Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 17

La bibliothèque libre.
Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 137-148).


XVII.

Dès ce jour la résolution de Marguerite fui prise : ne plus voir Robert, ne plus voir Étienne. « Si je choisis l’un, je regretterai toujours l’autre, pensa-t-elle ; ce qu’il y a de plus sage, c’est de les fuir tous les deux. Je serai bien malheureuse, mais je serai honnête, c’est l’important, et je ne jouerai plus un rôle honteux. »

En amour, les résolutions héroïques sont toujours celles qu’on adopte, parce qu’elles sont impossibles à tenir. On les prend, et l’on satisfait sa conscience ; on les abandonne, et l’on contente sa faiblesse ; on se persuade que l’on a cédé à la force des choses.

Marguerite était malade ; sa mère seule eut le droit de pénétrer jusqu’à elle. Cet évanouissement, qui avait duré plus d’une heure, malgré les secours, avait inquiété tout le monde. Madame d’Arzac commençait à s’alarmer de cette situation plaisamment romanesque dont elle affectait de rire ; et elle accourut chez sa fille, très-décidée à lui parler franchement. Mais quand elle s’approcha de Marguerite et qu’elle remarqua sa pâleur, son accablement profond, elle comprit que la pauvre femme n’était pas en état d’écouter des remontrances ; et elle imagina d’aller le soir même chez son beau-frère, pour l’engager à hâter le mariage de son fils et à vaincre les sentiments de fausse délicatesse qui empêchaient Étienne de rappeler à Marguerite sa promesse. Madame d’Arzac resta toute la journée près de sa fille, méditant silencieusement ce beau projet ; vers sept heures, elle la quitta et s’en alla sournoisement chez le vieux comte d’Arzac ourdir le complot de famille qui devait chasser à jamais M. de la Fresnaye de la maison et assurer le repos de Marguerite.

Aussitôt que sa mère fut partie, Marguerite se remit à pleurer ; sa haine contre elle-même n’était point calmée. Un moment elle avait pensé à avouer à sa mère son désespoir et ses angoisses ; mais la honte l’avait retenue. Il y a des choses qu’on ne peut avouer à une mère, par respect pour elle.

Madame de Meuilles se demandait comment elle allait faire pour éloigner d’elle ces deux hommes qui l’aimaient, et tout à coup, malgré ses larmes, elle sourit de l’étrange idée qui lui venait : c’était de dire à Étienne qu’elle aimait Robert, et à Robert qu’elle aimait Étienne… Mais ce moyen, outre qu’il lui semblait contraire à sa dignité, était encore dangereux : Étienne se serait découragé et serait parti ; mais Robert n’aurait pas perdu l’espoir, il serait resté ; par le fait, c’était choisir Robert. Sa perplexité était grande.

Marguerite avait quitté sa chambre à coucher, et elle était étendue sur un canapé dans son salon. Fatiguée de cette longue nuit sans sommeil, elle s’endormit un instant. Comme elle avait bien recommandé qu’on ne laissât entrer personne chez elle, ni parents, ni amis, elle était en sécurité. Oh ! si quelqu’un était venu à l’heure habituelle des visites, on l’eût renvoyé impitoyablement ; le valet de chambre, à qui avait été donné cet ordre exprès, aurait fait son devoir en dragon ; mais il était sept heures et demie… qui est-ce qui pouvait venir à cette heure-là ? personne. Aussi le grave valet de chambre était-il allé dans le voisinage faire une petite visite, une course d’un moment ; il était bien sûr d’être rentré pour l’heure du danger, et il avait laissé à sa place un jeune étourdi qu’il n’avait pas jugé en état de recevoir une consigne. Madame de Meuilles venait à peine de s’endormir, qu’elle fut réveillée par une voix qui annonçait avec pompe un personnage que d’abord elle ne reconnut pas ; puis l’ayant vu près de la cheminée :

— Vous… à cette heure ! s’écria-t-elle.

— Je n’espérais pas vous voir, madame ; je venais seulement demander de vos nouvelles : on m’a dit ce matin que vous étiez bien souffrante.

— Je suis beaucoup mieux, reprit-elle sèchement… Marguerite croyait mentir, mais elle disait vrai : rien que la vue de Robert l’avait ranimée et guérie.

— Vous jouez, croyez-moi, un jeu très-dangereux, dit-il. Vous vous rendrez sérieusement malade.

— Êtes-vous médecin ? Prétendez-vous me donner des conseils ?

— C’est votre esprit qui souffre ; ce n’est pas un médecin qu’il faut pour vous soigner, c’est un philosophe, et moi qui vous parle, je suis un excellent philosophe ; vous avez tort de ne pas me consulter.

— Je n’ai pas confiance.

— Ah ! si vous n’aviez pas confiance, vous me consulteriez ! dit-il avec une légère fatuité, mais avec une malice pleine de grâce.

Elle allait répondre, quand Étienne entra. « Oh ! mon Dieu, que va-t-il se passer ? que vais-je devenir ?… pensa madame de Meuilles. Quelle fatalité ! je me promets de ne revoir jamais ni l’un ni l’autre, et les voilà tous deux ensemble… ensemble, ces deux hommes qui se détestent… quel supplice ! »

Elle tremblait, elle était horriblement inquiète. Autre fatalité : madame d’Arzac, qui venait tous les soirs, ne venait pas justement ce soir-là que sa présence aurait été si utile à sa fille ; elle l’aurait aidée dans cette situation pénible ; elle aurait causé de choses indifférentes ; elle n’aurait pas été, comme Marguerite, étouffée, étranglée par l’embarras, par l’émotion, par la peur. Enfin, pour comble de malheur, ils se trouvent chez elle ensemble, précisément le jour où elle est malade, où elle n’a pas la force de vaincre son trouble et de les dominer eux-mêmes par sa volonté… Comme ils se détestent, c’est effrayant !

Étienne, en entrant dans le salon, lança à Robert un regard de haine qui fit tressaillir Marguerite. Robert, en apercevant M. d’Arzac, fronça le sourcil avec impatience… Cette rencontre avait quelque chose de dramatique, de prédestiné ; on sentait un orage menaçant dans le choc de ces deux passions rivales… Puis, tout à coup, Étienne, après avoir reproché à Marguerite sa cruauté, — elle avait refusé de le recevoir le matin, — Étienne, le farouche, le jaloux Étienne, s’adressant à M. de la Fresnaye avec une politesse charmante, lui demanda si sa petite sœur s’accoutumait au séjour de Paris, et si elle parlait toujours ce petit langage moitié italien, moitié anglo-français qui lui plaisait tant à comprendre… ; et M. de la Fresnaye, l’orgueilleux, l’insolent Robert, lui répondit avec une cordialité non moins aimable que sa sœur s’amusait beaucoup à Paris, et qu’elle n’avait pas encore oublié ce joli petit charabia que M. d’Arzac voulait bien appeler un langage. « Ce que j’ai découvert avec plaisir, ajouta M. de la Fresnaye, c’est que la signorina est déjà très-bonne musicienne, et je compte la faire travailler sérieusement ?… » Alors ils se mirent tous les deux à parler musique en amateurs éclairés ; ils étaient presque toujours du même avis, et, chose singulière, ils avaient les mêmes préférences pour les mêmes maîtres ; on n’avait jamais vu deux êtres plus parfaitement d’accord. C’était une véritable tierce majeure : on l’entendait vibrer.

Marguerite n’y comprenait plus rien : elle les observait avec une attention inquiète, ne pouvant pénétrer le mystère que cachait ce changement subit dans leur ton et dans leurs manières. Un soupçon l’avertit : elle pria Étienne de lui donner un petit coffre gothique qui était sur sa table à ouvrage ; elle prit un sac de bonbons dans ce coffre pour motiver le désir qu’elle avait eu de l’ouvrir, puis elle se regarda furtivement dans la glace qui était sous le couvercle… Oh ! cette entente si prompte lui fut bien vite expliquée : elle était affreusement changée et avait une mine effrayante ; cette nuit de larmes, cette fièvre qui l’agitait encore, avaient altéré ses traits visiblement ; elle reconnaissait sa physionomie de malade qu’elle avait eue quelques mois auparavant et qui présageait de grands dangers pour sa vie… « C’est cela, pensa-t-elle, ils ont pitié de moi ! » Et elle rendit à Étienne le coffre qu’il lui avait apporté. En le posant sur la table, Étienne aperçut son album et ses crayons, et, tout en causant, il se mit à dessiner.

— Ma cousine, dit-il, je sais pourquoi vous êtes malade, et je vais vous guérir. Vous avez une passion au fond du cœur, que vous ne voulez pas avouer ; je vais vous jouer le tour qu’on a joué à Stratonice : je vais vous offrir le portrait de votre idole, et il faudra bien à sa vue que vous vous trahissiez.

Étienne, en quelques minutes, fit la caricature d’un grand officier suédois arrivé depuis peu à Paris et dont tout le monde se moquait pour son élégance exagérée. La caricature, très-bien dessinée, était frappante de ressemblance… Il l’apporta à Marguerite.

— Attendez, dit en plaisantant Robert, laissez-moi observer les impressions d’Antiochus ; j’aurais même le droit de compter les pulsations, mais ce n’est pas dans mon système.

Et il attacha sur Marguerite des yeux pénétrants.

À l’aspect de cette caricature, Marguerite se mit à rire. Étienne et Robert se regardèrent d’un air d’intelligence.

— Ce n’est pas lui, dit Étienne ; recommençons l’épreuve.

Robert prit un crayon à son tour et fit un portrait exact — ce qui se trouvait être naturellement une caricature — d’un de nos vieux élégants, le plus jeune sans ses ridicules. Robert n’avait pas le talent d’Étienne ; son dessin était naïf et même sauvage ; mais la caricature était si spirituelle, la pose gamine du vieillard était si comique qu’Étienne en fut enthousiasmé ; et ils passèrent ainsi une heure à dessiner toutes sortes de figures plaisantes, souvenirs des personnages grotesques à la mode en ce moment ; ils les montraient à Marguerite qui les nommait aussitôt, tant leur image était fidèle. Pendant qu’ils dessinaient, qu’ils causaient, qu’ils riaient ensemble, Marguerite les regardait avec émotion, et peu à peu un attendrissement invincible lui serrait le cœur.

Il était déjà assez tard. On servit du thé. Marguerite voulut se lever et remplir ses devoirs de maîtresse de maison ; mais ses hôtes s’y opposèrent :

— Ils allaient faire le ménage, disaient-ils.

Ils apportèrent la table près du canapé sur lequel elle était étendue.

— Moi, dit Étienne, je fais le thé comme une jeune miss… comme la Lucile de Corinne.

— Moi, dit Robert, je fais les tartines comme la Charlotte de Werther.

— Voilà un thé bien littéraire, dit en souriant Marguerite.

— Ah ! s’écria Étienne en posant sa tasse de thé sur le plateau, ne mettez pas de cette crème ! elle est détestable.

— Envoyez-en chercher d’autre, Étienne, dit Marguerite ; sonnez !

— C’est inutile, madame, dit en riant M. de la Fresnaye ; à cette heure, il n’y a plus dans tout Paris que du lait rose : c’est l’heure des compositions chimiques.

— Rose ! rose ! dit Étienne, j’en ai vu de bleu…

— C’est rare, reprit Robert ; on obtient difficilement cette teinte pour de la crème.

— Si nous remplacions cette fausse crème par du vrai rhum ? dit Étienne.

— Ah ! si Théophile Gautier vous entendait !… il dirait que vous êtes bien une véritable jeune miss ! Il prétend que les jeunes Anglaises ne mettent jamais que du brandy dans leur thé ; que la crème, c’est pour les étrangers ; elles offrent de la crème aux hommes, dit-il, mais, elles… elles mettent de l’eau-de-vie.

— Avec votre vilain rhum, vous allez me griser, dit Marguerite.

— N’ayez pas peur, ma cousine, je suis là… dit Étienne avec finesse.

— Et moi aussi ! reprit Robert.

Et ils se mirent à rire tous les trois de cette situation si comique et cependant si grave.

Tout en prenant leur thé, ils disaient mille folies pour amuser madame de Meuilles. Robert racontait toutes sortes d’histoires, jeunes et vieilles, qui l’aidaient à soutenir la conversation ; quand on est embarrassé, on devient très-anecdotique : la conversation d’une maîtresse de maison, inquiète, qui veut faire bonne contenance, ressemble à un recueil d’historiettes variées ; c’est une espèce d’ana ; et M. de la Fresnaye, sentant son esprit se troubler dans cette contrainte violente, appelait à son secours l’esprit de ses amis. Il raconta que Balzac avait dîné chez lui la veille, et qu’il avait été plus brillant, plus étincelant que jamais : — Il nous a bien amusés avec le récit de son voyage en Autriche. Quel feu ! quelle verve ! quelle puissance d’imitation ! C’était merveilleux. Sa manière de payer les postillons est une invention ravissante qu’un romancier de génie pouvait seul trouver : « J’étais très-embarrassé à chaque relais, disait-il ; comment faire pour payer ? Je ne savais pas un mot d’allemand et je ne connaissais pas la monnaie du pays. C’était très-difficile. Voilà ce que j’avais imaginé. J’avais un sac rempli de petites pièces d’argent, de kreutzers… Arrivé au relais, je prenais mon sac ; le postillon venait à la portière de la voiture : je le regardais attentivement entre les deux yeux et je lui mettais dans la main un kreutzer…, deux kreutzers…, puis trois, puis quatre, etc., jusqu’à ce que je le visse sourire… Dès qu’il souriait, je comprenais que je lui donnais un kreutzer de trop… Vite je reprenais ma pièce et mon homme était payé. »

— C’est charmant, dit Étienne ; mais c’était dangereux : un postillon triste et misanthrope l’aurait volé.

— Non, reprit Robert ; les misanthropes sont honnêtes : c’est pour cela qu’ils sont misanthropes ; mais ce cher Balzac, cette histoire le peint tout entier ; il s’était dit : « Je ne comprends pas l’allemand, je ne connais pas la monnaie du pays ; mais je comprends le cœur humain, mais je connais le langage de la physionomie, qui est le même dans tous les pays… » Et il avait su se faire un dictionnaire, bien plus, un argyromètre du sourire imprudent et naïf d’un postillon allemand.

— Aviez-vous Méry ? demanda Étienne ; quel esprit merveilleux !

— Il n’est pas à Paris ; sans cela… Mais nous avions Cabarrus, un esprit charmant aussi, plein de vivacité, de trait, de finesse.

— Je le connais, c’est un homme fort distingué.

— Il nous à raconté un mot ravissant de Montrond que je ne savais pas. Montrond demandait à un banquier millionnaire de lui prêter de l’argent ; le banquier lui répondit qu’il n’avait pas d’argent : propos de millionnaire bien connu. « Comment ! vous osez me dire que vous n’avez pas d’argent ? — Eh ! sans doute. Quand on est dans les affaires, si riche que l’on soit, on n’a jamais d’argent. Vous, mon cher Montrond, vous ne savez pas ce que c’est que les affaires. — Les affaires ! reprit Montrond ; eh ! si vraiment, je sais très-bien ce que c’est que les affaires : les affaires ; c’est l’argent des autres ! »

Ils causaient ainsi avec une bienveillance presque affectueuse ; mais madame de Meuilles ne les écoutait pas, son émotion allait toujours croissant : plus ils riaient, plus elle sentait les larmes lui venir aux yeux. Cette violence que s’imposaient, par pitié pour elle, ces deux jeunes gens si pleins de passion et de colère ; ce courage qu’ils mettaient tous deux à suspendre leur lutte, à contenir leur haine, pour lui laisser un jour de repos ; cette harmonie passagère, cette trêve qu’ils obtenaient de leur rivalité menaçante, lui paraissaient une si grande preuve de dévouement et de tendresse, qu’elle était pénétrée de reconnaissance et d’admiration. Comme elle les trouvait nobles, bons, généreux !… Elle se sentait moins coupable… ils la plaignaient, ils n’étaient donc pas indignés contre elle… Ils avaient pitié de sa souffrance… ils reconnaissaient donc qu’elle était leur victime ; ce n’était donc pas elle qui avait fous les torts… et dans leur amour si sincère, si pur, si dévoué, si généreux, il y avait peut-être une excuse !

Ils parlèrent voisinage de campagne, comédie de société. Étienne avait vu jouer dernièrement un monsieur très-ridicule qui l’avait fort diverti. Ce monsieur prétentieux remplissait un rôle de marquis dans une pièce du temps de Louis XV. Après avoir jeté, avec une grande insolence, un mot à effet en levant le pied droit d’un air fat et charmant, le marquis avait voulu, selon l’usage, lancer son chapeau sous son bras gauche par un geste plein de grâce et d’impertinence… mais le chapeau, lancé d’une main trop vigoureuse, avait dépassé le but et s’en était allé tout au bout du théâtre, qui était très-petit, ouvrir la porte du fond, et il était parti… tout seul… La porte s’était refermée naturellement, et le marquis était resté en scène, fort stupéfait de cette sortie inattendue de son chapeau.

— Oh ! dit Robert en riant, une sortie qui n’est pas motivée… c’est une grande faute au théâtre !…

— Ce monsieur, dont j’ai oublié le nom, jouait avec une dame non moins ridicule, une madame H…

— Je la connais ! interrompit Robert. Oh ! quelle femme ! quelle collection de prétentions ! Eh bien, peut-être qu’en jouant la comédie elle est naturelle ?

— Non, elle est insupportable ! elle roule des yeux… elle tourne une bouche précieuse et sotte, et elle grasseye !

— Oh ! que c’est ennuyeux une femme sentimentale et triste qui grasseye ! ça fait une voix de polichinelle mourant qui vous agace les nerfs. Cependant je pardonne tout à cette brave madame H… ; elle nous a tant amusés cette année ! je lui dois les plaisirs de mon été. Elle vient d’acheter un château aux environs de Mazerat, et elle est allée faire des visites chez tous ses voisins de campagne. Madame de Rochemule va un matin lui rendre sa visite : elle arrive, elle la trouve dans son salon avec une petite fille de huit ans assez belle. « Quelle jolie enfant ! dit madame de Rochemule : c’est votre fille ? — Non, ce n’est pas ma fille, répond madame H… — C’est votre nièce ? » allait dire madame de Rochemule. Mais l’autre reprend : « Ce n’est pas ma fille ; c’est un ange que Dieu m’a donné pour m’aider à supporter les peines de cette vie. Vous ne savez pas, madame, ce que cette aimable créature me disait l’autre jour ? Je la priais de voir quel temps il faisait. Elle s’approcha de la fenêtre : « Ma mère, dit-elle, il fait beau !… » Je m’apprêtais à sortir, je vis qu’il pleuvait… « Pourquoi, Flavie, lui dis-je, m’as-tu dit qu’il faisait beau ?… — Ah ! ma mère, m’a-t-elle répondu avec son air angélique, c’est qu’il me semble qu’il fait beau : quand vous êtes là, il n’y a pas de nuages pour moi dans le ciel. »

— Oh ! c’est délicieux ! parfait ! dit Étienne en riant de bon cœur.

— Ce n’est pas tout, continua Robert. Madame de Rochemule revient à Mazerat, et elle nous raconte cette stupidité. Nous en sommes heureux. « Cela me fait penser, dit une amie de madame de Rochemule, que je lui dois aussi une visite à cette dame ; j’irai la voir jeudi. » Elle y va… Elle la trouve toujours dans son salon avec la petite aux nuages, et, sans y entendre malice, elle lui dit : « C’est votre fille, cette belle enfant ? » L’autre de répondre : « Non, ce n’est pas ma fille ; c’est un ange que Dieu m’a donné pour m’aider à supporter les peines de cette vie… Vous ne savez pas, madame, ce qu’elle me disait l’autre jour ?… » Et la voilà qui recommence l’histoire de la pluie et le mot des nuages dans les mêmes termes et avec les mêmes grimaces. L’amie de madame de Rochemule revient à Mazerat, et elle raconte que madame H… n’a pas fait de nouveaux frais pour elle et qu’elle lui a répété sans y rien changer la phrase de l’ange, des nuages, etc., etc. « Il faut que j’entende cette phrase-là aussi, dis-je alors, j’irai demain à… — Je vais avec toi, » me crie Georges de Pignan. Et le lendemain nous partons tous deux à cheval. La dame était dans le salon, la petite fille aussi à son poste ; je prononce franchement la question magique : « C’est votre fille, cette jolie enfant ? » La dame répond aussitôt, comme un automate poussé par un ressort : « Non, ce n’est pas ma fille ; c’est un ange que Dieu m’a donné, etc., etc. » Puis elle arrive à ceci : « Vous ne savez pas, monsieur, ce qu’elle me disait l’autre jour ?… » — Si, je le sais ! pensais-je en regardant Georges de Pignan ; mais voilà le jeune fou qui pouffe de rire et qui s’enfuit dans le jardin. Elle m’a dit le fameux mot des nuages, et je l’ai beaucoup admiré. Alors cette stupide histoire s’est répandue dans le pays, et, les voisins, les gens qui arrivaient de Paris, les voyageurs, tout le monde est allé voir madame H… pour se faire dire ces deux superbes phrases ; et quand elle commençait celle-ci : « Vous ne savez pas ce qu’elle me disait… » c’était un désarroi complet ; les jeunes filles s’enfuyaient, les jeunes gens jetaient des livres et des lettres par terre, ils inventaient toutes sortes de moyens pour prétexter ou cacher leur fou rire. Cela a duré deux mois, et elle ne s’est aperçue de rien, si ce n’est de l’empressement qu’on avait mis à lui rendre visite, et de la bienveillance avec laquelle on l’avait accueillie dans la contrée ; mais vous avez dû la voir aussi à la Villeberthier ?

— Eh ! certainement, dit Étienne, c’est ce qui m’amuse tant… elle nous a dit cette même phrase.

— C’est excellent !… à vous aussi !… C’est bien la trentième fois… et on accuse cette femme-là de faire des phrases… quelle injustice ! La malheureuse n’en fait qu’une et elle la fait servir longtemps.

Ils regardèrent tous deux Marguerite pour voir si elle riait. Ils restèrent saisis d’étonnement : l’émotion de madame de Meuilles avait été plus forte qu’elle, son visage était baigné de larmes. Elle pleurait malgré elle, elle pleurait de leur courage, elle pleurait de leur gaieté.

— Ah bien ! si vous pleurez, ce n’est pas la peine !… s’écria Étienne avec amertume. Ce mot trahissait sa pensée.

— J’ai mal aux nerfs, dit Marguerite d’une voix très-douce et avec un sourire charmant qui demandait pardon pour ses larmes.

— Nous allons vous laisser vous reposer, dit M. de la Fresnaye.

Ce nous amical, qui joignait deux ennemis, était étrange.

Marguerite était contrariée de l’idée qu’ils allaient partir ensemble ; elle craignait que cette comédie de bienveillance ne se changeât en une explication querelleuse quand elle ne serait plus là. Que faire ? Elle ne pouvait éloigner l’un et retenir l’autre ; il fallait se confier à eux et tout espérer de leur respect pour elle.

— Bonsoir, madame, dit M. de la Fresnaye ; j’enverrai savoir demain de vos nouvelles, mais à une heure convenable ; je ne ferai pas comme madame de Branne, qui envoie à minuit chez les malades ; elle réveille toute la maison et cause un trouble affreux. Cependant, l’autre jour, pour un de mes amis, cette rumeur a produit un très-bon effet ; elle a amené une crise qui l’a sauvé ! Aussi il prétend qu’il doit la vie à madame de Branne.

— Quelle folie ! dit Marguerite.

— Bonsoir, ma cousine, dit Étienne. Si demain vous souffrez encore, faites venir votre médecin, sérieusement.

Il lui donna une poignée de main, ouvrit la porte et sortit.

— Faites demander votre philosophe, dit tout bas Robert à Marguerite ; j’ai envie de faire graver sur une plaque à ma porte : « Sonnette du philosophe, » et vous m’enverrez chercher toutes les fois….

— Que je m’ennuierai, interrompit-elle en élevant la voix pour qu’Étienne l’entendît, car vous êtes le plus aimable rieur que je connaisse.

— Allez, c’est beau à moi de rire aujourd’hui….

— Je le sais, dit-elle… Et elle se repentit d’avoir dit cela. C’était avouer qu’elle devinait sa souffrance, c’était accepter son amour.

Robert rejoignit Étienne dans l’antichambre, et tous deux s’observèrent avec inquiétude. Ils étaient redevenus tristes et soucieux, n’ayant plus personne à distraire. Ils descendirent ensemble l’escalier sans se parler ; mais l’un et l’autre avaient la même pensée. Étienne se disait : « Il est frappé aussi… il la trouve, comme moi, bien malade ! »

Robert se disait : « Pauvre jeune femme ! nous la tuons ! Il faut que tout cela finisse. »

Marguerite, attentive, écoutait ; elle entendit la porte cochère se refermer sur eux ; elle craignait qu’une circonstance fâcheuse, un hasard, ne fît éclater cette malveillance qu’ils avaient jusqu’alors si courageusement maîtrisée ; mais ses craintes n’étaient pas fondées. Étienne et Robert ne se haïssaient point ce soir-là ; ils s’entendaient, au contraire, comme deux amis, comme deux parents ; ils avaient, pour quelques heures, le même intérêt : la sauver ; le même effroi : la perdre… Marguerite n’était plus pour eux cette proie désirée qu’ils se disputaient avec tant d’ardeur ; c’était une victime menacée qu’il fallait défendre à tout prix, et chacun des deux comptait sur l’autre pour l’assister dans cette noble tâche. Bien loin d’être des ennemis, des rivaux, c’étaient des associés en sacrifice ; ils se faisaient, pour un jour, une sympathie de leur égal dévouement, une fraternité de leur commune inquiétude.