Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 18

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 149-157).


XVIII.

— Les paris sont ouverts ! cinquante louis pour la Fresnaye ! La Fresnaye est favori, messieurs !

Et le baron de ***, en disant cela, posait sa tête sur un fauteuil et ses deux pieds sur la cheminée. C’était dans un des salons du Jockey-Club.

— Vous avez beau dire, Étienne a des chances, reprit le prince de G… en enfonçant son chapeau sur sa tête comme si le vent du salon allait le faire tomber. — L’usage, dans les clubs, c’est de garder son chapeau toujours ; cela signifie : Je suis ici chez moi et même plus que chez moi, je ne suis tenu à avoir de politesse pour personne.

Garder son chapeau est un des droits auxquels on tient le plus dans ces sortes d’associations ; même avec une migraine atroce, on garde son chapeau sur sa tête ; si, par hasard, on est seul un moment, on l’ôte ; mais, dès qu’il entre quelqu’un, vite on le remet : c’est un droit, et il ne faut pas, même pour une seconde, renoncer à exercer un droit. Ce principe est élémentaire.

— Je vous le dis, moi, reprit un troisième sportsman, Étienne est distancé ; il a beau rouler, rouler, il n’arrivera pas.

— C’est égal, moi, je tiens pour Étienne, et je vais boire un verre de chartreuse en son honneur.

Le prince de G… sonna.

— Moi, je crois la victoire indécise, dit un quatrième interlocuteur ; madame de Meuilles serait bien embarrassée de dire celui des deux qu’elle préfère.

— Vous les croyez manche à manche ?

Quatorze à !…, cria le marqueur de billard.

Et cet à-propos, qui ressemblait à la voix de l’oracle, fit rire tout le monde.

— Quatorze à !… répéta-t-on.

— Moi, je suis pour Étienne ; je l’ai vu, il y a deux jours, au bal avec madame de Meuiiles, et je vous assure qu’elle paraissait très-occupée de lui.

— Moi, j’ai vu l’autre soir, au spectacle, madame de Meuilles. La Fresnaye était en face d’elle, et elle n’osait pas le regarder ; donc elle l’aime !

— C’est qu’alors elle les aime tous les deux ! Un savant hollandais raconte qu’il y avait à Rotterdam une femme très-belle et très-honnête qui aimait également deux jeunes gens de sa famille ; elle est morte sans avoir jamais pu se décider à choisir entre eux. On a ouvert son corps, et il s’est trouvé qu’elle avait deux cœurs.

— Ah ! ah ! ah ! il faut être savant pour inventer des histoires pareilles !

— Savant et Hollandais ! La fable est ingénieuse… C’est pour nous faire croire que les femmes aiment avec leur cœur, mais on sait bien qu’elles n’aiment qu’avec leur tête ; or, comme la dame en question n’a pas deux têtes, elle ne peut pas avoir deux amours.

— Non. Elle ne les aime pas tous les deux. Une femme ne peut pas aimer deux hommes ; elle peut en tromper dix ; mais si elle aime, elle en aime un seul.

— Ah ! que ceci est bourgeoisement absolu ! Comme s’il n’y avait pas plusieurs manières d’aimer ! dit un jeune chercheur de paradoxes ; moi, je comprends très-bien qu’une femme honnête et délicate, précisément parce qu’elle est délicate et honnête, aime deux hommes également… si elle les aime différemment…

On se récria.

— Laissez-moi développer mon système. Deux jeunes gens aiment la même femme… bien ! Il y en a un qu’elle aime et un qu’elle sacrifie… bon ! Eh bien, auquel des deux voulez-vous qu’elle s’intéresse ?… À celui qu’elle préfère ?… Non, il n’est pas intéressant, vous en conviendrez. La femme sensible se dira donc : « Je n’ai pas besoin de m’occuper de celui-là, sa part est déjà assez belle ! le scélérat, je l’aime, il est déjà trop heureux… » Et naturellement tous ses soins, toutes ses attentions seront pour celui qu’elle a sacrifié, et elle se demandera sans cesse : « Que puis-je faire pour lui ?… comment pourrai-je le consoler ?… Ainsi, vous le voyez, cette femme se trouve sans remords, sans perfidie, aimer deux hommes : elle aime l’un… parce qu’elle l’aime… et l’autre… parce qu’elle ne l’aime pas !

— Mon cher enfant, un raisonnement comme celui-là, appuyé sur une canne comme celle-ci, qui t’a coûté la rançon d’un roi, cela suffit pour te faire interdire par tes parents.

Et le duc de R… montra à ses amis la canne du jeune fou, qui était d’une magnificence ridicule.

— Quand je t’écoute, ajouta-t-il, j’ai toujours envie d’aller chez le docteur Blanche, délivrer Édouard… J’ai l’air de dire une folie, mais ce que je dis là est très-fort.

— Oh ! très-fort !

— Non, ce n’est pas cela ; elle n’aime pas l’un par amour et l’autre par pitié ; elle aime l’un malgré elle, et l’autre, volontairement ; c’est ce qui fait qu’elle est si troublée ; elle croit aimer Étienne et elle ne l’aime pas ; elle croit détester Robert et elle l’aime, voilà la vérité. Cette lutte rend la situation très-piquante. Je suis bien curieux de savoir comment cela finira.

— Je vais te le dire…

— Elle les jouera à pile ou face !

— Tais-toi, jeune homme, tu as perdu la parole : cela finira ainsi : elle épousera Étienne et elle prendra Robert pour…

— Non, elle épousera Robert, et Étienne sera son…

— Non, elle n’épousera ni l’un ni l’autre : il en viendra un troisième qui les mettra tous les deux à la porte.

— Ah ! vous ne connaissez pas Robert de la Fresnaye ! ce n’est pas lui qui abandonnera jamais une idée ! aussi, j’ai parié pour lui et je gagnerai. D’abord, Étienne mérite de perdre, et il est de notre intérêt à tous, messieurs, qu’il soit battu : ce sera bien fait. Pourquoi ce troubadour de pendule s’avise-t-il de ressusciter le parfait amour moyen âge ?… c’est d’un très-mauvais exemple, ça gâte les femmes. Si ce héros de vieux roman réussit, nous sommes tous perdus, il va faire école ! Ces dames voudront toutes être aimées comme cela. Savez-vous bien qu’il y a sept ans que ce niais soupire pour sa cousine…

— Sept ans ! s’écria le prince de G… indigné. Eh ! que parles-tu d’amour moyen âge, renouvelé des troubadours ? Ceci est bien autrement vieux ! c’est un amour antédiluvien, renouvelé des patriarches ! Jacob, mon cher, n’en faisait pas d’autres : il a attendu chacune de ses femmes sept ans !

— Ah ! s’il fallait attendre sept ans toutes les Rachels de nos jours !

— N’ayez pas peur, nous n’en sommes pas là ; les patriarches vivaient neuf cents ans, ils avaient une patience et une fidélité proportionnées à…

— Je suis de l’avis d’Edgar ; du moment où nous ne vivons plus neuf cents ans, il ne nous est plus permis d’aimer sept ans la même femme. D’Arzac mérite une punition. Je parie contre lui ; je parie cinquante louis que d’ici à quinze jours il est distancé.

— Je tiens le pari.

— Oh ! l’imprudent !….

Et ce pari, sérieusement engagé, devint le point de départ d’une suite de plaisanteries fines et malignes, stupides et grossières, selon la nature du plaisant ; mais toutes également offensantes pour les personnes qui en étaient l’objet. Il y avait là de ces faux élégants, de ces moqueurs à la suite qui se croient légers parce qu’ils ne respectent rien et spirituels parce qu’ils rabâchent l’esprit des autres. Ces gens-là ont la manie de répéter tout ce qui se dit ; or, comme ils n’écoutent pas, ils ne peuvent répéter que ce qu’ils comprennent… et c’est affreux ! Ils colportèrent par le monde les propos folâtres tenus au club sur les deux amours de madame de Meuilles, et la pauvre Marguerite devint, grâce à eux, ce qu’on appelle la fable de tout Paris.

Un de ces propos revint malheureusement à Étienne ; on l’attribuait au duc de R… Étienne lui en demanda raison : « J’ai le droit de me battre pour ma cousine, se disait-il ; c’est un droit que M. de la Fresnaye m’enviera bien ; je ferai du moins valoir cet avantage. » Et rendez-vous fut pris pour le jour suivant ; l’arme choisie était l’épée.

Madame d’Arzac était chez son beau-frère lorsque les témoins d’Étienne le ramenèrent chez lui. Il était blessé à la main ; la blessure n’était pas dangereuse, mais elle pouvait le devenir ; il en souffrait beaucoup. On lui ordonna de se soigner sérieusement. Madame d’Arzac voulut connaître tous les détails du duel : Étienne lui raconta qu’il s’était battu avec un étranger à la suite d’une discussion politique à propos de la reine d’Espagne ; c’était à l’époque des fameux mariages espagnols.

Madame d’Arzac supposa naturellement qu’un hidalgo avait pris la défense de sa jeune reine, et on lui laissa croire tout ce qu’elle imagina. On lui recommanda le secret : il fallait étouffer l’affaire par crainte des tribunaux ; on convint d’un récit assez probable, on parla d’un accident arrivé en faisant des armes ; le duc de R…, aussi blessé, mais plus légèrement, alla le soir même à l’Opéra pour détourner les soupçons, et comme le duc était très-protégé, la police ferma les yeux sur cette affaire, qui du reste n’avait eu aucun résultat fâcheux.

Rassurée sur la vie de son neveu, madame d’Arzac vit avec plaisir le parti qu’elle pouvait tirer de cet événement pour entraîner Marguerite en faveur d’Étienne. Cependant elle était assez embarrassée. Elle voulait produire un grand effet avec sa nouvelle dramatique ; mais, d’un autre côté, elle ne voulait pas donner une trop forte émotion à sa fille, dont la santé l’inquiétait toujours. Elle composa son visage et dit :

— Je quitte à l’instant Étienne ; il m’a chargée de t’exprimer ses regrets : il ne pourra pas venir te voir avant deux ou trois jours.

— Il est malade ?

— Non.

— Il est blessé ?

— Ce n’est rien.

— Il est tombé de cheval ?

— Non, il s’est battu pour une niaiserie.

— Mais il est blessé ?

— À la main ; il pourra sortir dans deux jours.

— Je vais aller le voir… et avec qui s’est-il battu ?

— Avec un Espagnol qui s’est imaginé qu’on voulait insulter sa reine.

— Ce n’est pas possible ! Étienne, attaquer une femme… avec assez d’acharnement pour qu’on lui en demande raison ? Je ne crois pas à cette histoire-là.

— Ah ! ces Espagnols sont si chatouilleux !

Marguerite alla chez son oncle voir Étienne. Elle devinait bien à l’air calme de sa mère qu’il n’y avait rien à craindre, pour la vie de son cousin ; mais elle était agitée, elle comprenait vaguement les conséquences de cette aventure ; elle sentait que c’était une circonstance décisive, et, dans la situation où elle se trouvait, toute décision l’épouvantait. Étienne fut bien heureux de sa présence ; ce qu’elle lui disait était si aimable, elle paraissait si contente de lui rendre un peu des soins qu’il lui avait prodigués ! Étienne bénit sa blessure, elle lui valut une douce soirée. Il avait persisté dans son mensonge d’Espagnol, mais il voyait avec plaisir que Marguerite n’y ajoutait nullement foi, et qu’elle cherchait avec intérêt à pénétrer la véritable cause du duel. Quand on est obligé de mentir à une personne qu’on aime, c’est une grande satisfaction que de découvrir qu’on ne la trompe pas ; on n’a plus de remords, son incrédulité vous justifie.

Étienne était dans le salon de son père, établi sur un fauteuil très-large, sa main blessée posée sur un coussin ; il était entouré de ses amis, de ses témoins, des confidents de l’affaire, qui venaient savoir de ses nouvelles et qui louaient son sang-froid et son courage. Madame de Meuilles était l’objet de l’attention et de l’admiration de ces jeunes gens, et à chaque minute Marguerite entendait quelqu’un faire allusion à son prochain mariage.

— Oui, c’est elle, disait l’un.

— Celle qu’il doit épouser ?

— Dans un mois.

On fixait l’époque !… Étienne regardait alors Marguerite, qui souriait malgré elle.

Elle ne pouvait pas dire à ce pauvre blessé : « l’espérez pas, non, jamais ; je veux rester libre de penser à un autre ; je ne vous aime pas… » Cela était impossible, et d’ailleurs cela n’était pas vrai. En voyant Étienne blessé, pâle, tâchant de sourire, à travers ses souffrances, elle le trouvait aimable et charmant ; en songeant au danger qu’il venait de courir, elle se sentait trembler pour lui, et toute sa tendresse passée se réveillait. Ses anciennes pensées de bonheur revenaient naturellement près de lui. Là, chez son père, dans sa famille, ce bonheur était si facile, il était adopté par tout le monde ; pas un obstacle, pas un ennui, pas un reproche, pas un remords. Pourquoi donc résister, pourquoi refuser son avenir à ce jeune homme si dévoué, qui méritait si bien d’être choisi ? Il n’y avait aucune raison. Un autre amour ? quelle folie ! Aimer un inconnu, un étranger, un monsieur que détestait sa mère… qu’elle connaissait à peine depuis quelques mois et qui n’était pas venu dix fois chez elle !…

Gaston n’était pas là pour parler de son pauvre sauveur oublié : aussi cette bonne journée fut toute en faveur d’Étienne, et quand madame de Meuilles lui dit adieu pour retourner chez elle, le jeune blessé la remercia avec confiance, avec bonheur. Marguerite avait entendu parler de son mariage sans se troubler ; elle avait consenti par un sourire à tout ce qu’on en disait ; elle était donc enfin décidée, et puis elle était là, chez son père, presque chez lui, et cette présence le rendait si heureux qu’elle le persuadait ; il ne pouvait pas s’imaginer qu’un plaisir si vif fût incomplet ; il en déduisait cette conséquence : « Je suis heureux, donc elle m’aime, donc elle n’aime que moi ! » Dans sa joie, il avait presque oublié Robert de la Fresnaye.

Marguerite, arrivée chez elle, se disait : « Pourquoi n’ai-je pas le courage d’être heureuse ? car, ma raison me le dit, le bonheur est là »

On vint lui demander si elle voulait recevoir M. de la Fresnaye. Son premier mouvement fut de répondre non ; mais elle pensa que Robert devait connaître la véritable cause du duel de M. d’Arzac, et elle résolut de le voir un instant pour l’interroger. À peine fut-il près d’elle que, prenant un air agité, elle lui dit : « Je ne reçois personne ; mais j’ai voulu vous parler un moment pour vous demander si vous savez quelque chose de cette affaire ; ce n’est pas avec un Espagnol que mon cousin s’est battu, n’est-ce pas ?

— Non, madame : c’est avec le duc de R…

— Et pour quel motif ?

— Pour le punir d’une chose stupide qu’il avait osé dire.

— Contre lui ?

— Contre vous.

— Contre moi ! s’écria Marguerite, Étienne s’est battu à cause de moi ?

— C’était son droit, reprit Robert avec tristesse.

— Il ne m’en a rien dit !…

— Ah ! madame, ce n’était pas à lui de vous le dire.

— Était-ce à vous ?

— Sans doute, je suis incapable de nier un avantage parce que je l’envie. Ah ! il a dû être bien heureux !… et je suis sûr qu’il a pensé à moi en se battant, ajouta Robert ; il a pensé à moi autant qu’à vous. »

Marguerite leva les yeux sur Robert, et l’expression de sa physionomie lui serra le cœur : Robert avait l’air profondément découragé ; cet homme superbe se sentait désarmé, c’était lui que ce duel avait tué.

Marguerite ne pouvait se rendre compte de ses impressions ; mais, en apprenant que c’était pour elle qu’Étienne s’était battu, elle n’avait pas éprouvé cet élan de reconnaissance qu’une telle preuve d’amour méritait ; elle était obligée de se raisonner pour lui en savoir gré dans sa pensée ; certes, c’était pourtant un dévouement chevaleresque qui devait la toucher ; mais Robert enviait ce dévouement avec tant de grâce ! c’était si généreux à lui d’avoir appris à Marguerite la vérité !… Sans lui, elle n’aurait rien su… et Robert était si malheureux de l’avantage que cet événement donnait sur lui à M. d’Arzac, que Marguerite… c’était bien injuste… se sentait plus d’admiration pour celui qui lui révélait noblement la belle action d’un autre que pour l’homme qui avait fait cette belle action, et éprouvait moins de pitié pour celui qui venait d’être blessé à cause d’elle que pour l’infortuné qui enviait si ardemment la blessure !…

Il était bien adroit, cet affreux Robert ; mais, quelle que fût son habileté, elle ne valait pas celle de madame d’Arzac, et il devait être battu par elle.

Marguerite, en revoyant Étienne le lendemain, se trouva lâche, ingrate ; elle eut honte d’elle-même ; elle aurait voulu lui dire : « Je sais que vous m’avez défendue ; ma vie entière sera consacrée à récompenser ce sacrifice… » Mais elle comprenait que dire : « Je sais… » c’était s’engager, c’était tout promettre, et elle n’était pas en état de rien promettre sincèrement. Elle se persuada qu’il y avait trop de monde ce soir-là chez son oncle, et qu’il valait mieux attendre un autre moment pour, avouer à Étienne qu’elle était instruite de la vérité.

Mais quel chagrin ! quelle situation misérable ! Connaître, une noble action et feindre de l’ignorer ! traiter comme un malade ordinaire un brave jeune homme qui s’est battu et qui est blessé pour vous ! et s’avouer tout au fond de son cœur que si un autre avait été blessé à sa place, on n’aurait ni cet embarras ni cette ingratitude ; c’était cruel, il y avait là de quoi rougir.

Et cependant, l’amour est l’amour ; on n’aime pas quelqu’un pour les services qu’il a pu vous rendre ; on aime avec sa nature et ses impressions, et non avec sa reconnaissance et ses souvenirs. Si un faisan avait sauvé la vie à une colombe, elle ne se croirait pas obligée de l’épouser ; elle lui préférerait un simple ramier qui n’aurait fait que roucouler, mais qui aurait cet avantage d’être un ramier. Alors pourquoi demander à l’amour d’autres droits que son attrait même ? — Ah ! c’est un des privilèges de l’état social : on veut bien se permettre d’aimer, mais on veut savoir pourquoi ; et l’on exige, en fait d’amour comme en fait de projets de loi, un exposé des motifs. Hélas ! presque toujours on en trouve.