Marc Aurèle ou La fin du monde antique/Chapitre XXVI
CHAPITRE XXVI.
SA PRÉPARATION à LA MORT.
Pendant que ces étranges révolutions morales s’accomplissaient, l’excellent Marc-Aurèle, jetant sur chaque chose un regard aimant et calme, portait partout son visage pâle, sa douce figure résignée et sa maladie de cœur. Il ne parlait plus qu’à voix basse, et il marchait à petits pas[1]. Ses forces diminuaient sensiblement ; sa vue baissait. Un jour qu’il dut déposer par fatigue le livre qu’il tenait à la main : « Il ne t’est plus permis de lire, écrivit-il ; mais il t’est toujours permis de repousser de ton cœur la violence ; il t’est toujours permis de mépriser le plaisir et la peine ; il t’est toujours permis d’être supérieur à la vaine gloire ; il t’est toujours permis de ne pas t’emporter contre les sots et les ingrats ; bien plus, il t’est permis de continuer à leur faire du bien[2]. »
Portant la vie sans plaisir comme sans révolte, résigné au sort que la nature lui avait dévolu, il faisait son devoir de tous les jours, en ayant sans cesse à l’esprit la pensée de la mort. Sa sagesse était absolue, c’est-à-dire que son ennui était sans bornes. La guerre, la cour, le théâtre le fatiguent également, et pourtant il fait bien tout ce qu’il fait ; car il le fait par devoir. Au point où il est arrivé, le plaisir et la douleur, l’amour des hommes et leur haine sont une seule et même chose. La gloire est la dernière des illusions ; combien pourtant elle est vaine ! Le souvenir du plus grand homme disparaît si vite ! Les plus brillantes cours comme celle d’Adrien, ces grandes parades à la façon d’Alexandre, que sont-elles, si ce n’est un décor qui passe et qu’on jette au rebut. Les acteurs changent ; l’inanité du jeu est la même[3].
Quand des chrétiens exaltés arriveront à comprendre qu’on ne peut plus espérer voir se réaliser le royaume de Dieu si ce n’est en fuyant au désert, les Ammonius, les Nil et les Pacôme proclameront le renoncement et le dégoût des choses comme la loi suprême de la vie. Ces maîtres de la Thébaïde n’égaleront pas en parfait détachement leur confrère couronné. Il s’était fait des procédés d’ascète, des recettes comme celles des Pères de la vie spirituelle, afin de se convaincre, par des déductions invincibles, de l’universelle vanité.
Pour mépriser le chant, la danse, le pancrace, il suffit de les diviser en leurs éléments. Pour la musique, par exemple, si tu divises chacun des accords en sons, et que tu te demandes pour chaque son : « Est-ce là ce qui te charme ? » il n’y a plus de charme. De même, pour la danse, divise le mouvement en attitudes. De même pour le pancrace. En un mot, pour tout ce qui n’est pas la vertu, réduis l’objet à ce qui le compose en dernière analyse, et, par cette division, tu arriveras à le mépriser. Applique ce procédé à toute la vie[4].
Ses prières étaient d’une humilité, d’une résignation toute chrétienne[5] :
Seras-tu donc enfin un jour, ô mon âme, bonne, simple, parfaitement une, nue, plus diaphane que le corps matériel qui t’enveloppe ? Quand pourras-tu goûter pleinement la joie d’aimer toute chose ? Quand seras-tu satisfaite, indépendante, sans aucun désir, sans la moindre nécessité d’un être vivant ou inanimé pour tes jouissances ? Quand n’auras-tu besoin ni du temps pour prolonger tes plaisirs, ni de l’espace, ni du lieu, ni de la sérénité des doux climats, ni même de la concorde des humains ? Quand seras-tu heureuse de ta condition actuelle, contente des biens présents, persuadée que tu as tout ce que tu dois avoir, que tout est bien en ce qui te concerne, que tout te vient des dieux, que dans l’avenir tout sera également bien, je veux dire tout ce qu’ils décideront pour la conservation de l’être vivant[6], parfait, bon, juste, beau, qui a tout produit, renferme tout, enserre et comprend toutes les choses particulières, lesquelles ne se dissolvent que pour en former de nouvelles pareilles aux premières ? Quand seras-tu donc telle, ô mon âme, que tu puisses vivre enfin dans la cité des dieux et des hommes, de manière à ne leur jamais adresser une plainte et à n’avoir jamais non plus besoin de leur pardon ?
Cette résignation devenait de jour en jour plus nécessaire ; car le mal, qu’on avait pu croire un moment maîtrisé par le gouvernement des philosophes, relevait la tête de toutes parts. Au fond, les progrès opérés par les règnes d’Antonin et de Marc-Aurèle n’avaient été que superficiels. Tout s’était borné à un vernis d’hypocrisie, à des mines extérieures qu’on avait prises pour se mettre à l’unisson des deux sages empereurs. La masse était grossière ; l’armée s’affaiblissait ; les lois seules avaient été améliorées. Ce qui régnait partout, c’était une profonde tristesse. Marc-Aurèle avait en un sens trop bien réussi. Le monde antique prenait le capuchon du moine, comme ces descendants de la noblesse de Versailles qui se font aujourd’hui trappistes ou chartreux. Malheur aux vieilles aristocraties qui, après les excès d’une folle jeunesse, deviennent tout à coup vertueuses, humaines et rangées ! C’est là un symptôme qu’elles vont mourir.
La sainteté de l’empereur avait obtenu, en ce qui touchait l’opinion, un résultat supérieur à celui qu’on devait attendre : elle l’avait, en quelque sorte, sacré aux yeux du peuple. C’est ici un fait honorable pour la nature humaine et que l’histoire ne doit pas plus omettre que tant d’autres faits attristants. Marc-Aurèle fut extrêmement aimé ; la popularité, si sujette à se méprendre sur la valeur des hommes, une fois au moins a été juste. Le meilleur des souverains a été le mieux apprécié. Mais la méchanceté du siècle reprenait par d’autres côtés sa revanche. Trois ou quatre fois, la bonté de Marc-Aurèle faillit le perdre. Le grand inconvénient de la vie réelle et qui la rend insupportable à l’homme supérieur, c’est que, si l’on y transporte les principes de l’idéal, les qualités deviennent des défauts, si bien que fort souvent l’homme accompli y réussit moins bien que celui qui a pour mobiles l’égoïsme ou la routine vulgaire. L’honnêteté consciencieuse de l’empereur lui avait fait commettre une première faute en lui persuadant d’associer à l’empire Lucius Verus, envers qui il n’avait aucune obligation. Verus était un homme frivole et sans valeur. Il fallut des prodiges de bonté et de délicatesse pour l’empêcher de faire des folies désastreuses. Le sage empereur, sérieux et appliqué, traînait avec lui dans sa litière le sot collègue qu’il s’était donné. Il le prit toujours obstinément au sérieux ; il ne se révolta pas une fois contre cet assommant compagnonnage. Comme les gens qui ont été très bien élevés, Marc-Aurèle se gênait sans cesse ; ses façons venaient d’un parti pris général de tenue et de dignité. Les âmes de cette sorte, soit pour ne pas faire de la peine aux autres, soit par respect pour la nature humaine, ne se résignent pas à avouer qu’elles voient le mal. Leur vie est une perpétuelle dissimulation.
Faustine fut, dans la vie du pieux empereur, une bien autre source de tristesse. La Providence qui veille à l’éducation des grandes âmes et travaille sans cesse à leur perfection lui prépara la plus pénible des épreuves, une femme qui ne le comprit pas. Elle commença, ce semble, par l’aimer ; peut-être même trouva-t-elle d’abord quelque bonheur dans cette villa de Lorium ou dans cette belle retraite de Lanuvium, sur les dernières pentes des monts Albains, que Marc-Aurèle décrit à Fronton comme un séjour plein des joies les plus pures[7]. Puis elle se fatigua de tant de sagesse. Disons tout : les belles sentences de Marc-Aurèle, sa vertu austère, sa perpétuelle mélancolie, son aversion pour tout ce qui ressemblait à une cour[8], purent sembler ennuyeuses à une femme jeune, capricieuse, d’un tempérament ardent et d’une merveilleuse beauté. Des recherches attentives ont réduit à peu de chose les faits que la calomnie s’est plu à relever contre l’épouse de Marc-Aurèle[9]. Ce qui reste à sa charge est grave encore ; elle n’aima pas les amis de son mari ; elle n’entra pas dans sa vie, elle eut des goûts hors de lui.
Le bon empereur le comprit, en souffrit et se tut. Son principe absolu de voir les choses telles qu’elles doivent être et non telles qu’elles sont ne se démentit pas. En vain on osa le désigner sur la scène comme un mari trompé ; les comédiens eurent beau nommer au public les amants de Faustine ; il ne consentit à rien entendre. Il ne sortit pas de son implacable douceur. Faustine resta toujours « sa très bonne et très fidèle épouse ». On ne réussit jamais, même après qu’elle fut morte, à lui faire abandonner ce pieux mensonge. Dans un bas-relief qui se voit encore aujourd’hui à Rome, au musée du Capitole, pendant que Faustine est enlevée au ciel par une Renommée, l’excellent empereur la suit de terre avec un regard plein d’amour. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que, dans sa belle prière intime aux dieux, qu’il écrivit sur les bords du Gran, il les remercie de lui avoir donné « une femme si complaisante, si affectueuse et si simple[10] ». Il était arrivé, dans les derniers temps, à se faire illusion à lui-même et à tout oublier. Mais quelle lutte il dut traverser pour en arriver là ! Durant de longues années, une maladie intérieure le consuma lentement. L’effort désespéré qui fait l’essence de sa philosophie, cette frénésie de renoncement, poussée parfois jusqu’au sophisme, dissimulent au fond une immense blessure. Qu’il faut avoir dit adieu au bonheur pour arriver à de tels excès ! On ne comprendra jamais tout ce que souffrit ce pauvre cœur flétri, ce qu’il y eut d’amertume dissimulée par ce front pâle, toujours calme et presque souriant. Il est vrai que l’adieu au bonheur est le commencement de la sagesse et le moyen le plus sûr pour trouver le bonheur. Il n’y a rien de doux comme le retour de joie qui suit le renoncement à la joie ; rien de vif, de profond, de charmant comme l’enchantement du désenchanté.
Un martyre bien plus dur fut infligé à Marc-Aurèle en la personne de son fils Commode. La nature, par un jeu cruel, avait donné pour fils au meilleur des hommes une sorte d’athlète stupide, uniquement propre aux exercices du corps, un superbe garçon boucher, féroce, n’aimant qu’à tuer. Sa nullité d’esprit lui inspira la haine du monde intelligent qui entourait son père ; il tomba entre les mains de goujats de bas étage qui firent de lui un des monstres les plus odieux qui aient jamais existé. Marc-Aurèle voyait mieux que personne l’impossibilité de tirer quelque chose de cet être borné, et néanmoins il ne négligea rien pour le bien élever. Les meilleurs philosophes dissertaient devant l’adolescent[11]. Lui, il écoutait, à peu près comme ferait un jeune lion qu’on doctrinerait et qui laisserait dire, en bâillant et en montrant de longues dents à ses maîtres. Marc-Aurèle fut égaré dans cette affaire par son manque de finesse pratique. Il ne sortit pas de ses phrases habituelles sur la bienveillance qu’il faut porter dans les jugements et sur les égards qu’on doit à ceux qui sont moins bons que nous[12]. Les neuf motifs d’indulgence qu’il se fait valoir à lui-même nous montrent sa charmante bonhomie[13]. « Quel mal pourrait te faire le plus méchant des hommes, si tu restais obstinément doux pour lui, si, à l’occasion, tu l’exhortais paisiblement, et lui donnais sans colère, alors qu’il s’efforce de te nuire, des leçons comme celle-ci : « Non, mon enfant, nous sommes nés pour autre chose. Ce n’est pas moi qui éprouverai le mal, c’est toi qui t’en feras à toi-même, mon enfant ! » Montre-lui adroitement, par une considération générale, que telle est la règle, que ni les abeilles n’agissent comme lui, ni aucun des animaux qui vivent naturellement en troupes. N’y mets ni moquerie ni insulte ; que tout soit dit sur le ton d’une affection véritable, comme sortant d’un cœur que n’aigrit point la colère ; ne lui parle point comme on fait à l’école, ni en vue d’obtenir l’admiration des assistants ; mais parle-lui avec le même abandon que si vous étiez tous deux seuls. » Commode (si c’est de lui qu’il s’agit) fut sans doute peu sensible à cette bonne rhétorique paternelle. Il n’y avait évidemment qu’un moyen de prévenir les affreux malheurs qui menaçaient le monde : c’était, en vertu du droit d’adoption, de substituer un sujet plus digne à celui que le hasard de la naissance avait désigné. Julien particularise davantage et croit que Marc-Aurèle aurait dû associer à l’empire son gendre Pompéien, qui aurait continué à gouverner dans les mêmes principes que lui[14].
Ce sont là des choses qu’il est très facile de dire quand les obstacles ne sont plus là et qu’on raisonne loin des faits. On oublie d’abord que les empereurs, depuis Nerva, qui firent de l’adoption un système politique si fécond, n’avaient pas de fils. L’adoption, avec exhérédation du fils ou du petit-fils, se voit au ier siècle de l’empire, mais n’a pas de bons résultats. Marc-Aurèle, par principes, était pour l’hérédité directe, à laquelle il voyait l’avantage de prévenir les compétitions[15]. Dès que Commode fut né, en 161, il le présenta seul aux légions, quoiqu’il eût un jumeau ; souvent il le prenait tout petit entre ses bras et renouvelait cet acte, qui était une sorte de proclamation. Marc était excellent père : « J’ai vu ta petite couvée, lui écrivait Fronton, et rien ne m’a jamais fait tant de plaisir. Ils te ressemblent à un tel degré, qu’on ne vit jamais au monde pareille ressemblance. Je te voyais doublé, pour ainsi dire ; à droite, à gauche, c’était toi que je croyais voir. Ils ont, grâce aux dieux, la couleur de la santé et une bonne façon de crier. L’un d’eux tenait un morceau de pain blanc, comme un enfant royal ; l’autre, un morceau de pain de ménage, en vrai fils de philosophe. Leur petite voix m’a paru si douce et si gentille, que j’ai cru reconnaître dans leur babil le son clair et charmant de ta parole[16]. » Ces sentiments étaient alors ceux de tout le monde. En 166, c’est Lucius Verus lui-même qui demande que les deux fils de Marc, Commode et Annius Verus, soient faits césars. En 172, Commode partage avec son père le titre de Germanique. Après la répression de la révolte d’Avidius, le Sénat, pour reconnaître en quelque sorte le désintéressement de famille qu’avait montré Marc-Aurèle, demande par acclamation l’empire et la puissance tribunitienne pour Commode[17]. Déjà le mauvais naturel de ce dernier s’était trahi par plus d’un indice, connu de ses pédagogues[18] ; mais comment préjuger sur quelques mauvaises notes l’avenir d’un enfant de douze ans ? En 176-177, son père le fit imperator, consul, auguste. Ce fut sûrement une imprudence ; mais on était lié par les actes antérieurs ; Commode, d’ailleurs, se contenait encore. Vers la fin de la vie de Marc-Aurèle le mal se décela tout à fait ; à chaque page des derniers livres des Pensées, nous voyons la trace des souffrances intérieures du père excellent, de l’empereur accompli, qui voit un monstre grandir à côté de lui, prêt à lui succéder, et décidé à prendre en toute chose par antipathie le contre-pied de ce qu’il avait vu faire aux gens de bien.
La pensée de déshériter Commode dut sans doute venir alors plus d’une fois à Marc-Aurèle. Mais il était trop tard. Après l’avoir associé à l’empire, après l’avoir proclamé tant de fois parfait et accompli devant les légions, venir à la face du monde le déclarer indigne était un scandale. Marc-Aurèle fut pris par ses propres phrases, par ce style d’une bienveillance convenue qui lui était trop habituel. Et, après tout, Commode avait dix-sept ans ; qui pouvait être sûr qu’il ne s’améliorerait pas[19] ? Même après la mort de Marc-Aurèle, on put l’espérer. Commode montra d’abord l’intention de suivre les conseils des personnes de mérite dont son père l’avait entouré[20]. N’était-il pas évident, d’ailleurs, que, si Pompéien ou Pertinax succédait à Marc-Aurèle, Commode devenait sur-le-champ le chef du parti militaire, continuation de celui d’Avidius, qui avait en horreur les philosophes et les amis du sage empereur ?
Nous croyons donc qu’il faut se garder de juger légèrement la conduite de Marc-Aurèle en cette circonstance. Il eut moralement raison ; mais les faits lui donnèrent tort. À la vue de ce misérable, perdant l’empire par sa vie crapuleuse, traînant honteusement parmi les valets du cirque et de l’amphithéâtre un nom consacré par la vertu, on maudissait la bonté de Marc ; on regrettait que l’optimisme exagéré qui l’avait amené à prendre Verus pour collègue, et qui peut-être ne lui permit jamais de voir tous les torts de Faustine, lui eût fait commettre une faute beaucoup plus grave. Selon la voix publique, il pouvait d’autant mieux déshériter Commode qu’une légende se formait d’après laquelle Marc aurait été déchargé envers ce dernier de tout devoir paternel. Par un sentiment de pieuse indignation, on ne voulait pas admettre que Commode fût le fils de Marc-Aurèle. Pour absoudre la Providence d’une telle absurdité, on calomnia la mère. Quand on voyait l’indigne fils du meilleur des hommes combattre dans l’amphithéâtre et se comporter en histrion de bas étage : « Ce n’est pas un prince, disait-on, c’est un gladiateur[21]. Non, ce n’est pas là le fils de Marc-Aurèle. » Bientôt on découvrit dans la troupe des gladiateurs quelque individu avec qui on lui trouva de la ressemblance, et l’on affirma que c’était là le vrai père de Commode. Le fait est que tous les monuments attestent la ressemblance de Commode avec Marc[22], et confirment pleinement à cet égard le témoignage de Fronton.
Sans reprocher à Marc-Aurèle de n’avoir pas déshérité Commode, on peut donc regretter qu’il ne l’ait pas fait. La perfection de l’homme nuisit à l’inflexibilité du souverain. Capable d’une dureté, il eût peut-être sauvé le monde, et il n’eût porté en rien la responsabilité de l’affreuse décadence qui suivit. Son tort fut d’avoir un fils. Il oublia que le césar n’est pas un homme comme un autre, que son premier devoir est d’entrer en arrangement avec le destin, de savoir deviner celui que le temps a marqué d’un signe. L’hérédité des dynasties féodales est, dans le césarisme, de nulle application. Ce régime est de tous celui qui produit les fruits les meilleurs ou les plus mauvais. Quand il n’est pas excellent, il est exécrable. Atroce au ier siècle de notre ère, tandis qu’on poursuit une loi de demi-hérédité, le césarisme devint splendide au iie, quand le principe de l’adoption l’eut définitivement emporté. La décadence commença le jour où, par une faiblesse pardonnable puisqu’elle était inévitable, le meilleur des princes que l’adoption eût portés à l’empire ne suivit pas un usage qui avait donné pour chefs à l’humanité la plus belle série de bons et grands souverains qu’elle ait jamais eue. Pour comble de malheur, il ne réussit pas à fonder l’hérédité. Pendant tout le iiie siècle, l’empire fut aux enchères de l’intrigue et de la violence. Le monde antique y succomba.
Pendant des années, Marc-Aurèle supporta ce supplice, le plus cruel que le sort ait infligé à un homme de cœur. Ses amis d’enfance et de jeunesse n’étaient plus. Tout ce monde excellent, formé par Antonin, cette société sérieuse et distinguée qui croyait si profondément à la vertu, était descendue dans la tombe. Resté seul au milieu d’une génération qui ne le comprenait plus et désirait même être débarrassée de lui[23], à côté d’un fils qui l’abreuvait de douleur, il n’avait devant lui que l’horrible perspective d’être le père d’un Néron, d’un Caligula, d’un Domitien[24].
Ne maudis pas la mort ; mais fais-lui bon accueil, puisqu’elle est du nombre de ces phénomènes que veut la nature. La dissolution de notre être est un fait aussi naturel que la jeunesse, la vieillesse, la croissance, la pleine maturité… Que si tu as besoin d’une réflexion toute spéciale, qui te rende bienveillant envers la mort, tu n’as qu’à considérer ce dont elle va te séparer et le milieu moral auquel ton âme ne sera plus mêlée. Ce n’est pas qu’il faille te brouiller avec eux[25] ; loin de là, tu dois les aimer, les supporter avec douceur. Seulement il faut bien te dire que ce ne sont pas des gens partageant tes sentiments que tu vas quitter ; le seul motif qui pourrait nous attacher à la vie et nous y retenir, ce serait d’avoir le bonheur de nous trouver avec des hommes qui auraient les mêmes opinions que nous. Mais, à cette heure, tu vois quels déchirements dans ton intérieur, à ce point que tu t’écries : « Ô mort ! ne tarde plus à venir, de peur que je n’en arrive, moi aussi, à m’oublier[26]. »
— « C’était un honnête homme, c’était un sage », se dira-t-on ; ce qui n’empêchera pas tel autre de se dire en lui-même : « Nous voilà donc délivrés de ce pédagogue ; respirons ! Certes il n’était méchant pour personne d’entre nous ; mais je sentais qu’au fond il nous désapprouvait ! »… Qu’au lit de mort, cette réflexion te fasse quitter la vie plus aisément : « Je sors de cette vie, où même mes compagnons de route, pour qui j’ai tant lutté, fait tant de vœux, pris tant de peine, désirent que je m’en aille, espérant que ma mort les mettra plus à l’aise. » Quel motif pourrait donc nous faire souhaiter de demeurer plus longtemps ici ?
Ne va pas, toutefois, en partant, montrer moins de bienveillance pour eux ; conserve à leur égard ton caractère habituel ; reste affectueux, indulgent, doux, et ne prends pas l’air d’un homme qui se fait tirer pour sortir… C’est la nature qui avait formé ton lien avec eux. Voici qu’elle le rompt. Eh bien, adieu, amis, je m’en vais sans qu’il soit besoin d’employer la force pour m’arracher du milieu de vous ; car cette séparation même n’a rien que de conforme à la nature[27].
Les derniers livres des Pensées se rapportent à cette époque, où Marc-Aurèle, resté seul avec sa philosophie, que personne ne partage plus, n’a qu’une pensée, celle de sortir tout doucement du monde. C’est la même mélancolie que dans la philosophie de Carnonte[28] ; mais l’heure de la vie du penseur est bien autre. À Carnonte et sur les bords du Gran, Marc-Aurèle médite pour se rendre fort dans la vie. Maintenant, toute sa pensée n’est plus qu’une préparation à la mort[29], un exercice spirituel pour arriver paré comme il faut à l’autel. Tous les motifs par lesquels on peut chercher à se persuader que la mort n’est pas une souveraine injustice pour l’homme vertueux, il se les donne ; il va jusqu’au sophisme afin d’absoudre la Providence et de prouver que l’homme, en mourant, doit être satisfait.
Le temps que dure la vie de l’homme n’est qu’un point ; son être est dans un flux perpétuel ; ses sensations sont obscures[30]. Son corps, composé d’éléments divers, tend de lui-même à la corruption ; son âme est un tourbillon ; son destin est une énigme insoluble ; la gloire est une indéterminée. En un mot, tout ce qui regarde le corps est un fleuve qui s’écoule ; tout ce qui regarde l’âme n’est que songe et fumée ; la vie est un combat, un séjour en pays étranger ; la renommée posthume, c’est l’oubli. Qui peut donc nous servir de guide ? Une chose, une seule chose, c’est la philosophie. Et la philosophie, c’est de faire en sorte que le génie qui est en nous reste pur de toute souillure, plus fort que les plaisirs ou les souffrances,… acceptant les événements et le sort comme des émanations de la source d’où il vient lui-même, enfin attendant d’une humeur sereine la mort, qu’il prend pour la simple dissolution des éléments dont tout être vivant est composé. Si, pour les éléments eux-mêmes, ce n’est point un mal que de subir de perpétuelles métamorphoses, pourquoi regarder avec tristesse le changement et la dissolution de toutes choses ? Ce changement est conforme aux lois de la nature, et rien n’est mal de ce qui est conforme à la nature.
Ainsi, à force d’analyser la vie, il la dissout, il la rend peu différente de la mort. Il arrive à la parfaite bonté, à l’absolue indulgence, à l’indifférence tempérée par la piété et le dédain. « Passer sa vie résigné au milieu des hommes menteurs et injustes[31] », voilà le programme du sage. Et il avait raison. La plus solide bonté est celle qui se fonde sur le parfait ennui, sur la vue claire de ce fait que tout en ce monde est frivole et sans fond réel. Dans cette ruine absolue de toute chose, que reste-t-il ? La méchanceté ? Oh ! cela n’en vaut pas la peine. La méchanceté suppose une certaine foi au sérieux de la vie, la foi du moins au plaisir, la foi à la vengeance, la foi à l’ambition. Néron croyait à l’art ; Commode croyait au cirque, et cela les rendait cruels. Mais le désabusé qui sait que tout objet de désir est frivole, pourquoi se donnerait-il la peine d’un sentiment désagréable ? La bonté du sceptique est la plus assurée, et le pieux empereur était plus que sceptique ; le mouvement de la vie dans cette âme était presque aussi doux que les petits bruits de l’atmosphère intime d’un cercueil. Il avait atteint le nirvana bouddhique, la paix du Christ. Comme Jésus, Çakya-Mouni, Socrate, François d’Assise, et trois ou quatre autres sages, il avait totalement vaincu la mort. Il pouvait sourire d’elle, car vraiment elle n’avait plus de sens pour lui.
- ↑ Hérodien, V, ii, 3-4.
- ↑ Pensées, VIII, 8.
- ↑ Pensées, X, 27.
- ↑ Pensées, XI, 2
- ↑ Ibid., X, 1.
- ↑ Τοῦ τελείου ζώου
- ↑ Frontonis Epist., p. 121, 125, 133, 135, 136, 141, 142, 151, 152, 153, 159, édit. Maï, 1823 (Naber, p. 80 et suiv.).
- ↑ Pensées, I, 17 ; X, 27.
- ↑ J’ai discuté ce point en détail dans mes Mélanges d’histoire, p. 169 et suiv.
- ↑ Pensées, I, 17.
- ↑ Lampride, Commode, 1.
- ↑ Voir Pensées, IX, 22, surtout XII, 16, une des pensées où la bonté est exagérée jusqu’à la fausseté.
- ↑ Pensées, XI, 18.
- ↑ Cæsares, p. 401, édit. Hertlein.
- ↑ Notez l’attention des apologistes chrétiens à flatter cette idée. V. ci-dessus, p. 283, 385.
- ↑ Front. et M.-Aur., Epistolæ, p. 151-152 (Maï). Comp. ibid., p. 136, où Fronton revient sur la ressemblance des enfants avec leur père.
- ↑ Vulcatius, Vie d’Avid., 13 : « Commodo imperium justum rogamus. Progeniem tuam robora. Fac securi sint liberi nostri. Commodo Antonino tribunitiam potestatem rogamus. »
- ↑ Lampride, Commode, 1.
- ↑ Dion Cassius, LXXII, 1.
- ↑ Hérodien, I, ch. v, vi.
- ↑ Lampride, Commode, 1, 2, 8, 12, 13, 18, 19.
- ↑ Noël Desvergers, Essai sur Marc-Aurèle, p. 74, 75 ; mes Mélanges d’histoire, p. 192. Voir surtout le buste de Commode au Musée du Capitole, à Rome.
- ↑ Pensées, IX, 3 ; X, 36.
- ↑ Capitolin, 28, dit qu’il allait jusqu’à désirer la mort de son fils. Cela est en contradiction avec les Pensées, l. c.
- ↑ Marc-Aurèle ne désigne que d’une manière vague ceux qu’il a en vue. Il paraît bien que Commode était du nombre.
- ↑ Pensées, IX, 3.
- ↑ Pensées, X, 36.
- ↑ Ibid., livre II.
- ↑ Ibid., XII, 1.
- ↑ Pensées, II, 17. Comp. IV, 3, 5.
- ↑ Pensées, VI, 47.