Mathias Sandorf/III/4

La bibliothèque libre.
Hetzel (tome 2p. 195-218).


IV

SUR LES PARAGES DE MALTE.


Pendant que s’accomplissaient ces derniers événements qui le touchaient de si près, Pierre Bathory voyait son état s’améliorer de jour en jour. Bientôt il n’y eut plus à s’inquiéter de sa blessure, dont la guérison était presque complète.

Mais combien Pierre devait souffrir en pensant à sa mère, en pensant à Sava qu’il croyait perdue pour lui !

Sa mère ?… On ne pouvait cependant la laisser sous le coup de cette fausse mort de son fils. Aussi avait-il été convenu qu’on l’en instruirait avec prudence, afin qu’elle pût le rejoindre à Antékirtta. Un des agents du docteur, à Raguse, avait ordre de ne pas la perdre de vue, en attendant l’entier rétablissement de Pierre, — ce qui ne pouvait plus tarder.

Quant à Sava, Pierre s’était condamné à ne jamais parler d’elle au docteur Antékirtt. Mais bien qu’il dût penser qu’elle était maintenant la femme de Sarcany, comment aurait-il pu l’oublier ? Est-ce qu’il avait cessé de l’aimer, quoiqu’elle fût pour lui la fille de Silas Toronthal ? Non ! Après tout, Sava était-elle donc responsable du crime de son père ? Et cependant c’était ce crime qui avait conduit Étienne Bathory à la mort ! De là, un combat qui se livrait en lui, dont Pierre seul eût pu dire quelles étaient les phases terribles et incessantes.

Le docteur sentait cela. Aussi, pour donner un autre cours aux pensées du jeune homme, ne cessait-il de lui rappeler l’acte de justice auquel ils devaient concourir ensemble. Il fallait que les traîtres fussent punis, et ils le seraient. Comment arriverait-on jusqu’à eux, rien n’était décidé encore, mais on y arriverait.

« Mille chemins, un but ! » répétait le docteur.

Et s’il le fallait, il suivrait ces mille chemins pour l’atteindre.

Pendant les derniers jours de sa convalescence, Pierre put se promener dans l’île et la visiter, soit à pied, soit en voiture. En vérité, qui ne se fût émerveillé de ce qu’était devenue cette petite colonie sous l’administration du docteur Antékirtt ?

Et d’abord, on travaillait sans relâche aux fortifications qui devaient mettre à l’abri de toute attaque la ville, bâtie au pied du cône, le port et l’île elle-même. Lorsque ces travaux seraient achevés, des batteries, armées de pièces à grande portée, pourraient, en croisant leurs feux, rendre impossible l’approche de tout navire ennemi.

L’électricité devait jouer un important rôle dans ce système défensif, soit pour l’inflammation des torpilles, dont le chenal était armé, soit même pour le service des pièces de batterie. Le docteur avait su obtenir les plus merveilleux résultats de cet agent auquel appartient l’avenir. Une station centrale, pourvue de moteurs à vapeur et de leurs chaudières, possédait vingt machines dynamos d’un nouveau système très perfectionné. Là se produisaient des courants que des accumulateurs spéciaux, d’une intensité extraordinaire, mettaient à la disposition de tous les services d’Antékirtta, la distribution des eaux, l’éclairage de la ville, le télégraphe et le téléphone, les déplacements par voie ferrée autour et à l’intérieur de l’île. En un mot, le docteur, servi par les sérieuses études de sa jeunesse, avait réalisé un des desiderata de la science moderne, le travail électrique pour le transport de la force à distance. Puis, grâce à cet agent d’un emploi si pratique, il avait pu construire les canots dont il a été parlé, et ces Électrics à vitesse excessive, qui lui permettaient de se rendre, avec la rapidité des express, d’une extrémité de la Méditerranée à l’autre.

Cependant, comme la houille était indispensable aux machines à vapeur qui servaient à la production de l’électricité, il y avait toujours un stock considérable de charbon dans les magasins d’Antékirtta, et ce stock était incessamment renouvelé au moyen d’un navire, qui allait s’approvisionner directement en Angleterre.

Le port, au fond duquel la petite ville s’élevait en amphithéâtre, était de formation naturelle, mais de grands travaux l’avaient amélioré. Deux jetées, un môle, un brise-lames, le rendaient très sûr, quelle que fût la direction du vent. Partout de l’eau, même à l’aplomb des quais. Donc, par tous les temps, sécurité absolue pour la flottille d’Antékirtta. Cette flottille comprenait la goélette Savarèna, le charbonnier à vapeur, destiné aux approvisionnements des houilles prises à Swansea et à Cardiff, un steam-yacht de sept à huit cents tonneaux de jauge, nommé le Ferrato, et trois Électrics, dont deux, aménagés en torpilleurs, qui pouvaient contribuer très utilement à la défense de l’île.

Ainsi, sous l’impulsion du docteur, Antékirtta voyait ses moyens de résistance s’accroître de jour en jour. Ils le savaient bien, ces pirates de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque ! Cependant, leur plus grand désir eût été de s’en emparer, car la possession de cette île aurait servi les projets du grand maître actuel de la confrérie du Senoûsisme, Sidi Mohammed El-Mahedî. Mais, connaissant les difficultés d’une pareille entreprise, il attendait l’occasion d’agir avec cette patience qui est l’une des maîtresses facultés de l’Arabe. Le docteur ne l’ignorait pas, et il poussait activement ses travaux de défense. Pour les réduire, quand ils seraient achevés, il faudrait employer ces modernes engins de destruction, dont les Senoûsistes ne disposaient pas encore. D’ailleurs, de dix-huit à quarante ans, les habitants de l’île étaient déjà formés en compagnies de miliciens, pourvus d’armes de précision à tir rapide, exercés aux manœuvres de l’artillerie, commandés par des chefs choisis entre les meilleurs, et cette milice, c’était une force de cinq à six cents hommes sur laquelle on pouvait compter.

Si quelques colons occupaient des fermes établies dans la campagne, le plus grand nombre habitait la petite ville, qui avait reçu le nom transylvanien d’Artenak, en souvenir de ce domaine que le comte Sandorf possédait sur le revers des Carpathes. Artenak se montrait sous un très pittoresque aspect. Il y avait là quelques centaines de maisons, tout au plus. Au lieu d’être bâties sur un échiquier, à l’américaine, avec rues et avenues relevées au cordeau ou tracées au tire-ligne, elles étaient disposées, sans ordre, dominant les tumescences du sol, avec leur base dans de frais jardins, leur faîte sous de beaux ombrages, les unes de forme européenne, les autres de forme arabe, un peu pêle-mêle, le long des courants d’eau vive envoyés par les machines élévatoires, — tout cela frais, aimable, attrayant, tentateur, — une cité au sens modeste de ce mot, dans laquelle les habitants, membres d’une même famille, pouvaient se mêler à la vie commune, en conservant le calme et l’indépendance du chez soi.

Heureux ! oui, ils l’étaient ces indigènes d’Antékirtta. Ubi bene, ibi patria, est sans doute une devise peu patriotique ; mais on voudra bien la passer à de braves gens accourus à l’appel du docteur, qui, misérables en leurs pays d’origine, trouvaient le bonheur et l’aisance dans cette île hospitalière.

Quant à la maison du docteur Antékirtt, les colons l’appelaient le Stadthaus, c’est-à-dire la maison de ville. Là demeurait, non le maître, mais le premier d’entre eux. C’était une de ces adorables habitations mauresques, avec miradores et moucharabys, patio intérieur, galeries, portiques, fontaines, salons et chambres décorés par d’habiles ornemanistes venus des provinces arabes. Pour sa construction, on avait employé les plus précieux matériaux, des marbres et des onyx, qui sortaient de cette riche montagne du Filfila, exploitée sur le golfe de Numidie, à quelques kilomètres de Philippeville, par un ingénieur aussi savant qu’artiste. Ces carbonates s’étaient merveilleusement prêtés à toutes les fantaisies de l’architecte, et, sous le puissant climat d’Afrique, ils revêtaient déjà cette nuance dorée que le soleil, comme avec un pinceau, promène au bout de ses rayons sur les pays de l’Orient.

Artenak, un peu en arrière, était dominée par l’élégant clocher d’une petite église, pour laquelle la même carrière avait fourni ses marbres blancs et noirs, qui s’approprient à tous les besoins de la statuaire et de l’architecture, ses bleus turquins, ses jaunes arborisés, curieux similaires des anciens produits de Carrare et de Paros.

En dehors de la ville, — passim, — sur les croupes voisines, s’étageaient d’autres habitations d’allure plus indépendante, quelques villas, un petit hôpital, en une zone plus élevée de l’air, où le docteur, l’unique médecin de la colonie, comptait envoyer ses malades quand il en aurait. Puis, le long des pentes qui descendaient à la mer, d’autres jolies maisons formaient une station balnéaire. Entre autres, une des plus confortables, mais trapue comme un petit blockhaus, près de la porte du môle, aurait pu s’appeler Villa Pescade et Matifou. C’était là, en effet, qu’avaient été installés les deux inséparables, avec un saïs affecté à leur service particulier. Non ! jamais ils n’eussent osé rêver une fortune pareille !

« On est bien ici ! répétait sans cesse Cap Matifou.

— Trop bien, répondait Pointe Pescade, et c’est au-dessus de notre condition ! Vois-tu, Cap Matifou, il faudrait nous instruire, aller au collège, remporter des prix de grammaire, obtenir nos brevets de capacité !

— Mais tu es instruit, Pointe Pescade ! répliquait l’Hercule. Tu sais lire, écrire, compter… »

En effet, auprès de son camarade, Pointe Pescade eût passé pour un homme de science ! En réalité, le pauvre garçon ne savait que trop tout ce qui lui manquait. Où et quand l’eût-il appris, lui qui n’avait jamais fait ses classes, comme il le disait, qu’au « Lycée des Carpes de Fontainebleau ». Aussi, assidu à la bibliothèque d’Artenak, il cherchait à s’instruire, il lisait, il piochait, tandis que Cap Matifou, avec l’autorisation du docteur, remuait les sables et les roches du littoral pour y former un petit port de poche.

Du reste Pierre Bathory encourageait fort Pointe Pescade, dont il avait reconnu l’intelligence peu ordinaire, à laquelle il ne manquait que la culture. Il s’était fait son professeur, il le dirigeait de façon à lui donner une instruction primaire très complète, et l’élève faisait de rapides progrès. Il y avait aussi d’autres raisons pour que Pierre se fût attaché plus intimement Pointe Pescade. Celui-ci n’était-il pas au courant de son passé ? N’avait-il pas eu pour mission de surveiller l’hôtel Toronthal ? N’était-il pas là, dans le Stradone, sur le passage de son convoi, lorsque Sava avait été emportée sans connaissance ? Plus d’une fois, Pointe Pescade avait dû faire le récit de ces douloureux événements, auxquels il avait pris une part indirecte. C’était donc à lui seul que Pierre pouvait en parler et qu’il en parlait, lorsqu’il ne pouvait plus contenir le trop plein de son cœur. De là, un lien plus étroit, bien fait pour les unir l’un à l’autre.

Cependant le moment approchait où le docteur allait mettre son double plan à exécution : récompenser d’abord, punir ensuite.

Ce qu’il n’avait pu faire pour Andréa Ferrato, mort, quelques mois après sa condamnation, au bagne de Stein, il aurait voulu le faire pour ses enfants. Malheureusement, quelque soin que ses agents y eussent mis, il ignorait encore ce qu’étaient devenus Luigi et sa sœur. Après la mort de leur père, tous deux avaient quitté Rovigno et l’Istrie, s’exilant pour la seconde fois. Où étaient-ils allés ? Personne n’avait pu le savoir, personne ne put le dire. C’était là un sujet de profonde affliction pour le docteur. Mais il ne renonçait pas à retrouver les enfants de l’homme qui s’était sacrifié pour lui, et, par son ordre, les recherches se poursuivaient sans relâche.

Quant à Mme  Bathory, Pierre n’avait qu’un désir, c’était de la faire venir à Antékirtta ; mais le docteur, voulant bénéficier de la prétendue mort de Pierre comme il bénéficiait de la sienne, lui fit comprendre la nécessité d’agir avec une extrême prudence. D’ailleurs, il voulait attendre, d’une part, que son convalescent eût recouvré assez de force pour le suivre dans la campagne qu’il allait entreprendre, et, de l’autre, — sachant que le mariage de Sava et de Sarcany avait été reculé par la mort de Mme  Toronthal, — il était résolu à ne rien faire avant qu’il n’eût été célébré.

Un de ses agents de Raguse le tenait au courant de tout ce qui s’y passait, et surveillait la maison de Mme  Bathory avec autant de soin que l’hôtel du Stradone.

Telle était alors la situation. Le docteur attendait impatiemment que toute cause de retard eût cessé. S’il ignorait encore ce qu’était devenu Carpena, dont on avait perdu la piste après son départ de Rovigno, Silas Toronthal et Sarcany, résidant toujours à Raguse, ne pouvaient lui échapper.

Les choses étant ainsi, que l’on juge de ce que le docteur dut éprouver, quand, le 20 août, une dépêche de son agent arriva au Stadthaus par le fil de Malte à Antékirtta. Cette dépêche mentionnait, d’abord, le départ de Silas Toronthal, de Sava et de Sarcany, puis, la disparition de Mme  Bathory et de Borik qui venaient de quitter Raguse, sans qu’il eût été possible de retrouver leurs traces.

Le docteur n’avait plus à s’attarder. Il fit venir Pierre. Il ne lui cacha rien de ce qu’il venait d’apprendre. Quel coup ce fut pour lui ! Sa mère disparue, Sava, entraînée on ne savait où, par Silas Toronthal, et, il n’en pouvait douter, toujours aux mains de Sarcany !

« Nous partirons dès demain, dit le docteur.

— Dès aujourd’hui ! s’écria Pierre. Mais où chercher ma mère ?… Où chercher ?… »

Il n’acheva pas sa pensée… Le docteur Antékirtt l’avait interrompu et lui disait :

« J’ignore s’il ne faut voir qu’une simple coïncidence entre ces deux faits ! Silas Toronthal et Sarcany sont-ils pour quelque chose dans la disparition de madame Bathory, nous le saurons ! Mais, c’est à ces deux misérables qu’il faut aller d’abord !

— Où les retrouver ?…

— En Sicile… peut-être ! »

On s’en souvient, dans cette conversation entre Sarcany et Zirone, surpris par le comte Sandorf au donjon de Pisino, Zirone avait parlé de la Sicile comme du théâtre habituel de ses hauts faits, — théâtre sur lequel il proposait à son compagnon de revenir un jour, si les circonstances l’exigeaient. Le docteur avait retenu ce détail, en même temps que ce nom de Zirone. Ce n’était là qu’un faible indice, sans doute, mais à défaut d’autre, il pouvait permettre de relever la piste de Sarcany et de Silas Toronthal.

Le départ fut donc immédiatement décidé. Pointe Pescade et Cap Matifou, prévenus qu’ils accompagneraient le docteur, devaient se tenir prêts à le suivre. Pointe Pescade apprit alors ce qu’étaient Silas Toronthal, Sarcany et Carpena.

« Trois coquins ! dit-il. Je m’en doutais ! »

Puis, à Cap Matifou :

« Tu vas entrer en scène, dit-il.

— Bientôt ?

— Oui, mais attends ta réplique ! »

Ce fut le soir même que s’effectua le départ. Le Ferrato, toujours prêt à prendre la mer, ses vivres faits, ses soutes pleines, ses compas réglés, appareilla à huit heures.

On compte environ neuf cent cinquante milles depuis le fond de la Grande Syrte jusqu’à la pointe méridionale de la Sicile, à l’ouvert du cap Portio di Palo. Au rapide steam-yacht, dont la vitesse moyenne dépassait dix-huit milles à l’heure, il ne fallait qu’un jour et demi pour franchir cette distance.

Le Ferrato, ce croiseur de la marine antékirttienne, était un merveilleux bâtiment. Construit en France dans les chantiers de la Loire, il pouvait développer près de quinze cents chevaux de force effective. Ses chaudières, établies d’après le système Belleville, — système dans lequel les tubes contiennent l’eau et non la flamme, — avaient l’avantage de consommer peu de charbon, de produire une vaporisation rapide, d’élever facilement la tension de la vapeur jusqu’à quatorze et quinze kilogrammes, sans aucun danger d’explosion. Cette vapeur, reprise à nouveau par des réchauffeurs, devenait ainsi un agent mécanique d’une puissance prodigieuse, et permettait au steam-yacht, bien qu’il fût moins long que les grands avisos des escadres européennes, de les égaler en vitesse.

Il va sans dire que le Ferrato était aménagé avec un confort qui assurait toutes leurs aises à ses passagers. Il portait, en outre, quatre canons d’acier, se chargeant par la culasse et disposés en barbette, deux canons-revolvers Hotchkiss, deux mitrailleuses Gatlings ; de plus, à l’avant, une longue pièce de chasse qui pouvait lancer à six kilomètres un projectile conique de treize centimètres.

Pour l’état-major, un capitaine, Dalmate d’origine, nommé Köstrik, un second et deux lieutenants ; pour la machine, un premier mécanicien, un second mécanicien, quatre chauffeurs et deux soutiers ; pour équipage, trente marins, dont un maître et deux quartiers-maîtres ; pour le service des chambres et de la cuisine, deux chefs et trois saïs faisant office de domestiques, — en tout quatre officiers et quarante-trois hommes, tel était le personnel du bord.

Pendant ces premières heures, la sortie du golfe de la Sidre s’accomplit dans d’assez bonnes conditions. Bien que le vent fût contraire, — une brise de nord-ouest assez fraîche, — le capitaine put imprimer au Ferrato une remarquable vitesse ; mais il lui fût impossible d’utiliser sa voilure, focs, trinquettes, voiles carrées du mât de misaine, voiles auriques du grand mât et de l’artimon.

Durant la nuit, le docteur et Pierre, dans les deux chambres contiguës qu’ils occupaient à bord, Pointe Pescade et Cap Matifou, dans leurs cabines de l’avant, purent reposer, sans s’inquiéter des mouvements du steam-yacht, qui roulait passablement comme tous les bons marcheurs. Pour être véridique, il faut dire que, si le sommeil ne manqua point aux deux amis, le docteur et Pierre, en proie aux plus vives inquiétudes, prirent à peine quelque repos.

Le lendemain, lorsque les passagers montèrent sur le pont, plus de cent vingt milles avaient été enlevés en ces douze heures depuis le départ d’Antékirtta. La brise venait de la même direction avec une tendance à fraîchir. Le soleil s’était levé sur un horizon orageux, et l’atmosphère, déjà lourde, laissait présager une lutte prochaine des éléments.

Pointe Pescade et Cap Matifou souhaitèrent le bonjour au docteur et à Pierre Bathory.

« Merci, mes amis, répondit le docteur. Avez-vous bien dormi dans vos couchettes ?

— Comme des loirs qui auraient la conscience tranquille ! répliqua gaiement Pointe Pescade.

— Et Cap Matifou a-t-il fait son premier déjeuner ?

— Oui, monsieur le docteur, une soupière de café noir avec deux kilos de biscuit de mer !

— Hum !… Un peu dur, ce biscuit !

— Bah ! pour un homme qui, jadis, mangeait des cailloux… entre ses repas ! »

Cap Matifou remuait doucement sa grosse tête, — manière à lui d’approuver les réponses de son camarade.

Cependant le Ferrato, par l’ordre exprès du docteur, marchait à toute vitesse, en faisant jaillir deux écumantes colonnes d’eau sous le tranchant de son étrave.

Se hâter d’ailleurs n’était que prudent. Déjà même, le capitaine Köstrik, après en avoir causé avec le docteur, se demandait s’il n’y aurait pas lieu de venir en relâche à Malte, dont on pourrait voir les feux vers huit heures du soir.

En effet, l’état de l’atmosphère était de plus en plus menaçant. Malgré la brise d’ouest qui fraîchissait avec l’abaissement du soleil, les nuages montaient toujours du levant et s’étendaient alors sur les trois quarts du ciel. Au ras de la mer, c’était une bande d’un gris livide, d’une matité profonde, qui devenait d’un noir d’encre lorsqu’un rayon solaire se glissait à travers ses déchirures. Déjà quelques éclairs silencieux déchiraient cette large nuée électrique, dont la lisière supérieure s’arrondissait en pesantes volutes aux contours durement arrêtés. En même temps, comme s’il y avait lutte entre les vents de l’ouest et ceux de l’est qu’on ne sentait pas encore, mais dont la mer déséquilibrée éprouvait le contre-coup, les lames grossissaient contre la houle de fond, s’échevelaient et commençaient à déferler sur le pont du yacht. Puis, vers six heures, tout devint obscur sous cette voûte d’épaisses nues, qui couvraient l’espace. Le tonnerre grondait, et de vifs éclairs illuminaient ces lourdes ténèbres.

« Liberté de manœuvre ! dit le docteur au capitaine.

— Oui ! Il le faut, monsieur le docteur, répondit le capitaine Köstrik. Sur la Méditerranée, c’est tout l’un ou tout l’autre ! L’est et l’ouest luttent à qui l’emportera, et l’orage aidant, je crains que l’avantage ne reste au premier. La mer va devenir très très dure au-delà de Gozzo ou de Malte, et il est possible que nous soyons gênés. Je ne vous propose pas d’aller relâcher à La Vallette, mais de chercher un abri jusqu’au jour sous la côte occidentale de l’une ou de l’autre île.

— Faites ce qu’il faut », répondit le docteur.

Le steam-yacht se trouvait alors dans l’ouest de Malte, à une distance de trente milles environ. Sur l’île de Gozzo, située un peu au nord-ouest de celle de Malte, dont elle n’est séparée que par deux canaux étroits, formés par un îlot central, il y a un feu de premier ordre avec une portée de vingt-sept milles.

Avant une heure, malgré les violences de la mer, le Ferrato devait être dans le rayon de ce feu. Après l’avoir relevé avec soin, sans trop rallier la terre, on pourrait suffisamment s’en rapprocher pour trouver un abri pendant quelques heures.

C’est ce que fit le capitaine Köstrik, non sans avoir pris la précaution de modérer sa vitesse, afin d’éviter tout accident, soit à la coque, soit à la machine du Ferrato.

Cependant, une heure après, le feu de Gozzo n’avait pas encore été aperçu. Impossible d’avoir connaissance de cette terre, bien que ses falaises se découpent à une assez grande hauteur.

L’orage était alors dans toute sa violence. Une pluie chaude tombait par grains. La masse des vapeurs de l’horizon, maintenant bâillonnée par le vent, passait à travers l’espace avec une extrême vitesse. Entre leurs déchirures brillaient subitement quelques étoiles qui s’éteignaient aussitôt, et la queue de ces haillons, traînant jusqu’à la mer, la balayait comme d’immenses houppes. De triples éclairs, frappant les lames en trois endroits, enveloppaient parfois le steam-yacht tout entier, et les éclats de la foudre ne cessaient plus d’ébranler l’air.

Jusqu’alors la situation avait été difficile : elle allait rapidement devenir inquiétante.

Le capitaine Köstrik, sachant qu’il devait se trouver de vingt milles au moins dans la portée du feu de Gozzo, n’osait plus s’approcher de l’île. Il pouvait même craindre que ce ne fût la hauteur des terres qui l’empêchât de l’apercevoir. Dans ce cas, il en aurait été extrêmement près. Or, à donner sur les roches isolées qui bordent le pied de ses falaises, on se fût immédiatement perdu.

Vers neuf heures et demie, le capitaine prit donc la résolution de mettre en panne sous petite vapeur. S’il ne stoppa pas complètement, du moins réduisit-il la machine à quelques tours d’hélice seulement, — ce qu’il fallait pour que le navire ne restât pas insensible au gouvernail et présentât toujours sa joue à la lame. Dans ces conditions, il devait être et fut horriblement secoué, mais au moins ne risquait-il plus de se jeter à la côte.

Cela dura trois heures, — jusqu’à minuit environ. À ce moment, la situation s’aggrava encore.

Ainsi que cela arrive fréquemment par ces temps d’orage, la lutte entre les vents opposés de l’est et de l’ouest cessa soudain. La brise revint au point du compas qu’elle avait tenu pendant le jour, avec la violence d’un coup de vent. Son impétuosité, refoulée pendant plusieurs heures par les courants contraires, reprit le dessus au milieu des éclaircies du ciel.

« Un feu par tribord devant ! cria un des hommes de quart, de garde au pied du beaupré.

— La barre dessous toute ! » répondit le capitaine Köstrik, qui voulait s’éloigner de la côte.

Lui aussi avait vu le feu signalé. Ses éclats intermittents indiquaient bien que c’était celui de Gozzo. Il n’était que temps de revenir en direction opposée, car les vents contraires se déchaînaient avec une incomparable furie. Le Ferrato n’était pas à deux milles de la pointe, au-dessus de laquelle le phare venait subitement d’apparaître.

L’ordre de pousser la pression fut envoyé au mécanicien ; mais, soudain, la machine se ralentit, puis cessa de fonctionner.

Le docteur, Pierre Bathory, l’équipage, tous étaient sur le pont, pressentant quelque complication grave.

En effet un accident venait d’arriver. Le clapet de la pompe à air n’agissait plus, le condenseur fonctionnait mal, et, après quelques tours bruyants, comme si des détonations se fussent produites à l’arrière, l’hélice s’arrêta tout à fait.

Un pareil accident était irréparable, du moins dans ces conditions. Il aurait fallu démonter la pompe, ce qui eût demandé plusieurs heures. Or, en moins de vingt minutes, drossé par ces rafales, le steam-yacht pouvait être à la côte.

« Hisse la trinquette !… Hisse le grand foc !… Hisse la brigantine ! »

Tels furent les ordres donnés par le capitaine Köstrik, qui ne pouvait plus disposer que de sa voilure pour se relever, — ordres auxquels l’équipage s’empressa d’obéir en manœuvrant dans un admirable ensemble. Si Pointe Pescade, avec son agilité, si son compagnon, avec sa force prodigieuse, lui vinrent en aide, cela va sans dire. Les drisses eussent plutôt cassé que de ne pas céder aux pesées de Cap Matifou.

Mais la situation du Ferrato n’en était pas moins très compromise. Un bateau à vapeur, avec ses formes allongées, son manque de largeur, son peu de tirant d’eau, sa voilure généralement insuffisante, n’est pas fait pour naviguer contre le vent ou biaiser avec lui. S’il lui faut courir au plus près, pour peu que la mer soit dure, il risque de manquer ses virages et de se mettre au plein.

C’est ce qui menaçait le Ferrato. Outre qu’il éprouvait de réelles difficultés à faire de la toile, il lui était impossible de revenir dans l’ouest contre le vent. Peu à peu, poussé vers le pied des falaises, il semblait n’avoir plus qu’à choisir l’endroit où il ferait côte dans les moins mauvaises conditions. Malheureusement, par cette nuit profonde, le capitaine Köstrik ne pouvait rien reconnaître de la disposition du littoral. Il savait bien que deux canaux séparent l’île Gozzo de l’île de Malte, de chaque côté d’un îlot central, l’un le North Comino, l’autre le South Comino. Mais de trouver leur ouverture au milieu de ces ténèbres, de s’y lancer à travers cette mer furieuse pour aller chercher l’abri de la côte orientale de l’île et peut-être atteindre le port de La Vallette, était-ce possible ? Un pilote, un pratique, eussent seuls pu tenter une si périlleuse manœuvre. Et dans cette sombre atmosphère, par cette nuit de pluie et de brumailles, quel pêcheur se fût hasardé à venir jusqu’au navire en perdition ?

Cependant, le sifflet d’alarme du steam-yacht jetait au milieu des brouhahas du vent d’assourdissants appels, et trois coups de canon furent successivement tirés.

Soudain, du côté de la terre, un point noir apparut dans les brumes. Une embarcation s’avançait vers le Ferrato, sa voile au bas ris. C’était, sans doute, quelque pêcheur que la tempête avait obligé à se réfugier au fond de la petite anse de Melléah. Là, son canot à l’abri des rochers, réfugié dans cette admirable grotte de Calypso, qui pourrait être comparée à la grotte de Fingal des Hébrides, il avait entendu les sifflets et le canon de détresse.

Aussitôt, au risque de sa vie, cet homme n’avait pas hésité à se porter au secours du steam-yacht à demi désemparé. Si le Ferrato pouvait être sauvé, il ne pouvait l’être que par lui.

Peu à peu l’embarcation s’approchait. Une amarre fut préparée à bord pour lui être lancée, au moment où elle accosterait. Il y eut là quelques minutes qui parurent être interminables. On n’était plus qu’à une demi-encablure des récifs.

À ce moment, l’amarre fut lancée ; mais une énorme lame, soulevant l’embarcation, la précipita contre les flancs du Ferrato. Elle fut mise en pièces, et le pêcheur qui la montait aurait certainement péri, si Cap Matifou ne l’eût retenu, enlevé à bout de bras, déposé sur le pont, comme il aurait fait d’un enfant.

Alors, sans prononcer une parole — en aurait-il eu le temps ? — ce pêcheur sauta sur la passerelle, saisit la roue du gouvernail, et, au moment où, son avant tourné vers les roches, le Ferrato allait s’y briser, il prenait du tour, il donnait dans l’étroite passe du canal de North Comino, il la traversait vent arrière, et, en moins de vingt minutes, il se retrouvait sur la côte est de Malte dans une mer plus calme. Alors, ses écoutes bordées, il longea la terre à moins d’un demi-mille. Puis, vers quatre heures du matin, lorsque les premières lueurs du jour commençaient à blanchir à l’horizon du large, il suivait le chenal de La Valette, et mouillait au quai de la Senglea, à l’entrée du port militaire.

Le docteur Antékirtt monta alors sur la passerelle, et, s’adressant au jeune marin :

« Vous nous avez sauvés, mon ami, dit-il.

— Je n’ai fait que mon devoir.

— Êtes-vous pilote ?

— Non, je ne suis qu’un pêcheur.

— Et vous vous nommez ?…

— Luigi Ferrato ! »