Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 09

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 74-80).


IX.

— Ah ! vous le confessez, et il me dénonce, dit Robert en entrant ; je vois ça tout de suite.

Ce début fit sourire madame de Meuilles, malgré sa colère, et elle n’osa pas gronder Gaston qui, par un petit signe de tête, avait fait comprendre à M. de la Fresnaye qu’il avait deviné juste.

— Il me raconte tous les plaisirs de sa journée, répondit Marguerite : vous l’avez gâté…

— C’est un charmant enfant, reprit Robert, et nous nous aimons bien.

Gaston sauta à son cou, et M. de la Fresnaye l’embrassa avec une si vive tendresse que Marguerite se sentit rougir.

— Va, M. Berthault t’attend, dit-elle à son fils ; et Gaston s’en alla en jetant à M. de la Fresnaye un regard mélancolique.

— Quelle créature adorable que cet enfant ! s’écria Robert. À présent qu’il n’est plus là, je puis vous dire à quel point il a été aimable avec nous ; plein d’esprit, de tact et même de profondeur, ajouta-t-il en riant ; oui, il m’a dit un mot digne de la Bruyère. Je lui demandais s’il aimait M. d’Arzac, il m’a répondu : « Je l’aime pour faire plaisir à maman… » Ceci n’est pas le mot profond, il faut l’amener… Alors je lui ai tendu un piège, je lui ai dit avec finesse : « Et si votre maman vous disait de ne pas l’aimer ? — Elle n’aurait pas besoin de me le dire !… » s’est-il écrié… Ceci n’est pas non plus le mot profond, je reconnais même que c’est une naïveté bien pardonnable à son âge. Enfin, je lui ai fait cette question : « Mais il vous aime, lui, M. d’Arzac ? — Non ; il est bon pour moi, mais je vois bien qu’il ne m’aime pas. — Et à quoi voyez-vous ça ? Il ne m’embrasse jamais que quand maman est la !… » Ceci est le mot profond, et je ne crains pas de prédire que cet enfant sera un jour un grand moraliste. Au reste, j’ai remarqué que tous les enfants étaient, jusqu’à l’âge de douze ans, de profonds observateurs du cœur humain ; ils comprennent tout, ils devinent tout, ils sont effrayants ; rien ne leur échappe… et puis, de douze à vingt ans, je ne sais pas ce qu’on leur fait, mais ils deviennent tous des imbéciles !… J’attribue cela aux bienfaits de l’éducation. C’est une épidémie, il n’y a que les paresseux qu’on sauve. Heureusement, Gaston est paresseux et rêveur, j’ai quelque espoir. Je vous l’ai ramené moi-même, madame.

— Je le sais.

— Je ne l’ai pas conduit jusqu’à vous, parce qu’il n’était pas encore quatre heures, l’heure permise, l’heure des indifférents. Je craignais de vous gêner en venant trop tôt. Vous devez être très-occupée… à la veille d’un mariage !

— Et vous-même, à la veille d’un départ ! dit Marguerite en souriant.

— Moi, madame, je ne m’occupe de rien du tout ; je néglige exprès mes affaires importantes ; je compte bien sur elles pour me rappeler ; si je les terminais avant de m’en aller, je n’aurais plus de prétexte pour revenir.

— C’est donc malgré vous que vous faites ce beau voyage ?

— Sans doute, j’aimerais mieux rester, mais cela ne dépend pas de moi.

Et son regard disait très-clairement : « Vous savez bien que cela dépend de vous. »

Elle voulut changer de sujet de conversation et dit : — Vous ne m’avez pas expliqué pourquoi vous nous avez trompés, pourquoi vous avez refusé notre reconnaissance ?

M. de la Fresnaye parut heureux de cette question ; il semblait l’attendre avec impatience.

— Ah ! mon Dieu, madame, dit-il avec une grande simplicité, je vous répondrai bien franchement, c’est parce que toute cette aventure de sauvetage ressemblait d’une manière affreuse au premier chapitre d’un mauvais roman, et que je ne voulais point faire de roman avec vous ; d’abord, je ne suis nullement romanesque, il n’y a pas un homme moins sentimental que moi ; et puis, dussé-je vous fâcher, je vous avouerai que j’ai toujours eu, à propos de vous, qui êtes pourtant un être charmant, poétique, idéal, les idées les plus bourgeoises, les plus vulgaires. Quand je vous suivais au bois de Boulogne, tous les matins, il y a deux ans, peut-être vous êtes-vous imaginé que c’était par sentiment, par besoin d’aventures ?… point du tout, c’était pour quelque chose de très-maussade. Que c’est étrange ! moi qui ai toujours eu l’horreur du mariage, dès que je vous ai vue, j’ai pensé à me marier… Vous m’apparaissiez si languissante, si douce, vous sembliez si indifférente au monde, si ennuyée de ses niaiseries, si étrangère à ses vanités, que je me disais : « Cette jeune femme doit être bien aimable dans la simplicité de la vie, dans la retraite, à la campagne !… » Et le désir de vous emmener dans mon vieux château m’est venu tout de suite. Une femme d’une beauté admirable qui n’aime pas le monde ! c’était un trésor pour moi : car je ne voudrais pas enfermer ma femme malgré elle, et, d’un autre côté, je n’aimerais pas non plus à la promener, comme un sot, partout, aux courses, au spectacle, au bal… Le métier de mari, tel qu’on l’exerce aujourd’hui, c’est celui du marchand d’esclaves qui va présentant partout une belle femme, jusqu’à ce qu’on la lui prenne. Ce métier ne me tenterait nullement… Non, je voulais une femme très-belle, qui n’eût pas du tout de vanité…. Ah ! je ne retrouverai jamais cette merveille-là… Mais peut-être que je me trompe et que vous aimez le monde ?

— Non !… dit-elle vivement.

Elle aurait voulu reprendre cette réponse, qui signifiait un peu : « Vous ne vous trompiez pas, j’étais la femme qui vous convenait ; » mais il continua.

— Ce qui a achevé de me tourner la tête, c’est de vous voir à l’église…

— À l’église ! interrompit-elle ; je ne vous y ai jamais aperçu.

— Eh ! vraiment, c’est bien cela qui me séduisait. Vous étiez là, recueillie, fervente, absorbée par une dévotion que rien ne pouvait distraire. Je vous ai vue plus de dix fois à la Madeleine, et jamais vous n’avez soupçonné que votre inconnu était là… J’en étais bien heureux ; toute ma crainte était d’être remarqué. Parfois je me créais des dangers ; je me disais : « Si elle me voit, je ne l’aimerai plus… » Je restais inquiet, tremblant pendant tout le service, et j’étais bien joyeux en sortant de l’église, parce que vous ne m’aviez pas regardé.

— C’est effrayant, dit Marguerite, d’être observée ainsi traîtreusement !

— N’est-ce pas, cela fait frémir ! On va et vient en sûreté… et puis il y a un être qui vous poursuit mystérieusement de sa pensée audacieuse, de ses rêves les plus extravagants. Cela explique ces tristesses sans cause, ces impressions pénibles dont on ne se rend pas compte ; c’est quelqu’un qui vous déplaît qui pense à vous… Vous riez ?… Mais je suis sûr que c’est là l’explication de toutes les migraines ; cette conviction m’est venue l’autre jour en entendant gémir la jolie madame B…, que l’ennuyeux R… poursuit de son ennuyeux amour. Elle se plaignait d’un mal de tête affreux. « J’ai là, disait-elle en posant la main sur son front, j’ai là une douleur insupportable, je ne sais ce que c’est. — C’est R… qui pense à vous, lui dis-je, et qui vous évoque ; son ennuyeuse pensée vous magnétise, elle pèse sur votre esprit de tout son poids. » Elle m’a répondu très-gentiment : « Je crois que vous avez raison ; allez vite le distraire, ça me guérira… » Et elle a saisi cette occasion de me mettre à la porte avec beaucoup de grâce. Si vous avez foi au magnétisme vous devez comprendre celui-là ! Rappelez-vous depuis deux ans vos jours d’ennui et de souffrance, et accusez-moi, je pensais à vous ; ah ! j’y pensais bien souvent ; j’attendais avec impatience la fin de votre deuil pour chercher les occasions de vous rencontrer ailleurs qu’au bois de Boulogne et à l’église… Mais j’ai appris vos projets, le retour de M. d’Arzac… et il a bien fallu me faire une philosophie… J’ai eu de la peine… car, au fait, je vous ai considérée comme ma femme pendant plus d’un an, et ce divorce auquel vous me condamnez me semble un procédé cruel, une amère ingratitude à laquelle je ne devais point m’attendre après tous les soins et tous les égards que j’ai eus pour vous… en idée.

Il dit cela en riant, mais l’accent de sa voix et son extrême pâleur trahissaient une émotion sérieuse. L’embarras de madame de Meuilles était pénible ; elle ne savait comment prendre ces étranges aveux ; elle les trouvait audacieux et déplacés ; cependant pouvait-elle se fâcher contre un homme qui lui révélait loyalement que pendant deux ans il avait eu l’espoir de l’épouser ; surtout quand cet homme était, par, sa naissance, sa fortune, sa distinction et sa supériorité, le mari idéal cherché par toutes les mères et rêvé par toutes les filles ?

M. de la Fresnaye, pour faire cesser cet embarras, qui pourtant ne lui déplaisait point, reprit d’un air hypocritement insouciant :

— Je peux vous dire tout ça à présent que c’est inutile ; j’ai l’air plus désintéressé. Aujourd’hui, d’ailleurs, j’ose ; je n’aurais pas Osé autrefois.

— Est-ce que, par hasard, vous avez la prétention d’être timide ? dit-elle avec un peu trop d’ironie.

— Moi ? certainement, madame.

— Vous ! gâté par les succès comme vous l’êtes, accoutumé à voir toutes les femmes se jeter à votre tête !

Elle prononça ces mots, qui n’étaient pas de son langage habituel, avec une malveillance qui n’était pas non plus dans ses manières… mais quand on ne se sent pas de force dans la lutte, on emprunte des armes.

— Je n’admets pas, répondit-il, que toutes les femmes se jettent à ma tête ; mais si cela était, ce serait une raison de plus pour me rendre timide auprès de celle qui ferait exception ; je me dirais dans ma modestie : « Il faut que je lui déplaise furieusement à celle-là, pour qu’elle ne fasse pas comme les autres.

Madame de Meuilles ne s’attendait pas à cette réponse folle. Elle se mit à rire franchement. L’esprit de Robert était un composé de fatuité et de bonhomie vraiment original ; c’était toujours l’effet de sa double nature maligne et bonne, perfide et généreuse. Au moment où l’on allait se fâcher contre le roué moqueur, insolent, on voyait reparaître l’homme naïf et sans prétentions, le caractère noble et sincère, et l’on pardonnait à l’un en faveur de l’autre.

Cet accès de gaieté rendit l’entretien plus confiant : ils causèrent de toutes choses, de leurs idées, de leurs préjugés, de leurs manies ; et cette causerie facile et douce berçait délicieusement leur émotion croissante, comme le bavardage d’une écluse berce une rêverie profonde au bord de l’eau. Marguerite oubliait l’heure candidement, M. de la Fresnaye l’oubliait volontairement ; il comprenait qu’il était déjà fort tard, mais il attendait l’arrivée d’Étienne pour s’en aller. Il voulait voir Étienne et Marguerite ensemble. « Je devinerai bien vite si elle l’aime, » pensait-il, car lui doutait encore. Mais Étienne ne venait point, ni madame d’Arzac, ni personne. Cela était singulier, et M. de la Fresnaye ne pouvait s’expliquer cette solitude.

Enfin sept heures sonnèrent à la pendule.

— Ah ! mon Dieu, s’écria Marguerite, est-ce qu’il est sept heures ?

— Oui, madame… eh bien ?

— Et moi qui ai du monde à dîner, ma mère et tous mes amis !

Robert comprit alors pourquoi sa mère, ses amis, ses habitués, n’étaient pas venus chez elle à quatre heures ; ils ne devaient venir que pour l’heure du dîner. C’était un hasard de la trouver seule, ou plutôt c’était un destin.

— Moi aussi j’attends quelques personnes, dit-il.

— Mais il faut que je m’habille. Je n’aurai jamais le temps…

— Je vois que j’ai été bien importun, reprit-il ; pardonnez-moi, madame… de n’en avoir aucun remords.

— Oui, mais allez-vous-en tout de suite !

Et elle disparut dans sa chambre.

Robert s’éloigna le cœur joyeux. — Elle ne s’ennuie pas trop avec moi, se disait-il ; c’est toujours quelque chose.

Marguerite était confuse. — Il est venu à quatre heures, il est resté là jusqu’à sept, et j’ai oublié que je devais m’habiller et que… Ah !… mais il faut dire aussi qu’il est bien amusant !

Le mot amusant était une insolence ; elle essayait de traiter légèrement M. de la Fresnaye et de le déconsidérer dans son esprit pour se rassurer ; mais braver un pouvoir, cela ne vous empêche pas de le subir ; nier un danger, cela ne vous empêche pas d’y succomber ; cela vous empêche seulement d’agir à propos et de le conjurer lorsqu’il en est temps encore.