Marceline (O. C. Élisa Mercœur)

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes d’Élisa MercœurMadame Veuve Mercœur2 (p. 205-223).


MARCELINE.
DÉDIÉ À MADEMOISELLE JOSÉPHINE D’ABRANTÈS.


Un matin, un domestique revêtu d’une riche et élégante livrée entra chez l’abbé Dervin et lui remit de la part de sa maîtresse un billet ainsi conçu :

« Mon vieil ami, j’ai besoin de vous ; j’ai vainement employé toute mon éloquence de mère pour vaincre la résolution de ma fille. Marceline s’obstine à refuser la main du vicomte de Nercy, et persiste également à vouloir se faire religieuse. Venez, parlez-lui ; voyez si Dieu a réellement placé dans son cœur cette ardente foi, cette sainte abnégation de soi-même, cet amour épuré de toute pensée humaine, qu’une épouse du Christ doit conserver jusqu’au dernier soupir à son céleste époux. S’il en est ainsi, je ne m’opposerai plus au dessein de ma fille ; mais avant de consentir à me séparer d’elle, j’ai besoin de me persuader de la sincérité de sa vocation ; et, pour m’en répondre, je ne puis avoir une caution plus puissante que la vôtre.

« Je vous attends à dîner. Venez de bonne heure, afin de pouvoir entretenir Marceline, et m’éclairer sur les dispositions de son âme.

« Au revoir ; croyez à mon respectueux attachement comme à ma résignation aux volontés du ciel.

« Baronne de Vermont. »


L’abbé répondit affirmativement à cette lettre, et quelques heures après, il se rendit chez la baronne. Elle était sortie ; mais Marceline, prévenue par sa mère de la visite de M. Dervin, se hâta d’aller au-devant de lui, et bientôt l’entretien fut engagé.

Mademoiselle de Vermont possédait tous les avantages que la société, dans ses relations extérieures ou dans l’intimité, peut désirer de trouver réunis dans une femme ; sa jeunesse, sa beauté, sa naissance, son esprit, sa fortune et ses talens, faisaient de Marceline une personne remarquable. Mais en vain le monde se montrait à elle paré de tous ses charmes, en vain il essayait de l’enlacer dans ses mille séductions ; le cœur de la jeune fille restait aveugle et sourd. C’est qu’il n’y avait place dans ce cœur doux et pieux que pour la pensée d’une mère et l’image de son Créateur.

L’abbé fit d’abord valoir aux yeux de Marceline la position où elle se trouvait dans le monde et celle qu’elle y occuperait en épousant le vicomte, dont il lui vanta le loyal caractère et les aimables qualités. Il lui dit les vœux de madame de Vermont pour la réussite de ce mariage, il lui peignit la pure satisfaction qu’une femme d’honneur éprouve à remplir ses devoirs de fille, d’épouse et de mère ; puis, pour mieux l’ébranler, il lui parla de tout le bien que sa fortune la mettrait à même de faire aux malheureux.

Marceline l’écoutait avec une extrême attention : lorsqu’il eut fini, elle souleva lentement ses beaux yeux, le regarda avec une expression de surprise, et dit :

— Eh quoi ! c’est vous, monsieur, ministre du Seigneur, qui défendez la cause des vains plaisirs du monde !

— Non, mon enfant, vous vous trompez : je ne plaide point en faveur de ces vanités humaines, trop souvent coupables, qui d’abord séduisent l’esprit et font bientôt passer l’égarement au cœur. Je ne m’adresse pas à votre orgueil ; ma voix n’a jamais courtisé celui de personne. Mais vous méprisez le monde, Marceline, et vous ne le connaissez pas encore.

— Ah ! je n’ai pas envie de le connaître davantage : on ne l’apprend qu’aux dépens du bonheur ou de la vertu.

— Ainsi vous croyez que la société ne se compose que d’êtres nés méchans ou devenus tels par l’effet de la contagion ? Vous pensez que la vertu ne peut trouver d’abri contre les attaques du vice que dans la solitude d’un cloître, et de paix que dans le silence de la méditation ? Et cependant, Marceline, la vertu et la religion n’habitent pas seulement aux pieds des saints autels, elles peuvent aussi trouver leur sanctuaire dans le cœur qui palpite sous un manteau royal, comme dans celui qui bat sous l’étole du prêtre. Je ne veux pour exemple que votre mère ; jusqu’à ce jour, elle a vécu dans le monde ; eh bien ! vous semble-t-il que la pureté de son âme se soit corrompue au souffle de l’iniquité ? Croyez-vous que Dieu ne la regarde pas d’un œil aussi favorable, n’accueille pas avec autant de bonté l’hommage du bien qu’elle fait et des vœux qu’elle lui adresse, qu’il accueillerait les prières que du fond d’une cellule sa voix fervente élancerait vers lui ? Croyez-vous que l’âme du juste, dans quelque lieu qu’elle soit exilée sur la terre et quelque rang qu’elle y occupe, ne soit pas sûre en retournant au ciel de trouver un asile au sein du Créateur ?

— Oh ! ne me soupçonnez pas d’outrager la vérité en doutant des nobles vertus de ma mère ! Oh ! non, je sais trop tout ce que son âme enferme de grandeur, de courage, de générosité ; combien elle a d’indulgence pour les autres et de sévérité pour elle. Oui, sans doute, la céleste béatitude sera son partage au séjour des élus.

— Eh bien ! ma fille, en la prenant pour votre modèle, en marchant sur ses traces, pourquoi n’accompliriez-vous pas aussi l’œuvre de votre salut ?

— Mais qui peut m’assurer que mon cœur ait autant de force que le sien pour sortir victorieux des épreuves de la fortune comme de celles du malheur ? Oh ! pendant que l’image de l’immortel auteur de la nature le remplit tout entier d’un divin amour, tandis que les profanes séductions sont encore impuissantes à le captiver, que l’haleine empoisonnée du monde ne l’a point desséché, rétréci laissez-moi l’offrir tel au Dieu qui l’a formé !

— Mon enfant, ce Dieu qui est l’essence de toute bonté, de toute perfection, a cependant permis que le mal existât sur la terre à côté du bien. Placé entre les deux, le cœur de l’homme est libre dans son choix. Partout il est possible d’être vertueux, comme partout on peut être coupable. Et la vertu ne brille-t-elle pas d’un plus vif éclat lorsqu’exposée sans cesse aux mille pièges que lui tend l’attrait des plaisirs, elle s’éclaire de sa prudence pour les découvrir et les éviter ; lorsqu’on butte aux assauts du vice, elle s’arme de toutes ses forces pour résister au principe ennemi qu’elle combat ? Sa foi dans le secours du ciel, sa résignation au malheur, si Dieu le lui envoie, sa modestie dans la victoire, la rendent plus noble et plus belle que celle qui, à l’abri des séductions et n’ayant été menacée d’aucune attaque, ne peut faire preuve de son courage, puisque n’ayant point eu à se défendre, elle n’a pas eu la chance de succomber.

— Mais aller au-devant du péril, le chercher parce qu’on se croit assez puissant pour le braver, n’est-ce pas trop présumer de soi ? n’est-ce pas déjà faillir par un excès d’orgueil ?

— M. Dervin allait répondre, mais la baronne entra.

Cette conversation et beaucoup d’autres semblables n’ébranlèrent point la résolution de Marceline. Peut-être si sa mère, veuve depuis plusieurs années, n’avait eu qu’elle d’enfant, elle fût restée pour lui prodiguer ses soins, pour remplir à son égard tous les devoirs qui sont une tâche si douce au cœur d’une fille. Mais Marceline avait une sœur un peu plus jeune qu’elle, et Sophie, c’est son nom, devait rester auprès de sa mère.

Oh ! si avant de la quitter, elle avait bien compris toute l’âcreté des larmes que répandent les yeux d’une mère sur l’absence d’un enfant ! si elle s’était dit que ceux qui restent ne peuvent, malgré le charme de leur présence, cicatriser la plaie que fait au cœur le souvenir de l’enfant qui n’est plus là ! si elle avait pensé à Jacob appelant son Benjamin, eût-elle voulu quitter sa mère ?

Lorsque la baronne, persuadée de la vocation de sa fille, eut consenti à cette triste séparation, ce dont il s’agit alors fut de savoir dans quel ordre entrerait Marceline, et l’abbé fut chargé de diriger son choix.

Ce n’était point assez pour elle de renoncer au monde et de se consacrer belle et jeune au culte du Seigneur, il lui fallait encore toutes les austérités du cloître, les jeûnes, les macérations, ce martyre volontaire et continu que souffre et s’impose seule la véritable foi, pour s’affermir et s’épurer en passant par l’épreuve des souffrances du corps. Et comme elle s’informait à M. Dervin du couvent dont la règle était la plus sévère :

— Ma fille, lui répondit l’abbé, je suis prêtre, et je ne me suis jamais repenti de mon entrée dans les ordres ; mais s’il eût fallu rester enfermé dans un monastère et n’avoir à donner aux malheureux d’autres secours que celui de mes prières pour le salut de leur âme et le soulagement de leur infortune, peut-être aurais-je embrassé tout autre genre d’existence.

— Que voulez-vous dire ? quoi ! ne vous fussiez-vous pas senti assez de zèle ?…

— Vous ne me comprenez pas, ma chère enfant. Écoutez-moi : Prêtre comme je le suis, ma dette d’amour envers le prochain ne se borne pas à prier le ciel de lui continuer ses faveurs s’il est heureux, ou, s’il souffre, de prendre ses maux en pitié. Non, ce n’est là qu’une partie de ma tâche ; combien d’autres devoirs sacrés ne me reste-t-il pas à remplir ! N’ai-je pas, organe du Seigneur, à faire briller la parole de vérité pour dissiper les épaisses ténèbres de l’erreur, pour soutenir la foi qui chancelle, pour disposer l’âme du pécheur au repentir qui doit le faire absoudre ? Ne dois-je pas faire espérer le divin pardon du Créateur à celui qui, n’ayant que la peur du châtiment de ses fautes, ne croyant pas qu’un remords les pût racheter, achèverait de se perdre dans l’épouvante de sa propre iniquité en reniant le Dieu qui pardonne, en appelant le néant à son aide ? Ne m’est-il pas ordonné d’émouvoir la pitié du riche en faveur des souffrances du pauvre ? Et quand ma voix a pu se faire entendre, quand j’ai recueilli une moisson d’aumônes, précieux dons de la piété comme de la charité des fidèles, ne dois-je pas, chargé de les distribuer, aller dire à l’indigent qui a faim ou froid : Tiens, voilà du pain, voilà du feu ?… N’ai je pas à ranimer par de saintes exhortations, par de pieuses espérances, le courage du malheureux prêt à succomber sous le poids de ses douleurs morales ou de ses tourmens physiques ? À celui pour qui la terre infertile n’a porté aucun germe de bonheur, ne dois-je pas montrer les cieux féconds en pures jouissances ? Et quand l’heure suprême va sonner pour le moribond, mon devoir ne me conduit-il pas auprès de celui qui va mourir, non seulement pour lui administrer les divins secours de la religion, mais pour le consoler de quitter ce qu’il laisse en lui parlant du Seigneur qui l’attend et déjà lui ouvre ses bras paternels, pour cacher la terre à ses yeux, pour, adoucir l’horreur de ses derniers momens, aider son âme à briser les liens qui la retiennent encore, et…

— Je vous comprends, interrompit vivement Marceline, je vous comprends. Eh bien ! oui, moi aussi j’irai m’asseoir auprès du lit du mourant, j’irai soigner celui qui souffre et consoler celui qui pleure. Je vous remercie ; vous venez de m’enseigner la véritable route que je dois suivre !

Et, dans sa reconnaissance, elle pressa dans les siennes les mains du vieux prêtre qui, souriant de bonheur, remerciait Dieu d’avoir prêté, cette fois, à sa parole l’accent de la persuasion.

Et plus tard la taille élégante de mademoiselle de Vermont se dessinait sous la noire étamine ; son doux et beau visage fuyait sous une longue et blanche coiffe de lin…

Elle était sœur de charité.

Ce fut loin de Nantes qu’habitait sa famille, et dans une des provinces du midi de la France, qu’elle fut chargée d’aller accomplir sa mission de bienfaits.

Oh ! si vous eussiez vu combien cette jeune fille si faible de constitution puisait de force et de courage dans le zèle qui l’animait ! si vous l’aviez vue, bravant les intempéries des saisons, l’épuisement des veilles, les fatigues de tout genre pour soulager les malheureux !… si vous l’eussiez rencontrée dans les hospices, occupée à soigner les malades ! si vous eussiez entendu sa douce voix prodiguer à l’oreille d’un patient des paroles d’espérance et de consolation !… si vous eussiez regarde ses mains, si délicates qu’on aurait dit que le poids d’une aiguille devait les fatiguer, si vous les eussiez vues s’occupant à préparer les médicamens, à panser les plaies, à aider à transporter les malades ou à les arranger sur leur couche, à soulever les instrumens, les objets les plus lourds !… puis, si vous aviez aperçu ses jolis pieds, gonflés de lassitude, parcourir les vastes salles des hôpitaux ou monter et descendre de hauts et rudes escaliers, menant à la demeure des pauvres ou des infirmes ; allant, venant d’un quartier dans l’autre, explorant la ville dans tous les sens, et dévorant l’espace pour arriver plus vite… vous eussiez dit à la voir : C’est un ange qui passe revêtu d’une douce forme de femme !

Mais, hélas ! c’était un être de nature humaine ; son corps n’était pas invulnérable comme son âme, et quelque grand que fût son courage, quelque ardente charité qui l’animât, quelque puissante que fût sa volonté pour braver le mal qu’elle éprouvait et continuer à soulager celui des autres, elle fut sur le point de devenir la victime de son zèle et de succomber à ses longues fatigues.

Le ciel du midi était entièrement contraire à sa santé ; l’air malsain qu’on respire dans les hôpitaux avait affecté sa poitrine, et les sœurs ses compagnes désespéraient de conserver une existence aussi précieuse à celle des malheureux, lorsque l’air natal fut ordonné comme dernier remède.

Instruite du danger de sa fille, la baronne, le cœur navré de déchirantes alarmes, vint elle-même chercher Marceline et l’emmena avec elle.

Dieu la retint dans la vie : La vue de son pays, les soins d’une mère et d’une sœur, le repos, la salubrité d’un site convenable à sa constitution, contribuèrent également à lui rendre la santé. Mais elle ne put recouvrer assez de forces pour qu’il lui fut possible de reprendre ses charitables et pieux travaux ; et la supérieure qui avait reçu ses vœux, l’engagea elle-même à ne pas les renouveler et à rester dans sa famille [1].

Plusieurs années s’étaient écoulées depuis qu’elle avait consacré son cœur et son existence au service des pauvres. Sa raison s’était éclairée au flambeau de la charité ; plus elle s’était approchée de la perfection, plus elle était devenue indulgente pour les imperfections des autres. C’est ainsi qu’il en devait cire, car dans une âme véritablement pieuse une douce tolérance occupe de droit une place à côté de la vertu, dont elle est le complément nécessaire.

Madame de Vermont recevait chez elle une société composée d’amis ou de vieilles connaissances, toutes personnes à qui par leur mérite ou leurs qualités on ne pouvait refuser sinon de l’amitié, du moins de l’estime. Marceline, après avoir quitté ses habits religieux, parut dans les réunions de sa mère et les embellit par le charme de sa présence et l’aménité, la grâce de sa conversation.

Le monde qui peut plaire à un cœur vertueux n’est pas ce monde bruyant et frivole, vaniteux et faux, incapable de pures affections et les feignant toutes au profit de son orgueil, de son intérêt ou de sa malice naturelle. Mais le monde que retrouvait Marceline était celui dans le commerce duquel on peut se servir de son âme, tandis que dans l’autre, c’est l’esprit seul que l’on peut employer.

Quoique sa bouche n’eût pas répété son serment, son cœur ne se crut ni acquitté de sa dette de vertus ni dégagé de sa douce obligation de bienfaits.

En rentrant dans la société qui remercie Dieu de son retour, Marceline n’a pas renoncé à soigner les malades, à consoler les affligés ; accompagnée de sa mère, de sa sœur ou d’une femme de chambre, elle va encore chercher les malheureux, leur porter des secours d’argent, ou leur prodiguer les soins dont ils manquent. Elle va quêter pour les indigens et grossit son trésor d’aumônes, de tout ce qu’elle peut épargner sur sa dépense. Le plus grand service qu’on peut lui rendre est de lui signaler un infortuné de plus à secourir. Sans cesse occupée à faire du bien, c’est son cœur qui la paie, et il la paie largement, car la vertu est aux gages de la conscience.

Un jour sa sœur se trouvait retenue au lit par une fièvre ardente, elle s’était assoupie, et Marceline veillait sur son sommeil. Lorsqu’elle se réveilla, elle se rappela que c’était le jour du vendredi-saint, et en portant les yeux sur une pendule, que l’heure de l’office était venue.

— Est-ce que tu ne vas pas à l’église ? dit-elle à sa sœur assise au chevet du lit.

— Non, Sophie, répondit Marceline, tu souffres, mes soins te sont nécessaires ; je reste, je prierai dans mon cœur, et cette prière faite auprès de toi, Dieu l’écoutera comme celle que je ferais dans son temple.

Elle a quitté la robe d’étamine et la coiffe de lin, mais en portant extérieurement la livrée du monde, elle est restée sœur de charité.

— Mon père, disait-elle un jour au vieil abbé qui existe encore, vous aviez raison ; partout la vertu est possible, et je sens maintenant qu’on peut, même au milieu du monde, se consacrer au service de Dieu.


FIN.
  1. Les vœux des sœurs de charité sont annuels.