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Malte-Brun - la France illustrée/0/7/3

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Jules Rouff (1p. cvii-cx).
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§ III. C’est encore par la transformation des jardins de plaisance qu’au sortir de cette longue et déplorable crise l’agriculture révèle son espèce de renaissance. Les fleurs commencent à entrer dans l’ornement des parterres ; on renonce à la monotonie des plates-bandes carrées, consacrées exclusivement jusque-là à la culture des plantes potagères et qui avaient le privilège d’entourer les habitations ; on utilise peu à peu le bois ou la prairie voisins ; le parc s’associe à l’architecture du manoir par l’élégant intermédiaire de la cour d’honneur ou d’un jardin qui participe de l’un et de l’autre, comme nous en offrent un exemple les dessins de Chenonceaux respectés par le temps. L’agriculture est entraînée dans ce mouvement de rénovation. Le mûrier est acclimaté dans les environs de Montélimar après la conquête de Naples par Charles VIII, vers 1494. L’importation du maïs suit de près la découverte de l’Amérique. Nicot, ambassadeur de France en Portugal, rapporte à Catherine de Médicis le tabac, dont la mode prend avec fureur et dont l’usage se répand d’une façon à peu près universelle. Enfin, vers le milieu du siècle suivant, paraît le premier ouvrage d’économie rurale écrit en français, les Moyens de devenir riche, par Bernard de Palissy, imité bientôt par d’autres publications : telles que celles de Gorgone de Corne en 1553, de Bellon et de David de Brossard en 1558. Ces faits, recueillis dans une période de cent cinquante ans environ, indices d’une situation nouvelle, sont le résultat des changements qui s’opéraient alors dans le régime gouvernemental de la France. Le pouvoir se centralisait et se faisait protecteur du paysan contre toutes les tyrannies intermédiaires qui pesaient sur lui auparavant. La guerre elle-même, ce grand fléau des campagnes, se modifiait par l’organisation d’une armée nationale. Les aspirations vers l’unité se faisaient jour de toute part ; la terre semblait ne pas même vouloir attendre les résultats du système nouveau : elle récompensait les intentions, et la conscience des bienfaits à venir exaltait la reconnaissance du paysan jusqu’à la personnification sublime de la bergère de Vaucouleurs. Sans doute le peuple a largement payé depuis sa dette à la royauté ; mais, en étudiant la pénible élaboration du progrès, la lutte commune contre le passé féodal, on comprend le culte de nos pères pour la royauté et la persistance de leurs préjugés monarchiques.

De Henri IV à Louis XVI, on compte cent soixante édits, arrêts, ordonnances concernant le seul commerce des grains, que tantôt ils entourent d’entraves et tantôt affranchissent ou favorisent. Les forêts aussi attirent particulièrement l’attention des gouvernements ; mais la législation qui les concerne souffre moins de vicissitudes que celle des céréales. Trois ordonnances rendues par François Ier, en 1515, 1518 et 1537, ajoutent de nouvelles mesures à celles de Charles V. Un système d’aménagement uniforme commence à poindre ; le principe de la réserve des baliveaux sur taillis est établi ; les droits d’usage, de pâturage, de passage dans les forêts domaniales sont soumis à de nouvelles règles. Une pénalité plus spéciale frappe les délits forestiers ; certaines dispositions préservatrices sont déclarées applicables aux bois des particuliers s’ils le demandent ; les dilapidations des gens d’église sont réprimées. Dans le même siècle, on ajouta aux attributions des tables de marbre, antiques tribunaux des eaux et forêts, une juridiction extraordinaire sur les bois autres que ceux du roi ; on tenta même, mais sans succès, sous Henri II et Henri III, de les faire subsister à côté des parlements. Sous Charles IX, les édits de 1561 et 1563 soumirent à la surveillance des maîtrises royales les bois du clergé et des communes, ordonnèrent qu’un tiers fût réservé pour croître en futaie, et défendirent aux particuliers de couper leurs taillis avant dix ans d’âge. En 1594, Henri IV étendit à tout le royaume les juridictions forestières et chercha à lutter contre l’abus des usages. Sous le même roi, inspiré par Sully, qui, dans la persuasion que toute richesse a sa source unique dans l’agriculture, a été de tous les ministres le plus dévoué à sa prospérité, on facilita la circulation des produits par la diminution des droits qui la gênaient de province à province, de même que par la construction de routes et de canaux.

Un édit anoblit ipso facto les chefs des compagnies de desséchement et leur accorda différentes exemptions. L’ingénieur Bradley fut appelé de Hollande pour travailler au desséchement des marais ; le jardin de Montpellier fut fondé et une école de jardinage y fut annexée ; des pépinières de mûriers furent établies aux Tuileries et à Fontainebleau, et l’on permit le libre commerce des grains. Ce fut surtout à la fin du règne de Henri IV et dans la première moitié du xviie siècle que les résultats de cette sage économie se firent sentir : la France, suivant Sully, produisait en abondance tout ce qui est nécessaire ou convenable à la vie, et elle put exporter des produits de son sol. En 1621, par exemple, elle put vendre à l’Angleterre une grande quantité de blé. Louis XIII, d’ailleurs, marchait sur les traces de son père, lorsqu’il quittait la cour pour aller planter ou greffer des arbres avec ce même Claude Mallet avec lequel Henri IV aimait à s’entretenir ; lorsque, de lui-même ou à l’instigation de Richelieu, il appelait Van Ens de Hollande pour présider à des opérations de desséchement sur la rive gauche du bas Rhône et lorsqu’il créait le Jardin du roi à Paris. Son successeur, celui qu’on appelle le grand roi, délaissa l’agriculture pour les jardins. Ceux de Versailles, dont la composition fut confiée à Le Nôtre, prirent un caractère de pompe en harmonie avec celle de la cour, en même temps que la direction des jardins fruitiers et potagers de toutes les maisons royales fut confiée à La Quintinie, avec ordre d’y établir des écoles pratiques de jardinage. La Quintinie, dans son ouvrage publié en 1680, posa le premier en France les principes de l’horticulture, et particulièrement de la pomologie. Cependant Girardot traitait à Bagnolet les pêchers d’après des principes opposés, qui ont été adoptés par les habitants de Montreuil.

La partie de l’horticulture qui concerne spécialement les fleurs était alors l’objet d’une prédilection portée jusqu’à la folie dans les provinces du Nord ; et, pendant que l’art d’en obtenir de nombreuses variétés faisait de rapides progrès, Fagon débutait dans l’art des cultures forcées en construisant au Jardin du roi quelques serres à toit vitré, qu’il chauffait au moyen de fourneaux.

D’un autre côté, Colbert publiait sa célèbre ordonnance d’août 1669 sur les eaux et forêts, et cherchait par la publication d’une instruction générale à propager la culture de la garance ; mais ces mesures partielles suffisaient-elles pour compenser le dommage indirect qu’il causait à l’ agriculture en la perdant de vue pour consacrer ses faveurs à la fabrication et au commerce ? Suffisaient-elles surtout pour réparer le tort bien plus grave qu’elle avait souffert depuis que, pour changer les châtelains en courtisans, il était devenu de mode parmi les beaux esprits de Versailles de ridiculiser à tout propos le gentilhomme campagnard. Les conséquences de ces fautes ne tardèrent pas à se faire sentir. À la magnificence et aux guerres de Louis XIV succéda un état d’épuisement qui dut influer défavorablement sur l’agriculture. Aussi, pendant la première partie du xviiie siècle, ne trouve-t-on à glaner que quelques faits qui la concernent, par exemple l’organisation des haras en 1717 ; mais, dans la seconde partie du siècle, le souffle d’une nouvelle vie commence à l’animer. Louis XV fonde la Société royale et centrale d’agriculture et ses pépinières royales, Louis XVI fait replanter les vides de la forêt de Fontainebleau et de celle de Rambouillet ; en 1785, il envoie André Michaux aux États-Unis, afin d’y recueillir et d’y faire passer en France des graines et des plants d’arbres et arbustes propres à y être naturalisés ; dans le même but il adresse aux explorateurs La Pérouse et d’Entrecasteaux des instructions rédigées de sa propre main ; enfin, en 1786, il obtient du roi d’Espagne et établit à la ferme de Rambouillet un troupeau de mérinos d’où sont provenus presque tous les mérinos et les métis aujourd’hui répandus en France. En même temps, divers édits brisaient les barrières qu’opposaient au commerce intérieur des blés les droits d’impôts et de douanes qui, étant demeurés en la possession des provinces, variaient de l’une à l’autre ; d’autres arrêts exemptaient d’impositions les terres nouvellement défrichées ; d’autres encore supprimaient les corvées dans certains cas. De leur côté, les économistes de l’école de Quesnay contribuaient à relever l’agriculture dans l’opinion publique en s’efforçant de la faire considérer comme l’unique source de toute richesse, et Turgot non plus que Necker ne dédaignaient de prendre la plume pour développer leurs idées sur la question du commerce des grains.

L’art, guidé par les méthodes scientifiques, commençait aussi à s’asseoir sur des bases moins empiriques. Ainsi l’économie forestière s’enrichissait des nombreuses observations faites sur les bois par Réaumur, Buffon, Varenne, de Feuille, Duhamel-Dumonceau et Lamoignon de Malesherbes, qui pour faire un écrit utile n’avait eu qu’à observer les résultats de ses belles plantations. Dans l’horticulture, Duhamel-Dumonceau portait aussi son attention sur les arbres fruitiers. Roger Schabel formulait les procédés suivis par les habiles jardiniers de Montreuil et de Bagnolet dans la conduite des arbres en espalier ; Dumont de Courset contribuait plus que personne de son temps à acclimater et à faire connaître les espèces d’arbres exotiques, en les réunissant dans son magnifique établissement du Désert, situé à la naissance d’une petite vallée du bas Boulonnais, et en les décrivant dans son Botaniste-Cultivateur. Les jardiniers Richard et Legrand faisaient un nouveau pas dans l’art de forcer les cultures en obtenant pendant l’hiver, par le chauffage, des pêches, des cerises, des groseilles, des prunes et des fraises. La composition des jardins d’agrément se rapprochait de la nature en associant d’abord la bergerie au genre symétrique, puis en passant au genre pittoresque ou paysager dans lequel elle débutait en se passionnant d’abord pour les enfantillages du goût anglais ou les excentricités de l’architecture chinoise ; enfin Delille, Fontanes, Saint-Lambert, Cerutti, célébraient dans leurs vers les conquêtes et les merveilles de cet art.

L’agriculture proprement dite faisait des progrès moins rapides que l’horticulture. Cependant le Persan Althen introduisait la culture de la garance dans le comtat d’Avignon, Duhamel-Dumonceau cherchait à systématiser l’art en lui donnant pour unique base le labourage sans engrais, et Rozier en réunissait tous les préceptes dans son Cours complet d'agriculture, tandis que Daubenton s’efforçait en multipliant les essais d’établir l’éducation des bêtes à laine sur des principes exacts, et que les Sociétés d’agriculture, formées dès 1761 sur plusieurs points, contribuaient par leurs encouragements et leur exemple à hâter le progrès pratique.

Déjà. sans doute, il y a loin de, cet état de choses aux misères et aux calamités de l’âge précédent ; et cependant cette période, qui, ne craignons pas de le reconnaître, fut un progrès, a pour la génération actuelle un nom qui ne se prononce pas dans les campagnes sans être accompagné de souvenirs douloureux et de malédictions : c’était l’ancien régime. Que de progrès, en effet, étaient encore à réaliser ! Tout ce que l’agriculture doit à la Révolution de 1789 se résume dans un fait : l’égalité dans les droits et dans les charges de la possession. Cette conquête était immense, elle a changé la face du sol français. Le paysan se rua sur cette terre qui enfin devenait sienne. D’un bout du territoire à l’autre il fut pris d’une unique et violente passion, celle de remuer, de fouiller pour son propre compte ces champs où jusque-là il n’avait eu que le droit de travailler et de souffrir. Quels miracles n’a pas accomplis depuis près d’un siècle cette providentielle cupidité ! que de landes défrichées ! que de marais desséchés ! quelle intelligente appropriation du sol aux différentes cultures ! quelle rapide et vaste application des procédés que la science découvre ou que l’expérience révèle ! Nos impatientes aspirations vers le mieux nous ferment trop souvent les yeux sur le bien dont nous jouissons ; avant d’aborder la critique de ce qui est, reportons notre pensée vers ce passé d’hier, et à tous les mérites du temps présent ajoutons celui de rendre perceptibles, possibles, certaines, inévitables, les améliorations de l’avenir. Après avoir payé cette dette de reconnaissance, il est permis de reconnaître que, dans le sujet qui nous occupe comme en toute chose humaine, le mal peut se trouver mêlé au bien. Le morcellement indéfini, par exemple, est devenu une véritable plaie pour quelques localités ; c’est encore ainsi que la passion exagérée du sol a souvent trompé le paysan sur ses intérêts, qui sont en définitive ceux de l’agriculture.

Maint cultivateur a sacrifié à l’ambition d’agrandir son domaine les conditions d’aisance indispensables à toute bonne exploitation rurale. Dans son aveugle impatience d’acquérir la pièce de terre qui l’avoisine, il oublie les exigences de l’usure à qui il faudra recourir demain ; il refuse de comprendre que le rapport d’un hectare bien tenu est supérieur à celui de quatre hectares laissés en souffrance. À ces griefs, dont il ne faut ni exagérer ni dissimuler l’importance, nous pourrions ajouter encore l’insuffisance des encouragements gouvernementaux et rappeler la réponse d’un ministre d’un des derniers règnes, qui prouvait que les allocations votées pour cet usage étaient inférieures à la somme donnée comme subvention à l’Opéra ; mais nous avons hâte de rentrer dans notre cadre, où il nous reste à peine la place nécessaire à un tableau très succinct de l’état actuel de l’agriculture en France.