Mars ou la Guerre jugée (1921)/12

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Éditions de la NRF (p. 31-32).

CHAPITRE XII

DES SACRIFICES HUMAINS

Ce matin de septembre, un de mes jeunes amis me parlait de cette guerre en pantalon rouge, que je n’ai point vue. C’était pour l’anniversaire de son ami le plus cher, qui tomba mort à ses côtés. Lui s’en tira avec un bras mutilé, qui ne l’empêcha pas d’être aviateur ensuite. Deux braves.

« Qu’était-ce, lui dis-je, que cette guerre ? De folles attaques, sans doute, sans aucune préparation ? » — « Mieux, dit-il, une cérémonie. Nous étions invités à mourir. Les troupes couraient à découvert, sur une pente en glacis couronnée d’un bois, contre des tranchées armées de mitrailleuses. Les effectifs fondaient. Le général demandait des renforts afin de recommencer ; il recommença trois jours durant ; nul n’avait d’autre espoir que de bien mourir. » Je revoyais cependant ces cadavres étendus sur le ventre, avec cet étroit, lourd et éclatant habit de cérémonie, et le sac par dessus la tête ; c’est tout ce que j’ai connu de ces premiers assauts, et ce n’est pas peu ; je ne suis pas disposé à l’oublier, ni à le laisser oublier aux autres.

Mais mon dessein n’est pas d’exciter l’indignation ; nul ne peut répondre qu’un général saura la guerre avant de l’avoir faite. Ce que je veux retenir, c’est ce cérémonial du pur sacrifice. Quelque étalage qu’on fasse des raisons de haute politique, ou de simple défense, le combattant en a souvent d’autres, plus cachées, et qui sont peut-être les plus puissantes. Il s’agit de prouver, publiquement et solennellement, qu’on sait mourir. Et puisque l’honneur individuel, l’honneur de la famille, l’honneur du pays s’accordent à exiger cette preuve, toute la volonté s’emploie à la fournir irrécusablement, sans autre fin. Ainsi la volonté de vaincre, et même l’espoir de vaincre peuvent s’effacer devant cette volonté de vaincre en soi ce qui déshonore. Pour la beauté, pour la vertu, ce vain combat suffit. Et la grandeur même de l’épreuve explique l’impatience de mourir. Il faut peser ces causes-là ; et c’est le rôle des aînés, il me semble, puisqu’ils se lavent présentement les mains de tout ce sang, de faire en sorte que ces redoutables causes n’aient point occasion d’agir. Je répéterai encore plus d’une fois que les causes profondes des guerres sont dans les passions, et presque toutes nobles. L’honneur national est comme un fusil chargé. Les conflits d’intérêts sont l’occasion des guerres ; ils n’en sont point la cause. Revenez donc toujours aux mœurs, aux jugements, et enfin à vos propres jugements, dont vous devez compte aux morts et aux vivants.

Ce feu du courage guerrier réchauffe et purifie ; mais ce miracle finit aussitôt sous la terre. Et, pensez-y bien, quels que soient vos désirs imaginaires, ce sentiment en vous, qui ne combattez pas, est suspect pour ne pas dire pis. On en cite qui n’ont point supporté ce soupçon en eux-mêmes, et ce courage trouble qui ne sait qu’admirer ; et malgré l’âge ils ont voulu être au danger ; non pas agir autrement, non pas coopérer à la défense, mais s’exposer aussi à la mort. Et de ceux-là aussi il faut dire qu’ils cherchaient moins la victoire que le danger. Le moins donc que l’on puisse demander à ceux qui n’offriront pas leur vie, et d’abord à toutes les femmes, est de ne point tant se plaire à des maximes qui tuent. Je laisse aux négociateurs le soin de composer avec les intérêts ; problèmes immenses, que nul ne domine. Mais je mesure du moins un danger certain, comme d’un explosif humain, si les spectateurs en viennent à douter encore de la valeur humaine, d’après des conceptions puériles, et à pousser et fouetter les jeunes, quand il faudrait les retenir. Dès qu’il s’agit de la vie des autres, désormais soyons froids comme des usuriers.