Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 01

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 9-14).


I.

C’était un mardi, le 1er septembre, le jour de l’ouverture de la chasse ; il y a de cela six ans. On entendait de moment en moment des coups de fusil tirés au loin dans la campagne. La chaleur était excessive ; cette année-là, nous avons eu deux étés. Toutes les fenêtres, volets et rideaux étaient prudemment fermés dans le grand salon du château de la Villeberthier, où régnait la plus fraîche obscurité. D’un côté seulement, le pan des rideaux d’une fenêtre située au nord était à demi relevé ; et quelques rayons, ménagés avec art, venaient éclairer une table à dessiner devant laquelle était assis un jeune homme, et un lit de repos d’une forme élégante, couvert de coussins de soie bleue, d’oreillers garnis de dentelles, sur lequel était étendue une jeune malade. Il n’y avait que ces deux personnes dans le salon, mais les autres habitants du château s’y faisaient représenter par leurs attributs. On voyait sur une chaise un vaste panier à ouvrage couronné d’une paire de besicles scintillantes, ce qui trahissait une mère. Dans un angle du salon se pavanait un superbe cheval de bois, ce qui trahissait un enfant.

La jeune malade, pâle, mais souriante, avait la tête appuyée sur un oreiller ; elle restait immobile, et le jeune homme, assis en face d’elle attachait sur elle de doux et longs regards, sous prétexte de faire son portrait.

Quelquefois même, il semblait avoir tout à fait oublié ce prétexte ; sa pensée se perdait, absorbée par cette tendre contemplation. Les plus amers et les plus joyeux souvenirs venaient l’assaillir tour à tour : il levait les yeux au ciel avec effroi et puis il regardait la jeune femme avec délices, il essuyait une larme et puis il souriait de bonheur.

Enfin, exprimant par un seul mot toutes ses craintes passées et toutes ses joies présentes :

— Est-ce bien vous, Marguerite ? dit-il en soupirant.

— Oh ! vous avez raison d’en douter ; cette fois, j’ai cru que j’allais mourir, répondit-elle ; vrai, j’ai eu peur.

— Ne dites pas cela ! s’écria-t-il.

Et le jeune homme, cédant à son émotion, jeta ses pinceaux sur la table et vint se mettre à genoux devant Marguerite.

— Jamais, reprit-il, jamais je n’ai pensé qu’il y eût le moindre danger dans cette fièvre, mais je vous voyais si…

— Ne mentez pas, Étienne, interrompit la jeune malade, vous aviez peur, et plus que moi… et vous n’êtes pas encore très-rassuré.

Il pâlit et ses yeux se voilèrent de larmes une seconde fois.

— Je vous aime tant, que tout m’effraye ; mais ce danger-là est passé : ce n’est plus pour vous que je m’inquiète.

— Alors que pouvez-vous craindre ? Maintenant il n’y a plus que ma mort qui puisse nous séparer.

— Tant que vous ne serez pas ma femme, je ne serai pas tranquille.

— Hélas ! mon cher et malheureux cousin, je vous ferai languir encore longtemps.

— Je le sais, votre mère est impitoyable.

— C’est-à-dire qu’elle a pitié de moi.

— Mes soins auraient dû lui donner plus de confiance ; elle me connaît assez pour comprendre que…

Marguerite, posant sa jolie main bien pâle et bien maigre sur la bouche de son cousin, l’interrompit en disant :

— Étienne, parlons d’autre chose. Montrez-moi ce portrait.

Il prit le portrait qui était sur la table.

— C’est charmant, dit-elle, mais cela ne me ressemble pas du tout ; il y a longtemps que je n’ai plus ce teint frais et rose.

— Vous l’aviez retrouvé tout à l’heure, vos belles couleurs étaient entièrement revenues ; à présent, vous êtes moins animée ; mais je remarquais avec plaisir, en peignant ce portrait, que de jour en jour votre fraîcheur revient ; bientôt on ne devinera plus que vous avez été malade si sérieusement.

— Ah ! c’est cela, que vous remarquiez en me regardant ? reprit Marguerite avec défiance ; et est-ce cela aussi qui vous faisait pleurer ?

— Je ne pleurais pas… je… Alors Étienne s’empressa de plaisanter, et dit en souriant : — Je m’attendrissais.

— Vous êtes un flatteur, continua Marguerite ; je sais bien que je ne suis plus jolie.

— Oh ! mon Dieu, jamais vous n’avez été plus belle, et la preuve, c’est que ce dernier portrait est cent fois plus joli que tous les autres.

— Je ne trouve pas cela, dit Marguerite ; celui que vous avez fait il y a trois mois, celui dans lequel je suis en habit de cheval, est beaucoup mieux dessiné.

— Oh ! c’est un croquis. Puisque vous parlez de dessin, je vous avouerai que le mieux dessiné est celui que j’ai fait cet hiver, celui de la robe bleue et de la couronne de roses ; celui-là est mon chef-d’œuvre, et il vous ressemble !

— Non, je ne l’aime pas ; il est maniéré ; ma mère en a un qui me plaît mieux : vous vous rappelez… celui de la branche de lilas ?

— Ah ! si je m’en souviens ! C’est le premier que j’ai fait en revenant d’Asie. Comme j’étais heureux ce jour-là ! avec quelle joie je vous retrouvais après une si longue absence ! Oh ! quel affreux voyage ! que j’ai souffert dans ce maudit pays ! C’est à Smyrne que j’ai appris votre mariage… je déteste Smyrne ! J’en suis parti sur-le-champ, je n’ai voulu visiter ni le port ni les bazars. J’étais fou de désespoir. Ce mariage m’avait toujours semblé impossible, et malgré la résolution de votre père et sa cruauté, je me flattais encore qu’il surviendrait quelque obstacle… Et puis aussi, je pensais que vous auriez plus de courage pour résister… Ah ! Marguerite… Marguerite… vous avez été bien docile !… Et vous voulez que je sois rassuré ! Vous me demandez ce que je crains ! Hélas ! c’est votre caractère qui me fait trembler… Oui, demain, par un caprice, votre mère viendrait vous dire : « Je ne veux plus que vous épousiez votre, cousin, » que, pour lui plaire, vous me diriez une seconde fois, en pleurant, juste assez pour ne pas être détestée : « Étienne, il faut nous quitter, adieu !… »

Marguerite, par un mouvement d’impatience, reprît son écharpe de dentelle avec laquelle Étienne jouait depuis un moment, et le regardant d’un air fâché, elle dit : — Je ne suis plus une petite fille de quinze ans que l’on marie malgré elle ; je suis libre d’avoir une volonté maintenant, et si jamais je vous dis encore : Il faut nous quitter, adieu ! c’est que je croirai, comme il y a un mois, que je vais mourir.

— Ne te fâche pas, dit-il, ma pauvre malade, et ne va pas te donner la fièvre en me grondant, ce qui retarderait encore notre mariage. Je ne me plaindrai plus. Je sens bien qu’avec mes gémissements éternels je dois être très-ennuyeux, mais il faut me pardonner… Savez-vous, madame, qu’il y a bientôt vingt ans que je vous aime !

— Ne dites pas cela si haut, on va penser que je suis une vieille femme ; d’abord, il n’y a pas vingt ans.

— Il y a dix-huit ans, c’est déjà beaucoup.

— Est-ce que vous comptez les années d’enfance ?

— Certainement. Ce sont les plus importantes de nos amours ; c’est à cette grande passion de mon jeune âge que je dois tous mes petits talents. Quand on voulait me faire apprendre des vers latins, on me disait : « Travaille bien, et tu iras jouer avec Marguerite ; » quand on me forçait à étudier mon piano, on me disait encore : « Tu joueras des sonates à quatre mains avec Marguerite ; » on m’a appris à dessiner en me répétant : « Tu feras le portrait de Marguerite… »

— Oh ! dit-elle, voilà une prédiction qui s’est réalisée bien des fois ! Je crois, en vérité, que vous avez fait une douzaine de portraits de moi, au moins.

— Une douzaine… j’en ai fait bien davantage !

Étienne ouvrit son album et compta successivement onze portraits. — Onze déjà dans cet album, dit-il ; votre mère en a cinq, mon père en a un, lady Helena en a deux, Gaston en a un qu’il a fait accrocher hier dans sa chambre et au bas duquel il a mis lui-même cette inscription :

PORTRAIT DE MAMAN.


Ce qui n’est pas très-flatteur pour le peintre. Cela fait vingt, en tout, et ce n’est que la première série ; quand nous serons mariés, on commencera une seconde série.

— Vous êtes fou ! dit-elle en riant ; mais est-ce Gaston lui-même qui vous a demandé mon portrait ?

— Lui-même, et cela m’a fort étonné, car je sais qu’il ne m’aime guère.

— C’est sa nourrice qui lui a inspiré cette sotte jalousie ; mais vous-même, vous n’êtes pas non plus très-disposé à l’aimer ?

— Si, je trouve qu’il prend chaque jour plus de ressemblance avec vous, et cela change mes sentiments. Il est venu me voir ce matin ; il a daigné jouer avec les pipes que j’ai rapportées de Constantinople. Oh ! quel souvenir ! oh ! que j’aime Constantinople ! c’est là que j’ai appris que vous étiez veuve. Oh ! j’aime Constantinople ! quelle admirable ville, et avec quel plaisir je l’ai quittée pour revenir vers vous, qui étiez libre, que je pouvais retrouver encore !

— J’admire votre manière de voyager, dit en souriant Marguerite ; vous ne visitez pas les villes où de mauvaises nouvelles viennent vous chercher, et vous quittez tout de suite les pays où vous en recevez qui vous plaisent.

— Hélas ! je ne voyageais pas pour m’instruire, je fuyais bien loin pour oublier… Heureusement, on m’a permis de revenir sans avoir rien oublié.

Étienne dit ces mots avec tant de grâce et d’émotion, que Marguerite en fut touchée. — Un amour de dix-huit ans, c’est très-beau, dit-elle, surtout pour un héros de votre âge.

— Un amour, que ni le temps, ni l’absence, ni le désespoir, n’ont pu altérer un seul instant !

— Et vous avez peur que je ne sois ingrate ?

— J’ai peur de tout : j’ai peur de votre mère, de votre enfant ; j’ai peur d’un rival…

À ce mot, Marguerite partit d’un éclat de rire.

— Et de quel rival, s’il vous plaît ? Nommez-le ! nommez-le !

— Je n’en connais point jusqu’ici, mais il en peut venir un tout à coup, qui vous paraîtra plus aimable que moi.

— Oh ! ne faites pas le modeste ; jamais personne ne me plaira plus que vous.

— Pourquoi ?

— Parce que personne ne sera jamais à la fois si bon et si spirituel, si plein de courage, de générosité, de talent.

— Je ne crois pas un mot de tout cela mais c’est égal, c’est bien agréable à entendre.

— Parce qu’enfin, continua Marguerite, personne ne m’aimera jamais autant que vous.

— Eh ! mon Dieu, qui sait ? Cela n’est déjà pas si difficile, de vous aimer !

Marguerite regarda son cousin avec une expression de joie charmante, un mélange d’étonnement et de fierté. — Eh bien, dit-elle, voilà ce qui me plaît en vous : jamais vous ne tombez dans les vulgarités d’usage. Ordinairement, les gens qui ont la prétention d’aimer n’admettent pas qu’on puisse les égaler en amour ; vous, au contraire, vous permettez la concurrence… à la bonne heure ! c’est nouveau.

— Ce n’est pas de ma part originalité, je vous jure ; si quelque chose me surprend, c’est qu’on puisse vous voir et vous aimer autrement que je vous aime. Aussi, je ne compte pas sur la supériorité de mon amour pour me rassurer ; et, d’ailleurs, qu’importe celui qui aime le mieux ? Aimer n’est rien, plaire est tout.

Comme il parlait encore, une grande rumeur se fit sentir dans tout le château. Des cris affreux partaient du côté de l’avenue. Étienne descendit aussitôt dans la cour pour savoir ce qui était arrivé, et Marguerite, trop faible encore pour marcher, s’appuya sur le balcon, pâle et tremblante, en appelant son fils avec effroi.