Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 07

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 59-66).


VII.

On arriva à Paris. Étienne courut bien vite voir où en étaient les travaux commencés dans l’appartement qu’il devait habiter avec Marguerite. Tout dépendait pour lui de l’arrangement plus ou moins prochain de ce nouveau logis : son mariage, c’est-à-dire son bonheur. Cet appartement était au premier, dans un des beaux hôtels de la rue d’Anjou ; Étienne monte précipitamment l’escalier… Il veut ouvrir la porte, elle est fermée à clef… Comment ! les ouvriers ne sont donc pas là ? Il commençait à s’impatienter, une idée agréable le calma aussitôt : « Ils ont terminé leurs travaux, pensa-t-il, et l’on m’attend pour donner des ordres aux tapissiers… » Il descend l’escalier rapidement et interroge le portier.

— Vous n’avez plus d’ouvriers ?

— Non, monsieur… Est-ce qu’on peut les tenir, ces êtres-là ! L’architèque a beau les tourmenter tous les jours, ils font semblant de venir, et ils ne l’écoutent pas.

— Comment ! tout n’est donc pas fini là-haut ?

— Fini !… eh ! à peine si c’est commencé.

— Mais les peintres ne viennent donc pas tous les jours ?

— Si, ils viennent chercher leurs couleurs, leurs échelles, leurs pinceaux, et puis ils vont travailler ailleurs. Quelquefois il y en a trois ou quatre qui se mettent à l’ouvrage de bon cœur et en chantant à tue-tête. « Bon, me dis-je, les voilà en train, ça va marcher rondement… » et puis pas du tout, il en arrive deux autres qui leur disent je ne sais quoi, et ils s’en vont tous ensemble.

Le portier avait, en faisant ces dénonciations, un petit air naïf et bonhomme qui était suspect ; un portier est, en fait d’informations, le contraire d’un sous-préfet : si l’un est placé de manière à ne rien savoir, comme on l’a déjà prétendu, l’autre est placé de façon à ne rien ignorer ; un portier sait toujours, et quand il répond : Je ne sais pas, c’est qu’il a promis de ne pas dire. Mais M. d’Arzac était en colère, et un homme furieux n’a plus la clairvoyance qu’il faut pour pénétrer le machiavélisme d’un portier.

Étienne parcourut l’appartement, l’âme navrée de tristesse ; une seule pièce, la plus inutile, une antichambre, était à peu près terminée ; mais dans le salon, dans la chambre à coucher, tout était à faire. Il y avait pour deux grands mois de travail avant que ces chambres fussent habitables.

Étienne regarda ce nouveau retard comme, un présage, une décourageante superstition s’empara de son esprit : il se persuada que cet obstacle lui était fatal et que son mariage était impossible. Son chagrin était si profond, qu’il n’en voulut pas même parler ; mais ses traits abattus, son air sombre, l’altération de sa voix, révélaient le triste sentiment qu’il voulait cacher, et Marguerite, qui l’aimait et qui savait que la crainte de voir son mariage retardé était la seule inquiétude de cette pensée toute à elle, Marguerite le devina… Le lendemain, pendant l’heure qu’Étienne passait avec son père, elle alla elle-même visiter ce malheureux appartement, et sa seule vue lui expliqua tout ce qu’elle avait deviné.

Cet appartement n’était réellement habitable pour personne. Il eût été mortel pour Marguerite, encore si faible et toujours menacée. Au bout de dix minutes, elle n’y pouvait même plus rester, tant l’odeur de la peinture, de la térébenthine lui faisait de mal. Selon ses idées, elle ne pourrait y venir raisonnablement avant quatre ou cinq mois.

Alors elle se représenta quel avait dû être le désespoir d’Étienne en voyant ces murs dépouillés, ces peintures effacées, ces dorures cassées, ces plafonds noircis, toutes ces choses qui signifiaient pour lui des heures d’attente et d’angoisses ; et elle trouva, dans l’ardeur de sa pitié, le courage d’une résolution héroïque. D’avance, elle se réjouit du bonheur que cette résolution allait donner à Étienne ; mais elle se promit de le tourmenter encore un peu pour que la surprise fût plus piquante ; c’est un plaisir que l’âme la plus charitable même ne peut se refuser : la contemplation d’un vif chagrin qu’on va faire cesser par un seul mot.

Étienne et madame d’Arzac dînaient chez elle ce jour-là ; et elle se dit que ce serait pendant le dîner qu’elle annoncerait ce projet superbe, destiné à produire tant d’effet. Elle était très-émue et elle remettait toujours le moment de parler, par une lâcheté pleine de pudeur et de charme ; mais, comme Étienne était plus sombre encore que la veille, comme il ne mangeait rien et que la famine n’était pas au nombre des tourments qu’elle voulait lui imposer, elle se décida enfin.

— Je devrais sortir tous les jours, dit-elle ; cette course que j’ai hasardée ce matin m’a fait un bien réel.

— Vous êtes sortie aujourd’hui ? reprit Étienne ; pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, je vous aurais accompagnée ?

— Je ne voulais pas de vous ; j’avais une résolution à prendre, vous m’auriez influencée.

Étienne la regarda tristement. Il ne répondit rien.

— Je suis allée visiter notre futur logis, continua-t-elle ; il sera très-commode ; mais, je vous en préviens, je ne compte pas l’habiter avant six grands mois.

Étienne pâlit. Ce qu’il éprouvait, c’était plutôt de l’irritation que de la douleur ; pour la première fois, il.trouvait Marguerite méchante… il ne la reconnaissait plus.

— Et six mois, c’est le moins, ajouta-t-elle en observant Étienne. Je n’y ai pas grand regret ; nous aurons plus de temps pour nous y installer, pour l’arranger à notre goût ; et d’ailleurs… En ce moment, son émotion devint plus vive et elle n’osa plus regarder Étienne… Et d’ailleurs, nous serons tout aussi bien ici pour cet hiver. Étienne prendra la chambre de Gaston et celle de M. Berthault….

— Et moi ? dit Gaston.

— Tu viendras chez moi, dit madame d’Arzac.

Marguerite Osa alors regarder sa victime ; mais la joie d’Étienne était si violente qu’elle lui fit peur : c’était un délire muet qui ressemblait à de la folie. Il regardait autour de lui avec une impatience à la fois menaçante et comique ; il était qu’il aurait voulu jeter les domestiques par la fenêtre et pouvoir serrer Marguerite dans ses bras pour la remercier. Elle comprit qu’il fallait venir à leur secours, son instinct lui dit qu’il fallait rire un peu pour briser cette contrainte trop pénible. Alors, d’une main tremblante, elle prit une corbeille de fruits sur la fable, elle la présenta à M. d’Arzac, et contrefaisant l’accent du Cid en parodiant ses sublimes paroles :

— Mangez, mon noble époux ! dit-elle avec le plus gracieux sourire.

Mais Étienne était trop ému.

— Je mangerai demain, répondit-il en essayant de sourire aussi.

On retourna dans le salon. Là, Étienne tomba aux genoux de Marguerite.

— Jugez de la joie que vous me donnez ! s’écria-t-il ; depuis deux jours je me dis : Si elle m’aimait, elle aurait cette idée-là.

— Eh bien, je l’ai eue cette idée-là ! donc je vous aime, donc vous ne vous plaindrez plus.

— Non, non, je suis bien heureux

Comme il disait, cela, on entendit un sanglot déchirant retentir tout au bout du salon, et l’on découvrit le pauvre Gaston pleurant sur un canapé et caché par de grands fauteuils plus hauts que lui.

Marguerite s’élança vers son fils, et, le pressant sur son cœur, lui demanda vite pourquoi il avait tant de chagrin. Il pleura longtemps sans pouvoir parler. Enfin, à travers ses sanglots, on distingua cette plainte qui était toute l’histoire de ses griefs contre Étienne :

— On me l’avait bien dit, que maman ne m’aimerait plus quand elle se remarierait… Elle va se remarier et elle me renvoie !

— Jamais, mon pauvre Gaston ! jamais ! Je ne te renvoie pas… la preuve, c’est que dans notre nouvel appartement, tu auras une belle chambre avec une terrasse.

— Il y a une terrasse ? dit l’enfant déjà consolé.

— Sur laquelle je te ferai faire une volière, dit Étienne, si tu veux me prêter, pour deux mois, ta petite chambre verte qui est là.

— Une volière avec des oiseaux ?

— Mais on ne met pas des chats ni des moutons dans une volière.

Gaston commença à rire.

— Vois-tu, mon petit Gaston, reprit Étienne, pour avoir ta chambre, je te donnerai tout ce que tu voudras, je ferai tout ce que tu me demanderas. Allons, dis quelles sont tes conditions. Qu’est-ce que tu désires ? veux-tu aller au spectacle ?

— Non, je veux aller à Franconi…

— Eh bien, nous irons quand tu voudras.

— Alors, ce soir.

— J’aimerais mieux demain.

Étienne aurait voulu ce soir-là tenir son bonheur enfermé et savourer dans la solitude son émotion profonde.

— Moi, j’aime mieux aujourd’hui, dit Gaston.

Marguerite s’écria : — Il faut faire ce qu’il veut ; nous lui avons fait de la peine, il faut le consoler.

— Et puis, dit madame d’Arzac, le temps est doux, ce soir ; peut-être, un autre jour, Marguerite n’osera-t-elle pas sortir.

— Venez-vous, ma mère ?

— Moi, rien ne me fatigue comme de voir tourner ces maudits chevaux. Les plaisirs de Gaston ne sont pas encore ceux de mon âge.

On arriva à Franconi ou plutôt au Cirque des Champs-Élysées. On se plaça près de l’entrée, et, pendant que Gaston suivait avidement des yeux un beau marin à cheval qui imitait avec ses bras le galop des vagues à s’y méprendre, Marguerite et son cousin parlaient tendrement de leurs projets d’avenir. Souvent, Étienne se troublait en voyant les regards curieux et hardis des hommes se porter sur Marguerite. Une femme d’une beauté si remarquable ne pouvait rester inaperçue longtemps en public, et, depuis l’arrivée de madame de Meuilles au Cirque, toutes les lorgnettes étaient tournées de son côté. Étienne était fier de cet hommage, mais il en souffrait ; il était contrarié que Marguerite fît sa rentrée dans le monde avant d’être sa femme. Il aurait voulu que l’on répondît déjà à ces admirateurs qui demandaient son nom : « C’est madame Étienne d’Arzac. »

Tout à coup Gaston s’écria :

— Maman, maman, le voilà !

Madame de Meuilles pensa qu’il s’agissait d’Auriol ou de quelque cheval célèbre, et elle continua de causer avec Étienne ; mais, voyant son fils, qui s’était levé, sauter par-dessus les banquettes et descendre précipitamment l’espalier de l’amphithéâtre, elle commença à s’inquiéter. L’enfant, avançant toujours, disparut bientôt derrière une des balustrades qui séparent de chaque côté l’entrée par où viennent les chevaux, de l’endroit où sont les spectateurs ; les habitués du Cirque affectent de se tenir debout à cette place ; c’est une manière de dire : « Je suis un amateur de chevaux. » Étienne, pour calmer l’effroi de Marguerite, courut après Gaston, et comme tout cela occasionnait une sorte de rumeur, quelqu’un, demanda :

— Qu’est-ce que c’est donc ?

— Ce n’est rien, répondit une grosse dame ; c’est un petit garçon qui a aperçu son père et qui court l’embrasser.

Ce qui faisait croire cela à la grosse dame, c’est que Gaston, en descendant, s’était écrié : « Je vous en prie, madame, laissez-moi parler à ce monsieur, je lui dois la vie !… »

Il paraît que cette locution pompeuse, que Gaston avait entendu dire à quelque femme de chambre, dans le langage de la grosse dame signifiait : C’est l’auteur de mes jours, vulgairement : mon père, et voire même : papa.

Étienne cherchait des yeux Gaston à hauteur d’enfant, et il ne le trouvait pas. Enfin il leva les yeux et l’aperçut pendu au cou d’un jeune homme dont il ne pouvait distinguer les traits. La tête de l’enfant, grossie par de magnifiques cheveux bouclés, cachait entièrement le profil de ce jeune homme ; mais il comprit bien que M. d’Arzac cherchait Gaston, et lui faisant signe de la main, il dit en embrassant l’enfant :

— Laissez-le-moi, je vous le rendrai à la sortie.

— C’est lui qui a tué la louve, dit Gaston tout bas à Étienne.

Alors Étienne reconnut le jeune élégant, et il retourna auprès de Marguerite pour la rassurer.

— J’ai laissé votre fils entre les bras de son sauveur, comme vous l’appelez.

— Et qui est-ce donc ? demanda Marguerite.

— Vous allez le savoir, répondit Étienne avec humeur ; il nous attendra à la sortie.

— Eh bien, partons tout de suite ! dit-elle.

— Ah ! mon Dieu, quelle impatience !

— N’est-ce pas une impatience bien naturelle ?

— C’est vrai, j’ai tort, répondit Étienne tristement et trahissant ainsi sa pensée.

L’idée de connaître enfin cet homme qui avait exposé sa vie pour sauver son enfant agitait Marguerite ; elle était toute tremblante. Oh ! comme Étienne était jaloux de cette émotion !

Madame de Meuilles quitta sa place, descendit les gradins et sortit de la salle, toujours cherchant et regardant autour d’elle. Mais elle ne vit personne. Enfin, comme elle restait indécise sous les grands arbres des Champs-Élysées qui entourent le Cirque, elle aperçut dans l’allée sa voiture, et, près des chevaux, Gaston avec son sauveur mystérieux.

— Maman ! s’écria Gaston.

Le jeune homme s’approcha de madame de Meuilles… c’était Robert de la Fresnaye !

Eh bien, l’émotion de Marguerite était si vive que cette découverte n’y ajouta, rien. Qu’importait alors à sa reconnaissance toute maternelle ce détail, que le sauveur de son enfant fût un séducteur célèbre, un homme dangereux qui la poursuivait de son amour depuis plus d’un an !… Elle n’y songeait guère en ce moment ; elle ne voyait en lui qu’un noble jeune homme qui avait bravé le plus horrible des dangers pour en préserver son enfant ; elle l’aimait de toute la tendresse qu’elle avait pour son fils ; elle n’était plus une femme ; elle était une mère, une heureuse mère !… et s’il n’y avait pas eu tant de monde à la sortie du spectacle, elle aurait sans doute embrassé Robert sans façon, sans embarras, sans remords, et sans se demander si cette preuve de reconnaissance ne le rendrait pas très-fat et trop heureux… Ah ! la coquetterie !… ah ! l’aimable trouble de l’amour !… comme la passion maternelle vous avait vite purifié tout cela ! Peut-on penser à autre chose, en voyant celui qui a sauvé votre enfant, qu’au danger couru par l’enfant, qu’au bonheur de l’en voir sauvé ?

Elle alla vers lui, empressée, joyeuse, et, lui offrant ses deux mains :

— Pourquoi n’avoir pas voulu de ma reconnaissance ? dit-elle. C’est mal.

— Pour une raison absurde que j’aurai l’honneur de vous avouer, si vous le permettez, madame.

— Quand vous voudrez, répondit Marguerite.

— Demain alors, car je pars après-demain pour l’Italie.

— À demain donc !

Et elle lui serra la main affectueusement.

On se sépara. Marguerite remonta en voiture. Étienne avait retrouvé sa gaieté ; ce mot : « Je pars après-demain pour l’Italie » lui avait ôté un poids énorme de dessus le cœur. Quant à Gaston, il était rayonnant d’orgueil et de joie : il était fier de lui, du courage qu’il avait montré en descendant deux degrés de l’amphithéâtre du Cirque pour aller rejoindre Robert ; il faut dire aussi que M. de la Fresnaye lui avait fait signe de venir à lui ; Gaston, sans cela, n’aurait peut-être pas eu tant de hardiesse.

— Je savais bien que c’était lui ! s’écria-t-il en trépignant dans la voiture : grand’maman qui croyait que c’était M. d’Héréville !… Ah ! je savais bien, moi, que c’était M. de la Fresnaye.

Marguerite aussi était contente et contente d’elle ; toutes les émotions qui l’avaient tant inquiétée s’expliquaient alors naturellement et noblement : « C’était lui ! se disait-elle, je le devinais. L’instinct maternel me guidait ; la vérité transparente m’éclairait ; en vain il voulait me tromper ; le secret que cachait sa pensée agissait, malgré lui, sur moi. Voilà pourquoi à sa vue j’étais tremblante, inquiète, attendrie. C’est que mon cœur l’avait reconnu et me criait : C’est lui ! »