Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 11

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 87-98).


XI.

Après avoir joué avec beaucoup de poésie et de charme plusieurs nocturnes de Chopin, madame de Kalergis venait d’achever une fantaisie très-belle, composée par elle et pour elle sur deux motifs admirables, expression suprême de la supplication… non… de l’imploration en musique, l’air de Robert le Diable : « Grâce ! grâce ! » et le grand duo du quatrième acte des Huguenots. Dans ce morceau très-remarquable, ces deux chants sublimes semblent lutter ensemble de passion et d’angoisse : ils se répondent tour à tour avec une poignante ferveur ; on dirait deux prières ardentes en rivalité ; il est impossible d’écouter ce morceau sans être ému ; et les quelques amateurs qui étaient là, encore pénétrés d’admiration, entouraient la célèbre virtuose et la remerciaient avec enthousiasme, lorsqu’une espèce de tumulte vint troubler cette joie d’artiste.

On criait dans la cour, on parlait haut dans l’escalier, on riait aux éclats dans l’antichambre. Enfin la porte du salon s’ouvrit, et l’on vit entrer presque en même temps et sans être annoncées, — on ne pouvait pas proclamer tant de noms à la fois ! — une douzaine de personnes, hommes et femmes, agitées, amusées, contrariées, chacune selon son caractère, comme des gens à qui il est arrivé quelque déconvenue plaisante et qui viennent demander un abri. Ce groupe singulier avait l’air d’une mascarade qui fait son entrée dans un bal costumé ; seulement la mascarade est plus solennelle.

Marguerite, effrayée à la vue de tout ce monde et regrettant le concert intime si fâcheusement interrompu, voulait remonter chez elle ; mais madame d’Arzac était curieuse de savoir ce qui amenait ces femmes si parées (elles étaient couronnées de fleurs et de diamants), ce qui les amenait à la même heure et ce qui leur donnait cet air aventureux et évaporé. Elle attira sa fille auprès d’elle.

— Voilà nos beautés à la mode, lui dit-elle ; regarde-les bien : elles sont toutes laides.

En effet, ces beautés n’étaient point belles ; au premier aspect même, un ignorant se demandait ce qui avait pu motiver leur réputation. Il fallait apprendre à les trouver jolies ; mais une fois qu’on savait !… une fois qu’on avait fait une étude raisonnée de leurs agréments, on les déclarait adorables et bien plus séduisantes que ces beautés positives, éclatantes, incontestables, qui sautent aux yeux de tout le monde et tout de suite, qui n’ont besoin pour être découvertes des révélations d’aucun homme de génie, qui peuvent se passer d’un Christophe Colomb, d’un Améric Vespuce et même d’un Magellan. Car ces mystérieuses beautés de convention ont un grand avantage pour les merveilleux à prétentions : c’est d’être une énigme ; or, prouver qu’on possède le mot de cette énigme, c’est prouver qu’on appartient au monde de la mode, au monde le plus élégant. Il y a des admirations qui sont une franc-maçonnerie dans une certaine société. Dire : « Madame une telle est une des plus jolies femmes de Paris, » c’est dire : « J’appartiens à la coterie dont elle est l’héroïne, et cette coterie se compose de tout ce qu’il y a de mieux ; j’en suis ! j’en suis ! nous sommes tous charmants !… » Et si vous répondez : « Mais votre madame une telle, je ne la trouve pas du tout jolie, moi ! » le dandy ne vous fait même pas l’honneur de combattre votre opinion ; il vous jette un regard dédaigneux et s’écrie naïvement : « Dans quel monde vivez-vous donc, mon cher ! » c’est-à-dire : « Vous n’êtes pas de notre société, de notre confrérie, puisque vous ne connaissez pas nos signes franc-maçonniques, et que vous n’avez pas fait serment de trouver belle cette femme… Dans quel monde vivez-vous ! »

Ceux qui venaient d’arriver tous ensemble parlèrent aussi tous à la fois ; les uns s’adressaient à la maîtresse de la maison, les autres accaparaient à droite et à gauche les auditeurs vacants ; dans ce bruit confus, on n’entendait aucune phrase suivie ; mais ces mots : « Opéra… madame Stolz, malade, indisposition subite… voitures renvoyées… une pluie battante, une heure, sous le vestibule… » faisaient le fond de tous les récits. Madame d’Estigny comprit à peu près qu’on n’avait pu représenter l’opéra nouveau, et qu’on avait mis tous les spectateurs à la porte ; que ces dames, qui comptaient passer dans leurs loges la soirée entière, avaient renvoyé leurs voitures : et qu’il leur avait fallu attendre sous le vestibule un moyen quelconque de quitter l’Opéra et de venir jusqu’à elle.

Dès qu’elle eut compris, elle s’alarma : sa fille aînée était allée à cette première représentation manquée ; et songeant qu’elle aussi avait dû se trouver fort embarrassée à la sortie, sans domestique, sans voiture, elle décria : « Et ma fille !… » Alors une jeune femme qui jusque-là avait essayé vainement d’approcher d’elle lui dit tout haut : « Soyez sans inquiétude, madame, elle va venir ; M. de la Fresnaye vous la ramène. »

À ce nom, Marguerite se leva vivement. Une terreur étrange s’empara d’elle. Revoir M. de la Fresnaye lui paraissait un danger qu’il fallait éviter à tout prix.

Mais madame de Kalergis venait de se remettre au piano, les naufragés de l’Opéra l’ayant suppliée de les consoler, de les dédommager du plaisir perdu. Par une coquetterie fort aimable, elle leur joua plusieurs airs du nouvel opéra. Elle avait assisté à la répétition générale et retenu les motifs les plus brillants.

On vanta sa mémoire, sa bonne grâce, puis on lui demanda des mélodies, des valses, des mazurkas, toutes choses charmantes qu’il fallait bien écouter. Elle commençait un nouveau morceau d’Alkan, une marche très-originale, lorsque la fille de madame d’Estigny entra dans le salon avec une de ses amies. M. de la Fresnaye était avec elles. Ces dames allèrent s’asseoir sur un canapé, il resta debout près de la porte. La maîtresse de la maison lui adressa un sourire de remercîment auquel il répondit par un salut respectueux ; puis il se mit à regarder autour de lui avec indolence, comme un homme dont la pensée est ailleurs.

Tout à coup, derrière une grande Anglaise, bien soignée par tout le monde ce soir-là — elle avait ramené de l’Opéra six personnes dans sa voiture, un de ces vieux landaus à tabatière comme on n’en fait plus et qu’on ne voit paraître que les jours de détresse ; — derrière cette Anglaise, couverte de dentelles et de bijoux, il aperçut madame de Meuilles. Il ne s’attendait pas à la trouver là ; il ne put cacher sa joie, et quand il la vit pâlir et se déconcerter, il ne put cacher son orgueil. C’est là une des épreuves certaines de l’amour : l’émotion violente que cause une rencontre imprévue ; quand cette émotion est plus forte que vous, soyez sûr que vous aimez déjà… ou encore, selon l’âge de votre amour.

Et Marguerite fut tellement émue, qu’elle eut peur de se trouver mal. Elle mit la main devant ses yeux comme pour accuser une migraine ; mais bientôt sa main retomba inerte. Un battement de cœur impétueux et suffocant lui ôta la force de tout mouvement. Étienne, qui la regardait toujours, l’observait plus attentivement depuis l’arrivée de M. de la Fresnaye. Il remarqua sa pâleur, cette subite défaillance, et le supplice commença pour lui.

La fille de madame d’Estigny raconta comment, à la sortie ou plutôt à la fuite de l’Opéra, elle avait heureusement été reconnue par M. de la Fresnaye, qui lui avait offert ses services de la manière la plus aimable. « Sans lui, disait-elle, je ne sais ce que nous serions devenues, Mathilde et moi. Il pleuvait à verse, pas un fiacre ; nous aurions attendu là toute la nuit ; et souffrante comme je le suis déjà, j’en aurais été malade un mois ; ma mère, vous devez une récompense à mon sauveur. »

Ce mot de sauveur fit sourire M. de la Fresnaye et Marguerite en même temps ; ils se regardèrent… D’abord, ce doux regard ne fut qu’un échange d’idées… mais un charme invincible retint leurs yeux, malgré eux, par une fascination mutuelle ; leurs regards subitement engagés l’un par l’autre se nouèrent… selon la poétique expression de Théophile Gautier. « Oh ! s’écriait-il un jour, dans une causerie animée sur la sympathie, l’attrait, l’amour, quand une fois deux regards se sont noués, tout est dit ! » Et Marguerite sentait son regard captif s’unir à celui de Robert par un lien magique. Soudain, frappée d’une révélation lumineuse, elle sembla s’éveiller à une vie nouvelle : elle venait d’acquérir une âme, une seconde âme, si l’on peut parler ainsi, qui donnait à la sienne une force inconnue, qui lui découvrait un monde ignoré, des sentiments, des tendresses, des émotions ineffables, qu’elle n’avait pas même imaginés dans ses plus beaux rêves. Pendant ce moment d’extase, elle oublia, qui elle était, où elle était ; elle ne savait plus rien du passé, elle n’appartenait plus à son ancienne existence ; si on l’avait appelée, elle n’aurait pas répondu à son nom… et c’eût été justice, car elle n’était plus Marguerite… et lui-même, il n’était plus Robert : il n’y avait plus là ni madame de Meuilles ni M. de la Fresnaye… il y avait deux êtres créés l’un pour l’autre, qui s’étaient cherchés longtemps sans espoir et qui se trouvaient enfin ! deux cœurs dépareillés qui se rejoignaient malgré tout ; deux natures sympathiques qui venaient de se reconnaître à la ressemblance de leur émotion, à l’égalité de leur puissance mutuelle. Ainsi les deux âmes de Paolo et de Francesca de Rimini, d’un vol harmonieux et se tenant embrassées, traversent l’enfer, indifférentes à l’enfer même ; ainsi leurs deux âmes planaient au-dessus des vaines agitations d’un monde faux, et s’unissaient, dans un fraternel isolement, pour l’éternité.

Comme pour fêter cette heureuse rencontre, le salon fut illuminé soudain, et Marguerite parut aux yeux éblouis rayonnante de joie et de beauté. Ce prompt éclairage était la chose la plus simple ; mais dans la disposition d’esprit où était Marguerite, cette splendeur inattendue lui sembla un enchantement féerique. La magicienne était tout bonnement la maîtresse de la maison. Madame d’Estigny avait voulu voir toutes ces jeunes femmes si élégamment parées qui arrivaient chez elle à chaque instant, elle avait donné l’ordre d’allumer les candélabres du salon ; elle avait aussi envoyé chercher au café à la mode des glaces, des fruits, etc. ; et la soirée intime, commencée avec deux lampes mystérieusement voilées, finissait en soirée brillante, avec des illuminations et des rafraîchissements de bal.

La beauté de madame de Meuilles, cachée jusque-là dans l’ombre, apparaissant tout à coup dans son jour le plus favorable, fit événement.

Cette beauté inconnue était cependant célèbre, ses amis l’avaient proclamée ; Marguerite vivait dans la retraite, mais les peintres, les amateurs savaient qu’il existait à Paris une jeune femme, une madame de Meuilles, d’une beauté remarquable qui rappelait les types les plus nobles de Raphaël. Quelques-uns l’avaient aperçue et avaient essayé de saisir son image ; le vague souvenir qu’ils en avaient retracé faisait déjà deviner la grâce, la noblesse, la divine langueur du modèle. Et ce soir-là, à la beauté réelle que la nature lui avait donnée, Marguerite ajoutait cette beauté surnaturelle et indéfinissable que donne l’amour : ce rayonnement des yeux, cette émotion du sourire, cette transparence du teint, cette ciselure nerveuse des traits qui les rend si fins et si purs ; cet orgueil du maintien qui n’ôte rien cependant à la flexible nonchalance des attitudes, cette heureuse inspiration de toute la personne qui lui fait naïvement et à son insu choisir les poses qui lui sont les plus avantageuses, la physionomie qui la pare le mieux ; cette indiscrète beauté de l’amour… qui, pour l’observateur intelligent, est un aveu et qui a compromis plus de femmes que les billets les plus imprudents, que les œillades les plus audacieuses.

Les personnes qui ne connaissaient pas madame de Meuilles crurent qu’elle était toujours belle de cette manière et ne devinèrent point d’où lui venait cette auréole ; mais sa mère, mais M. de la Fresnaye, mais Étienne, le malheureux Étienne, ils savaient l’histoire de cette métamorphose et ils en étudiaient les phases avec anxiété.

— Ma fille aime cet homme, pensait madame d’Arzac ; malheur à nous !

— Jamais je ne l’ai rendue si belle, se disait Étienne, elle ne m’aime pas !

Quant à Robert de la Fresnaye, il ne pensait rien du tout ; il était plongé, abîmé dans la contemplation de cette adorable créature, et il était incapable de parler, d’écouter, de comprendre… il était non pas fou, mais imbécile d’amour… et il s’enivrait avec délices de cette voluptueuse imbécillité.

Impatientée de voir que Robert ne s’occupait point d’elle, une jeune femme à la mode lui dit :

— Vous n’êtes pas brillant ce soir, monsieur de la Fresnaye ; on devine bien que vous êtes contrarié d’avoir manqué votre soirée !

Robert regarda madame de Meuilles. Elle avait entendu ce reproche, et ils y répondirent tous deux d’un commun sourire ; Marguerite rougit et regretta ce sourire d’intelligence qui l’engageait ; mais ce n’était pas sa faute ; pourquoi donc cette petite femme avait-elle parlé de soirée manquée ! Cela arrive souvent dans le monde, qu’une sotte aide deux personnes d’esprit à se comprendre, que la secourable balourdise d’un indifférent serve d’interprète à une pensée trop tendre ou trop hardie qu’on n’aurait pas osé exprimer sans son assistance.

Madame d’Arzac se repentait d’avoir retenu sa fille chez madame d’Estigny. À son tour, elle songeait à lui faire signe de partir… On annonça madame la duchesse de Bellegarde… elle changea de projet. « Ah ! se dit-elle, voilà qui va le mettre à la raison, ce fier séducteur ! » Et elle crut que le moyen le plus sûr de perdre M. de la Fresuaye dans l’esprit de Marguerite, c’était de la rendre témoin de ses soins obligés pour une autre femme ; mais madame d’Arzac ne Connaissait pas M. de la Fresnaye. C’était le caractère le plus indépendant, le cœur le plus indisciplinable qui exista jamais ; il n’était esclave que de ses désirs, il n’appartenait qu’à sa volonté, et quand une idée ardente le possédait puissamment, il n’y avait au monde ni devoir, ni scrupule, ni ambition, ni lien capable de l’en distraire ; la force de la volonté chez lui allait jusqu’à l’exaltation : c’était une fièvre qui le rendait cruel et terrible tant que durait le délire, et qui n’avait d’autre chance de guérison que l’impossibilité démontrée de ses vœux ou leur triomphe.

L’arrivée de la duchesse de Bellegarde, qui devait le déconcerter, le réjouit ; il ne vit pas en elle une ennemie, un obstacle, il vit un auxiliaire : elle allait lui servir dans ses attestations ; il allait faire de son dépit un gage d’amour pour Marguerite.

Quelle recherche pleine de délicatesse !

Persuader madame de Meuilles de sa tendresse, c’était l’idée fixe du moment, et il fallait que tout fût sacrifié à cette idée. La duchesse de Bellegarde n’avait été créée si belle, si séduisante, si digne en tout d’inspirer une passion profonde, elle ne l’avait aimé si tendrement, elle ne s’était si follement compromise pour lui depuis deux années, que pour lui fournir ce soir-là le moyen de dire à une autre : Je vous aime !

Faire jouer à la plus belle femme de Paris un tel rôle, c’était impardonnable, c’était une rouerie infernale ; mais M. de la Fresnaye, on le sait, était le fils d’un démon, et ce n’est pas le jour où il voulait plaire qu’il l’oubliait. Son double caractère se révélait encore dans cette circonstance : ainsi le but était noble, le moyen cruel ; il employait une méchanceté… pour exprimer le plus pur amour.

L’entrée de madame de Bellegarde dans un salon causait toujours une sorte de rumeur : les hommes venaient la saluer avec empressement, les femmes étudiaient sa parure ; ses amies se hâtaient de faire valoir leur intimité avec elle en l’appelant câlinement par son nom de baptême : « Bonsoir, Isabelle, — Bonsoir, Betzy, » — selon leur rang d’amitié. — Et elle avait pour tout le monde un sourire aimable, un mot gracieux. Elle devait aller au bal de l’ambassade d’Angleterre, elle était couverte de diamants et parfaitement bien mise ; on ne se lassait point de l’admirer. Les femmes, que la beauté de madame de Meuilles commençait à impatienter, accueillirent la duchesse comme une vengeance : « Voilà une belle femme ! » disaient-elles tout haut ; ce qui voulait dire : « Votre madame de Meuilles n’est plus rien à côté d’elle… » Mais, par compensation, une parente de la duchesse, que les succès de la duchesse ennuyaient depuis longtemps et tous les jours, voulut s’armer contre elle des succès de Marguerite. Après lui avoir dit mille flatteries, elle ajouta : — Il est temps que vous arriviez, ma cousine ! nous avons ici une merveille dont tout le monde raffole ; madame R…, qui s’y connaît, puisqu’elle peint, disait tout à l’heure qu’elle ressemble à la Vierge du palais Pitti, vous savez, cette madone si admirable !

— Qui ? demanda la duchesse un peu inquiète.

— Madame de Meuilles.

— Ah ! je la connais.

Et la duchesse fut tout à coup rassurée ; elle trouvait Marguerite fort jolie, mais elle l’avait toujours vue maigre, épuisée, mourante, et cet astre de beauté ne pouvait s’imaginer que la faible lueur d’une étoile tremblante pût faire pâlir son éclat.

M. de la Fresnaye avait profité de l’agitation générale pour s’approcher de Marguerite ; et leur émotion fut bien vive quand ils commencèrent à se parler. Après ce qui s’était passé entre eux, se reparler, c’était un grand trouble. Eh ! mais, que s’était-il donc passé ? Rien… un regard… Qu’est-ce qu’un regard ? c’est peu de chose… Cependant, quand ce regard vous a donné la vie, il faut bien convenir qu’on l’a reçue.

— Vous ne m’avez pas dit ce matin, madame, que vous seriez ici ce soir ? J’ai failli ne pas venir.

— Mais je ne le savais pas ! répondit-elle naïvement.

Elle s’excusait déjà. Quel aveu ! elle reconnaissait qu’elle avait manqué à son devoir…

Étienne avait entendu ces seuls mots de M. de la Fresnaye : « Vous ne m’avez pas dit ce matin… » Il était donc venu chez elle le matin ?… À cette idée un nuage avait passé sur ses yeux. Ah ! ils se sont vus aujourd’hui deux fois !… Et Étienne se rappela l’embarras de Marguerite avant le dîner, quand il lui avait reproché de s’être fait attendre ; cette coquetterie étrange qu’elle avait professée… et toutes les griffes de la jalousie lui déchirèrent le cœur. Cependant il ne pouvait croire à la duplicité de Marguerite ; il voyait bien qu’elle ne se comprenait pas elle-même ; elle lui faisait l’effet d’une personne qui a pris de l’opium ou du haschisch : elle l’inquiétait ; il la surveillait comme un être en danger que sa raison a quitté, mais il ne lui en voulait pas encore. Toute sa haine était pour Robert, pour cet homme méchant et fatal qui venait volontairement, présomptueusement troubler son bonheur. Son irritation contre lui était telle qu’oubliant tout, il alla vers lui, prêt à l’insulter ; il voulait lui demander raison à l’instant même. Mais raison de quoi ? de causer à madame de Meuilles une émotion nouvelle qui la faisait paraître plus charmante ?… il fallut bien se calmer.

La petite dame qui peignait de grands tableaux ne tarissait pas en éloges sur la beauté de madame de Meuilles. Elle vint près de la duchesse pour lui répéter ce qu’elle avait déjà proclamé dans tout le salon, que Marguerite ressemblait à la Vierge du palais Pitti ; puis elle ajouta, pour impatienter la duchesse, qui avait refusé de poser pour elle :

— Il y a certainement des femmes qui paraîtront plus belles dans un bal ou bien au spectacle ; mais pour les artistes, il n’existe pas une tête plus ravissante : c’est la grâce suprême !

— Elle va se marier, dit la parente de la duchesse, qui trouvait la malice de la dame peintre un peu trop grossière.

— Oui, reprit-elle, elle doit épouser son cousin ; on vient de me le montrer. Quelle belle tête il a, lui aussi ! il ressemble beaucoup au César Borgia de Raphaël.

Pour cette artiste, non pas de profession, mais de prétention, on ressemblait toujours à quelque toile. Apercevait-elle un vieillard déguenillé ? c’était un mendiant de Murillo ; un portier chauve ? c’était un moine du Zurbaran. Cette érudition pittoresque n’avait d’autre but que de rappeler le superbe talent de la dame, c’était une manière de dire : Parlez-moi donc de mes travaux, et faites savoir à ces messieurs, qui l’ignorent, que je suis un peintre distingué.

— Voyez, s’écria-t-elle avec un enthousiasme assez bien joué, en désignant Marguerite, regardez-la maintenant : est-il rien de plus adorable que cette ligne, que les attaches de ce col si harmonieusement penché !… et cette torsade d’or, quelle belle puissance de cheveux !

La duchesse, impatientée, regarda enfin Marguerite… mais elle fut quelques minutes avant de la reconnaître. À sa vue, elle éprouva, pour la première fois de sa vie, un sentiment de jalousie. Madame de Meuilles n’était plus la jeune mourante à la taille courbée, fleur languissante inclinée sur sa tige, qui ne lui inspirait qu’une pitié affectueuse : c’était une femme dans tout l’éclat de la jeunesse, grande, svelte, élancée, élégamment parée ; c’était une beauté incontestable pour les gens du monde et pour les artistes ; c’était une femme à la mode, c’était une rivale enfin !

La duchesse se vit menacée dans sa puissance, son sceptre de beauté trembla un moment dans sa main ; mais lorsque, après avoir avec effroi admiré Marguerite, elle vit M. de la Fresnaye auprès d’elle ; quand elle remarqua l’étrange expression de son visage, l’ardente pâleur de son front, la tristesse heureuse de son regard toujours si fier, si insolent ; quand elle comprit, dans ce changement de tout son être, la métamorphose d’une passion nouvelle, elle se sentit désarmée, vaincue.

Depuis deux jours, Robert n’était point venu chez la duchesse, et depuis quelque temps il évitait de parler de son prochain départ pour l’Italie, où il devait la rejoindre. Cette conduite, qui l’avait alarmée, s’expliquait. Elle devinait qu’il ne l’aimait plus. Jamais elle n’avait prévu ce chagrin-là ; il la trouva sans force, sans présence d’esprit, sans courage ; elle avait toujours commandé en souveraine ; cette atteinte à son autorité la confondait ; elle était éperdue d’étonnement ; elle était ce que dut être le premier roi qu’un parlement a osé réprimander.

Elle sentait sa défaite, mais elle n’y voulait pas croire encore ; d’ailleurs il n’y avait aucune preuve ; elle n’avait point combattu, elle pouvait encore lutter avantageusement ; elle hésitait à se condamner ; elle refusait le désespoir et cherchait autour d’elle un autre indice, un autre témoignage, une preuve irrécusable de son malheur ! Tout à coup elle vit se lever en face d’elle un fantôme, les statues de la Jalousie et de la Douleur : Étienne dardait sur elle ses yeux enflammés de rage. La pauvre femme !… elle reconnut sur la physionomie de cette autre victime tous les tourments qui déchiraient son cœur… Ils échangèrent entre eux un regard plein de larmes, et cependant terrible. Apprenant leur sort l’un par l’autre, lisant chacun leur condamnation dans leur désespoir commun, ils semblaient se dire : C’est donc vrai !

Ainsi, ces existences douces et brillantes étaient troublées à jamais par l’orage d’un moment, et tous ces événements s’étaient accomplis par deux regards : par un regard, Marguerite et Robert avaient compris qu’ils s’aimaient ; par un regard, Étienne et la duchesse s’étaient appris qu’ils n’étaient plus aimés.

L’agitation de madame de Bellegarde et la douleur d’Étienne épouvantèrent Marguerite ; un tendre remords s’empara d’elle. M. de la Fresnaye observait aussi tout ce drame, mais avec plaisir et en profond connaisseur. La fureur jalouse de la duchesse, le découragement haineux d’Étienne, l’indignation de madame d’Arzac, les remords de Marguerite, tout cela n’avait pour lui qu’un sens, tout cela signifiait : Espère !… Il ne plaignait personne, il n’éprouvait pas un regret, il n’admettait pas un nuage dans le ciel de sa félicité ; il contemplait leurs souffrances avec l’avidité d’un augure qui ne voit dans le sang versé que le présage ; il n’aurait pas dit une parole pour diminuer leur supplice, rien n’aurait pu fléchir son implacable joie… C’est qu’il aimait passionnément et comme il faut que l’on aime, car cet égoïsme cruel, c’est l’amour… oui… Si l’amour était doux, bon, commode et plein d’égards, ce ne serait plus l’amour, ce serait la bienveillance ou la charité.