Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 10

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 80-87).


X.

Quand Marguerite entra dans son cabinet de toilette et qu’elle vit étalé çà et là tout ce qui composait sa parure : robe de dessous, robe de dessus, mantille, nœuds pour le corsage, nœuds pour les manches, nœuds pour la coiffure… Un découragement affreux s’empara d’elle. — Jamais je ne serai prête ! se dit l’infortunée ; que faire ?

Il y avait trois partis à prendre :

Premier parti : Mettre à la hâte un bonnet déjà porté, qui ne demandait pas à être étudié ; passer une robe négligée, et se déclarer malade…

Mais il n’y avait pas moyen de faire accepter ce mensonge : Marguerite, toujours si pâle, si languissante, avait des couleurs admirables, des yeux brillants, une mine excellente ; c’était du guignon. Et puis cette robe n’était plus assez fraîche, elle avait voyagé, elle avait passé l’été à la campagne, en province, elle ne convenait pas un jour où l’on avait de grands personnages à dîner. Marguerite avait toujours eu le désir d’être jolie, le goût d’être élégante, mais maintenant elle éprouvait le besoin d’être à la mode… elle se corrompait.

Ce premier parti de la maladie improvisée fut donc abandonné.

Deuxième parti : Avouer franchement qu’on avait eu du monde toute la journée et que l’on était en retard. Mais il fallait dire qui était venu et qui vous avait fait oublier l’heure. « C’est impossible ! pensait-elle, ils vont me taquiner tous ! » — Et elle maudit l’indiscret qui lui valait tant de soucis. « Il savait bien l’heure ; lui ! » se disait-elle. — Et, songeant à cela, elle le détestait.

Enfin, troisième parti : Faire attendre ses invités très-tranquillement, comme une personne innocente qui ne se croit aucun tort envers eux.

Ce fut celui pour lequel elle se décida.

On entendit le roulement d’une voiture dans la cour.

— C’est ma mère ! dit Marguerite, je suis perdue…

L’imminence du danger lui inspira une idée lumineuse. Elle courut dans le salon et elle retarda la pendule : elle la mit à six heures précises.

Ce moyen de salut n était peut-être pas très-sain pour la pendule. Eh ! qu’importe ce vain détail dans les grandes agitations de la vie ! Aussi défiez-vous des femmes chez qui les pendules vont toujours mal ; n’accusez pas leur horloger.

Madame d’Arzac voulut entrer chez sa fille, la porte était fermée au verrou.

— Tu n’es pas encore habillée ! dit-elle ; est-ce que tu es malade ?

— Non, ma mère, mais il n’est pas tard.

Elle n’aurait pas su mentir en plein regard de sa mère, mais à travers la porte et les verrous fermés, elle était brave.

Madame d’Arzac regarda l’heure.

— Ah ! ma chère, dit-elle, ta pendule t’a trompée ! Elle retarde d’une grande heure. Il était sept heures déjà quand je suis partie de chez moi.

— Vraiment ? dit Marguerite ; je vais me dépêcher.

Elle ouvrit la porte ; madame d’Arzac entra chez elle, et l’ayant regardée, elle fut frappée de sa beauté.

— Tu as bonne mine, mon enfant, lui dit-elle ; et elle l’embrassa.

Marguerite se sentit honteuse de sa supercherie, et sans doute elle aurait tout avoué naïvement, si sa femme de chambre ne l’avait avertie qu’un de ses convives venait d’arriver.

— Ne te presse pas trop, dit madame d’Arzac, je vais le recevoir ; j’ai justement quelque chose à lui demander.

Marguerite acheva paisiblement sa toilette. Quand elle parut dans le salon, tout fut expliqué et pardonné. Elle avait une robe d’une élégance merveilleuse et d’une forme nouvelle qui avait dû exiger des soins et des travaux ; elle avait une coiffure d’un goût exquis, dernière création du coiffeur en vogue ; cela motivait suffisamment une demi-heure de retard. Dès qu’elle eut parlé à tous ses amis, Étienne s’approcha d’elle.

— Comme vous nous avez fait attendre ! lui dit-il.

— Je voulais mettre cette robe-là ; on l’apporte à l’instant. Je deviens coquette.

— Vous dites cela en riant ; mais c’est que je le trouve, moi.

— Plaignez-vous donc, c’est pour vous plaire : je ne dois voir que vous aujourd’hui.

Le mot était naïf ; par bonheur Étienne ne l’entendit pas, on était venu interrompre leur conversation.

Marguerite faisait bonne contenance, mais elle n’était pas sans inquiétude ; elle craignait à chaque minute qu’un de ses amis, par une question, par une maladresse, n’apprît à sa mère et à Étienne que M. de la Fresnaye était venu la voir le matin et qu’il était resté très-longtemps chez elle. Un moment elle frissonna ; quelqu’un lui dit : « J’ai passé devant votre porte à cinq heures, j’ai vu de bien beaux chevaux. » Elle ne répondit rien. Alors l’interrogateur se répondit à lui-même : « C’étaient sans doute ceux de quelque merveilleux qui était chez sa voisine. » Puis, reprenant tout haut : « Comment va madame d’Estigny ? Les eaux de Wiesbaden lui ont-elles réussi ? »

Madame d’Estigny demeurait au rez-de-chaussée de l’hôtel qu’habitait madame de Meuilles. Ces dames étaient liées d’amitié et se voyaient presque tous les jours.

Marguerite répliqua que la santé de sa voisine était meilleure, et laissa croire à l’amateur de chevaux tout ce qui lui plaisait.

Après le dîner, elle eut encore un moment de frayeur.

Gaston vint se faire câliner, admirer. Il avait une blouse neuve, on lui avait frisé les cheveux, il venait chercher des compliments. Marguerite tremblait qu’on ne lui parlât des plaisirs de la journée et qu’il n’en fît le récit. À chaque parole, elle redoutait d’entendre prononcer le nom de M. de la Fresnaye ; mais on était engagé dans une grande discussion politique, et après avoir accordé un coup d’œil à l’enfant de la maison par politesse, on se remit à crier et on ne s’occupa plus de lui.

Gaston remarqua que sa mère était très-belle. Il la regarda avec un mélange d’orgueil et d’attendrissement. Il y avait près de deux ans qu’il ne l’avait vue parée, et comme cette élégante parure lui semblait un gage de santé, il lui dit joyeusement : — On n’est plus malade avec une si belle robe !

Marguerite était en effet idéalement belle ce soir-là. Elle était aimable, spirituelle plus qu’à l’ordinaire et d’une autre façon ; c’était la même grâce, la même finesse, mais il y avait dans son esprit plus d’audace et dans son maintien plus d’aplomb ; c’était le ton et les manières d’une personne encore modeste, mais qui commence à avoir le sentiment de sa valeur et qui s’étonne moins d’être aimée. Étrange impression ! cette première atteinte d’orgueil tourna d’abord à l’avantage d’Étienne. Jusqu’alors la passion de son cousin pour elle lui avait paru une sorte de manie, de faiblesse, d’exagération romanesque, particulière à sa nature. Elle lui croyait un cœur exceptionnel ; elle s’imaginait que c’était dans son caractère d’aimer ainsi, et que toute femme pouvait lui inspirer un amour semblable ; mais maintenant qu’elle voyait un autre homme… et quel homme ! l’adorer de même, elle osait se croire réellement aimable, et la tendresse folle d’Étienne, qui le déconsidérait un peu à ses yeux, ne lui semblait plus un enfantillage ; son amour était dignifié par celui d’un autre ; en un mot, et ce mot est assez plaisant, la passion de M. de la Fresnaye rendait celle d’Étienne raisonnable, c’est-à-dire probable.

Madame de Meuilles traitait son cousin avec une déférence affectueuse qui le surprenait ; elle était avec lui comme on est avec une personne sur le compte de laquelle on vient de découvrir une chose noble et louable, et à qui on ne peut pas encore parler de sa découverte. Il ne devinait pas sa pensée, mais il comprenait à la gravité de son accent qu’il avait grandi dans son opinion ; que son rôle d’adorateur humble et soumis était terminé près d’elle ; que désormais elle ne serait plus pour lui une idole complaisante qui daignait le plaindre, l’assister, et payer d’une indulgence gracieuse un culte fervent, mais une femme reconnaissante et attachée, qui acceptait son dévouement avec conscience, qui le traitait d’égal à égal et qui lui rendait de l’amour pour de l’amour.

Il fut pendant quelques minutes bien heureux de ce changement, et de même que la vanité de plaire embellissait Marguerite, de même la fierté d’être aimé donnait à Étienne une séduction nouvelle. Jamais il n’avait paru plus charmant aux yeux de sa cousine. « Comme cet amour si noble, plein de franchise et d’enthousiasme est bien plus touchant, pensait-elle, que le marivaudage de M. de la Fresnaye ! » Et dans cette comparaison imprudente la supériorité restait à Étienne.

« Marivaudage ! » c’est ainsi qu’elle appelait la profonde tendresse qu’elle inspirait à Robert. Elle ne devinait pas que ce langage léger qu’il affectait près d’elle était une nécessité de sa situation : il lui fallait bien parler en riant de son amour, puisqu’on l’aurait fait taire à l’instant même s’il avait osé en parler sérieusement.

Étienne attendait avec impatience la fin de la soirée pour obtenir quelques mots de madame de Meuilles. Il voulait lui demander pourquoi elle semblait l’aimer plus respectueusement, et elle aurait été bien embarrassée de lui répondre… Mais tout le monde était encore dans le salon, quand on apporta à madame de Meuilles, sur un petit plateau d’argent, un billet non cacheté, sans adresse et négligemment plié en triangle.

— C’est de ma voisine, dit Marguerite ; et elle lut tout haut le billet :

« Je vous écris en secret… chut ! Madame de Kalergis est chez moi ; je n’ose rien lui demander, mais si vous venez m’aider à la tourmenter, elle nous jouera, pour vous, ce beau nocturne de Chopin que vous aimez tant. Venez sans crainte, je n’aurai personne ce soir ; il y a une première représentation à l’Opéra et un bal à l’ambassade d’Angleterre. Descendez vite avec Étienne et votre mère : cette solitude doit rassurer votre sauvagerie… »

Madame de Meuilles s’arrêta ; elle ne lut pas les derniers mets. Elle donna le billet à Étienne, qui, malgré son impatience, sourit en lisant : « Votre sauvagerie de tourtereaux. » Dette plaisanterie lui fit plaisir ; tout ce qui constatait l’engagement de Marguerite avec lui, tout ce qui lui prouvait que chacun croyait à son prochain mariage lui donnait de la joie et de la confiance.

Marguerite le questionna des yeux, et son attitude semblait dire : « Que voulez-vous que je réponde ? » mais il lui laissait sa liberté. Alors, avec une légère inflexion de regret dans la voix, elle dit au domestique : « Attendez, je vais répondre. » Et elle se leva pour aller écrire ; mais Étienne n’accepta point ce sacrifice ; il savait à quel point Marguerite aimait la musique. Madame de Kalergis venait d’arriver à Paris ; on parlait dans le monde de son admirable talent, on la citait comme l’une des trois meilleures élèves de Chopin : la princesse C…, mademoiselle Camille Méara et elle étaient, disait-on, les seules personnes en état de conserver la tradition du maître… Et M. d’Arzac n’eut pas le courage de priver sa cousine du plaisir de l’entendre.

— Ne vous inquiétez pas de ces messieurs, dit-il en montrant deux de ses amis qui causaient entre eux dans le premier salon, ils vont vous quitter pour aller à l’Opéra. Quant à M. S…, vous connaissez son adoration pour madame de Kalergis, à son nom seul il va s’envoler… Eh ! mais, il est déjà parti !… Quant à moi, ajouta-t-il en s’inclinant avec respect, je suis destiné à vous suivre.

— Et moi à vous précéder, dit madame d’Arzac ; je ne veux pas perdre une note, et je descends la première. Je vais vous annoncer. Et elle sortit.

Étienne espérait se trouver seul un moment avec Marguerite, mais il y avait là un vieux diplomate très-poli, qui ne voulut céder à personne, pas même à son prétendu, l’honneur d’offrir le bras à madame de Meuilles pour descendre l’escalier.

N’avez-vous pas remarqué cela, dans un salon : si quelqu’un fait une gaucherie, se montre inintelligent ou importun, prolonge sa visite hors de mesure, interrompt une confidence mal à propos, choisit un sujet de conversation malheureux, vous demande des nouvelles des parents que vous pleurez, ou du mari avec qui vous plaidez, c’est toujours un vieux, grave et lourd diplomate français. Les diplomates étrangers, au contraire, sont très-rusés et très-habiles ; mais les nôtres sont pour la plupart d’une innocence irréprochable ! Cela s’explique. Les cours étrangères nous envoient ce qu’elles ont de mieux, leurs hommes les plus distingués ; parmi eux, c’est à qui viendra à Paris ; tandis que nous, nous sommes bien forcés d’envoyer aux cours étrangères nos ennuyeux, nos esprits lourds et incapables ; les Français qui valent quelque chose ne sont pas si bêtes que de quitter Paris !

Comme ce monsieur était un de nos plus profonds diplomates, il ne devina pas que ces deux jeunes gens qui s’aimaient auraient préféré de beaucoup le bonheur de s’en aller tous deux ensemble à l’honneur de le traîner en tiers avec eux… Et il les gêna consciencieusement et diplomatiquement jusqu’à la porte de madame d’Estigny. Là, pour couronner son œuvre, il crut devoir dire en s’inclinant très-bas :

— Maintenant, madame, il faut que je vous quitte et bien à contre-cœur !

— Que le diable t’emporte ! pensa Étienne ; tu aurais bien dû nous quitter plus tôt !

Puis il se consola en pensant qu’à son tour il donnerait le bras à madame de Meuilles lorsqu’elle remonterait chez elle.

En aidant Marguerite à ôter son mantelet, il lui dit :

— Vous êtes contente, vous allez entendre cette merveille.

— Oui, et je vous en remercie, dit-elle avec le plus affectueux sourire.

C’était la récompense du bon sentiment qui lui avait fait renoncer à un moment d’entretien bien doux, pour qu’elle n’eût point à regretter un plaisir ; il était juste qu’elle voulût le remercier.

Mais la reconnaissance de Marguerite fut vaine : en amour, les bons sentiments portent malheur ; loin d’être récompensés, ils sont punis ! Cela doit être, car ils sont presque toujours une offense à l’amour, et l’amour ne vous pardonne point le courage que vous avez contre lui. Ce n’est pas M. de la Fresnaye qui aurait permis à Marguerite de sortir de chez elle ; il l’aurait forcée à rester avec lui ; mais il aurait été si charmant, si spirituel et si tendre, qu’elle n’aurait eu à regretter aucune mélodie.