Marie-Claire/31

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Eugène Fasquelle (p. 108-119).



L’automne arriva et je m’ennuyais davantage. Je regrettais les caresses de sœur Marie-Aimée. J’avais une si grande envie de la voir qu’il m’arrivait de fermer les yeux en imaginant qu’elle venait dans le sentier ; j’entendais réellement ses pas et le bruissement de sa robe sur l’herbe ; lorsque je la sentais tout près de moi, j’ouvrais les yeux et aussitôt tout s’effaçait.

Pendant longtemps j’eus l’idée de lui écrire, mais je n’osais pas demander ce qu’il fallait pour cela. La fermière ne savait pas écrire, et personne ne recevait de lettre à la ferme.

Je m’enhardis jusqu’à demander à maître Sylvain s’il voulait bien m’emmener un jour à la ville. Il ne répondit pas tout de suite ; il fixa sur moi ses grands yeux tranquilles, et il dit qu’une bergère ne devait jamais quitter son troupeau. Il voulait bien me conduire de temps en temps à la messe du village, mais il ne fallait pas compter qu’il m’emmènerait à la ville.

J’en restai tout étourdie. C’était comme si j’avais appris un grand malheur ; et chaque fois que j’y pensais, je voyais sœur Marie-Aimée comme une chose très précieuse que le fermier aurait brisée par mégarde.

Le samedi d’après, je vis partir les fermiers dès le matin comme d’habitude ; mais, au lieu de rester jusqu’au soir, ils étaient de retour dans l’après-midi avec un marchand qui venait acheter une partie des agneaux.

Je n’avais jamais pensé qu’on pût aller à la ville en si peu de temps ; l’idée me vint de laisser un jour mes moutons dans le pré pour courir embrasser sœur Marie-Aimée. Je trouvai bientôt que cela n’était pas possible, et je décidai de m’en aller pendant la nuit. J’espérais que je ne mettrais pas beaucoup plus de temps que le cheval du fermier, et qu’en partant au milieu de la nuit je pourrais être de retour pour mener les agneaux aux champs.

Je me couchai tout habillée ce soir-là, et quand la grosse horloge sonna minuit, je sortis tout doucement avec mes souliers à la main. Je laçai mes souliers à tâtons en m’appuyant contre une charrue, et je m’éloignai très vite dans l’obscurité.

Aussitôt que j’eus dépassé les bâtiments de la ferme, je m’aperçus que la nuit n’était pas très noire. Le vent soufflait furieusement et de gros nuages roulaient sous la lune. La route était loin, et pour y arriver il fallait passer sur un pont de bois à moitié démoli ; les premières pluies avaient grossi la petite rivière, et l’eau passait par-dessus les planches.

La peur me prit, parce que l’eau et le vent faisaient un bruit que je n’avais jamais entendu. Mais je ne voulais pas avoir peur, et je traversai vivement les planches glissantes.

J’arrivai à la route plus vite que je ne pensais ; je tournai à gauche comme je l’avais vu faire au fermier quand il allait au marché de la ville. Et voilà qu’un peu plus loin la route se séparait en deux. Je ne savais plus laquelle prendre. Je m’engageai tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre. Celle de gauche m’attirait davantage ; je la pris et je marchai très vite pour rattraper le temps perdu.

Dans le lointain, j’apercevais une masse noire qui couvrait tout le pays. Cela semblait s’avancer lentement vers moi, et pendant un instant, j’eus envie de retourner sur mes pas. Un chien qui se mit à aboyer me rendit un peu de confiance, et presque aussitôt je reconnus que la masse noire était une forêt que la route allait traverser. En y entrant, il me sembla que le vent était encore plus violent, il soufflait par rafales, et les arbres, qui se heurtaient avec force, faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J’entendais de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches ; puis j’entendis marcher derrière moi, et je sentis qu’on me touchait à l’épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant j’étais sûre que quelqu’un m’avait touchée du doigt ; puis les pas continuaient comme si une personne invisible tournait autour de moi ; alors je me mis à courir avec une telle vitesse que je ne sentais plus si mes pieds touchaient la terre. Les cailloux sautaient sous mes souliers et retombaient derrière moi avec un bruit de grêle. Je n’avais qu’une idée : courir jusqu’au bout de la forêt.

J’arrivai bientôt à une grande clairière. La lune l’éclairait de tout son plein, et le vent qui faisait rage soulevait et rejetait les paquets de feuilles qui roulaient et tournaient dans tous les sens.

Je voulais m’arrêter pour respirer un peu ; mais les grands arbres se balançaient avec un bruit assourdissant. Leurs ombres qui ressemblaient à des bêtes noires s’allongeaient brusquement sur la route, puis elles s’éloignaient en glissant pour se cacher derrière les arbres. Quelques-unes de ces ombres avaient des formes que je reconnaissais. Mais la plupart se balançaient et sautaient devant moi comme si elles voulaient m’empêcher de passer. Il y en avait de si effrayantes que je prenais mon élan pour sauter par-dessus, tant j’avais peur de les sentir sous mes pieds.

Le vent s’apaisa, et la pluie se mit à tomber à larges gouttes. La clairière finissait, et en passant devant un chemin qui entrait sous bois, il me sembla voir un mur blanc tout au bout ; je m’avançai un peu et je reconnus que c’était une petite maison étroite et haute. Sans plus réfléchir, je cognai à la porte ; je voulais demander que l’on me garde en attendant que la pluie ait cessé. Je cognai une seconde fois, et aussitôt j’entendis remuer dans la maison. Je croyais qu’on allait m’ouvrir la porte, mais ce fut la fenêtre du premier étage qui s’ouvrit. Un homme qui avait un bonnet de coton demanda :

— Qui est là ?

Je répondis :

— Une petite fille.

L’homme reprit d’une voix étonnée : « Une petite fille ! » puis il me demanda d’où je venais, où j’allais, et ce que je voulais.

Je n’avais pas prévu toutes ces questions, et je nommai la ferme que je venais de quitter ; mais je mentis en disant que j’allais retrouver ma mère qui était malade, et je le priai de vouloir bien me faire entrer dans sa maison pendant la pluie.

Il me dit d’attendre et je l’entendis causer avec une autre personne ; puis il revint à la fenêtre pour me demander si j’étais seule. Il voulut aussi savoir mon âge, et quand je dis que j’avais treize ans, il trouva que je n’étais pas peureuse d’avoir traversé le bois pendant la nuit.

Il resta un moment penché comme s’il espérait voir mon visage que je tenais levé vers lui ; puis il tourna la tête à droite et à gauche en cherchant à voir dans la profondeur du bois ; et il me conseilla de marcher encore un peu, en m’assurant qu’il y avait un village au bout de la forêt, et que je trouverais des maisons où je pourrais me sécher.

Je m’en retournai dans la nuit. La lune s’était tout à fait cachée et la pluie tombait maintenant très fine. Je marchai encore longtemps avant d’arriver au village. Les maisons étaient toutes fermées, et c’est à peine si on les distinguait dans l’obscurité. Il n’y avait que le forgeron qui était levé. En passant devant sa maison, je montai ses deux marches avec l’intention de me reposer chez lui. Il était occupé à mettre une grosse barre de fer dans les charbons rouges ; et quand il leva le bras pour tirer le soufflet, il me parut aussi grand qu’un géant.

À chaque coup de soufflet le charbon flambait et pétillait ; cela faisait une lueur qui éclairait les murs où pendaient des faux, des scies et des lames de toutes sortes. L’homme avait le front plissé et il regardait fixement le feu.

Je sentis que je n’oserais jamais lui parler, et je m’éloignai sans faire de bruit.

Lorsqu’il fit tout à fait jour, je vis que je n’étais plus éloignée de la ville. Je reconnaissais même les endroits où sœur Marie-Aimée nous conduisait dans nos promenades. Je ne marchais plus que lentement, en traînant les pieds qui me faisaient beaucoup souffrir. J’étais si lasse que je fus obligée de me faire violence pour ne pas m’asseoir sur les tas de cailloux de la route.

Le bruit d’une voiture allant à fond de train me fit retourner la tête : aussitôt je restai immobile et le cœur battant ; j’avais reconnu la jument rouge et la barbe noire du fermier. Il arrêta sa bête tout contre moi, et en se penchant un peu, il me saisit d’une seule main par la ceinture de ma robe. Il me déposa à côté de lui sur le siège, et après avoir tourné bride la voiture repartit à grand train.

En rentrant dans la forêt, maître Sylvain mit la jument au pas. Il se retourna vers moi et dit en me regardant :

— C’est heureux pour toi que je t’ai rattrapée ; sans cela on t’aurait ramenée entre deux gendarmes.

Comme je ne répondais pas, il reprit :

— Tu ne sais peut-être pas qu’il y a des gendarmes pour ramener les petites filles qui se sauvent ?

Je répondis :

— Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.

Il demanda :

— Tu es donc malheureuse chez nous ?

Je répondis encore :

— Je veux aller voir sœur Marie-Aimée.

Il avait l’air de ne pas comprendre, et il continuait ses questions, en nommant chaque personne de la ferme pour savoir de qui j’avais à me plaindre. Et chaque fois je répondais la même chose.

À la fin il perdit patience, et se redressa en disant :

— Quelle entêtée !

Je levai les yeux sur lui pour dire que je me sauverais encore s’il ne voulait pas me conduire vers sœur Marie-Aimée. Je continuai de le regarder en attendant sa réponse, et je vis bien qu’il était embarrassé. Il resta un long moment à réfléchir ; puis, il me dit en mettant sa main sur mon genou :

— Écoutez-moi, ma petite, et tâchez de comprendre ce que je vais vous dire.

Et quand il eut fini de parler, je sus qu’il avait pris l’engagement de me garder jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans jamais m’emmener à la ville. Je sus aussi que la supérieure avait tous les droits sur moi, et que, si je me sauvais encore, elle ne manquerait pas de me faire enfermer sous prétexte que je courais les bois toute seule pendant la nuit. Il termina en disant qu’il espérait que j’oublierais le couvent, et que je me prendrais d’affection pour lui et sa femme, qui ne voulaient que mon bien.

J’étais très troublée, et je retenais une grosse envie de pleurer.

— Allons, dit le fermier, en me tendant la main, soyons bons amis, voulez-vous ?

Je lui donnai ma main, et pendant qu’il la serrait un peu fort, je répondis :

— Je veux bien.

Il fit claquer son fouet, et on eut bientôt dépassé la forêt.

La pluie tombait toujours, fine comme un brouillard, et les labours paraissaient encore plus noirs.

Dans une pièce de terre qui touchait à la route, un homme venait vers nous en faisant de grands gestes. Pendant un instant, je crus qu’il me menaçait, mais quand il fut près, je vis qu’il serrait quelque chose dans son bras gauche, pendant que le bras droit faisait le geste de faucher à la hauteur de sa tête. J’étais si intriguée que je regardai maître Sylvain. Au même instant, il dit comme s’il me répondait :

— C’est Gaboret qui fait ses semailles.

Quelques instants après, nous arrivions à la ferme.

La fermière nous attendait sur le pas de la porte. En m’apercevant, elle ouvrit la bouche comme si elle était restée longtemps sans respirer, et son visage sérieux perdit un moment son air inquiet. Je passai devant elle pour prendre mon manteau, et j’allai droit à la bergerie.

Les moutons sortirent en se bousculant. Ils auraient dû être aux champs depuis longtemps déjà.