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Malte-Brun - la France illustrée/0/7/2

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Jules Rouff (1p. cvi-cvii).
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§ II. Du ve au xve siècle, on pourrait presque dire qu’il n’y a pas d’agriculture en France, et il ne pouvait point y en avoir. Deux choses, en effet, sont indispensables à la culture : la paix et l’argent. Or, à quelle époque de ces dix siècles le malheureux paysan eut-il une année de sécurité et la possession des semences d’une seconde récolte ? L’histoire connue, c’est l’histoire des villes ; mais l’histoire des campagnes reste à faire. Avec la consolidation de la domination romaine, nous venons de voir s’inaugurer une ère de paix et immédiatement le progrès se manifester ; cette période ne dura pas trois siècles. Du nord, de l’est, les barbares arrivent. Nous avons trop souvent marqué les bonds de ces avalanches pour y revenir ici. Ce qui nous va inquiéter, c’est de savoir ce qu’est devenu le paysan. Est-il broyé, brûlé, balayé avec le chaume de sa cabane, avec la gerbe encore verte de ses moissons ? Est-il mort dans le combat, enrôlé de force dans quelque légion ? Confondu avec le bétail, enchainé aux chariots des vainqueurs, suit-il les destinées de ses nouveaux maîtres ? Ce qui est certain, c’est que ses champs sont en friche, c’est que le feu a noirci la dernière poutre de son pauvre toit, c’est que le fer des armes étrangères a brisé le fer de ses instruments de labour. Pendant deux siècles, le torrent roule, la guerre dure, l’incendie brille. L’orage enfin s’apaise, les barbares ont vaincu, un nouveau régime s’établit, on partage le sol. Voici pour le roi des Francs, des Goths ou des Burgondes ; voici pour les chefs qui ont combattu sous eux, voici pour les soldats qui ont contribué à la victoire, voici pour les ministres du nouveau culte dont l’alliance leur a été si utile ; voici pour les anciens possesseurs, pour ces riches bourgeois gallo-romains dont il faut bien payer la trahison ou désarmer la résignation soumise ! Mais le paysan ? Il ne partage pas, lui ; on le partage. Il est esclave, il est serf, il est une propriété attachée à la glèbe ; pour chaque acre de terre, tant de bêtes de bétail, tant de bras de paysan. Voilà le sort fait à l’agriculteur !

Telle est cependant la passion qui attache l’homme au sol qu’il cultive, que, même esclave, le paysan eût peut-être retrouvé l’art perdu et renoué les traditions du passé, si, dans son état abject et précaire, la paix même ne lui eût pas manqué. Mais le régime féodal devait ajouter aux grandes guerres de races des siècles précédents, aux désastres des invasions les horreurs permanentes des guerres intestines. Au lieu des Huns ou des Alains, il faudra repousser sans cesse Suisses, Germains, Saxons, Normands et Anglais ; les fils des rois se révolteront contre leurs pères ou se disputeront son héritage dans des luttes sanglantes ; les hauts barons s’arracheront les provinces ; les plus minces seigneurs feront de leurs manoirs des places de guerre et de leurs domaines des champs de bataille. Le paysan n’aura pas même le pénible loisir de sa charrue, et son maître lui demandera moins la fécondité de ses champs que la stérilité des champs voisins. Tel fut pendant dix siècles le régime pour ainsi dire habituel et presque général ; nous n’avons à citer comme exception que quelques actes isolés, tentatives impuissantes, passagères, dont il faut cependant louer l’intention et consacrer le souvenir. Charlemagne, dans ses Capitulaires, pose des règles assez détaillées pour l’administration de ses domaines ruraux. Plusieurs ordonnances de ce prince et de Louis le Débonnaire prescrivent et réglementent les défrichements. Les Sarrasins apportèrent dans le Midi quelques notions nouvelles ; d’importants travaux d’irrigation furent entrepris. Les croisades eurent aussi sur l’agriculture une influence favorable : le départ des seigneurs laissa aux cultivateurs un peu de paix et de liberté ; quelques serfs même purent se racheter, grâce aux besoins d’argent qu’avaient leurs maîtres pour leur voyage. À cette époque aussi quelques plantes utiles furent rapportées d’Orient.

Toutefois, aucune de ces améliorations n’a un caractère persistant et général ; le mal est seulement moins grand en proportion de l’atténuation des faits qui le causent. C’est ainsi que les terres du clergé, des grandes abbayes surtout, sont mieux cultivées, parce qu’elles sont moins exposées aux ravages de la guerre, parce qu’elles participent un peu de la stabilité de leurs possesseurs. Suger, abbé de Saint-Denis, constate dans ses comptes une augmentation du prix des fermages dans le même temps, plusieurs canons sont publiés par les autorités ecclésiastiques pour assurer la sécurité de l’agriculture. La période des guerres contre l’Anglais est une des plus tristes époques de notre histoire pour l’habitant des campagnes. La rareté des récoltes nécessite des lois contre l’exportation du blé et une fixation de son prix sur les marchés de l’intérieur. Il fallait aussi que de bien grands ravages eussent été commis dans nos immenses forêts ; car au xive siècle pour la première fois on semble prendre souci de leur conservation, on régularise les coupes et on y interdit le pâturage des bestiaux. Il existe, à la date de 1376, une ordonnance de Charles V qui pose les bases d’une véritable organisation forestière. On commence à avoir conscience du mal, ce qui est un progrès ; il est permis de pressentir des temps meilleurs ; c’est la fin de cette longue et cruelle période du moyen âge.

Si de cette époque nous nous reportons aux derniers jours de la domination romaine ; si nous comparons la France d’alors, avec ses forêts dévastées, ses terres en friche, ses chemins effondrés ou recouverts d’herbes stériles, avec sa culture restreinte à la ceinture des villes et à l’étroit espace que protège le clocher d’une abbaye ou l’ombre d’un donjon féodal ; si nous comparons cette France à la Gaule du iiie siècle, sillonnée de larges voies romaines, étalant de riants jardins autour de ses villas, nourrissant de nombreux troupeaux dans ses riches métairies, alimentant l’Italie du surplus de ses récoltes, échangeant et croisant ses races de bétail avec celles des provinces limitrophes, nous reconnaîtrons que bien des pas en arrière avaient été faits, et que si le bien devait sortir de cet excès du mal, nos malheureux ancêtres avaient payé bien cher le tardif progrès que nous allons enfin pouvoir signaler.