Marie-Claire/32

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Eugène Fasquelle (p. 120-123).



Tout le jour je pensai à ce que m’avait dit le fermier. Je ne comprenais pas pourquoi la supérieure voulait m’empêcher de voir sœur Marie-Aimée. Mais je comprenais que sœur Marie-Aimée ne pouvait plus rien pour moi, et je me résignais en pensant qu’un jour viendrait où personne ne pourrait m’empêcher de la rejoindre.

À l’heure du coucher, la fermière m’accompagna pour mettre une couverture de plus sur mon lit ; et après m’avoir souhaité le bonsoir, elle me défendit de lui dire Madame : elle voulait que je l’appelle tout simplement Pauline ; puis elle s’en alla après m’avoir dit que j’étais un peu l’enfant de la maison, et qu’elle ferait tout son possible pour que je m’habitue à la ferme.

Le lendemain, maître Sylvain me fit asseoir à table à côté de son frère. Il lui dit en riant qu’il ne fallait pas me laisser jeûner, parce que j’avais bien besoin de grandir.

Le frère du fermier s’appelait Eugène ; il parlait très peu, mais il regardait toujours ceux qui parlaient, et ses petits yeux avaient souvent l’air de se moquer. Il avait trente ans, mais il n’en paraissait pas beaucoup plus de vingt. Il savait toujours répondre à ce qu’on lui demandait, et je ne sentais aucune gêne près de lui.

Il se serra près du mur pour me faire plus de place à table, et il répondit seulement au fermier :

— Sois tranquille.

Maintenant que tous les champs étaient labourés, Martine menait ses brebis très loin sur des pâturages qu’elle appelait « les Communs ». Le vacher et moi, menions nos bêtes le long des prés et dans les bois où il y avait de la bruyère. Je souffrais beaucoup du froid, malgré un grand manteau de laine qui me couvrait jusqu’aux pieds. Le vacher allumait souvent du feu ; il partageait avec moi les pommes de terre et les châtaignes qu’il faisait cuire sur les charbons. Il m’apprenait à connaître de quel côté venait le vent afin de profiter du plus petit abri contre le froid : et tout en nous chauffant, il me chantait la chanson de l’Eau et du Vin.

C’était une chanson qui avait au moins vingt couplets. L’eau et le vin s’accusaient réciproquement de faire le malheur du genre humain, tout en s’adressant à eux-mêmes les plus grands éloges. Moi, je trouvais que c’était l’eau qui avait raison, mais le vacher disait que le vin n’avait pas tort non plus. Nous restions de longues heures ensemble. Il me parlait de son pays qui était très éloigné de la Sologne. Il me raconta qu’il avait toujours été vacher, et qu’un taureau l’avait roulé et blessé quand il était encore enfant. Il en était resté longtemps malade, avec des douleurs qui le faisaient crier ; puis les douleurs avaient fini par s’en aller, mais il était devenu tout tordu comme je le voyais. Il se souvenait du nom de toutes les fermes où il avait été vacher. Les gens étaient méchants ou bons, mais jamais il n’avait trouvé de si bons maîtres qu’à Villevieille. Il trouvait aussi que les vaches de maître Sylvain ne ressemblaient pas à celles de son pays, qui étaient petites, avec des cornes pointues comme des fuseaux. Celles-ci étaient grandes et fortes, avec des cornes rugueuses et sans finesse. Il les aimait et leur parlait en les nommant par leur nom. Sa préférée était une belle vache blanche que maître Sylvain avait achetée au printemps. À tout instant elle levait la tête et regardait au loin, et tout d’un coup elle partait, le mufle tendu. Le vacher criait à pleine voix :

— Arrête, la Blanche, arrête.

Le plus souvent elle s’arrêtait d’elle-même, mais il y avait des moments où il fallait lui envoyer le chien. Il lui arrivait aussi de lutter contre lui pour passer quand même, et c’était seulement quand il la mordait au mufle qu’elle rentrait dans le troupeau.

Le vacher la plaignait et disait :

— On ne sait pas ce qu’elle regrette.