Marguerite, ou Deux Amours/Introduction

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 3-8).
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INTRODUCTION.


Qu’il est doux d’être aimé !

Tout le monde a dit cela et tout le monde l’a pensé ; et cependant, si l’on était de bonne foi avec soi-même, chacun avouerait que toutes les inquiétudes, tous les orages, toutes les larmes, toutes les angoisses, tous les remords de sa vie lui sont venus de ce bonheur si doux.

Inspirer un amour sincère, pur, noble, délicat, exclusivement dévoué, c’est le rêve favori, l’idéale félicité d’une âme chaste et généreuse. On ne commence à vivre que du jour où l’on est aimé ; c’est de ce beau jour seulement que doivent dater les souvenirs ; c’est pour être aimé que l’on cherche la gloire, que l’on aspire à la fortune, que l’on désire la beauté.

Être aimé, c’est être compris, c’est être béni, c’est être consolé, c’est être heureux, c’est marcher avec un guide protecteur dans les sentiers périlleux de ce monde ; guide charmant qui détourne les ronces loin de vous, qui vous aide à franchir les fleuves, à gravir les monts ; qui sait trouver pour vous un abri pendant la tempête, un asile pour le repos ; c’est avoir un conseiller plein de prudence, qui connaît vos qualités et sait les faire valoir ; un juge intéressé, sévère par orgueil, mais indulgent par tendresse, qui rêve pour vous la perfection et qui vous chérit à cause de vos fautes ; c’est avoir un ami à qui l’on ose tout dire, parce qu’on lui laisse tout deviner : être aimé enfin, c’est vivre de confiance, d’affection, de délices ; c’est avoir trouvé le bonheur !…

Mensonge !… c’est l’avoir perdu pour jamais ! Être aimé… c’est être maudit, c’est être voué à la douleur sans retour ! Sitôt que vous êtes aimé, le malheur et la mort vous regardent et vous forcent à choisir entre eux ; ces divinités jalouses veillent sans cesse à notre porte ; elles écoutent nos pensées, elles retiennent tous les noms chéris que les voix émues ont prononcés… et il vous faut choisir, malgré vous, entre un amour fatal, désespéré, qui vous laissera vivre, et un amour sublime et religieusement partagé qui vous fera mourir.

Un amour noble et pur inspire plus d’envie que tous les honneurs, toutes les richesses et toutes les puissances de la terre… Être aimé, c’est de tous les succès celui que l’on pardonne le moins. Le véritable amour attire les tempêtes du monde comme les hauts rochers attirent les tempêtes des cieux. Deux êtres qui s’aiment, ce sont deux parias, mais des parias qu’on envie…

La société tout entière se ligue contre eux. Les femmes, les hommes, en les montrant du doigt, se disent avec rage : Ils s’aiment ! c’est-à-dire : Ils nous méprisent et nous ne sommes plus rien pour eux ! Ils s’aiment ! c’est-à-dire : Ils passent devant nous sans nous voir ; ces richesses, que nous avons acquises avec tant de peine, ils n’en font point de cas ; ces titres pompeux auxquels nous avons sacrifié notre cœur et notre jeunesse, ils ne les désirent point ; ils ont un orgueil plus haut que notre orgueil ; ils possèdent un trésor plus précieux que nos trésors… ils ont leur amour ! Ils ne connaissent rien de nous que nos défauts, et ils en rient ensemble. En effet, cette fidélité est un outrage ; ces deux êtres qui se suffisent à eux-mêmes, qui vivent isolés dans la foule, sont des révoltés qu’il faut punir… et la société tout entière s’entend pour faire justice de leur insolent bonheur.

Alors une conjuration tacite s’organise contre eux dans le monde. De sourds bruissements annoncent que le sol va bientôt trembler sous leurs pas. Ils se tiennent par la main, ils se regardent avec confiance, et chacun dit à l’autre en même temps : Je ne te quitterai pas.

Mais bientôt les ennemis et les ennemies fondent sur eux de toutes parts, ceux-là avec des outrages, celles-ci avec de douces et perfides paroles. Un homme aimé paraît toujours si charmant ! Quelle femme est assez généreuse pour dédaigner la conquête d’un homme qu’elle sait être passionnément aimé ?

Et quel homme, quel parent même est assez généreux pour ne pas médire devant une femme de celui qu’elle aime, lors même qu’elle l’aime légitimement ? Et la lutte s’engage terrible, et le bonheur est à jamais détruit. Et si par hasard l’amour résiste à tant de rage, s’il est tellement dévoué, exclusif, que rien ne puisse d’altérer, alors c’est le destin lui-même qui vient vous poursuivre de ses coups : les revers les plus cruels vous accablent ; l’exil, la ruine, le devoir fatal, vous séparent violemment… Enfin, si l’amour courageux brave encore de tels coups, s’il affronte l’exil, la ruine, s’il brave tout jusqu’au devoir, si la flamme du cœur est tellement ardente que rien ne puisse l’éteindre, c’est la mort, la jalouse mort elle-même qui se charge de l’étouffer.

L’amour ne peut vivre que par la souffrance ; il cesse avec le bonheur, car l’amour heureux, c’est la perfection des plus beaux rêves, et toute chose parfaite ou perfectionnée, touche à sa fin. Oh ! l’amour lui-même a bien l’instinct de sa durée : il sait qu’il doit se nourrir de tourments, et il est ingénieux à se créer sans cesse des aliments nouveaux ; il sait que les tourments sont les garants de sa durée, et il invente mille peines afin de vivre plus longtemps ; il sait qu’aux yeux du destin ses joies sublimes sont des privilèges injustes, et il se hâte de les expier par des supplices qu’il s’impose afin de se les faire pardonner ; il s’inflige des tourments artificiels qu’il choisit pour écarter les malheurs réels qu’il redoute ; il se fait jaloux sans sujet, de peur de l’être avec justice ; il s’inquiète follement devant des périls imaginaires, pour éloigner l’affreux moment d’un trop véritable danger ; il se plaît à faire couler des pleurs inutiles et qu’il peut arrêter d’un seul mot, pour tarir les larmes amères de l’absence et de l’abandon. Souvent, hélas ! ceux qui aiment vont jusqu’à trahir leur amour pour le sauver en le profanant…

Donc, la vérité ; la voici : c’est le contraire de ce qu’on invente.

Être aimé !… c’est vivre de tourments, c’est errer dans un désert sans bornes avec un aveugle pour guide ; c’est trembler à chaque pas, et trembler pour ce qu’on aime ; c’est avoir un juge malveillant et faible dont les conseils intéressés vous égarent ; qui ne connaît ni ses défauts, ni les vôtres, et qui vous reproche toutes vos belles qualités parce que ce sont elles qui le font souffrir ; c’est avoir un ennemi perfide qui a le secret de votre faiblesse, qui vous reproche comme des crimes toutes vos plus nobles actions, et qui s’arme contre vous, dans sa haine factice, de vos confidences et de vos aveux ; c’est avoir pour allié un traître, un adversaire implacable qui lutte sans cesse secrètement contre vous, épiant toutes vos pensées ; c’est installer dans sa demeure le plus terrible de tous les espionnages : celui de l’esclave révolté.

Être aimé !… c’est vivre d’abnégation et de défiance. Pour un homme, c’est renoncer à la fortune, à toutes les affections de famille, à toutes les douceurs du foyer, à tous les succès, à toutes les gloires, quelquefois même c’est se laisser déshonorer. Pour une femme, être aimée, ou du moins consentir à être aimée, c’est mentir à toutes les heures, c’est perdre le repos, la gaieté, la raison, la pudeur et l’esprit !

Oh ! les premiers jours, sans doute, l’orgueil est flatté, le cœur est touché et la femme aimée semble plus belle ; elle a plus de confiance en son pouvoir ; mais bientôt cette confiance se dissipe, car l’ennemi ne songe qu’à l’étouffer. Par degrés, il s’empare de toutes les idées, il absorbe tous les sentiments, il balaye et chasse tous les souvenirs, il s’établit en maître dans cette âme, et plus il se sent dominé, plus il se fait absolu. Une hostilité orgueilleuse s’engage entre lui et la femme bien-aimée, ou plutôt trop aimée. La guerre se déclare involontairement ; l’amour… c’est la suprême injustice… une préférence est une injustice toujours… mais comme il fait payer chèrement cette préférence ! que de reproches, que d’aigreur, quelle malveillance inépuisable, quelle jalousie minutieuse et agaçante !… Chose étrange ! comment cela se fait ? Tout dans cette femme lui plaît, et cependant tout ce que fait, tout ce que dit cette femme lui déplaît ! A-t-il à se plaindre d’elle ? — Non. — Pourquoi donc la tourmente-t-il sans cesse ? — Parce qu’il l’aime !…

Pourquoi donc cette femme, si spirituelle, si amusante, est-elle maintenant toujours triste et inquiète ? — Parce qu’elle est aimée.

Pourquoi donc cette autre jeune femme, qui était si élégante, si coquette, qui donnait la mode, qu’on voyait briller dans toutes les fêtes, cachée maintenant sous de longs voiles, sous de lourdes étoffes, est-elle froide et maussade pour tout le monde ? — Parce qu’elle est aimée.

Pourquoi cette femme, dont la voix est si belle et qui chantait si bien, ne chante-t-elle plus ? — Parce qu’elle est aimée… et cependant c’est pour sa voix qu’on l’a aimée.

Pourquoi cette femme, qui écrivait des pages si pleines de feu et dont l’imagination était si fertile, n’écrit-elle plus ni drames ni romans ? — Parce qu’elle est aimée, et que l’amour, qui est jaloux de ses poétiques pensées, ne lui permet aucunes rivales chimères, parce qu’il a la prétention de réaliser tous ses rêves, et qu’il est envieux de toutes ses créations.

Consentir à être aimée, c’est abdiquer, c’est perdre son libre arbitre, c’est anéantir son individualité.

« L’amour embellit la vie ; quand on aime, le ciel semble plus beau, l’onde a plus de fraîcheur, le soleil a plus d’éclat, les oiseaux ont un plus doux ramage. »

Où donc les poètes ont-ils trouvé cela ? Quand on aime, au contraire, on ne voit que l’objet aimé ; s’il n’est pas là, on ne voit rien, on n’entend rien, on le regrette et on l’attend ; s’il est là, on ne voit que lui, on ne pense qu’à lui, et peu importe alors vraiment que le ciel soit pur, que l’onde soit claire et que les oiseaux chantent bien !

N’est-ce pas, au contraire, l’amour qui vient lui seul gâter tous les autres plaisirs ? Croyez-vous, par exemple, que deux êtres qui s’aiment, le jour où ils sont mécontents l’un de l’autre — et plus on s’aime et plus on est facile à mécontenter — soient très-sensibles aux beautés d’un site agréable et champêtre ? Croyez-vous que le dilettante, jadis le plus passionné, écoute avec le même délire son air favori, quand une pensée jalouse le préoccupe ? Croyez-vous qu’une femme s’amuse d’une conversation spirituelle, quand celui qu’elle aime n’y veut point prendre part ? Est-il une admiration que l’amour permette ? est-il un autre amour qu’il laisse même végéter auprès de lui ? L’amour divin, l’amour filial, l’amour maternel lui-même, l’amour du pays, l’amour des arts, l’amour de la nature, il détruit tout… il fait la solitude autour de tous. Donc, être aimée, c’est être isolée, dépouillée, dépossédée, dévalisée… C’est perdre en un jour ses affections, ses talents, sa valeur, sa personnalité, sa volonté, son passé, son avenir ; en un mot, tout !

Voilà comment une belle existence peut être bouleversée par un amour. Que sera-t-elle donc, si elle est en proie à

DEUX AMOURS ?