Marie-Claire/24

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Eugène Fasquelle (p. 81-85).



Un matin, la supérieure me fit demander.

En entrant chez elle, je vis qu’elle était assise dans un grand fauteuil rouge. Des histoires de revenants que j’avais entendu raconter sur elle me revinrent à la mémoire ; et à la voir, toute noire au milieu de tout ce rouge, je la comparai à un monstrueux pavot qui aurait poussé dans un souterrain.

Elle abaissa et releva plusieurs fois les paupières. Elle avait un sourire qui ressemblait à une insulte. Je sentis que je rougissais très fort et malgré cela je ne détournai pas les yeux.

Elle eut un petit ricanement, et dit :

— Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler ?

Je répondis que je pensais que c’était pour me parler de Mlle Maximilienne.

Elle ricana encore.

— Ah oui, Mlle Maximilienne ; eh bien ! détrompez-vous. Nous avons décidé de vous placer dans une ferme de la Sologne.

Elle ferma ses yeux à demi pour me dire :

— Vous serez bergère, mademoiselle !

Elle ajouta, en appuyant sur les mots :

— Vous garderez les moutons.

Je dis simplement :

— Bien, ma Mère.

Elle remonta des profondeurs de son fauteuil, et demanda :

— Vous savez ce que c’est que garder les moutons ?

Je répondis que j’avais vu des bergères dans les champs.

Elle avança vers moi sa figure jaune, et reprit :

— Il vous faudra nettoyer les étables. Cela sent très mauvais ; et les bergères sont des filles malpropres. Puis, vous aiderez aux travaux de la ferme, on vous apprendra à traire les vaches, et à soigner les porcs.

Elle parlait très fort, comme si elle craignait de n’être pas comprise.

Je répondis comme tout à l’heure :

— Bien, ma Mère.

Elle se haussa sur les bras de son fauteuil ; et, en me fixant de ses yeux luisants, elle dit encore :

— Vous n’êtes donc pas fière ?

Je souris d’un air indifférent.

— Non, ma Mère.

Elle parut profondément étonnée ; mais, comme je continuais de sourire avec indifférence, sa voix devint moins dure pour me dire :

— Vraiment, mon enfant ? J’avais toujours cru que vous étiez orgueilleuse.

Elle se renfonça dans son fauteuil, cacha ses yeux sous ses paupières, et se mit à parler d’une voix monotone, comme quand elle récitait les prières. Elle disait : qu’on devait obéir à ses maîtres, ne jamais manquer à ses devoirs de religion, et que la fermière viendrait me chercher la veille du jour de la Saint-Jean.

Je sortis de chez elle avec des sentiments que je n’aurais pu exprimer. Mais ce qui dominait en moi, c’était la crainte de faire de la peine à sœur Marie-Aimée. Comment lui dire cela ?

Je n’eus guère le temps de la réflexion. Elle m’attendait à l’entrée de notre couloir ; elle me saisit aux épaules, et en baissant son visage vers le mien, elle dit :

— Eh bien ?

Elle avait un regard inquiet qui commandait la réponse. Je dis tout de suite :

— Elle ne veut pas, et je serai bergère.

Elle ne comprit pas. Elle fronça les sourcils.

— Comment cela, bergère ?

Je repris très vite :

— Elle m’a trouvé une place dans une ferme, et puis je trairai les vaches et je soignerai les porcs.

Sœur Marie-Aimée me repoussa si violemment que je me cognai au mur.

Elle s’élança vers la porte ; je crus qu’elle courait chez la supérieure, mais elle ne fit que quelques pas dehors ; elle rentra, et se mit à marcher à grands pas dans le couloir. Elle serrait les poings et frappait du pied ; elle tournait sur elle-même et respirait fortement. Puis elle s’adossa contre le mur, laissa tomber ses bras comme si elle était accablée, et, d’une voix qui semblait venir de loin, elle dit :

— Elle se venge, ah oui, elle se venge !

Elle revint vers moi, me prit affectueusement les mains et demanda :

— Tu ne lui as donc pas dit que tu ne voulais pas ? Tu ne l’as donc pas suppliée de te laisser aller chez Mlle Maximilienne ?

Je secouai la tête pour dire non ; et je répétai tout à la file et avec les mêmes mots tout ce que m’avait dit la supérieure.

Elle m’écouta sans m’interrompre. Puis elle me recommanda le silence auprès de mes compagnes. Elle pensait que cela s’arrangerait aussitôt que M. le curé serait de retour.