et la pénétration des hommes de ces provinces, appliquées aux sujets philosophiques ou scientifiques.

Tels sont le cardinal d’Ossat, l’illustre diplomate ; La Boétie, qui fit à vingt ans un ouvrage immortel par la vigueur du style et la hardiesse de la pensée ; Maine de Biran, l’éminent philosophe, le plus prudent métaphysicien de son siècle ; La Romiguière, qui exposa et développa le système de Condillac avec tant de mesure, et honora par son talent comme par son caractère les convictions généreuses auxquelles il était resté fidèle ; Lacépède, l’ami et l’héritier de Buffon, qui le choisit pour continuer et compléter son œuvre ; Bastiat, l’économiste profond, qui sut être clair en des sujets abstraits et arides ; l’illustre Arago, qui plus que tout autre eut la gloire de rendre les sciences populaires et de mettre à la portée de tous une des études les plus ardues et les plus effrayantes pour l’imagination de l’homme, et qui, à toutes ces qualités, joignait celles de grand écrivain et d’habile orateur, et, enfin, Léon Gambetta, l’éloquent tribun de la troisième République.