Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 06

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 48-59).


VI.

Qu’était-ce donc que ce Robert de la Fresnaye, pour exciter de telles alarmes et pour oser montrer une telle audace ?

Robert de la Fresnaye ?… nous l’avons déjà dit, c’était tout bonnement l’homme à la mode du jour. C’était le plus brillant, le plus élégant, le plus beau, le plus spirituel et le plus, riche — n’oublions pas cela — de tous les jeunes gens de Paris, le héros de vingt aventures charmantes, le séducteur malgré lui, toujours vainqueur, jamais coupable, ou du moins jamais accusé ; un nouveau marquis de Létorières, un don Juan bénévole, un Lovelace généreux ; il avait résolu ce problème, que nul avant lui n’avait même tenté de résoudre : Être adoré sans être maudit… — Son secret ? dites son secret !… Le voici : il n’avait jamais déçu un seul cœur ; il n’avait jamais attrapé aucun amour-propre ; bref, il avait fait beaucoup de victimes, mais jamais une dupe ! et il était resté l’orgueil, le beau souvenir, le regret chéri de toutes les femmes qui l’avaient aimé. Il ne s’était jamais posé en héros de roman, il n’avait jamais tendrement débité ce vulgaire mensonge : « Vous seule et pour la vie ! » Il ne faisait point l’homme sentimental ; il n’avait pas de prétention au parfait amour ; et cependant son amour était irrésistible : on lui plaisait, il le disait naïvement, et cela seul lui suffisait pour plaire.

Quant à la fidélité, il avait un système ; il prétendait que cela ne le regardait pas, que cela regardait la femme aimée, que c’était à elle à s’arranger de manière qu’il lui restât fidèle… Système ingénieux que bien des gens adoptent en fait de gouvernement ; eux aussi, ils prétendent que c’est au gouvernement à s’arranger de manière qu’ils lui soient fidèles.

Il faut reconnaître aussi que l’excès même de sa gloire servait d’excuse à Robert. Il était tellement recherché, poursuivi, tourmenté, qu’on lui pardonnait d’être rare ; bien mieux, on lui savait gré d’être libre ; et lorsqu’il vous donnait un moment, une minute, une seconde, on l’acceptait comme un généreux sacrifice, comme un acte de dévouement flatteur. On se disait tout bas, dans le plus profond secret de sa vanité : « C’est bien aimable à lui d’être ici, car il pourrait être là. » Et … voulait dire « chez mon orgueilleuse rivale, » car une rivale, si maltraitée, si misérable qu’elle soit, est toujours à vos yeux une orgueilleuse rivale. Enfin, il avait un tel charme, il réunissait tant de perfections séductrices, il était si complètement supérieur à tous, qu’il rendait les femmes modestes !… Elles ne se trouvaient jamais assez belles, jamais assez spirituelles… (excepté les sottes et les laides, mais de celles-là il ne s’occupait pas), jamais assez élégantes pour lui. Être digne de lui !… cela paraissait un rêve impossible… comme si un homme n’aimait que la femme qui est digne de lui ! Eh ! l’amour ! il s’inquiète bien vraiment d’être mérité… au contraire, ça l’ennuie… À ces femmes éblouies, ce célèbre héros de roman faisait l’effet de ces trop riches parures qu’on porte avec orgueil les jours de grande fête, mais que l’on sent bien qu’il ne faut point porter tous les jours.

Ce qui frappait d’abord dans la physionomie de Robert de la Fresnaye, c’était un contraste singulier, le mélange de deux expressions qui semblent s’exclure : c’était un regard d’une insoutenable insolence avec un sourire d’une ineffable bonté. Ordinairement, dans les belles physionomies, on remarque le contraire : le regard est tendre, le sourire est malin. Chez M. de la Fresnaye, le regard et le sourire ne semblaient pas appartenir à la même personne ; il y avait toute une histoire d’origines diverses dans cette anomalie piquante ; c’était la lutte de deux natures hostiles réunies dans une même personne. Il y avait du ciel et de l’enfer dans cette étrange créature ; on aurait dit le fils d’un démon et d’un ange ; c’était bien un peu cela : c’était l’enfant du vice et de la vertu, le fils d’un roué et d’une sainte.

Et son existence tout entière était comme celle de Robert le Diable, son bizarre patron, dans le combat de ces deux natives influences. Il commençait une action à la mode de son père, c’est-à-dire, en franc mauvais sujet… et puis il la terminait tout à coup généreusement, héroïquement, à la façon de sa mère, en noble cœur qu’il était. Ses méchants desseins tournaient en bonnes actions. Le souvenir de sa mère venait toujours à temps l’arrêter au moment terrible, et, lui envoyant une inspiration généreuse, l’aidait à changer en bien le mal que l’instinct cruel qu’il tenait de son père lui avait fatalement et vaillamment fait entreprendre.

Une seule de ces aventures à double aspect suffira pour donner une idée de toutes les autres. On appelait cette aventure-là, dans le monde, son histoire avec madame de L…

— Vous connaissez son histoire avec madame de L… ?

— Non.

— Comment ! vous ne savez pas cette bonne plaisanterie !… Elle est charmante. Je vais vous la raconter. Et on vous la racontait ainsi :

« D’abord, vous saurez que la jolie madame de L… — la brune, pas la grande blonde, qui est une pédante insupportable, — non, la nièce du maréchal *** est la plus gentille, la plus étourdie, la plus naïve petite personne qui soit au monde ; ce qui ne l’empêche pas d’être spirituelle et maligne comme un page. On lui a fait épouser à seize ans un ostrogot qui n’a qu’une passion, c’est de tourner des boîtes en ivoire ; oui, il tourne toute la journée : ça fait un petit bruit insupportable. Pour une femme nerveuse, c’était un supplice. La pauvre madame de L… s’ennuyait beaucoup avec ce mari. Elle rencontrait souvent chez une de ses parentes M. de la Fresnaye ; lui ne l’ennuyait pas. Il était fort occupé d’elle ; mais il la trouvait rebelle, quoique sérieusement atteinte ; il ne pouvait s’expliquer sa conduite, c’était un mélange d’imprudence et de retenue qui l’impatientait. Un jour de querelle, la jeune folle lui dit franchement : — Je vous aime, mais je ne sais pas mentir ; je déteste mon mari, mais je suis trop étourdie pour le tromper ; enlevez-moi ! — Je ne demande pas mieux ; partons ! — Et ils partirent. Je passe des détails inutiles. Ils arrivèrent à Lyon ; là, madame de L… apprit, par hasard, ou autrement, qu’un oncle à elle, vieillard morose et très-avare qui habitait dans les environs, était dangereusement malade. M. de la Fresnaye l’engagea vite à l’aller voir. — Cela servira de prétexte à votre voyage.

» — Mais, dit-elle, je n’ai pas besoin de prétexte, puisque je ne veux jamais revenir.

» — N’importe ! allez-y : c’est un devoir ; je vous attendrai ici.

» Elle alla chez son oncle ; le vieillard fut si touché de cette démarche, qu’il ne voulut plus la laisser repartir. Elle resta là, près de lui, un mois, à le soigner comme une fille. Il mourut, et il lui laissa toute sa fortune. Deux cent mille livres de rente, rien que cela.

» — Vous voilà riche, dit M. de la Fresnaye à la jeune héritière ; maintenant il faut retourner à Paris.

» — Y pensez-vous ? Je n’oserais me montrer nulle part. Et mon mari, que dira-t-il ? Il vous tuera !

» — Il me croit en Suède.

» — Et moi ?

» — Il sait que vous êtes chez votre oncle.

» — Depuis quand donc ?

» — Depuis le jour de votre départ.

» — Et qui lui à écrit cela ?

» — Mon valet de chambre, qui a une bien belle écriture.

» — Et ma lettre dans laquelle je lui disais un éternel adieu ?

» — La voilà.

» — Vous saviez donc que mon oncle était mourant ?

» — Sans doute, et cela expliquait votre fuite, cela arrangeait tout ; car je voulais bien vous enlever, mais je ne voulais pas vous perdre.

» — Vous ne m’aimez pas ! s’écria-t-elle.

» — Nous verrons, dit-il.

» Et nous voyons qu’il lui est encore très-dévoué. »

Cette histoire de M. de la Fresnaye le peint merveilleusement ; elle commence par la séduction du mauvais sujet, elle finit par la prudence et la délicatesse du véritable ami. C’est toujours la lutte du démon et de l’ange, comme cela est chez presque tout le monde ; seulement, ce qui est nouveau chez lui, c’est que c’est l’ange qui est vainqueur.

Tel était l’homme qui s’était mis à rêver tendrement à madame de Meuilles et qui se berçait de l’espoir de l’épouser, malgré son prochain mariage avec son jeune cousin qu’elle aimait ; et ce qui rendait cet homme redoutable, c’est qu’il savait vouloir ce qu’il rêvait.

Quant à Marguerite, elle l’avait complètement oublié. Oh ! comme toutes ces craintes vagues, ces impressions inexplicables étaient bien effacées le lendemain, lorsque Gaston entra dans sa chambre. La visite à Bellegarde n’était plus qu’un souvenir lointain, un songe ennuyeux que l’aurore brillante avait fait disparaître. M. de la Fresnaye était encore moins que cela, c’était le héros insignifiant d’un roman médiocre qu’on avait lu pour s’endormir… Un peu de fatigue pour une longue course en voiture, voilà tout ce qui restait des émotions de la veille.

— Bonjour, maman, dit le gracieux enfant en embrassant sa mère ; vous allez être bien contente, je sais qui !

— Comment, qui ? Que sais-tu donc ?

— Je sais le nom de mon sauveur ! le garde champêtre vient de nous le dire : c’est M. le comte de la Fresnaye.

À ce nom, toutes les impressions effacées se ranimèrent.

Marguerite garda le silence ; elle n’osait plus questionner son fils, et l’enfant continua de répéter ce qu’on avait raconté devant lui.

— Le comte de la Fresnaye ! Il a été obligé de faire tuer son chien, que la louve avait mordu, et ça lui a fait bien de la peine : c’était un fameux chien ! quand il avait regardé une perdrix, c’était fini, elle restait là comme s’il l’avait changée en pierre. Il n’y avait pas son pareil dans les chenils de Chantilly.

Comme il parlait encore, madame d’Arzan entra.

— N’est-ce pas, grand’mère, dit Gaston, que l’on sait le nom du chasseur qui m’a sauvé ?

— Oui, répondit madame d’Arzac d’un air triomphant, c’est M. d’Héréville.

— Eh ! mais, qu’est-ce que tu disais donc, toi ? s’écria Marguerite avec un peu d’impatience… Elle ne s’expliquait pas cela, mais elle était contrariée que ce ne fût plus M. de la Fresnaye.

— Je disais que c’est le comte de la Fresnaye, reprit l’enfant, parce que le garde champêtre nous l’a assuré.

— Tu as mal compris : il a parlé de M. de la Fresnaye, mais seulement comme de l’un des compagnons de chasse de M. d’Héréville.

— Mais le chien ! grand’maman, le chien !

— Eh bien, le chien appartient à M. d’Héréville.

— C’est M. de la Fresnaye qui l’a fait tuer…

— Mais non ; tu confonds, mon enfant.

— Je sais bien ce que le garde champêtre a raconté.

— Et moi aussi ; je le quitte ; il m’a donné les détails les plus précis. Il reviendra demain ; tu pourras lui parler, Marguerite.

Madame d’Arzac, en disant toutes ces choses, avait un aplomb trop grand, il y avait un ton d’autorité dans ses affirmations qui prouvait une résolution prise d’avance ; c’était suspect, et l’enfant trahit ses soupçons instinctifs en disant :

— Au reste, moi, on ne pourra pas me tromper ; si je le vois jamais, je le reconnaîtrai bien.

Marguerite était indécise ; elle ne savait lequel des deux il fallait croire ; de tout cela elle ne devinait clairement qu’une chose, c’est que madame d’Arzac ne voulait absolument pas que Robert de la Fresnaye fût le sauveur de son fils.

Le lendemain elle fit venir le garde champêtre, elle l’interrogea ; il répondit que l’enfant s’était trompé, que celui qui l’avait sauvé était M. d’Héréville, un jeune homme qui n’avait passé au château de Mazerat que quelques jours en se rendant en Italie.

Il était évident que cet homme répétait une leçon, que ce récit embrouillé était un mensonge, imaginé pour lui faire perdre la trace ; et ces précautions eurent l’effet qu’elles devaient avoir, elles excitèrent vivement la curiosité de Marguerite. Une ligue muette s’établit entre elle et son fils, dont les convictions n’avaient point changé ; et comme l’enfant, forcé de se taire, la regardait avec de grands yeux étonnés qui semblaient dire : — Vous croyez ça, maman !… Elle lui répondit tout bas en l’embrassant : — Tais-toi, nous le chercherons ensemble.

Comme les enfants sont étranges ! à dater de ce jour Gaston perdit la haute considération qu’il avait pour sa grand’mère ; il se défia d’elle, il observa, il comprit qu’il y avait quelque chose qu’elle aimait plus que lui, puisque sa reconnaissance n’était pas tout empressée pour l’homme qui s’était dévoué en le sauvant. Il ne se dit pas positivement : « Elle n’aime pas celui qui m’a secouru, donc elle ne m’aime pas ; » il ne pensait pas cela, mais il le sentait. Sa tendresse devint prudente. C’est un jour funeste pour un enfant que celui où ses grands parents cessent d’être infaillibles ; et ce premier instant de rébellion présage souvent une guerre sérieuse.

Depuis ce moment, Gaston avait des airs rêveurs, des accès d’impatience soudainement réprimés, des réticences pleines de sagesse qui intriguaient singulièrement Marguerite.

— Pourquoi donc, lui dit-elle un matin en jouant dans le parc avec lui, pourquoi donc es-tu fâché contre ma mère ?

— Parce qu’elle a voulu vous faire croire que j’avais menti.

— Non, elle a dit seulement que tu t’étais trompé.

— Pourquoi ce vilain garde a-t-il nommé M. de la Fresnaye à moi et au jardinier, et pourquoi après a-t-il soutenu que c’était un autre ?

— Parce que c’était la vérité.

— Non, c’était pour faire plaisir à grand’maman : puisqu’il m’a emmené dans la laiterie, et que là il m’a dit en cachette : « Il ne faut pas dire M. de la Fresnaye, mon petit ami ; vous voyez bien que cela fâche madame. »

— Eh ! mais, qu’est-ce que cela te fait, à toi, que ce soit celui-là ou un autre ?

— J’aime mieux que ce soit M. de la Fresnaye !

— Tu ne le connais pas.

— Je ne lui ai jamais parlé, mais je le connais. C’est un jeune homme qui a beaucoup de chevaux ; il a à Paris un grand jardin où il y a des tortues, des gazelles et des jets d’eau magnifiques… On voit là une boule d’or que l’eau fait sauter en l’air très-haut et qui ne tombe jamais. C’est très-joli… Eh bien, maman, si c’était lui qui m’eût sauvé, il me mènerait voir tout ça ! J’aime mieux que ce soit lui !

Voilà d’excellentes raisons, reprit Marguerite en souriant, et je comprends que ce serait un sauveur très-amusant.

— Elle riait, mais elle était désappointée ; elle s’était imaginé que l’entêtement de Gaston venait d’une certitude, ce n’était qu’une préférence… Elle ne croyait plus tant à ses affirmations, et elle commençait à penser que madame d’Arzac pourrait bien avoir raison et que l’inconnu était M. d’Héréville.

On fit les préparatifs du départ. Étienne était si joyeux, que sa joie gagnait tout le monde.

— C’est la première fois, disait madame d’Arzac, que j’ai tant de plaisir à quitter la Villeberthier ; et pourtant c’est dommage, ce pays-ci n’est jamais plus beau que dans cette saison.

— Moi, reprenait gaiement Étienne, je n’appelle pas un beau pays un pays où l’on ne peut pas se marier.

— Mais ce n’est pas la faute du pays, c’est celle de votre père, qui ne peut pas y venir. Avouez que si cela avait été possible, vous auriez préféré, comme nous, que la noce se fît au château !

— Eh bien, non ! on est plus caché à Paris. Paris, c’est la ville du bruit et du mystère. Ah ! je voudrais déjà être en route !

— C’est ce pauvre Gaston qui est fâché de quitter ses moutons, ses vaches et ses chevreaux !

— Moi, pas trop, dit l’enfant ; je suis curieux de revoir Paris.

— Et pourquoi donc ?

— J’ai mon idée…

Et il regarda sa mère, qui lui fit signe de ne rien dire.

— Qu’est-ce que c’est donc ? demanda Étienne ; tout de suite inquiet.

— Rien… reprit Marguerite, un enfantillage ; nous vous raconterons cela à Paris.

On partit le jour suivant. Avec quelle tendresse Étienne s’occupa de tous les soins du voyage ! Après une si longue maladie, Marguerite avait besoin encore de grands ménagements. Il faisait trop chaud le jour, il faisait assez froid le soir ; il fallait parer aux inconvénients de tous les climats, et Étienne n’oubliait rien ; il trouvait mille moyens ingénieux pour rendre la voiture plus agréable, plus douce, plus commode. Cette pensée qu’il se répétait à chaque instant : « Quand nous reviendrons ici dans un an, Marguerite sera ma femme ! » cette pensée délicieuse lui donnait le délire ; et tout en faisant les préparatifs du départ, il songeait déjà aux prochains arrangements du retour. Sa seule crainte était que Marguerite ne souffrît de la fatigue du voyage, et que le jour de son mariage ne fut encore retardé par quelque fièvre, quelque rechute sérieuse. Aussi, on allait à petites journées jusqu’à Tours, où l’on devait rejoindre le chemin de fer.

Madame d’Arzac, sa fille et Gaston étaient dans la voiture ; Étienne restait sur le siège pour laisser plus de place à la chère convalescente ; elle pouvait ainsi s’étendre à l’aise sur des coussins soutenus par des courroies qui formaient à volonté une espèce de lit de repos. C’était un grand sacrifice que faisait là Étienne en se privant du bonheur de contempler Marguerite pendant la route ; il aimait tant à regarder cette noble et douce figure dont la physionomie intelligente et expressive variait à chaque instant. Marguerite avait un de ces teints transparents et, pour ainsi dire, naïfs qui sont un langage. Toutes les nuances de la pâleur et de la rougeur lui servaient à trahir ses émotions et ses pensées. Avant qu’elle eût parlé, son teint avait dit et parfaitement dit ce qu’elle allait dire, et c’était, même pour les indifférents (mais il n’y avait point d’indifférents pour ces natures sympathiques), c’était un plaisir que de lire couramment tous les secrets de cette âme si pure sur ce charmant visage.

Pour se consoler d’être pendant de longues minutes privé de sa vue, Étienne, à chaque relais, venait lui demander de ses nouvelles. Il lui apportait des fleurs, des brins de verveine qu’il dérobait çà et là. Au relais suivant il venait les reprendre ; il disait que leur parfum était trop fort, qu’il ne fallait le respirer qu’un moment.

Comme les écoliers qui comptent avidement les jours qui les séparent des vacances, il comptait les heures qui le séparaient de Paris, car, pour lui, Paris, c’était la terre promise.

— Nous n’avons plus que quinze heures de route, disait-il ; ce soir nous serons à Paris !

Comme il disait cela, il s’aperçut que Marguerite était un peu oppressée.

— Vous êtes fatiguée ! s’écria-t-il ; voulez-vous vous arrêter deux heures ici ?

— Non, répondit-elle en souriant.

— Pourquoi ?

— Parce que, si nous restons ici deux heures, nous aurons encore dix-sept heures de route.

— J’ai fait mon calcul, nous pouvons perdre deux heures, nous arriverons encore à temps au chemin de fer.

— Alors je veux bien me reposer, dit Marguerite ; j’aime mieux attendre dans ce village très-calme que dans le débarcadère de Tours.

On descendit à l’hôtel de la Poste, dans un joli village situé au milieu d’une vaste prairie. Marguerite s’étendit sur un lit très-simple, mais orné de rideaux bien blancs ; elle s’enveloppa de longs châles et essaya de dormir, pendant que madame d’Arzac, Étienne et Gaston allaient se promener dans les prés, au bord de la rivière.

Étourdie par le mouvement de la voiture, Marguerite s’endormit de ce sommeil étrange, à la fois si agité et si profond, qu’on pourrait appeler « le sommeil de voyage ». On dort sans doute, on ne sait plus qui on est, ni où l’on est ; on a perdu connaissance… et cependant on revoit en détail toute la journée passée : on n’est plus en voiture et cependant on sent la secousse de la voiture, on entend le bruit des roues, le tintement des grelots, les cris des postillons ; on voit sautiller une petite veste à revers rouges sous un chapeau galonné… elle saute toujours, toujours !… il semble que rien ne pourra l’arrêter ; c’est un irritant cauchemar qui exaspère… On voit passer les arbres de la route ; on est repris par tous les incidents du chemin ; on rêve de ses souvenirs ; ce qui ne vous empêche pas de distinguer parfaitement tous les bruits actuels du séjour nouveau qu’on habite ; on entend aller et venir dans l’auberge ; on entend le hennissement des chevaux, la voix des servantes, les conversations des voyageurs qui arrivent ; on entend tout… seulement on ne comprend rien ; la réalité et le rêve se confondent de telle façon, que si l’on vous soutenait que ce que vous avez rêvé est arrivé et que vous avez rêvé ce qui est arrivé réellement, vous seriez hors d’état d’émettre une opinion personnelle.

Comme Marguerite venait de s’endormir, ce cri retentit dans la rue : « Deux chevaux de calèche ! » Un voyageur venait de s’arrêter devant la porte de l’hôtel. Pendant que le postillon dételait les chevaux, le valet de chambre, qui était sur le siège, descendit lestement et entra dans la cuisine de l’hôtel, comme une ancienne connaissance.

— Ah ! c’est vous, dit une voix ; où allez-vous donc ?

— Nous retournons à Paris.

— Vous n’allez donc plus en Italie ?

— Non, on a changé d’idée.

— Avez-vous fait bonne chasse là-bas, à Mazerat ?

— Oui, nous avons tué des sangliers, des loups.

— Et votre beau chien, je ne le vois pas ?

— Pauvre bête ! il a été mordu par une méchante louve, et de crainte de malheur, on lui a flanqué un coup de fusil. Ce n’est pas moi, c’est le garde. Je n’ai pas voulu me mêler de cette affaire-là… Ça me crevait le cœur.

À ces mots, Marguerite, à moitié endormie, à moitié lucide, se leva vivement et courut vers la fenêtre ; mais comme elle entr’ouvrait le volet, le postillon cria : « En route ! » et la voiture partit rapidement. Marguerite ne vit rien qu’une calèche poudreuse dans un tourbillon de poussière.

Elle appela la fille d’auberge.

— Connaissez-vous ce voyageur qui vient de changer de chevaux ?

— Oui, madame.

— Qui est-ce ?

— C’est un monsieur qui a déjà passé par ici il y a un mois.

— Comment se nomme-t-il ?

— Je ne sais pas, madame.

— Votre maître le sait ?

— Non, madame ; ce monsieur n’est pas venu à l’hôtel ; c’est son domestique seulement qui a parlé avec nous. Il avait un bien beau chien de chasse ; il paraît qu’on a été obligé de le tuer.

Telle est la vie ! Ce voyageur était, pour cette fille, un monsieur qui avait un domestique et un chien, et pour Marguerite, cet inconnu était le sauveur de son fils. Elle se rappela ce mot : « Vous n’allez donc plus en Italie ?… » Ceci était un indice certain ; M. d’Héréville devait aller en Italie, donc c’était M. d’Héréville ; d’ailleurs, M. de la Fresnaye avait quitté Bellegarde depuis huit jours. Et comme Marguerite, tout le temps du voyage, était sous la douce influence d’Étienne, elle se dit très-franchement :

M. d’Héréville ?… Eh bien, j’aime mieux ça !