Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre II

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 81-88).

CHAPITRE II.


Le lendemain, dès le matin, tandis que le vieux Falieri, dans tout l’éclat de sa grandeur nouvelle, contemplait du haut du balcon de son palais le peuple qui s’exerçait tumultueusement au maniement des armes, Bodoeri, son ami d’enfance, entra dans la chambre du doge, plongé dans ses rêveries. — Ah ! Faliéri, s’écria le vieux compagnon d armes du duc de Venise, quelles sont donc les pensées qui germent dans ton cerveau, depuis que le bonnet recourbé le couvre ? Faliéri, se réveillant comme d’un rêve, s’avança d’un air amical au devant de son ami. Il se souvint que c’était à Bodoeri qu’il devait la dignité de doge, et ces paroles résonnèrent à ses oreilles comme un reproche. Il s’efforça de surmonter son orgueil en lui adressant quelques paroles de remercîment, et il se mit aussitôt à parler des mesures de défense qu’il était forcé de prendre et qui absorbaient toutes ses pensées.

— Quant aux choses que l’état attend de toi, dit Bodoeri en souriant, il nous sera loisible dans quelques heures d’en parler longuement, au milieu du conseil qui va s’assembler. Je ne me suis pas rendu de grand matin auprès de toi pour chercher les moyens de battre l’audacieux Doria, ou de rappeler à la raison Louis de Hongrie qui jette de nouveau un œil de convoitise sur nos ports de la Dalmatie. Non, Marino ; je n’ai pensé qu’à loi-méme, et, ce que tu n’aurais pas deviné sans doute, je suis venu pour te parler de ton mariage.

— Comment, dit le doge en lui tournant le dos et en jetant un regard impatient sur la mer, comment as-tu pu songer à pareilles choses ? Le jour de l’Ascension est encore éloigné. Alors, je l’espère, les ennemis de Venise seront vaincus, le lion adriatique triomphera de nouveau sur la mer qui l’a vu naître, et ma chaste fiancée trouvera en moi un époux digne d’elle.

— Ah ! s’écria Bodoeri avec impatience, tu me parles de la cérémonie de l’Ascension, où le doge se marie avec la mer Adriatique, en jetant, du haut du Bucentaure, un anneau dans ses vagues ; toi, vieux marin, tu ne connais pas d’autres fiancée que cet humide élément dont hier encore tu as éprouvé l’inconstance ! Non, Marino : je songeais à un hymen plus doux, je pensais que tu serais marié avec une fille de la terre, et la plus belle qui se puisse trouver.

— Tu rêves, répondit Falieri, sans se détourner de la fenêtre, tu rêves, Bodoeri. Moi, me marier ! le vieillard de quatre-vingts ans, chargé de travaux et de fatigues, est à peine capable d’aimer !

— Arrête, Falieri ! ne te calomnie pas toi-même. Tu es chargé d’années, sans doute ; mais n’as-tu pas dans ta vieillesse toute la vigueur d’un jeune homme ? portes-tu une épée moins lourde que celle de nos adolescens, ou gravis-tu les marches du palais ducal d’un pas moins léger que le plus jeune de tes pages ?

— Non, par le ciel ! s’écria Falieri en quittant brusquement la fenêtre. Non, par le ciel ! je ne ressens aucune des atteintes de la vieillesse.

— Eh bien ! donc, bois encore à longs traits toutes les jouissances que t’offre la terre. Élève celle que je t’ai choisie au rang de dogaresse, et les femmes seront forcées de la reconnaître pour la première en vertu et en beauté, comme les hommes te reconnaissent pour le plus vaillant et le plus sage. — Alors Bodoeri lui fit le portrait de la beauté qu’il lui destinait, et le colora de touches si vives que le vieux Falieri l’interrompit, plein d’impatience, pour lui demander où se trouvait ce modèle de perfection.

— Cette femme, dit Bodoeri, c’est ma nièce chérie.

— Quoi ! s’écria Falieri, ta nièce qui se maria avec Bertuccio Nénolo de Trévise ?

— Tu penses à ma nièce Francisca ? ce n’est pas elle, c’est sa fille. Tu sais que Nénolo périt dans un combat naval. Francisca s’ensevelit alors dans un couvent de Rome, et me laissa sa fille Annunziata que je fis élever dans la retraite à Trévise.

— Y songes-tu ? dit Falieri avec humeur. Tu veux que j’épouse la fille de ta nièce ! Combien d’années se sont écoulées depuis le mariage de Nénolo ? Annunziata doit compter à peine seize ans. Lorsque j’étais podestat à Trévise, Nénolo ne songeait pas encore à se marier, et il y a de cela…

— Vingt-cinq ans, dit Bodoeri en riant, Annunziata est une fille de dix-neuf ans, belle comme l’aurore, simple, modeste et d’une innocence extrême, car elle n’a jamais parlé à un homme ; elle t’aimera comme son père, et elle te donnera son cœur sans partage.

— Je veux la voir ! dit le doge, dont les yeux s’animèrent d’un feu nouveau. Je veux la voir !

Son désir fut accompli le même jour ; car, à l’issue du conseil, l’habile Bodoeri conduisit secrètement sa nièce Annunziata dans les appartemens du doge. Le vieux Falieri resta comme éperdu à la vue des charmes de la jeune Vénitienne, et il eut à peine la force d’exprimer ses désirs. Annunziata s’agenouilla avec pudeur devant le vieillard couronné, et lui dit à voix basse, en baisant, sa main avec respect : — Oh ! mon seigneur, puisque vous daignez m’admettre à vos côtés sur votre siège royal, je serai toute ma vie votre fidèle servante, et mon bonheur sera de contribuer au vôtre. Le vieux Falieri était hors de lui de bonheur et de joie, et il se sentit tellement ému lorsqu’Annunziata saisit sa main pour l’embrasser, qu’il en tomba presque sans force sur son fauteuil. Bodoeri ne perdit-pas un moment. L’union du doge avec Annunziata fut résolue ; mais comme le vieux Falieri craignait les sarcasmes des nobles Vénitiens, on convint que le mariage aurait lieu dans le plus grand mystère, et que quelques jours après la dogaresse serait présentée publiquement à la seigneurie, comme si elle se fut mariée à Trévise, où Falieri avait séjourné en se rendant en ambassade à Avignon.