Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris/01
MANUEL PRATIQUE DE LA CULTURE MARAÎCHÈRE DE PARIS.
CHAPITRE PREMIER.
Histoire sommaire de la culture maraîchère à Paris depuis
cinquante ou soixante ans.
Il serait désirable, sans doute, de nous voir commencer cet ouvrage par des recherches sur l’origine de la culture maraîchère à Paris, de nous voir suivre et expliquer ses progrès successifs depuis son commencement jusqu’à nos jours ; mais une telle recherche n’est pas en notre pouvoir ; nous n’avons ni le temps, ni le moyen de nous élever au delà de mémoire d’homme, et nous ne pouvons ni ne voulons dire ici autre chose que ce que nous avons vu et faisons nous-mêmes.
Il est généralement connu que, toutes les fois qu’on a reculé l’enceinte de Paris, les jardiniers-maraîchers ont été obligés de se reculer aussi pour faire place à de nouvelles bâtisses, et que ce déplacement leur était toujours onéreux, en ce qu’ils quittaient un terrain amélioré de longue main pour aller s’établir sur un nouveau sol, souvent rebelle à leur culture, et qui ne pouvait être amélioré qu’avec le temps et de grandes dépenses. Plusieurs d’entre nous se rappellent que, vers la fin du siècle dernier, lorsqu’on a reporté le mur d’enceinte où sont aujourd’hui les barrières de l’octroi, beaucoup de maraîchers sont allés s’établir au delà des nouvelles barrières, parce que le prix des terrains circonscrits a de suite considérablement augmenté. Plus tard, lors de l’établissement du canal Saint-Martin, un assez grand nombre de maraîchers furent encore obligés d’aller s’établir plus loin pour laisser la place aux nouvelles constructions. Jusqu’en 1780, on voyait des jardins maraîchers le long du boulevard, depuis la porte Saint-Antoine, aujourd’hui place de la colonne de Juillet, jusque près de la Madeleine ; depuis longtemps on n’y en voit plus aucun. Le trentième quartier de Paris s’appelait alors le Pont-aux-Choux, tant les marais y étaient nombreux. Enfin, jusqu’à la révolution de 89, les jardiniers-maraîchers ont conservé l’usage d’appeler leur jardin marais ; mais depuis lors la plupart disent leur jardin, parce qu’en effet ces jardins ne ressemblent plus aux marais dans lesquels les premiers maraîchers s’étaient établis, d’où le nom de maraîchers que leurs successeurs portent toujours.
Il conviendrait à présent de jeter les yeux en arrière pour savoir quels étaient nos aïeux et en quel état était la profession de jardinier-maraîcher entre leurs mains ; mais les maraîchers ne connaissent d’autre chronique que la tradition qui se transmet oralement parmi eux, et leurs souvenirs ne remontent guère au delà de deux ou trois générations. Nous ne pouvons donc remonter nous-mêmes au delà d’une soixantaine d’années dans le temps qui a précédé celui dans lequel nous vivons, à moins de nous rendre l’écho de ce qu’ont écrit les autres, chose que nous éviterons toujours.
D’après le témoignage de nos plus anciens confrères, il résulte que, il y a 60 ou 80 ans, la culture maraîchère était beaucoup moins perfectionnée qu’aujourd’hui ; que l’on faisait moins de saisons dans une année ; que l’art des primeurs était encore dans l’enfance ; que les plus habiles maraîchers n’avaient encore que des cloches, et en petit nombre, pour avancer leurs légumes et surtout pour élever une sorte de melon brodé, la seule qu’ils connussent alors, et qui aujourd’hui porte encore le nom de melon maraîcher. Ce n’est pas qu’à cette époque l’art des primeurs et l’emploi des châssis fussent ignorés à Paris ; depuis longtemps l’un et l’autre étaient en progrès dans les jardins royaux et chez plusieurs grands seigneurs ; mais ils n’avaient pas encore pénétré dans la culture maraîchère, lorsqu’en 1780, un jardinier maraîcher nommé Fournier fit le premier usage de châssis dans sa culture avec un succès si prononcé pour obtenir des primeurs beaucoup plus tôt qu’auparavant, qu’un grand nombre de ses confrères l’imitèrent et en obtinrent de suite de grands avantages. L’usage et la manœuvre des châssis devinrent une branche importante de la culture maraîchère, et c’est de cette époque que le terme culture forcée est devenu familier parmi nous.
Le même Fournier qui a introduit les châssis dans la culture maraîchère, en 1780, y a aussi introduit, quelques années après, la culture du melon cantaloup ; il est aussi le premier maraîcher qui ait cultivé la patate.
Le premier qui a forcé l’asperge blanche était un nommé Quentin, vers 1792.
L’asperge verte a commencé à être forcée par le même et par son beau-frère, nommé Marie, vers 1800.
Celui qui le premier a forcé le chou-fleur est le nommé Besnard, vers 1811.
Les premières romaines forcées l’ont été par MM. Dulac et Chemin, vers 1812.
La chicorée fine d’Italie a commencé à être forcée à la même époque, par Baptiste Quentin.
Parmi les jardiniers-maraîchers de notre époque, ce sont les frères Quentin, Fanfan et Baptiste, ainsi que M. Dulac, qui les premiers ont traité le haricot en culture forcée, en 1814.
La culture forcée de la carotte a eu lieu pour la première fois en 1826 ; elle est due à M. Pierre Gros.
En 1856, M. Gontier a le premier fait usage du thermosiphon dans la culture forcée sous châssis.
Nous venons de nommer cinq maraîchers de notre époque, parce qu’ils ont enrichi la culture maraîchère par des procédés nouveaux, et que la reconnaissance demande que leurs noms ne soient pas plus oubliés que ceux que nous avons nommés auparavant. Nous voudrions bien nommer aussi ceux de nos confrères qui se distinguent par la perfection de leur culture, par l’étendue de leur exploitation, par leur activité, leur adresse, leur bonne administration, mais le nombre en serait trop grand ; d’ailleurs, en faisant ressortir le mérite d’une partie de nos confrères et en passant l’autre sous silence, cela paraîtrait de notre part une partialité dont nous ne voulons pas qu’on nous accuse ; mais nous dirons avec plaisir, avec orgueil même, qu’il y a dans la classe maraîchère plus de capacité, plus d’intelligence qu’on ne le croit généralement dans les autres classes.
Voilà tout ce que nous pouvons dire de la culture maraîchère des temps qui nous ont précédés, et de ses progrès jusqu’en 1844. Ce sont des faits certains, dont plusieurs se sont accomplis sous nos yeux et desquels nous profitons aujourd’hui.