Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 05

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 42-47).


V.

Quand Marguerite et sa mère revinrent à la Villeberthier, M. d’Arzac était déjà de retour. Il courut au-devant de Marguerite et lui offrit le bras pour monter l’escalier du perron ; mais à peine eut-il jeté les yeux sur elle, que toutes ses craintes se réveillèrent : le visage de Marguerite, profondément altéré, annonçait une émotion pénible et violente ; elle souriait, mais son sourire était douloureux ; son regard était plein de tendresse, mais cette tendresse même avait quelque chose de suppliant qui faisait rêver.

— Comme elle est émue ! comme elle est pâle ! pensa Étienne.

Elle se hâta de répondre à cette pensée voilée :

— J’ai eu tort de sortir, dit-elle ; cette visite m’a fatiguée.

— J’en ai peur, dit madame d’Arzac ; Marguerite, crois-moi, sois raisonnable, ne dîne pas à table, va te reposer : nous irons te tenir compagnie dans ta chambre.

Marguerite saisit avec empressement cette occasion de s’éloigner, et Étienne trouva cette obéissance alarmante.

— Il faut, se dit-il encore, qu’elle soit bien souffrante ou bien préoccupée. Peut-être lui a-t-on dit de moi quelque chose qui l’a fâchée… Mais non, elle n’avait pas l’air de m’en vouloir ; au contraire, elle semblait me demander pardon… Que s’est-il donc passé ? qui a-t-elle rencontré chez la duchesse ? L’inconnu qui a sauvé Gaston… le souvenir de ce mystérieux personnage la poursuit… Oh ! il y a un secret entre nous, et ce secret, c’est un malheur !

Et le démon de l’inquiétude se mit de nouveau à le tourmenter.

Pendant tout le temps que dura le dîner, le malheureux jeune homme chercha vainement à prononcer cette simple question : « Y avait-il du monde chez madame de Bellegarde ? » Mais sa voix était si troublée, qu’il avait peur d’être deviné dans ses nouvelles craintes ; il redoutait la sagacité de madame d’Arzac. Par moments, il espérait que cette question serait inutile, et que le courant de la conversation amènerait naturellement les choses qu’il désirait savoir. Il tendait des pièges adroitement.

— Le château de Bellegarde est immense, n’est-ce pas ? disait-il.

— C’est un château royal !

— Il faut un grand train de maison pour habiter un pareil château convenablement.

— Mais la duchesse a tout ce qu’il faut pour cela, répondait brièvement madame d’Arzac.

Et le pauvre inquiet n’apprenait rien.

Il attaquait d’une autre manière :

— Le duc doit être là maintenant ? il amène toujours avec lui une foule de flâneurs…

— Le duc est à Paris.

Il fallait tendre un autre piégé :

— On doit jouer la comédie à Bellegarde : nomme-t-on déjà les acteurs ?

— On ne jouera point la comédie cette année.

Enfin il s’avisa d’une question plus heureuse :

— Madame de Bellegarde n’avait pas revu Marguerite depuis qu’elle a été si malade ; elle a dû la trouver bien changée, bien maigrie ?

— Pas trop, elle l’a trouvée charmante.

— Oh ! la duchesse est très-bienveillante, mais les autres personnes qui étaient là ont dû…

— Les autres personnes ? interrompit madame d’Arzac que toutes ces questions impatientaient ; il n’y avait pas un chat !

« Puisqu’il n’y avait personne, puisqu’on ne lui a pas dit de mal de moi, si elle est triste, c’est qu’elle est très-souffrante… » pensa-t-il, et il se hâta afin de revoir Marguerite.

Madame d’Arzac se dépêchait de son côté ; elle avait une peine affreuse à cacher sa mauvaise humeur, et Étienne l’expliquait ainsi : « Elle voit que cette promenade trop longue a fatigué sa fille, et elle se reproche de l’avoir engagée à sortir ce matin. » Mais à peine furent-ils auprès de Marguerite que toutes leurs craintes se dissipèrent.

La jeune femme s’était métamorphosée. Chose étrange et bien concevable cependant… en rentrant dans son atmosphère habituelle, elle avait retrouvé toutes ses pensées accoutumées ; son imagination, un moment fourvoyée, était revenue dans le bon chemin et s’élançait joyeuse et confiante, sans souvenir du faux guide qui l’avait un moment égarée ; son cœur retrouvait ses instincts, il s’éveillait d’un mauvais rêve, et elle regardait en souriant fuir, fuir à jamais le fantôme importun qui l’avait effrayée vainement.

En ôtant son chapeau, son manteau, sa robe et tout son attirail de visite, elle avait ôté le fardeau que l’idée de cette visite lui avait laissé. En se retrouvant dans cette demeure chérie, où depuis si longtemps elle aimait Étienne, où chaque objet lui parlait de lui, de son amour, de son espérance, elle oublia complètement que la pensée d’un autre amour avait pu un seul instant l’inquiéter. Robert de la Fresnaye !… Eh ! vraiment, elle ne savait déjà plus son nom… Et son image, qui naguère la poursuivait… elle était entièrement effacée… Son image ! elle n’aurait osé pénétrer dans cette chambre-là, où le souvenir d’Étienne régnait en maître : quel audacieux profanerait le sanctuaire en présence du dieu !

Cela arrive souvent, n’est-ce pas, d’être rendu à l’existence ordinaire, oubliée pendant un jour, un mois même, par les objets qui frappent habituellement nos yeux ? On se réinstalle dans son caractère en même temps qu’on se réinstalle dans son logis. On se sent repris par son mobilier ; on a pensé souvent à telle chose en regardant tel tableau, telle fleur de la tapisserie… et malgré soi, l’aspect de ce tableau, de cette fleur, vous renvoie à l’esprit cette même pensée ; les idées vous rentrent au cœur par les yeux. Aussi, lorsqu’on veut sincèrement oublier quelqu’un qu’on a aimé dans une maison, il faut déménager au plus vite, et faire une vente… car tous les objets qui vous entouraient, vos fauteuils, vos glaces, vos livres, votre encrier, votre table à ouvrage, toutes ces choses que vous regardiez, aux douces heures où vous visitait sa pensée, où vous enivrait sa présence, toutes ces choses-là sont les éternels complices de son souvenir.

Heureusement pour Marguerite, il n’y avait pas un seul meuble de son élégant salon qui lui rappelât M. de la Fresnaye. Il était parfaitement étranger à ces lutins familiers du logis qui se nichent dans vos rideaux, dans vos tentures et dans vos corbeilles de fleurs. Aussi, dès que son fantôme se présenta à la porte, fut-il chassé par eux outrageusement. Étienne, au contraire, fut accueilli par ses fidèles sujets en roi bien-aimé.

Cette soirée, commencée si tristement, se termina d’une façon charmante. Marguerite était de la plus aimable humeur, elle avait une gaieté vivace et fiévreuse qui l’embellissait encore : c’était la joie folle d’un poltron sauvé, échappé à quelque grand danger. Elle était si complètement rassurée qu’elle devint brave, même imprudente. Elle raconta hardiment, et sans aucun trouble, qu’un moment elle avait cru rencontrer le libérateur de son enfant chez la duchesse de Bellegarde.

— Qui était-ce donc ? interrompit Étienne.

— Nous avons cru un moment, ma mère et moi, que c’était M. de la Fresnaye, parce qu’on disait qu’il avait…

Mais elle n’acheva pas. À ce nom, Étienne avait pâli si affreusement que Marguerite s’était arrêtée inquiète.

— Ce n’est pas lui, Dieu soit loué ! reprit madame d’Arzac ; car j’aurais été bien fâchée de devoir de la reconnaissance à cette espèce de fat.

— Robert de la Fresnaye était donc chez la duchesse ? demanda Étienne dès qu’il eut recouvré-là voix ; vous m’aviez dit qu’il n’y avait personne chez elle !

— Oh ! lui ce n’est personne, reprit madame d’Arzac d’un ton sec ; vous savez bien qu’il est de la maison.

C’était de mauvais goût ce qu’elle disait là, mais elle tenait à constater, devant sa fille, les engagements de Robert.

Pourquoi ? Elle ne s’en rendait pas compté : c’était par instinct.

— Grâce à lui, nous avons appris une circonstance, qui nous mettra sur la voie ; ajouta-t-elle ; bientôt, nous saurons le nom de l’inconnu.

— Quelle circonstance ?

— Nous vous apprendrons cela après nos recherches.

— Ce qui m’étonne, dit Marguerite, c’est que madame de Bellegarde ne m’ait pas du tout parlé de cet accident.

— Cela ne m’étonne pas, moi ; je l’avais priée de n’en rien faire. Nous en avons causé longtemps. Elle savait l’histoire tout de travers. On lui avait raconté que c’était un paysan qui avait sauvé Gaston, et qu’après avoir donné une riche récompense à ce brave homme, nous l’avions invité à dîner avec sa famille ; toutes choses de ce genre qui n’ont pas le sens commun. Je ne devine pas qui est-ce qui a pu lui faire ces contes-là.

— Ah ! Robert de la Fresnaye était à Bellegarde ! dit Étienne.

— Comme il a l’air suffisant, ridicule ! s’écria madame d’Arzac. Si cet homme-là est le plus séduisant de tous, comment sont donc les autres ?

— Vous m’étonnez, ma tante. M. de la Fresnaye est renommé par ses manières élégantes, et je ne le reconnais plus au portrait que vous faites de lui.

— Il a l’air odieusement fat, et je suis bien sûr que Marguerite est de mon avis.

— Oh ! je ne suis pas si sévère ; cependant j’avoue que je me figurais M. de la Fresnaye tout différent de ce qu’il m’a paru.

Cette phrase était passablement jésuitique ; mais on est toujours un peu jésuite dans les commencements d’un amour. Comment voulez-vous qu’une femme, une femme raisonnable, s’avoue franchement qu’un monsieur qu’elle ne connaissait pas la vieille est déjà plus pour elle que tous ses parents, amis ou ennemis ? Elle passera des mois entiers, une année peut-être, à chercher à ses préoccupations, à son trouble, toutes sortes de noms, avant de leur donner leur nom véritable. Et Marguerite n’était pas embarrassée pour qualifier son émotion. Elle trouvait des faux noms très-ingénieux et même des sobriquets charmants pour son naissant amour. C’était l’embarras bien naturel d’une jeune femme, encore étrangère aux coquetteries du grand monde, qui découvre subitement, dans un admirateur mystérieux, le séducteur à la mode… C’était le vague pressentiment d’une mère, qui devinait, dans ce personnage étrange, le sauveur de son enfant… C’était aussi la pudeur confuse d’une pauvre femme qui se sent poursuivie et fascinée par le regard brûlant et presque menaçant d’un magnétiseur présomptueux. Voilà comment les choses s’expliquent !

La sincère ignorante avait éprouvé ce jour-là cette commotion électrique toute-puissante, fatale, que les vieux faiseurs de romans appelaient dans leur poétique langage, « le coup de foudre », et elle était maintenant calme comme s’il ne s’était rien passé dans sa vie.

Mais pouvait-elle le reconnaître, ce terrible effet ?

Non… Pour le reconnaître, il faut l’avoir éprouvé, et quand on l’a éprouvé une fois, on n’a plus besoin de son expérience, car on ne l’éprouve plus.

Marguerite écouta avec un véritable intérêt les détails qu’Étienne lui donna sur sa visite chez leur notaire ; elle-même dicta ce qu’il fallait répondre à ses hommes d’affaires de Paris ; elle-même demanda à avancer de quelques jours le départ de toute la famille. Elle voulait surveiller les travaux commencés dans le nouvel appartement qu’elle devait habiter après son mariage.

Étienne était radieux ; jamais il ne s’était vu si près de son bonheur.

— Nous partirons mercredi, c’est cela ; et nous serons à Paris samedi soir !

Madame d’Arzac souscrivit à ce beau projet, et l’on se sépara gaiement ; et Marguerite s’endormit en songeant à Étienne, à ce dévouement de toutes les heures, à cette passion si profonde, si constante qu’il lui témoignait depuis tant d’années. Elle se dit que la joie le rendait encore plus spirituel et plus séduisant, et qu’elle était la plus heureuse des femmes.

Or, pendant ce temps, Robert de la Fresnaye faisait aussi ses projets de bonheur. Plus clairvoyant, il savait lire dans son cœur : lui aussi avait reçu le coup de foudre… mais, en homme d’expérience, il l’avait aussitôt reconnu. « Je n’ai jamais éprouvé cela, donc c’est cela. » Et, avec la plus douce confiance, malgré les obstacles, malgré la duchesse, malgré les fiançailles, les engagements contraires, malgré tout, il se disait : « Madame, de Meuilles est la femme de mes rêves, je l’épouserai ! »