Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 16

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 129-137).


XVI.

C’était sa sœur ! Et depuis deux mois, Robert se donnait mille peines et faisait toutes sortes de démarches fatigantes et inutiles pour retrouver cette pauvre sœur abandonnée… Enfin il ressaisit sa trace : il apprit qu’elle était à Gênes, dans un couvent. Que de formalités, de supplications, d’intrigues même il fallut avant de constater son identité, avant d’obtenir qu’on la remît sous sa protection ! Grâce à l’influence d’un ancien ami qu’il avait à Gênes, il parvint à triompher de toutes ces difficultés, et sa sœur venait de lui être rendue. Elle était charmante ; quoiqu’elle n’eût que douze ans, comme elle était grande et forte, elle paraissait en avoir quinze ou seize. Sa mère était Milanaise et d’une bonne famille, mais ruinée et sans crédit. Le comte de la Fresnaye, père de Robert, veuf depuis quelque temps, et voyageant en Italie, l’avait aperçue et s’était épris de passion pour elle. Il avait espéré faire d’elle sa maîtresse, et se borner à la séduire (on sait qu’il était peu délicat dans ses procédés) ; mais il comprit bientôt que cette séduction était impossible, et il se décida à se remarier. Au bout d’un an, sa seconde femme mourut en lui laissant une fille. Il revint en France, où il jugea inutile de parler de cette aventure. Sa conduite envers son enfant et les parents de sa femme fut telle, qu’on se résigna à faire de la dignité, désespérant de rien obtenir de lui. Ce ne fut qu’après sa mort qu’on eut l’idée de rappeler les droits méconnus de cette fille. Mais les actes principaux étaient anéantis ou perdus ; les témoins du mariage étaient dispersés. L’affaire, confiée à des avocats ingénieux, traîna en longueur. Dans leur finesse, ils empêchaient prudemment la famille, intéressée de faire la seule démarche qui fût raisonnable : c’était d’écrire à Robert… Oh ! quelle folie ! l’avertir, lui que cette révélation dépossédait en partie, c’était compromettre le succès ! Les gens de loi prévoient tout en affaires, excepté cette bizarrerie, qu’un homme, apprenant qu’il a un devoir d’honneur à remplir, s’empresse de le remplir aussitôt. La jeune fille, avec son instinct de générosité, fit plus que tous leurs beaux calculs : elle écrivit à son frère… en cachette, car c’était bien imprudent.

Robert fut d’abord très-étonné en recevant sa lettre ; puis de vagues souvenirs l’éclairèrent… Il se rappela avoir entendu parler à un vieux valet de chambre de son père d’une belle Italienne qui avait voyagé avec lui en Italie ; il prit des informations et fit demander des renseignements à la légation française de Milan ; mais l’acte de mariage ne s’y trouvait point. Après plusieurs recherches infructueuses, Robert finit par découvrir que son père avait voulu se marier à Naples, où il avait, à l’ambassade, un ancien camarade de jeunesse qui lui promit de le marier en secret et de cacher ce qu’il appelait sa faute à tous les Français présents en Italie. Et l’acte de naissance ?… il fallait six mois avant de retrouver l’acte de naissance de Teresa ; enfin, ces ennuis étaient passés. Et la pauvre enfant venait d’arriver à Paris avec une parente de sa mère.

Dès six heures du matin, M. de la Fresnaye attendait sa sœur au débarcadère du chemin de fer d’Orléans ; il la vit et la trouva si gentille, qu’il se prit à l’aimer tout de suite. Elle avait voulu aller à pied pendant quelque temps pour voir un peu la ville merveilleuse qu’il lui tardait de connaître ; et Robert, s’amusant de ses questions étranges, de son esprit, de sa naïveté, la conduisait très-fraternellement chez lui, lorsqu’il avait été reconnu par le roi des commérages, ou plutôt par cette vieille portière du grand monde qu’on appelait le marquis de ***.

Ainsi s’expliquait l’aventure de la petite Zizi de l’Opéra et cette autre histoire de faux mariage et d’enfant bossu que madame d’Arzac avait recueillie avec tant de joie : on avait prêté à Robert une aventure de son père.

On s’occupa de ce roman pendant huit jours à Paris. La conduite de M. de la Fresnaye était louée avec enthousiasme ; il sacrifiait par cette reconnaissance près de quatre-vingt mille livres de rente. C’était inouï ! on l’admirait avec un étonnement humble et naïf ; chacun semblait dire : « Je ne connais que lui capable de faire une chose pareille ! » Il y avait même des gens qui, exagérant le sacrifice, l’accusaient de perdre cent cinquante mille livres de rente par cette belle action ; mais les jeunes personnes et les mères de famille étaient mieux informées ; elles savaient que la plus grande partie de sa fortune lui venait de sa mère, et que cette petite sœur, étant d’un second lit, n’avait droit qu’à la fortune du comte de la Fresnaye, son père. Un des principaux ennuis du grand monde, c’est d’entendre quelquefois, pendant une soirée entière, des femmes, jeunes et vieilles, même des jeunes filles, parler fortune, dots, rentes, héritages, propriétés, maisons de rapport, usufruits, substitutions, etc., etc., avec un intérêt toujours croissant et une admirable connaissance des faits. Que des gens d’affaires, des commerçants s’appliquent à connaître la fortune de tous ceux qui les entourent, cela est tout simple : quand on a pour métier de vendre, il faut bien s’informer si ceux à qui l’on vend ont de quoi payer ; mais dans un salon, mais pour des personnes qui ont la prétention d’être futiles et généreuses, cette science de la fortune générale, cette étude du bilan universel a quelque chose de dégoûtant et de misérable. Ô gens bien élevés, si votre vénalité vous porte à acquérir cette triste science, du moins que votre bon goût vous empêche de la faire valoir avec tant de pompe !

Les mères de famille qui avaient une fille à marier faisaient déjà mille agaceries à Robert de la Fresnaye. Les mères de famille qui avaient un fils à marier commencèrent aussi à s’enquêter de la petite sœur, dont la fortune, thésaurisée par le frère, serait un jour considérable. On ne l’avait pas encore vue, on savait déjà, à un denier près, ce qu’elle aurait de dot dans quatre ans, et on courait après M. de la Fresnaye avec une nouvelle ardeur, et pour sa sœur et pour lui-même.

Mais l’alarme fut bientôt dans le camp des mères de famille, un bruit étrange parvenait jusqu’à elles : on prétendait que Robert, leur gendre idéal à toutes, était amoureux fou de madame de Meuilles et qu’il voulait l’épouser.

Alors, sans savoir si ce bruit était fondé, et par précaution dans le cas où il viendrait à se vérifier, on tomba sur la malheureuse femme, et l’on inventa sur son compte toutes sortes de méchancetés. L’idée ne vint à personne que Marguerite, aimant son cousin, pût refuser M. de la Fresnaye : il était deux fois plus riche que M. d’Arzac et d’une naissance bien supérieure ! Si elle avait fait cette folie, on l’aurait trouvée ridicule, mais on n’y songeait même point. Ce qui révoltait contre elle, c’est qu’elle l’eût emporté sur toutes les jeunes filles de Paris, elle veuve, avec un enfant de sept ans, huit ans, dix ans ! On vieillissait ce pauvre Gaston !… « Elle a vingt-trois ans ! c’est déjà une vieille femme ! » disait une innocente de vingt-huit ans… parée d’une rose sur l’oreille. Ah ! ce succès-là était impardonnable !

Mais d’où ce bruit était-il venu ?… D’une précaution !… comme tous les bruits qui compromettent ; ils ont presque toujours pour origine une précaution. Dans le monde, la prudence est l’ennemie de la sûreté. Pour ne plus voir M. de la Fresnaye, Marguerite avait fait défendre sa porte à tout le monde ; puis, entraînée par Gaston, elle l’avait reçu ; mais la porte était restée défendue pour les autres. Or les autres étant venus, ayant vu la voiture de M. de la Fresnaye dans la cour et ayant été renvoyés, avaient raconté la chose par la ville et avaient publié partout que madame de Meuilles s’enfermait tous les jours, de trois à six heures, avec M. de la Fresnaye. Ces propos, joints à ceux que faisait tenir le départ de la duchesse de Bellegarde, établirent une intimité patente entre Marguerite et Robert, et l’on crut leur faire beaucoup d’honneur en supposant que cette intimité se terminerait par un mariage.

Mais comment arranger ce projet de mariage avec les assiduités de M. d’Arzac ? « On lui donne son congé homéopathiquement, disait-on : on attend qu’il comprenne. »

Hélas ! Étienne n’avait que trop bien compris ; mais on ne voulait pas lui donner son congé, et Marguerite était pour lui si charmante et si dévouée, que malgré lui il conservait de l’espoir.

Éclairée par sa folle jalousie, madame de Meuilles s’était avoué enfin qu’elle aimait M. de la Fresnaye ; seulement, comme il fallait qu’elle parcourût tous les degrés de l’illusion, elle croyait sincèrement guérir de cet amour et revenir à Étienne, qu’elle préférait. Étrange situation !… sa passion involontaire l’entraînait vers Robert, mais Étienne était le choix de son cœur ; c’est Étienne qu’il lui plaisait d’aimer. Toutes ses émotions violentes appartenaient, malgré elle, à M. de la Fresnaye ; mais toutes ses pensées d’avenir douces et habituelles étaient à M. d’Arzac ; c’est près de lui qu’elle rêvait de se retirer loin du monde, loin de ce monde dangereux où elle avait rencontré Robert ; et elle attendait la fin de son amour avec confiance et certitude, comme on attend le vingt et unième jour d’une fièvre maligne, pour entrer en convalescence. Quelquefois elle en voulait un peu à Étienne de se décourager ainsi par délicatesse, et de ne pas l’aider à chasser plus vite le souvenir importun de Robert.

Étienne n’avait plus qu’une chance ; elle était belle, il la connaissait et il la ménageait avec intelligence. Les deux grands avantages que Robert avait sur lui, c’était d’être un remords et d’être un inconnu. De là venait le trouble que causait toujours sa présence et qui lui donnait tant de charme. Eh bien ! en ayant l’air d’accepter la rivalité et en laissant à Marguerite le droit et la liberté de choisir entre eux, il supprimait déjà le remords ; M. de la Fresnaye devenait un concurrent plus ou moins redoutable, mais ce n’était plus le séducteur fatal, le démon ennemi de la foi jurée. On ne tremblait plus quand il venait, il avait la permission de venir. On ne se cachait pas de l’avoir rencontré, on lui donnait franchement rendez-vous ; tout le côté dramatique de cet amour était ainsi retranché.

C’était déjà beaucoup ; ensuite, Étienne pensait que l’habitude de se voir sans obstacle et sans mystère rendrait moins vif le plaisir de se retrouver, et que M. de la Fresnaye, admis sans façon dans la maison comme plusieurs autres amis, finirait bientôt par perdre cette superbe position d’inconnu, cette fleur de nouveauté qui était son prestige : alors il pourrait lutter avec lui heureusement. « Il viendra un jour, se disait Étienne, où il faudra sr dévouer, un jour où celui qui aimera le plus sera le mieux accueilli : ce jour-là, Marguerite sera toute à moi ! »

Mais Robert avait vu le piège, il l’avait accepté, et sans s’y laisser prendre, il tournait autour adroitement pour qu’on n’eût pas l’idée de lui en tendre un autre plus ingénieux. S’il avait perdu malgré lui sa belle position de remords, il avait conservé son prestige d’inconnu. Il venait souvent, mais comme un étranger, sans familiarité, sans aucune bonhomie. Il était comme M. de G…, à qui l’on disait : « Que vous avez l’air froid et imposant ! on n’est jamais à son aise avec vous ! » et qui répondait : « Mais je ne tiens pas du tout à ce qu’on soit à son aise avec moi ! » M. de la Fresnaye chez madame de Meuilles, excepté pour Gaston, n’était cordial pour personne ; et, dans ses manières avec Marguerite, il y avait une froideur volontaire, un respect craintif et prudent qui la troublait bien plus que n’aurait fait une familiarité provinciale ou villageoise. M. de la Fresnaye avait un préjugé. « En amour, disait-il, il ne faut jamais être affectueux. »

Autant il était réservé dans ses manières, autant il était franc et même présomptueux dans ses discours. Quoique en apparence on ne lui laissât aucun espoir, il parlait comme un homme dont on a accepté l’avenir. Le jour où il amena sa petite sœur chez madame de Meuilles, comme elle admirait sa générosité envers cette enfant abandonnée qu’il lui aurait été si facile de renier impunément : « J’ai hésité un instant à cause de vous, dit-il en souriant, car enfin cette reconnaissance m’ôte quatre-vingt mille livres de rente… mais j’ai pensé que, comme à moi, cela vous serait bien égal… »

Marguerite fit semblant de ne pas entendre ; elle s’occupa de la jeune fille pour se donner une contenance, mais sa rougeur prouva qu’elle avait bien entendu.

Cette parfaite confiance de Robert lui semblait ridicule ; cependant elle s’en inquiétait. Ainsi, pendant que Marguerite attendait si naïvement la guérison de son amour pour Robert, Robert attendait orgueilleusement qu’elle eût oublié Étienne. Il admettait les égards qu’on devait à une ancienne affection, à un vieil amour éteint, passé, trépassé, et il permettait qu’on lui rendît les derniers devoirs.

Par une sorte de convention tacite, Étienne et Robert évitaient de se rencontrer. Étienne venait tous les soirs, Robert ne venait jamais que dans la journée. Chacun, dans la lutte, avait un auxiliaire : Étienne était chaudement soutenu par madame d’Arzac ; Robert, puissamment protégé par Gaston. Et Marguerite, pendant ces quelques jours de fausse liberté qu’on semblait lui laisser, s’enivrait de ce double amour, et passait de longues heures à interroger ses sentiments, sans les comprendre.

Parfois elle se disait : « Si je cessais de voir M. de la Fresnaye, je ne penserais plus à lui… » Jamais l’idée ne lui était venue de cesser de voir Étienne… « Si j’étais la femme d’Étienne, se disait-elle encore, je l’aimerais par amour et par devoir, et comme ce serait un crime de me rappeler un autre amour, j’oublierais cet autre amour… » Jamais l’idée ne lui était venue d’épouser M. de la Fresnaye.

Un soir, Étienne, la voyant malheureuse, inquiète, épuisée par ses combats et ses remords, lui dit avec un courage plein de tendresse : — Pourquoi vous tourmenter ainsi ?… Vous l’aimez… dites-le franchement, ma pauvre Marguerite ; je ne saurais vous en vouloir… ce n’est pas votre faute. Eh ! mon Dieu, l’amour n’est si beau que parce qu’il est involontaire ; on n’a pas le droit de dire : Aimez-moi ! L’amour ne se commande pas, il s’inspire… Dites loyalement que vous aimez Robert… Il vous aime… épousez-le… Si vous êtes heureuse, je lui pardonnerai…

À ce seul mot, « épousez-le, » Marguerite s’était sentie toute confuse ; épouser M. de la Fresnaye ! la seule idée d’être à lui la faisait rougir de honte et frissonner de peur… Hein, comme elle l’aimait !

— Étienne, répondit-elle, je vous épouserai, ou je ne me marierai jamais. Je subis une influence fatale dont je veux triompher et dont je triompherai, si vous ne m’abandonnez pas. Ayez confiance en moi ; je ne vous cache point ce que j’éprouve. Quand il est là…, il me semble que je l’aime… ; mais quand il est loin de moi, il me semble que je redeviens libre…, et, libre, je me donne à vous. Il y a une chose que je puis vous certifier, c’est que je pourrais vivre sans lui et qu’il me serait impossible de vivre sans vous. Souffrez encore un peu, avec patience… Bientôt je vous dirai : C’est vous que j’aime, emmenez-moi !

Certes, c’était là une existence charmante : être courtisée, aimée, adorée par deux hommes jeunes, beaux, distingués entre tous les élégants de Paris ; pouvoir choisir entre eux, se voir préférée par eux à toutes les femmes les plus séduisantes et les plus belles, il y avait là de quoi satisfaire un ambitieux orgueil, il y avait là de quoi rendre heureuse une coquette Célimène ! Mais cette existence, si charmante pour la vanité, était mortelle pour une sensibilité vraie et pour une honnêteté consciencieuse. Marguerite, dans cette atmosphère d’amour, languissait brûlée et dévorée. Le magnétisme rival de ces deux volontés qui lui commandaient tour à tour irritait ses nerfs déjà si faibles ; cette vie chaste qu’elle menait, entourée de passions, objet des plus tendres pensées, faisait bouillonner son sang et lui donnait une agitation invincible qui devenait dangereuse. Elle avait perdu complètement le sommeil ; elle passait la nuit à se promener dans sa chambre, essayant, par la fatigue, d’obtenir un repos forcé ; elle avait tâché de prier, mais elle priait si mal… c’était profaner la prière. Quand elle était lasse d’avoir marché longtemps, elle allait s’asseoir auprès du lit de son fils et elle le regardait dormir. Là seulement elle retrouvait un peu de courage pour recommencer les combats de la journée.

Mais cet aveuglement ne pouvait durer toujours, l’excès même du supplice qu’elle endurait finit par la rendre lucide, et la vérité lui apparut dans toute sa laideur. Oh ! comme elle se méprisa ! comme elle se maudit ! Elle fut pour elle sans indulgence et sans pitié ; elle s’accusait de lâcheté, de perfidie ! « Mais je ne peux plus me faire d’illusion ! s’écriait-elle en tombant à genoux et en cachant dans ses mains son front humilié…, mais je suis une indigne créature, je suis une misérable ! Je les trompe tous les deux !… je les aime tous les deux !… »

Et le matin on la trouva sans connaissance au pied du lit de Gaston. Les sanglots et les cris de sa mère ne l’avaient point réveillé ! Heureux enfant ! insouciant dormeur ! dans quinze ans, toi aussi, tu inspireras des passions folles et tu feras pleurer les femmes !… dans quinze ans, tu le causeras à ton tour, ce désespoir qui maintenant te berce !